Language of document : ECLI:EU:C:2016:260

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 14 avril 2016 (1)

Affaire C‑168/15

Milena Tomášová

contre

Ministerstvo spravodlivosti SR,

Pohotovosť s. r. o.

[demande de décision préjudicielle
formée par l’Okresný súd Prešov (tribunal de district de Prešov, Slovaquie)]

« Renvoi préjudiciel – Protection des consommateurs – Clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs – Directive 93/13/CEE – Contrat de crédit à la consommation – Exécution forcée d’une sentence arbitrale – Omission du juge de l’exécution d’appréciation du caractère abusif des clauses contenues dans le contrat – Responsabilité d’un État membre pour des dommages causés aux particuliers en raison de violations du droit de l’Union imputables à une juridiction nationale – Conditions d’engagement – Existence d’une violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union »





I –    Introduction sur l’enjeu de l’affaire au principal, les faits à l’origine du litige au principal et les questions préjudicielles

1.        La consécration en droit de l’Union d’une obligation du juge national, lorsqu’il dispose des éléments de droit et de fait nécessaires à cet effet, de soulever d’office l’existence d’une clause abusive dans un contrat liant un consommateur à un professionnel, en vertu de la directive 93/13/CEE (2), constitue une avancée considérable dans la protection des consommateurs.

2.        La présente affaire invite la Cour à déterminer si l’effectivité de la directive 93/13 implique nécessairement que soit, par ailleurs, engagée la responsabilité non contractuelle de l’État membre du fait de l’omission d’une juridiction nationale, dans le cadre particulier d’une procédure d’exécution forcée, d’apprécier d’office l’existence d’une clause abusive contenue dans un contrat de crédit à la consommation. La question se pose plus généralement de savoir si et dans quelles conditions la méconnaissance par les juridictions nationales de leur obligation d’apprécier d’office l’existence d’une clause abusive dans un contrat liant un professionnel à un consommateur peut être sanctionnée par l’engagement de la responsabilité de l’État membre concerné.

3.        Cette affaire trouve son origine dans un litige opposant Mme Tomášová au Ministerstvo spravodlivosti SR (ministère de la Justice de la République slovaque et à Pohotovosť s. r. o. au sujet de l’exécution d’une sentence arbitrale par laquelle Mme Tomášová avait été condamnée au paiement de sommes d’argent liées à la conclusion d’un contrat de crédit à la consommation.

4.        Il ressort de la décision de renvoi que Mme Tomášová est une retraitée dont le seul revenu consiste en une pension d’un montant de 347 euros. En 2007, elle a conclu un contrat de crédit à la consommation avec Pohotovosť, auprès de qui elle a contracté un emprunt de 232 euros.

5.        Ce contrat se présentait sous la forme d’un contrat d’adhésion comprenant une clause d’arbitrage prévoyant l’obligation d’accepter le règlement des litiges relatifs à celui-ci par un tribunal arbitral dont le siège se situait à plus de 400 km du domicile de Mme Tomášová. Par ailleurs, selon ledit contrat, les intérêts de retard étaient de 91,25 % par an. En outre, le contrat en cause n’indiquait pas le taux annuel effectif global.

6.        Mme Tomášová ayant pris du retard dans le remboursement du crédit et n’ayant pas pu payer lesdits intérêts de retard, elle a contracté un autre emprunt de 232,36 euros auprès de Pohotovosť.

7.        Par décisions des 9 avril et 15 mai 2008 du Stálý rozhodcovský súd (tribunal permanent d’arbitrage, Slovaquie), Mme Tomášová a été condamnée à verser à Pohotovosť plusieurs sommes au titre du non-remboursement des crédits en cause, des intérêts de retard et des frais de procédure.

8.        Après que ces décisions ont acquis force de chose jugée et sont devenues exécutoires, Pohotovosť a, les 13 et 27 octobre 2008, introduit des demandes d’exécution devant l’Okresný súd Prešov (tribunal de district de Prešov, Slovaquie), qui y a fait droit par décisions datées des 15 et 16 décembre 2008.

9.        Selon la décision de renvoi, les procédures d’exécution en cause étaient toujours en cours au moment de l’introduction de la présente demande de décision préjudicielle.

10.      Le 9 juillet 2010, Mme Tomášová a introduit à l’encontre du ministère de la Justice de la République slovaque une demande visant à obtenir une réparation d’un montant de 2 000 euros pour un dommage résultant, selon elle, d’une violation du droit de l’Union par l’Okresný súd Prešov (tribunal de district de Prešov) au motif que, dans le cadre desdites procédures, cette juridiction a fait droit à des demandes d’exécution fondées sur une clause d’arbitrage abusive et ayant pour objet le recouvrement de sommes sur la base d’une clause abusive.

11.      Par jugement du 22 octobre 2010, l’Okresný súd Prešov (tribunal de district de Prešov) a rejeté la demande de Mme Tomášová comme n’étant pas fondée au motif que cette dernière n’avait pas fait usage de toutes les voies de recours qui étaient à sa disposition, que les procédures d’exécution en cause n’avaient pas encore été clôturées de manière définitive et que, par conséquent, il ne pouvait pas encore être question d’un dommage, de telle sorte que ladite demande avait été introduite de façon prématurée.

12.      Mme Tomášová a fait appel de ce jugement.

13.      Par décision du 31 janvier 2012, le Krajský súd v Prešove (cour régionale de Prešov, Slovaquie) a annulé ledit jugement et renvoyé l’affaire devant l’Okresný súd Prešov (tribunal de district de Prešov). Il a considéré que n’était pas convaincante l’argumentation avancée par l’Okresný súd Prešov (tribunal de district de Prešov) pour motiver le rejet de la demande en indemnité introduite par Mme Tomášová.

14.      C’est dans ces conditions que l’Okresný súd Prešov (tribunal de district de Prešov) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Le fait de recouvrer, dans le cadre d’une procédure d’exécution menée sur le fondement d’une sentence arbitrale, une somme tirée d’une clause abusive en contradiction avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne constitue-t-il une violation caractérisée du droit de l’Union ?

2)      Un État membre peut-il être tenu responsable d’une violation du droit [de l’Union] avant que la partie à la procédure ne fasse usage de toutes les voies de recours mises à sa disposition par l’ordre juridique de l’État membre dans la procédure d’exécution ; compte tenu de la situation en fait de l’affaire, cette responsabilité de l’État membre peut-elle naître, dans ce cas, avant la clôture même de la procédure d’exécution et avant que la requérante n’épuise la possibilité de demander la répétition de l’indu ?

3)      En cas de réponse affirmative, le comportement de l’organe décrit par la requérante constitue-t-il une violation suffisamment manifeste et caractérisée du droit [de l’Union] compte tenu de la situation factuelle, notamment de la passivité absolue de la requérante et du fait qu’elle n’a pas épuisé toutes les voies de recours mises à sa disposition par le droit de l’État membre ?

4)      S’il est question en l’espèce d’une violation suffisamment caractérisée du droit [de l’Union], la somme réclamée par la requérante correspond-elle au dommage dont répond l’État membre ; peut-on assimiler le dommage ainsi compris à la créance recouvrée, à savoir l’enrichissement sans cause ?

5)      L’action en répétition de l’indu, en tant que recours, prévaut-elle sur l’indemnisation du dommage ? »

15.      Des observations écrites ont été déposées par les gouvernements slovaque et tchèque ainsi que par la Commission européenne.

16.      En date du 18 décembre 2015, une demande d’éclaircissements a été adressée par la Cour à la juridiction de renvoi en application de l’article 101 du règlement de procédure de la Cour. Par cette demande, la juridiction de renvoi était invitée à préciser si et dans quelles conditions elle était appelée à statuer en dernier ressort dans le cadre de la procédure d’exécution en cause dans le litige au principal. La juridiction a répondu à cette invitation par courrier parvenu à la Cour le 16 février 2016.

II – Analyse

17.      La présente affaire porte sur les conditions d’engagement de la responsabilité d’un État membre en vue de demander réparation des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union imputables à une juridiction nationale. Les questions posées s’insèrent dans le contexte spécifique d’un litige relatif à l’exécution forcée d’une sentence arbitrale ayant pour origine la conclusion d’un contrat de crédit à la consommation dont il est allégué qu’il contient des clauses abusives, au sens de la directive 93/13.

18.      Par ses première à troisième questions, qu’il convient, selon moi, d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si et dans quelles conditions une violation du droit de l’Union résultant d’une décision de justice, rendue dans le cadre d’une procédure d’exécution forcée fondée sur une sentence arbitrale, faisant droit à une demande de recouvrement de sommes en application d’une clause devant être considérée comme étant abusive constitue une violation « suffisamment caractérisée » de nature à engager la responsabilité extracontractuelle de l’État membre concerné. Dans ce contexte, elle s’interroge sur le point de savoir si la circonstance que cette procédure d’exécution ne soit pas clôturée, que la personne faisant l’objet de celle-ci ait fait preuve d’une passivité absolue et qu’elle n’ait pas fait usage de toutes les voies de recours et de droit, telle qu’une action en répétition de l’indu, mises à sa disposition dans l’ordre juridique concerné, a une incidence à cet égard.

19.      Les quatrième et cinquième questions se rapportent à la portée d’une éventuelle demande en réparation du préjudice subi du fait de l’inaction du juge national, consistant dans le fait que ce dernier ait omis d’apprécier le caractère abusif des clauses du contrat en cause, et à son articulation avec d’autres actions de nature civile.

A –    Sur les trois premières questions préjudicielles : opportunité et conditions d’engagement de la responsabilité étatique pour une méconnaissance par le juge national de l’exécution forcée de son obligation d’apprécier d’office l’existence d’une clause abusive en vertu de la directive 93/13

20.      Les première, deuxième et troisième questions préjudicielles nous conduisent, en substance, à aborder le point de savoir si le fait, pour le juge national chargé de l’exécution, d’avoir omis d’apprécier d’office si les clauses du contrat de consommation en cause dans l’affaire au principal avaient un caractère abusif – et subséquemment d’avoir écarté celles-ci dans le cadre de la procédure d’exécution litigieuse – est de nature à engager la responsabilité non contractuelle de l’État membre concerné.

21.      Cette problématique recouvre, à mon sens, deux aspects que j’examinerai successivement.

22.      Le premier aspect concerne le point de savoir si, dans une configuration telle que celle visée en l’espèce, la responsabilité extracontractuelle de l’État membre pour une violation du droit de l’Union peut être engagée du fait d’un acte ou d’un manquement d’une juridiction nationale dont il semble exclu qu’elle soit amenée à statuer en dernier ressort.

23.      Le second aspect se rapporte à la question de savoir si et, le cas échéant, dans quelles conditions l’omission de soulever et d’écarter l’existence d’une clause abusive peut être qualifiée de « violation suffisamment caractérisée » d’une règle de droit de l’Union ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers.

1.      Sur le premier aspect : la responsabilité du juge national de l’exécution forcée peut-elle être engagée avant la clôture de la procédure d’exécution et alors même que la partie censée être lésée n’a pas fait usage de toutes les voies de recours nationales mises à sa disposition ?

24.      En l’occurrence, il semble ressortir des questions préjudicielles que l’affaire au principal se rapporte à une situation dans laquelle le juge a quo n’est pas appelé à statuer en dernier ressort. Ces questions ne semblent, en effet, avoir de sens que pour le cas où il devrait être considéré que la procédure d’exécution litigieuse n’a pas été définitivement clôturée. Selon ma compréhension du dossier, il semblerait qu’une décision définitivement contraignante pour la requérante au principal ne soit pas encore intervenue au fond et qu’il apparaît que cette dernière a introduit une demande en indemnisation du préjudice qu’elle aurait subi du fait d’une décision judiciaire qui était susceptible d’un recours juridictionnel ordinaire.

25.      Cependant, il ne ressort pas clairement du dossier soumis à la Cour si, dans le litige en cause au principal, l’Okresný súd Prešov (tribunal de district de Prešov) statue ou non en dernier ressort.

26.      La juridiction de renvoi n’a pas, dans son courrier faisant suite à la demande d’éclaircissements de la Cour, apporté de réponse tranchée sur ces aspects. Il découlerait du droit national applicable que l’ordonnance du juge rejetant une demande d’autorisation de mise à exécution est susceptible de faire l’objet d’un recours (3). De même, la décision qui fait droit aux objections du débiteur pourrait faire l’objet d’un recours ordinaire (4). Il en ressort, ainsi que l’a précisé le gouvernement slovaque, que, selon les circonstances du cas d’espèce, le tribunal d’exécution dont la procédure fait l’objet du présent litige peut être, mais n’est pas nécessairement (5), une juridiction statuant en dernier ressort.

27.      Cette dernière considération me semble pourtant au centre de la problématique relative à l’engagement de la responsabilité des États membres pour un manquement commis par les juridictions relevant de son ordre juridique.

28.      Certes, il est bien établi que le principe de responsabilité des États membres pour les dommages causés aux particuliers du fait d’une violation du droit de l’Union, consacré depuis l’arrêt Francovich e.a. (6) et dont les conditions d’engagement ont été précisées par l’arrêt Brasserie du pêcheur et Factortame (7), est valable pour toute hypothèse de violation du droit de l’Union par un État membre, et ce quel que soit l’organe de l’État membre dont l’action ou l’omission est à l’origine du manquement (8).

29.      La Cour a ainsi précisé, dans l’arrêt Köbler (9), que ce principe était également applicable, sous certaines conditions, lorsque la violation du droit de l’Union découlait d’une décision d’une juridiction nationale.

30.      Il ne saurait donc être d’emblée exclu que, de manière générale, la responsabilité de l’État soit engagée pour une violation du droit de l’Union qui trouve sa source dans un comportement ou une omission d’une juridiction nationale, et ce quelle que soit sa nature ou sa place dans l’organisation judiciaire en cause.

31.      Si, en théorie, toute décision d’une juridiction nationale qui méconnaît le droit de l’Union est potentiellement de nature à engager la responsabilité de l’État, elle n’est pas pour autant toujours suffisante dans tous les cas à engager cette responsabilité.

32.      Dans le cas où ce comportement ou cette omission se déploie dans l’exercice de la fonction juridictionnelle et qu’il est susceptible d’être censuré, selon les règles de procédure applicables au niveau national, dans le cadre d’un appel ou d’un pourvoi dirigé contre le jugement litigieux, c’est bien la décision de la juridiction statuant en dernier ressort qui fait naître, ultima ratio, un comportement ou une omission de l’État contraire au droit de l’Union.

33.      Il ressort ainsi clairement de l’arrêt du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513), ainsi que de la jurisprudence postérieure à celui-ci (10) que, dans une telle configuration, ce principe n’apparaît valable qu’à l’égard des juridictions statuant en dernier ressort.

34.      Ainsi, dans cet arrêt de principe, c’est en se fondant notamment sur le rôle essentiel joué par le pouvoir judiciaire dans la protection des droits que les particuliers tirent des règles de l’Union et sur la circonstance qu’une juridiction statuant en dernier ressort constitue, par définition, la dernière instance devant laquelle ceux-ci peuvent faire valoir les droits que leur confère le droit de l’Union que la Cour avait déduit que la protection de ces droits serait affaiblie – et la pleine efficacité des règles de l’Union conférant pareils droits serait remise en cause – s’il était exclu que les particuliers puissent, sous certaines conditions, obtenir réparation des préjudices qui leur sont causés par une violation du droit de l’Union imputable à une décision d’une juridiction nationale statuant en dernier ressort (11).

35.      Dans le même sens, la Cour a clairement indiqué, dans son arrêt Traghetti del Mediterraneo (12), que, eu égard à la spécificité de la fonction juridictionnelle ainsi qu’aux exigences légitimes de la sécurité juridique, la responsabilité de l’État, dans pareille hypothèse, n’était pas illimitée. Aux termes de cet arrêt, « cette responsabilité ne saurait être engagée que dans le cas exceptionnel où la juridiction nationale [statuerait] en dernier ressort » (13).

36.      Plus récemment, dans l’arrêt Târșia (14), la Cour a retenu que c’était précisément le fait que la décision juridictionnelle imposant à M. Târșia le paiement d’une taxe était devenue définitive – décision qui, en substance, a été ultérieurement déclarée incompatible avec le droit de l’Union – que devait être envisagée la possibilité d’engager la responsabilité de l’État afin que la personne concernée obtienne une protection juridique de ses droits.

37.      Bien que certains débats doctrinaux aient pu être engagés quant au point de savoir si cet engagement de la responsabilité étatique pouvait éventuellement résulter de décisions de juridictions nationales ne statuant pas nécessairement en dernier ressort (15), il me semble ressortir de la jurisprudence désormais bien établie de la Cour que l’engagement de cette responsabilité est clairement circonscrite aux omissions des juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours ordinaire.

38.      En effet, l’innovation introduite par l’arrêt Köbler (16), qui résulte de la conception extensive et unitaire que la Cour a de la notion d’« État » quant à l’engagement de la responsabilité non contractuelle pour violation du droit de l’Union, n’avait en l’occurrence de sens qu’en présence d’une décision imputable à une juridiction nationale statuant en dernier ressort – ce qui n’implique pas toutefois qu’il s’agisse obligatoirement d’une juridiction suprême.

39.      Cette considération me semble ressortir sans ambiguïté de cet arrêt. En effet, dans cet arrêt, la Cour a, me semble-t-il, insisté sur la nature définitive de la décision des juridictions statuant en dernier ressort. La Cour a ainsi relevé « qu’une juridiction [nationale] statuant en dernier ressort constitue par définition la dernière instance devant laquelle les particuliers peuvent faire valoir les droits que le droit communautaire leur reconnait » et qu’une « violation de ces droits par une décision d’une telle juridiction qui est devenue définitive ne pouvant normalement pas faire l’objet d’un redressement, les particuliers ne sauraient être privés de la possibilité d’engager la responsabilité de l’État afin d’obtenir par ce biais une protection juridique de leurs droits » (17).

40.      Cette conclusion me semble en outre assurer un juste équilibre entre, d’une part, la nécessité de garantir de manière effective les droits que les particuliers tirent du droit de l’Union et, d’autre part, les spécificités qui caractérisent l’intervention des organes judiciaires dans chaque État membre ainsi que les difficultés auxquelles les juges nationaux peuvent être confrontés dans l’exercice de la fonction juridictionnelle.

41.      En d’autres termes, il y a violation du droit de l’Union de nature à engager la responsabilité de l’État en raison du dommage causé par une décision de nature juridictionnelle qu’en présence d’une situation qui traduit l’échec d’un système judiciaire pris dans son ensemble, c’est-à-dire dans le cas où la juridiction statuant en dernier ressort n’a pas été en mesure de garantir de manière effective la protection d’un droit conféré par le droit de l’Union. Pour qu’il soit question d’un manquement de l’État qui soit imputable à un manquement judicaire, il m’apparaît nécessaire d’être en présence d’une décision judicaire rendue définitive et qui est de nature à figer les situations juridiques des personnes concernées pour l’avenir (18).

42.      Ainsi qu’en témoigne, à mon sens, la jurisprudence de la Cour (19), cette conclusion me semble valable tant pour l’hypothèse dans laquelle la juridiction de renvoi a failli à son obligation de renvoi préjudiciel qui, en vertu de l’article 267, troisième alinéa, TFUE, incombe aux juridictions dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne lorsqu’elles nourrissent des doutes quant à l’interprétation du droit de l’Union, que pour le cas où c’est le respect du droit matériel de l’Union qui est en cause, tel celui qui impose aux juridictions, au titre de l’effectivité de la directive 93/13 et plus particulièrement de son article 6, paragraphe 1, d’apprécier le caractère abusif de clauses contenues dans des contrats de consommation et, éventuellement, d’écarter celles-ci.

43.      La nécessité de conférer aux consommateurs, partie traditionnellement jugée vulnérable, une protection particulière ainsi que le statut d’ordre public conféré par la Cour aux normes assurant une protection aux consommateurs en vertu de la directive 93/13 (20), sont-ils de nature à revenir sur cette conclusion ou à la modérer compte tenu des limites qui s’imposent au principe d’autonomie procédurale quant aux conditions concrètes de mise en œuvre de l’engagement de la responsabilité de l’État ?

44.      Je ne le pense pas.

45.      L’effectivité de la directive 93/13 est, me semble-t-il, assurée par la faculté, voire l’obligation dans certaines hypothèses, faite au juge national de saisir le caractère abusif et la possibilité, pour le juge statuant en dernier ressort, de censurer une décision prise en méconnaissance de cette obligation. Ce serait à mon sens franchir un pas de trop que d’envisager l’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’État dans tous les cas où il est allégué qu’un juge, quels que soient sa place dans l’architecture juridictionnelle nationale et son niveau d’intervention, a failli à son obligation d’apprécier le caractère abusif d’une clause contractuelle contenue dans un contrat liant un consommateur à un professionnel et, dans certains cas, d’écarter celle-ci.

46.      Cependant, si le principe d’effectivité n’est donc pas remis en cause, il pourrait en être autrement sous l’angle du principe d’équivalence (21). En effet, si les conditions d’engagement de la responsabilité dégagées par la Cour sont nécessaires et suffisantes pour engendrer au profit des particuliers un droit à obtenir réparation, il ne saurait être exclu que la responsabilité de l’État puisse être engagée dans des conditions moins restrictives sur le fondement du droit national. Ainsi, dans le cas où il est envisageable, au titre du droit national applicable, d’engager la responsabilité des juridictions ne statuant pas en dernier ressort pour violation des règles de droit nationales applicables, cette possibilité devrait également être ouverte dans les mêmes conditions pour l’hypothèse où le juge national a méconnu les droits que les particuliers tirent du droit de l’Union et, notamment, ceux qui découlent de la directive 93/13.

47.      Il découle de toutes ces considérations que, sous réserve du respect du principe d’équivalence, le droit de l’Union n’impose pas en soi à l’État membre l’obligation de réparer un dommage résultant d’une décision de justice qui est encore susceptible d’un recours ordinaire.

48.      En conclusion, la responsabilité d’un État membre pour un dommage causé à un particulier par une violation du droit de l’Union commise par une juridiction nationale ne saurait être engagée que dans le cas exceptionnel où cette juridiction statue en dernier ressort, ce que, s’agissant du litige au principal, il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier, en tenant compte des circonstances particulières de ce litige.

49.      Dans l’hypothèse où la juridiction de renvoi doit être considérée, dans le cadre de la procédure au principal, comme étant une juridiction statuant en dernier ressort, se poserait encore la question de savoir dans quelle mesure celle-ci a violé de façon suffisamment caractérisée une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers.

2.      Sur le second aspect : dans quelles conditions l’omission d’apprécier l’existence de clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs et, le cas échéant, d’écarter celles-ci peut être qualifiée de violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit de l’Union ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers ?

50.      En ce qui concerne les conditions d’engagement de la responsabilité d’un État membre en raison d’une violation du droit de l’Union, la Cour a itérativement jugé que les particuliers lésés ont un droit à réparation du dommage subi dès lors que trois conditions sont réunies, à savoir que la règle de droit de l’Union violée a pour objet de leur conférer des droits, que la violation de cette règle est suffisamment caractérisée et qu’il existe un lien de causalité direct entre cette violation et le dommage subi par ces particuliers (22). La responsabilité d’un État membre pour des dommages causés par la décision d’une juridiction statuant en dernier ressort qui viole une règle de droit de l’Union est régie par les mêmes conditions (23).

51.      La mise en œuvre des conditions permettant d’établir la responsabilité des États membres pour les dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union doit, en principe, être opérée par les juridictions nationales, conformément aux orientations fournies par la Cour pour procéder à cette mise en œuvre (24).

52.      Ces orientations peuvent être synthétisées de la manière suivante.

53.      En premier lieu, il convient de déterminer si la règle violée a pour objet de conférer des droits aux particuliers. J’ai peu de doutes que les dispositions de la directive 93/13 et les obligations qui s’imposent aux juges nationaux en vue d’en assurer la pleine effectivité engendrent, pour les particuliers, des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder.

54.      En second lieu, et s’agissant de la condition tenant à l’existence d’une violation « manifeste », il est ainsi bien acquis que, compte tenu de la spécificité de la fonction juridictionnelle ainsi que des exigences légitimes de la sécurité juridique, la responsabilité de l’État pour les dommages causés aux particuliers du fait d’une violation du droit de l’Union par une décision d’une juridiction nationale n’est pas illimitée. Ainsi, outre le fait, précédemment rappelé, que cette responsabilité ne saurait être engagée que dans le cas exceptionnel où la juridiction nationale en cause statue en dernier ressort, il y a lieu d’apprécier si cette dernière a méconnu de manière manifeste le droit applicable (25).

55.      Quid de l’obligation faite au juge national de soulever d’office l’existence d’une clause abusive dans un contrat conclu entre un consommateur et un professionnel ?

56.      Je rappelle que le système de protection mis en œuvre par la directive 93/13 repose sur l’idée que le consommateur se trouve dans une situation d’infériorité à l’égard du professionnel en ce qui concerne tant le pouvoir de négociation que le niveau d’information, situation qui le conduit à adhérer aux conditions rédigées préalablement par le professionnel, sans pouvoir exercer une influence sur le contenu de celles-ci (26).

57.      Eu égard à une telle situation d’infériorité, l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 prévoit que les clauses abusives ne lient pas les consommateurs. Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence, il s’agit d’une disposition impérative qui tend à substituer à l’équilibre formel que le contrat établit entre les droits et les obligations des cocontractants un équilibre réel de nature à rétablir l’égalité entre ces derniers (27).

58.      Afin d’assurer la protection consacrée par la directive 93/13, la Cour a également souligné à plusieurs reprises que la situation d’inégalité existant entre le consommateur et le professionnel ne peut être compensée que par une intervention positive, extérieure aux seules parties au contrat (28).

59.      C’est à la lumière de ces principes que la Cour a considéré que le juge national était tenu d’apprécier d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle (29).

60.      S’agissant de la question de savoir si une juridiction a commis une « violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union » en omettant de relever, dans des circonstances telles que celles décrites dans la décision de renvoi, le caractère abusif d’une clause contenue dans un contrat de consommation, plusieurs éléments sont, aux termes de la jurisprudence (30), pertinents, éléments que je pense pouvoir classer en deux catégories.

61.      La première catégorie se rapporte au degré général de clarté et de précision de la règle violée, ce qui implique le cas échéant de déterminer s’il existe une jurisprudence claire de la Cour sur la question de droit soumise au juge national. La seconde catégorie a trait à l’ensemble des circonstances particulières qui caractérisent la situation visée, telles que la marge d’appréciation laissée aux organes nationaux par la règle violée, le caractère flagrant, intentionnel et/ou excusable du manquement allégué ainsi que l’ensemble des éléments de fait et de droit portés à la connaissance du juge national en particulier par les parties au litige. Sur ce second aspect, la Cour a indiqué qu’il incombe au juge national saisi d’une demande en réparation de tenir compte de tous les éléments qui caractérisent la situation qui lui est soumise (31).

62.      Premièrement, quant au point de savoir si la règle violée est suffisamment claire et précise, il est indéniable qu’une violation du droit de l’Union est manifestement caractérisée lorsqu’elle a perduré malgré le prononcé d’un arrêt constatant le manquement reproché, d’un arrêt préjudiciel ou d’une jurisprudence bien établie de la Cour en la matière, desquels résulte le caractère infractionnel du comportement en cause (32).

63.      En l’occurrence, s’agissant de l’obligation pour le juge de l’exécution forcée d’une sentence arbitrale de soulever d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle, je suis d’avis que cette règle, qui a été dégagée de manière prétorienne par la Cour, n’était pas nécessairement caractérisée, à la date à laquelle des décisions autorisant l’exécution forcée en cause dans l’affaire au principal, par le degré de clarté et de précision requis. En particulier, il n’est pas évident de conclure que cette règle ressortait, à l’époque de l’adoption des décisions juridictionnelles, qui sont respectivement datées des 15 et 16 décembre 2008, en cause dans l’affaire au principal, de manière claire de la jurisprudence.

64.      Deux raisons principales m’amènent à cette conclusion.

65.      En premier lieu, il me semble que la Cour, saisie dans le cadre de renvois préjudiciels en interprétation des dispositions de la directive 93/13 trouvant leur origine dans des litiges de nature très variée, n’a pas toujours apporté une réponse tranchée sur la question de savoir si le juge national « devait » ou « pouvait » soulever une clause qu’il considère abusive et, dans l’affirmative, s’il pouvait ou devait l’écarter. Si la jurisprudence la plus récente se prononce indéniablement en faveur d’une obligation du juge de soulever le caractère abusif d’une clause dans certaines circonstances (33) et, le cas échéant, d’en tirer toutes les conséquences, il n’en a pas toujours été ainsi. Les formules utilisées par la Cour ont longtemps été empreintes d’une certaine ambiguïté, qui s’explique le plus souvent par les circonstances propres à chaque cas d’espèce (34).

66.      Par ailleurs, dans de nombreuses affaires, il n’a été question que d’une obligation pour le juge d’apprécier le caractère abusif des clauses soumises à son appréciation dans des circonstances bien particulières. Selon une formule désormais consacrée, le juge national est tenu d’apprécier d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle relevant du champ d’application de la directive 93/13 et, ce faisant, de suppléer au déséquilibre qui existe entre le consommateur et le professionnel, dès qu’il dispose des éléments de droit et de fait nécessaires à cet effet (35).

67.      En second lieu, cette consécration d’une « obligation » est encore moins évidente s’agissant des procédures d’exécution forcée, telle que celle en cause dans l’affaire au principal, qui implique souvent une intervention marginale (36), voire inexistante (37), du juge national compétent. Ainsi que j’ai d’ores et déjà eu l’occasion de le mentionner, il n’est pas rare que, dans de telles procédures, qui se déploient selon un schéma simplifié, le juge ne soit pas en mesure d’avoir connaissance de tous les éléments de faits et de droit pertinents.

68.       En effet, il convient de relever que ce n’est que dans son ordonnance Pohotovosť (38) que la Cour a examiné une situation telle que celle en cause au principal et a notamment jugé que lorsque le juge national saisi d’un recours tendant à l’exécution forcée d’une sentence arbitrale définitive doit, selon les règles de procédure internes, apprécier d’office la contrariété entre une clause arbitrale et les règles nationales d’ordre public, il est également tenu d’apprécier d’office le caractère abusif de cette clause au regard de l’article 6 de la directive 93/13, dès lors qu’il dispose des éléments de droit et de fait nécessaires à cet effet.

69.      Si cette ordonnance se réfère, certes, à la jurisprudence développée jusqu’alors par la Cour (39) pour répondre aux questions qui étaient posées, il ne peut être exclu que, aux yeux du juge national, les obligations qui s’imposent alors à lui aient pu susciter quelques interrogations.

70.      À cet égard, il me semble que le fait que la Cour ait estimé opportun de régler l’affaire C‑76/10, Pohotovost’ (40), au moyen d’une ordonnance prise sur le fondement de l’article 104, paragraphe 3, premier alinéa, du règlement de procédure de la Cour, dans sa version en vigueur à la date de ladite affaire (41), n’est nullement déterminant pour considérer que les obligations qui s’imposaient au juge de l’exécution d’une sentence arbitrale ressortait « de manière claire et précise » de la jurisprudence.

71.      Je suis en effet d’avis que l’appréciation du point de savoir si le juge national était confronté à une règle de droit claire et précise est sans lien avec le choix de la Cour de recourir, pour interpréter une telle règle, à un traitement procédural simplifié. Le seul fait qu’une demande de décision préjudicielle ait pu être introduite laisse présumer que, au moins pour une partie des juges nationaux, la règle de droit en cause était de nature à susciter des difficultés d’interprétation.

72.      Ainsi que l’exposât l’avocat général dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 4 juin 2002, Lyckeskog (C‑99/00, EU:C:2002:329) (42), s’agissant du lien qui pouvait être effectué entre la question de l’évidence de l’existence d’un doute raisonnable qui impose au juge national d’opérer un renvoi préjudiciel en vertu de la jurisprudence Cilfit e.a. (43) et la rédaction de l’article 104, paragraphe 3, de l’ancien règlement de procédure de la Cour, « [d]ans le premier cas, en effet, on a égard, pour ainsi dire, à la qualité et à la consistance des doutes que le juge national doit nourrir en ce qui concerne une question de droit communautaire pour décider d’en saisir ou non la Cour de justice ; dans le second, en revanche, il s’agit des doutes que la réponse à la question peut éventuellement susciter dans le chef de la Cour aux fins du choix de la procédure à suivre pour y répondre » (44).

73.      Deuxièmement, et à supposer même que la règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers ici en cause soit considérée comme bien consacrée à l’époque des faits pertinents, le second aspect qu’il convient, à mon sens, d’examiner pour déterminer si l’on est effectivement en présence d’une « violation manifeste » d’une règle de droit tient à l’ensemble des circonstances qui entourent le cas d’espèce.

74.      En effet, le juge n’est tenu de relever d’office le caractère abusif d’une clause – et, le cas échéant, d’écarter celle-ci – que dans le cas où il dispose de tous les éléments de fait et de droit pertinents. Cette prise en compte de l’ensemble des circonstances est déterminante et c’est la raison pour laquelle la Cour, tout en acceptant d’interpréter les critères généraux utilisés par le législateur européen à l’article 3 de la directive 93/13 pour définir la notion de clause abusive, s’est généralement gardée de se prononcer sur l’application de ces critères à une clause particulière (45).

75.      Je considère que, parmi les éléments de fait dont il doit être tenu compte, figurent la réactivité ou au contraire la passivité du consommateur visé. La Cour a, en effet, précisé que, si la directive 93/13 impose, dans les litiges mettant en cause un professionnel et un consommateur, une intervention positive, extérieure aux parties au contrat, du juge national saisi de tels litiges, le respect du principe d’effectivité ne saurait aller jusqu’à suppléer intégralement à la passivité totale du consommateur concerné. Par conséquent, le fait que le consommateur ne peut invoquer la protection des dispositions législatives sur les clauses abusives que s’il engage une procédure juridictionnelle ne saurait être considéré, en soi, comme contraire au principe d’effectivité (46).

76.      Cette dernière exigence, à savoir celle qui impose de tenir des efforts déployés par la personne prétendument lésée pour éviter, ou à tout le moins limiter, la portée du dommage subi, a précisément été dégagée par la Cour (47) et présente un lien indéniable avec la nécessité d’être en présence d’une décision juridictionnelle émanant d’une juridiction statuant en dernier ressort (48).

77.      En définitive, l’on ne peut que constater que l’obligation d’apprécier d’office le caractère abusif de clauses contractuelles en application de la directive 93/13 n’existe que dans le cas où la juridiction nationale dispose des éléments de fait ou de droit nécessaires à cet effet.

78.      Une telle appréciation est éminemment subjective et incombe au juge national. Pour qu’il soit possible de conclure que l’omission du juge d’apprécier et, le cas échéant, d’écarter des clauses abusives contenues dans des contrats conclus entre des consommateurs et des professionnels revêt un caractère patent pouvant être sanctionné sous l’angle de la responsabilité de l’État pour violation du droit de l’Union, il devra être tenu compte du caractère excusable ou non de cette omission.

79.      Le fait que l’attention du juge saisi, que ce soit par le consommateur lui-même ou par tout autre canal d’information, ait été attirée sur cet aspect revêt également une grande importance.

B –    Sur les quatrième et cinquième questions

80.      Ainsi que je l’ai précédemment mentionné, les quatrième et cinquième questions se rapportent à la portée d’une éventuelle demande en réparation du préjudice subi du fait de l’inaction du juge et à l’articulation de cette demande avec d’autres actions.

81.      En effet, par sa quatrième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le dommage causé par l’éventuelle violation du droit de l’Union en cause au principal correspond au montant de la réparation demandée par Mme Tomášová et si ce montant peut être assimilé à la créance recouvrée, à savoir l’enrichissement sans cause. Par sa cinquième question, le juge de renvoi entend savoir si une action en répétition de l’indu, en tant que recours, prévaut sur l’indemnisation du dommage.

82.      Il me semble que les interrogations de la juridiction de renvoi portent sur des aspects relevant de l’autonomie procédurale des États membres.

83.      À cet égard, il convient de rappeler que, dès lors que les conditions relatives à l’engagement de la responsabilité de l’État sont réunies, ce qu’il appartient aux juridictions nationales de déterminer, c’est dans le cadre du droit national de la responsabilité qu’il incombe à l’État de réparer les conséquences du préjudice causé, étant entendu que les conditions, tant de fond que de forme, fixées par les législations nationales en matière de réparation des dommages ne sauraient être moins favorables que celles qui concernent des réclamations semblables de nature interne (principe d’équivalence) ni être aménagées de manière à rendre, en pratique, impossible ou excessivement difficile l’obtention de la réparation (principe d’effectivité) (49).

84.      Il en résulte que les règles relatives à l’évaluation d’un dommage causé par une violation du droit de l’Union sont déterminées par le droit national de chaque État membre, étant entendu que les réglementations nationales en matière de réparation des dommages fixant ces règles doivent respecter les principes d’équivalence et d’effectivité.

85.      De même, l’articulation entre une action en réparation du dommage prétendument subi du fait d’une violation d’une règle de droit avec les autres actions disponibles en vertu du droit national, en particulier les actions en répétition de l’indu qui pourraient être engagées en vertu du droit national, est déterminée par les droits nationaux sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité.

86.      Il appartient donc à l’ordre juridique interne de chaque État membre, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité, de fixer les critères permettant de constater et d’évaluer le préjudice causé par une violation du droit de l’Union.

III – Conclusion

87.      Il est proposé de répondre aux questions posées par l’Okresný súd Prešov (tribunal de district de Prešov, Slovaquie) de la manière suivante :

1)      Un État membre ne peut être tenu pour responsable du fait de l’omission d’une juridiction nationale, intervenant dans le cadre d’une procédure d’exécution forcée fondée sur une sentence arbitrale, d’avoir écarté une clause contractuelle jugée abusive en vertu de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, alors même que la partie débitrice dans la procédure en cause n’a pas fait usage de toutes les voies de recours ordinaires mises à sa disposition du fait du droit national applicable.

2)      Pour être qualifiée de violation suffisamment caractérisée de nature à engager la responsabilité de l’État, l’omission, par le juge statuant en dernier ressort dans le cadre d’une procédure d’exécution forcée, d’apprécier le caractère abusif d’une clause contractuelle en vertu de la directive 93/13, doit tenir compte de l’ensemble des éléments de fait et de droit qui ont été portés à sa connaissance à la date à laquelle il statue. Une telle violation du droit de l’Union ne saurait être considérée comme suffisamment caractérisée lorsque l’omission du juge national d’apprécier le caractère abusif d’une clause contenue dans un contrat liant un professionnel à un consommateur revêt un caractère excusable. En revanche, une telle omission peut être qualifiée de violation suffisamment caractérisée, lorsque, en dépit des informations qui ont été portées à sa connaissance, que ce soit par le consommateur lui-même ou par d’autres moyens, la juridiction appelée à statuer en dernière instance, a omis de soulever d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle contenue dans un tel contrat.

3)      Il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité, de fixer les critères permettant de constater et d’évaluer le préjudice éventuellement causé par une violation du droit de l’Union.


1 – Langue originale : le français.


2 – Directive du Conseil du 5 avril 1993 concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (JO 1993, L 95, p. 29).


3 – Voir articles 44 et 45 de la loi no 233/1995 relative aux huissiers et à la procédure d’exécution, modifiant et complétant d’autres lois.


4 –      Voir article 50 de la loi précitée et article 202, paragraphe 2, de la loi no 99/1993 établissant le code de procédure civile.


5 –      Voir, à cet égard, le jugement de l’Okresný súd Prešov (tribunal de district de Prešov) du 22 octobre 2010, précité (voir point 11 des présentes conclusions), qui rejette, comme ayant été introduite prématurément, la demande d’indemnisation introduite par la requérante au principal au motif notamment que cette dernière n’avait pas fait usage de toutes les voies de recours mises à sa disposition, telle qu’une demande en annulation de la sentence arbitrale litigieuse.


6 –      Arrêt du 19 novembre 1991 (C‑6/90 et C‑9/90, EU:C:1991:428, points 31 à 37).


7 – Arrêt du 5 mars 1996 (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 74).


8 –      Voir, notamment, arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 34).


9 –      Arrêt du 30 septembre 2003 (C‑224/01, EU:C:2003:513, points 33 à 36).


10 –      Voir arrêts du 13 juin 2006, Traghetti del Mediterraneo (C‑173/03, EU:C:2006:391, point 31) ; du 24 novembre 2011, Commission/Italie (C‑379/10, EU:C:2011:775) ; du 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a. (C‑160/14, EU:C:2015:565, point 47), ainsi que du 6 octobre 2015,Târșia (C‑69/14, EU:C:2015:662, point 40).


11 – Arrêt du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513, points 33 à 36).


12 – Arrêt du 13 juin 2006 (C‑173/03, EU:C:2006:391, point 32).


13 – Soulignement ajouté par mes soins.


14 – Arrêt du 6 octobre 2015 (C‑69/14, EU:C:2015:662, point 40).


15 – Voir, notamment, Beutler, B., « State Liability for Breaches of Community Law by National Courts : Is the Requirement of a Manifest Infringement of the Applicable Law an Insurmountable Obstacle », Common Market Law Review 46, 2009, no 3, p. 773 à 804 (notamment p. 789), et Huglo, J.-G., « La responsabilité des États membres du fait des violations du droit communautaire commises par les juridictions nationales : un autre regard », Gazette du Palais, 12 juin 2004 I Jur., p. 34.


16 – Arrêt du 30 septembre 2003 (C‑224/01, EU:C:2003:513).


17 –      Arrêt du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513, point 34).


18 – Ainsi que l’exprimât M. l’avocat général Geelhoed dans ses conclusions dans l’affaire Commission/Italie (C‑129/00, EU:C:2003:319, point 63), à l’instar de ce qui fonde la structure de l’article 234 CE (devenu article 267 TFUE) s’agissant de l’obligation de renvoi préjudiciel, l’idée est que les décisions individuelles de juges nationaux inférieurs appliquant incorrectement le droit de l’Union peuvent encore être corrigées au sein de la hiérarchie juridictionnelle nationale. À supposer même que cette correction n’ait pas lieu, une seule décision erronée d’un juge inférieur n’entraînera pas forcément une atteinte à l’effet utile de la disposition concernée au sein de l’État membre. En revanche, de telles conséquences sont à l’évidence probables dans le cas d’une jurisprudence nationale contraire de la juridiction nationale suprême, qui sera en effet considérée par les juges inférieurs comme faisant autorité dans l’ordre juridique national.


19 – Ainsi, dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts du 13 juin 2006, Traghetti del Mediterraneo (C‑173/03, EU:C:2006:391), et du 24 novembre 2011, Commission/Italie (C‑379/10, EU:C:2011:775), le manquement reproché à la juridiction nationale statuant en dernier ressort résidait dans l’interprétation qu’elle faisait des règles de droit.


20 – Voir arrêt du 4 juin 2015, Faber (C‑497/13, EU:C:2015:357, point 56).


21 – À cet égard, je tiens à souligner que c’est précisément, en vertu du principe d’équivalence, qu’a été consacrée, dans l’arrêt du 6 octobre 2009, Asturcom Telecomunicaciones (C‑40/08, EU:C:2009:615, points 49 à 59), l’obligation pour le juge national, saisi d’un recours en exécution forcée d’une sentence arbitrale ayant acquis la force de chose jugée, d’apprécier le caractère abusif de la clause d’arbitrage contenue dans un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur.


22 – Voir, notamment, arrêts du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 51) ; du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513, point 51) ; du 12 décembre 2006, Test Claimants in the FII Group Litigation (C‑446/04, EU:C:2006:774, point 209) ; du 25 novembre 2010, Fuß (C‑429/09, EU:C:2010:717, point 47), ainsi que du 14 mars 2013, Leth (C‑420/11, EU:C:2013:166, point 41).


23 – Voir arrêt du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513, point 52).


24 – Voir arrêts du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513, point 100) ; du 12 décembre 2006, Test Claimants in the FII Group Litigation (C‑446/04, EU:C:2006:774, point 210), et du 25 novembre 2010, Fuß (C‑429/09, EU:C:2010:717, point 48).


25 –      Voir arrêts du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513, point 53), ainsi que du 13 juin 2006, Traghetti del Mediterraneo (C‑173/03, EU:C:2006:391, points 32 et 42).


26 –      Arrêts du 27 juin 2000, Océano Grupo Editorial et Salvat Editores (C‑240/98 à C‑244/98, EU:C:2000:346, point 25), ainsi que du 26 octobre 2006, Mostaza Claro (C‑168/05, EU:C:2006:675, point 25).


27 –      Arrêts du 26 octobre 2006, Mostaza Claro (C‑168/05, EU:C:2006:675, point 36), et du 4 juin 2009, Pannon GSM (C‑243/08, EU:C:2009:350, point 25).


28 – Voir arrêts du 27 juin 2000, Océano Grupo Editorial et Salvat Editores (C‑240/98 à C‑244/98, EU:C:2000:346, point 27) ; du 26 octobre 2006, Mostaza Claro (C‑168/05, EU:C:2006:675, point 26) ; du 6 octobre 2009, Asturcom Telecomunicaciones (C‑40/08, EU:C:2009:615, point 31), ainsi que du 14 juin 2012, Banco Español de Crédito (C‑618/10, EU:C:2012:349, point 41).


29 –      Voir, notamment, arrêts du 4 juin 2009, Pannon GSM (C‑243/08, EU:C:2009:350, point 32), et du 6 octobre 2009, Asturcom Telecomunicaciones (C‑40/08, EU:C:2009:615, point 32).


30 – Voir arrêts du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513, points 53 à 55), et du 13 juin 2006, Traghetti del Mediterraneo (C‑173/03, EU:C:2006:391, point 32).


31 – Voir arrêt du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513, point 54).


32 – Voir, en ce sens, arrêt du 12 décembre 2006, Test Claimants in the FII Group Litigation (C‑446/04, EU:C:2006:774, point 214 et jurisprudence citée).


33 –      Voir, notamment, arrêts du 14 mars 2013, Aziz (C‑415/11, EU:C:2013:164, point 46) ; du 30 mai 2013, Asbeek Brusse et de Man Garabito (C‑488/11, EU:C:2013:341, point 49) ; du 27 février 2014, Pohotovosť (C‑470/12, EU:C:2014:101, point 34) ; du 30 avril 2014, Barclays Bank (C‑280/13, EU:C:2014:279, point 34) ; du 17 juillet 2014, Sánchez Morcillo et Abril García (C‑169/14, EU:C:2014:2099, point 24) ; du 9 juillet 2015, Bucura (C‑348/14, EU:C:2015:447, non publié, points 43 et 44), ainsi qu’ordonnance du 16 juillet 2015, Sánchez Morcillo et Abril García (C‑539/14, EU:C:2015:508, points 26 à 28).


34 – Il apparaît que, c’est à compter de l’arrêt du 4 juin 2009, Pannon GSM (C‑243/08, EU:C:2009:350, point 32), que la Cour s’est clairement prononcée dans le sens d’une « obligation » du juge national, en plus de la possibilité qui lui avait été reconnue dans des affaires précédentes.


35 –      Voir, notamment, arrêt du 14 mars 2013, Aziz (C‑415/11, EU:C:2013:164, point 46 et jurisprudence citée).


36 –      Ainsi que je l’avais relevé dans ma prise de position dans l’affaire Sánchez Morcillo et Abril García (C‑169/14, EU:C:2014:2110, point 53), une procédure d’exécution, telle que celle qui était en cause dans cette affaire, qui a pour objet de recouvrir une créance dotée d’un titre exécutoire présumé valide est, par sa nature même, très différente de la procédure au fond.


37 –      Voir, notamment, arrêt du 1er octobre 2015, ERSTE Bank Hungary (C‑32/14, EU:C:2015:637), s’agissant de la procédure simplifiée d’exécution forcée notariale existant en Hongrie.


38 –      Ordonnance du 16 novembre 2010 (C–76/10, EU:C:2010:685, point 51).


39 –      Arrêts du 27 juin 2000, Océano Grupo Editorial et Salvat Editores (C‑240/98 à C‑244/98, EU:C:2000:346) ; du 21 novembre 2002, Cofidis (C‑473/00, EU:C:2002:705) ; du 26 octobre 2006, Mostaza Claro (C‑168/05, EU:C:2006:675) ; du 4 juin 2009, Pannon GSM (C‑243/08, EU:C:2009:350), ainsi que du 6 octobre 2009, Asturcom Telecomunicaciones (C‑40/08, EU:C:2009:615).


40 –      Ordonnance du 16 novembre 2010 (EU:C:2010:685).


41 –      Cette disposition prévoyait que, lorsque la réponse à une question posée à titre préjudiciel peut être clairement déduite de la jurisprudence ou lorsque la réponse à la question ne laisse place à aucun doute raisonnable, la Cour pouvait, après avoir entendu l’avocat général, à tout moment, statuer par voie d’ordonnance motivée.


42 –      Conclusions de l’avocat général Tizzano dans l’affaire Lyckeskog (C‑99/00, EU:C:2002:108, point 74).


43 – Arrêt du 6 octobre 1982, Cilfit e.a. (283/81, EU:C:1982:335).


44 – Soulignement ajouté par mes soins.


45 – Arrêt du 1er avril 2004, Freiburger Kommunalbauten (C‑237/02, EU:C:2004:209, points 22 et 23).


46 – Arrêt du 1er octobre 2015, ERSTE Bank Hungary (C‑32/14, EU:C:2015:637, point 62 et jurisprudence citée).


47 – Voir arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, points 84 et 85).


48 – Dans l’arrêt du 24 mars 2009, Danske Slagterier (C‑445/06, EU:C:2009:178, point 69), la Cour avait ainsi précisé que « l’application d’une réglementation nationale qui prévoit qu’un particulier ne peut obtenir la réparation d’un dommage dont il a omis, intentionnellement ou par négligence, de prévenir la survenance en utilisant une voie de droit, à condition que l’utilisation de cette voie de droit puisse être raisonnablement exigée de la personne lésée, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier, au regard de l’ensemble des circonstances de l’affaire au principal. La probabilité que le juge national introduise une demande de décision préjudicielle en vertu de l’article 234 CE ou l’existence d’un recours en manquement pendant devant la Cour ne peuvent, en tant que telles, constituer une raison suffisante pour conclure qu’il n’est pas raisonnable d’exercer une voie de droit ».


49 –      Voir arrêts du 19 novembre 1991, Francovich e.a. (C‑6/90 et C‑9/90, EU:C:1991:428, point 42) ; du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513, point 58) ; du 24 mars 2009, Danske Slagterier (C‑445/06, EU:C:2009:178, point 31) ; du 25 novembre 2010, Fuß (C‑429/09, EU:C:2010:717, point 62), ainsi que du 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a. (C‑160/14, EU:C:2015:565, point 50).