Language of document : ECLI:EU:C:2013:176

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES BOT

présentées le 19 mars 2013 (1)

Affaires jointes C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P

Commission européenne,

Conseil de l’Union européenne,

Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord


contre


Yassin Abdullah Kadi

«Pourvoi – Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) – Mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban – Règlement (CE) nº 881/2002 – Gel des fonds et des ressources économiques d’une personne incluse dans une liste établie par un organe des Nations unies – Comité du Conseil de sécurité créé par le paragraphe 6 de la résolution 1267 (1999) du Conseil de sécurité (comité des sanctions) – Inclusion d’une personne dans l’annexe I du règlement nº 881/2002 – Recours en annulation – Droits fondamentaux – Droit d’être entendu, droit à un contrôle juridictionnel effectif et droit au respect de la propriété – Étendue et intensité du contrôle juridictionnel»





1.        Dans son arrêt du 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission (2), la Cour a affirmé que les juridictions de l’Union européenne doivent assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité des actes des institutions de l’Union européenne qui mettent en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies (3) prévoyant le gel des avoirs des personnes et des entités identifiées par le comité des sanctions du Conseil de sécurité (4) sur une liste récapitulative (5).

2.        Les présentes affaires amènent la Cour à préciser le périmètre et la nature de ce contrôle.

3.        La difficulté à laquelle la Cour est ici confrontée tient à l’enjeu de la problématique soulevée, à savoir la prévention du terrorisme coordonnée à l’échelle mondiale.

4.        Nous avons déjà indiqué, dans le cadre d’une autre affaire (6), les particularités que présente la lutte contre le terrorisme.

5.        Le terrorisme est une activité criminelle d’inspiration totalitaire niant le principe de liberté individuelle et dont le but est de s’emparer dans une société donnée des pouvoirs politique, économique et judiciaire afin d’y implanter l’idéologie qui la sous-tend. Le caractère imprévisible et l’effet dévastateur des actions terroristes imposent aux pouvoirs publics de développer tous les moyens de prévention envisageables. Dans cette perspective, la protection des moyens et des sources de renseignement est une priorité absolue. Elle doit permettre d’évaluer un degré de menace potentielle à laquelle doit répondre une mesure de prévention adaptée au risque décelé. Cette démarche nécessite une très grande souplesse dans l’approche, résultant du caractère protéiforme que revêt la réalité concrète. Les conditions de la menace et de la lutte menée contre elle peuvent, en effet, être différentes selon les lieux et les époques, tant la réalité et l’intensité du risque peuvent fluctuer au rythme des changements des conditions géopolitiques du monde.

6.        Pour autant, la lutte contre le terrorisme ne saurait amener les démocraties à abandonner ou à renier leurs principes fondateurs, au rang desquels figure l’État de droit. Elle les entraîne néanmoins à y apporter les modifications qu’appelle sa préservation.

7.        Les actions décidées par le Conseil de sécurité et les évaluations faites par le comité des sanctions quant à l’existence d’une menace terroriste susceptible de porter atteinte à la paix et à la sécurité internationales jouent un rôle essentiel dans la lutte contre le terrorisme international.

8.        Dès lors, dans la définition de l’étendue et de l’intensité du contrôle qu’il exerce sur la légalité des actes de l’Union mettant en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité, le juge de l’Union doit tenir compte de la responsabilité principale dont est investi cet organe international pour maintenir, à l’échelle mondiale, la paix et la sécurité.

9.        Dans les présentes conclusions, nous expliquerons d’abord pourquoi il n’est, selon nous, pas envisageable que la Cour revienne sur sa décision de n’accorder aucune immunité juridictionnelle aux règlements de mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité.

10.      Nous expliquerons ensuite quelles devraient être, à notre avis, l’étendue et l’intensité du contrôle exercé par les juridictions de l’Union sur de tels règlements. Après avoir indiqué les différents éléments qui s’opposent à la thèse retenue par le Tribunal de l’Union européenne dans son arrêt du 30 septembre 2010, Kadi/Commission (7), nous nous prononcerons en faveur d’un contrôle normal de la légalité externe et d’un contrôle restreint de la légalité interne desdits règlements.

11.      Nous tirerons, pour finir, les conséquences du degré de contrôle juridictionnel ainsi défini sur le contenu protégé des droits fondamentaux invoqués par M. Kadi.

I –    Les pourvois

12.      Par leurs pourvois, la Commission européenne (affaire C‑584/10 P), le Conseil de l’Union européenne (affaire C‑593/10 P) et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (affaire C‑595/10 P) demandent l’annulation de l’arrêt attaqué, par lequel le Tribunal a annulé le règlement (CE) nº 1190/2008 de la Commission, du 28 novembre 2008 (8), pour autant que cet acte concerne M. Kadi. La Commission, le Conseil et le Royaume-Uni demandent également à la Cour de rejeter la demande de M. Kadi visant à obtenir l’annulation du règlement attaqué pour autant qu’il le concerne.

13.      La Commission, le Conseil et le Royaume-Uni invoquent différents moyens à l’appui de leurs pourvois respectifs. Ceux-ci sont, en substance, au nombre de trois. Un premier moyen est tiré d’une erreur de droit liée à l’absence de reconnaissance, par l’arrêt attaqué, d’une immunité juridictionnelle en faveur du règlement attaqué. Un deuxième moyen est pris d’erreurs de droit relatives au degré d’intensité du contrôle juridictionnel défini dans l’arrêt attaqué. Un troisième moyen est tiré d’erreurs commises par le Tribunal dans l’examen des moyens de M. Kadi relatifs à une violation de ses droits de la défense et de son droit à une protection juridictionnelle effective, ainsi qu’à une violation du principe de proportionnalité.

14.      Avant d’entamer l’examen des pourvois, nous décrirons brièvement l’arrêt Kadi de la Cour, ses suites et l’arrêt attaqué.

II – L’arrêt Kadi de la Cour et ses suites

15.      Rappelons que par son arrêt Kadi, la Cour a annulé l’arrêt du Tribunal du 21 septembre 2005, Kadi/Conseil et Commission (9), ainsi que le règlement (CE) nº 881/2002 du Conseil, du 27 mai 2002, instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban, et abrogeant le règlement (CE) nº 467/2001 du Conseil interdisant l’exportation de certaines marchandises et certains services vers l’Afghanistan, renforçant l’interdiction des vols et étendant le gel des fonds et autres ressources financières décidées à l’encontre des Taliban d’Afghanistan (10), dans la mesure où ce dernier visait M. Kadi.

16.      En substance, la Cour a jugé que les obligations découlant d’un accord international ne sauraient avoir pour effet de porter atteinte aux principes constitutionnels du traité CE, notamment au principe du respect obligatoire des droits fondamentaux par l’ensemble des actes de l’Union, ce respect constituant une condition de leur légalité qu’il incombe à la Cour de contrôler dans le cadre du système complet de voies de recours qu’établit ledit traité. Elle a considéré que, nonobstant le respect dû, lors de la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité, aux engagements pris dans le cadre de l’Organisation des Nations unies (ONU), les principes régissant l’ordre juridique international issu des Nations unies n’impliquent pas pour autant une immunité juridictionnelle d’un acte de l’Union tel que le règlement nº 881/2002. Elle a ajouté qu’une telle immunité ne trouve aucun fondement dans le traité CE.

17.      Elle a, dans ces conditions, jugé que les juridictions de l’Union se doivent d’assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité de l’ensemble des actes de l’Union au regard des droits fondamentaux, y compris lorsque de tels actes visent à mettre en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité, et que la thèse du Tribunal était, par conséquent, entachée d’une erreur de droit.

18.      Statuant sur le recours introduit par M. Kadi devant le Tribunal, elle a jugé que, dès lors que le Conseil n’avait ni communiqué à M. Kadi les éléments retenus à sa charge pour fonder les mesures restrictives prises à son encontre ni accordé à celui-ci le droit de prendre connaissance de ces éléments dans un délai raisonnable après l’imposition de ces mesures, l’intéressé n’avait pas eu la possibilité de faire connaître utilement son point de vue à cet égard. Elle a, dans ces conditions, conclu à une violation des droits de la défense de M. Kadi et de son droit à un recours juridictionnel effectif, ainsi qu’à une restriction injustifiée de son droit de propriété. Les effets du règlement annulé en tant qu’il concernait M. Kadi ont été maintenus pour une période de trois mois maximum, pour permettre au Conseil de remédier aux violations constatées.

19.      Les suites de cet arrêt de la Cour en ce qui concerne M. Kadi peuvent être ainsi résumées.

20.      Le 21 octobre 2008, le président du comité des sanctions a communiqué le résumé des motifs relatifs à l’inscription de M. Kadi sur la liste au représentant permanent de la France auprès de l’ONU, en autorisant sa communication à M. Kadi. Le libellé de ce résumé est repris au point 50 de l’arrêt attaqué.

21.      Le 22 octobre 2008, le représentant permanent de la France auprès de l’Union a transmis ce même résumé à la Commission, laquelle l’a, le même jour, adressé à M. Kadi, en l’informant du fait que, pour les motifs évoqués dans ce résumé, elle envisageait de maintenir son inscription sur la liste contenue à l’annexe I du règlement nº 881/2002. La Commission a laissé à M. Kadi jusqu’au 10 novembre 2008 pour faire valoir ses observations sur ces motifs et lui fournir toute information qu’il jugerait pertinente, avant qu’elle adopte sa décision finale.

22.      Le 10 novembre 2008, M. Kadi a transmis ses observations à la Commission, en sollicitant la production des preuves corroborant les affirmations et les assertions figurant dans le résumé des motifs ainsi que les documents pertinents du dossier de la Commission, et en demandant à disposer d’une autre possibilité de formuler des observations sur ces preuves après les avoir reçues. Il a également tenté de réfuter, preuves à l’appui, les allégations formulées dans le résumé des motifs, dans la mesure où il s’estimait en mesure de répondre à des accusations générales.

23.      Le 28 novembre 2008, la Commission a adopté le règlement attaqué.

24.      Les considérants 3 à 6, 8 et 9 du préambule du règlement attaqué sont libellés comme suit:

«(3)      Pour se conformer à l’arrêt [Kadi de la Cour], la Commission a communiqué à M. Kadi [...] [le résumé des motifs] et [lui] a donné la possibilité de formuler des observations sur ces motifs pour faire connaître [son] point de vue.

(4)      La Commission a reçu des observations de M. Kadi [...] et les a examinées.

(5)      M. Kadi [...] figur[e] sur la liste des personnes, groupes et entités auxquels le gel des fonds et des ressources économiques devrait s’appliquer, liste établie par le [comité des sanctions] [...]

(6)      Après avoir attentivement examiné les observations formulées par M. Kadi dans une lettre datée du 10 novembre 2008, la Commission estime, au vu du caractère préventif du gel des fonds et des ressources économiques, que l’inscription de M. Kadi sur la liste se justifie en raison de ses rapports avec le réseau Al‑Qaida.

[...]

(8)      Eu égard à ce qui précède, il y a lieu d’ajouter M. Kadi [...] à l’annexe I.

(9)      Il convient d’appliquer le présent règlement à compter du 30 mai 2002 vu le caractère préventif et les objectifs du gel des fonds et des ressources économiques imposé par le règlement [...] nº 881/2002 et la nécessité de protéger les intérêts légitimes des opérateurs économiques qui se sont fiés à la légalité du règlement annulé [par l’arrêt Kadi de la Cour].»

25.      Aux termes de l’article 1er et de l’annexe du règlement attaqué, l’annexe I du règlement nº 881/2002 est modifiée en ce sens, notamment, que la mention suivante est ajoutée sous la rubrique «Personnes physiques», à savoir «Yasin Abdullah Ezzedine Qadi [alias a) Kadi, Shaykh Yassin Abdullah, b) Kahdi, Yasin; c) Yasin Al-Qadi]. Né le 23 février 1955 au Caire, Égypte. Nationalité: saoudienne. Numéro de passeport: a) B 751550, b) E 976177 (délivré le 6 mars 2004, expire le 11 janvier 2009). Renseignement complémentaire: Jeddah, Arabie saoudite».

26.      Aux termes de l’article 2 du règlement attaqué, celui-ci est entré en vigueur le 3 décembre 2008 et s’applique à compter du 30 mai 2002.

27.      Par lettre du 8 décembre 2008, la Commission a répondu aux observations de M. Kadi du 10 novembre 2008, en faisant valoir, en substance, que:

–        en lui transmettant le résumé des motifs et en l’invitant à lui faire part de ses observations, elle s’était conformée à l’arrêt Kadi de la Cour;

–        l’arrêt Kadi de la Cour ne lui imposait pas la communication des preuves additionnelles sollicitée;

–        les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité exigeant un gel des avoirs «préventif», ledit gel doit reposer, en ce qui concerne le niveau de preuve requis, sur «des motifs ou une base raisonnables permettant de soupçonner que l’individu ou l’entité désigné est un terroriste, qu’il finance le terrorisme ou une organisation terroriste»;

–        la lettre de M. Kadi confirmait sa participation aux décisions et aux activités de la Fondation Muwafaq ainsi que ses liens avec M. Ayadi, lequel faisait partie d’un réseau en contact avec Oussama ben Laden, et

–        l’abandon des poursuites pénales engagées contre M. Kadi en Suisse, en Turquie et en Albanie n’avait pas d’impact sur la pertinence de son inscription sur la liste établie par le comité des sanctions, laquelle peut reposer sur des informations en provenance d’autres États membres des Nations unies. En outre, ces décisions d’abandon des poursuites ont été prises dans le cadre de procédures pénales, lesquelles requièrent des standards de preuve différents de ceux applicables aux décisions prises par le comité des sanctions, qui sont préventives par nature.

28.      La Commission a conclu que l’inscription de M. Kadi sur la liste annexée au règlement nº 881/2002 était justifiée par ses rapports avec le réseau Al-Qaida. Elle a joint à sa lettre l’exposé des motifs, identique au résumé des motifs antérieurement adressé à M. Kadi, ainsi que le texte du règlement attaqué, en rappelant la possibilité pour celui-ci d’attaquer ce règlement devant le Tribunal et d’adresser à tout moment une demande de radiation au comité des sanctions.

III – L’arrêt attaqué

29.      Par requête déposée au Tribunal le 26 février 2009, M. Kadi a introduit un recours en annulation à l’encontre du règlement attaqué pour autant que celui-ci le concerne. Au soutien de ses conclusions, il invoquait cinq moyens. Le deuxième moyen était tiré d’une violation des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective, et le cinquième moyen, d’une violation du principe de proportionnalité.

30.      Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a, à titre liminaire, affirmé, au point 126, que, compte tenu des points 326 et 327 de l’arrêt Kadi de la Cour, il lui incombe d’assurer en l’espèce un contrôle, «en principe complet», de la légalité du règlement attaqué au regard des droits fondamentaux, sans faire bénéficier ledit règlement d’une quelconque immunité juridictionnelle au motif qu’il vise à mettre en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité. Aux points 127 à 129 de l’arrêt attaqué, il a ajouté que, aussi longtemps que les procédures de réexamen mises en œuvre par le comité des sanctions n’offrent manifestement pas les garanties d’une protection juridictionnelle effective, comme la Cour l’aurait laissé entendre au point 322 de son arrêt Kadi, le contrôle exercé par le juge de l’Union sur les mesures de gel de fonds adoptées par celle-ci ne saurait être qualifié d’effectif que s’il porte, indirectement, sur les appréciations de fond effectuées par le comité des sanctions lui-même ainsi que sur les éléments qui les sous-tendent.

31.      L’argumentation de la Commission et du Conseil relative à l’absence de prise de position de la Cour, dans son arrêt Kadi, sur la question de l’étendue et de l’intensité de ce contrôle juridictionnel a été considérée, au point 131 de l’arrêt attaqué, comme étant manifestement erronée. Le Tribunal a, en substance, jugé, aux points 132 à 135 dudit arrêt, qu’il ressort à l’évidence des points 326, 327, 336 et 342 à 344 de l’arrêt Kadi de la Cour que cette dernière a entendu faire porter le contrôle juridictionnel, en principe complet, non seulement sur le bien-fondé apparent de l’acte attaqué, mais aussi sur les éléments de preuve et d’information sur lesquels les appréciations portées dans cet acte sont fondées.

32.      Il a ajouté, aux points 138 à 146 de l’arrêt attaqué, que, en reprenant l’essentiel de la motivation développée par le Tribunal dans l’arrêt du 12 décembre 2006, Organisation des Modjahedines du peuple d’Iran/Conseil (11), la Cour a approuvé et entendu faire siens le niveau et l’intensité du contrôle juridictionnel opéré par le Tribunal dans ledit arrêt, de sorte qu’il y avait lieu de transposer au présent contexte les principes dégagés par le Tribunal dans cet arrêt ainsi que dans sa jurisprudence subséquente relative au régime de sanctions «autonome» de l’Union.

33.      Le Tribunal a poursuivi par quelques considérations supplémentaires, fondées sur la nature et les effets, pour ceux qui y sont astreints, des mesures litigieuses de gel des fonds, appréhendées dans leur dimension temporelle. Il s’est, à cet égard, demandé, au point 150 de l’arrêt attaqué, si l’appréciation contenue au point 248 de son arrêt Kadi I et reprise, en substance, au point 358 de l’arrêt Kadi de la Cour, «selon laquelle le gel des fonds est une mesure conservatoire qui, à la différence d’une confiscation, ne porte pas atteinte à la substance même du droit de propriété des intéressés sur leurs actifs financiers, mais seulement à leur utilisation, ne devrait pas être remise en cause, maintenant que près de dix ans se sont écoulés depuis le gel initial des fonds du requérant».

34.      Le Tribunal a conclu, au point 151 de l’arrêt attaqué, que «le principe d’un contrôle juridictionnel complet et rigoureux des mesures de gel des fonds telles que celle en cause en l’espèce est d’autant plus justifié que ces mesures affectent de façon sensible et durable les droits fondamentaux des intéressés, dès lors qu’est admise la prémisse, consacrée par l’arrêt Kadi de la Cour, selon laquelle aucune immunité de juridiction ne s’attache à de tels actes au motif qu’ils visent à mettre en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies».

35.      Examinant ensuite, à la lumière de ces différentes considérations liminaires, les deuxième et cinquième moyens d’annulation, il a, en ce qui concerne la première branche du deuxième moyen, tirée d’une violation des droits de la défense de M. Kadi, considéré, aux points 171 à 175 de l’arrêt attaqué, que:

–        lesdits droits n’ont été respectés que de manière purement formelle et apparente, la Commission s’étant estimée rigoureusement tenue par les appréciations du comité des sanctions et n’ayant dès lors à aucun moment envisagé de les remettre en cause à la lumière des observations de M. Kadi ni de tenir compte de l’opinion exprimée par ce dernier;

–        l’accès de M. Kadi aux éléments de preuve retenus à sa charge lui a été refusé par la Commission malgré sa demande expresse, sans aucune mise en balance de ses intérêts au regard de la nécessité de protéger la confidentialité des informations en question, et

–        les quelques éléments d’information et les vagues allégations figurant dans le résumé des motifs, telles que celle selon laquelle M. Kadi aurait été actionnaire d’une banque bosniaque où des réunions consacrées à la préparation d’un attentat contre un établissement américain en Arabie Saoudite avaient «peut-être» eu lieu, étaient manifestement insuffisants pour permettre à l’intéressé de réfuter de façon efficace les accusations dont il a fait l’objet.

36.      Le Tribunal a dès lors estimé, au point 177 de l’arrêt attaqué, en se référant à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 19 février 2009, A. et autres c. Royaume-Uni, que M. Kadi n’a manifestement été mis en mesure de contester utilement aucune des allégations formulées contre lui, au vu du seul résumé des motifs qui lui avait été communiqué. Après avoir encore relevé, au point 178 de l’arrêt attaqué, que la Commission n’avait fait aucun effort sérieux pour réfuter les éléments à décharge avancés par M. Kadi, il a conclu, au point 179 du même arrêt, que le règlement attaqué avait été adopté en violation des droits de la défense de M. Kadi. En se référant aux points 319 à 325 de l’arrêt Kadi de la Cour, il a ajouté, au point 180 de l’arrêt attaqué, que la possibilité pour M. Kadi d’être entendu par le comité des sanctions en vue d’obtenir sa radiation de la liste de ce comité n’était manifestement pas susceptible de remédier à cette violation.

37.      S’agissant de la seconde branche du deuxième moyen, tirée d’une violation du principe de protection juridictionnelle effective, le Tribunal a jugé, aux points 181 et 182 de l’arrêt attaqué, que, à défaut d’avoir eu le moindre accès utile aux informations et aux éléments de preuve retenus à sa charge, M. Kadi n’a pas non plus pu défendre ses droits au regard desdits éléments dans des conditions satisfaisantes devant le juge de l’Union et qu’il n’a pas été remédié à cette violation du droit à un recours juridictionnel effectif pendant l’instance devant le Tribunal, aucun élément n’ayant, en effet, été avancé au cours de celle-ci par les institutions concernées. Constatant qu’il n’est pas en mesure de contrôler la légalité du règlement attaqué, le Tribunal a conclu, au point 183 de l’arrêt attaqué, que le droit fondamental de M. Kadi à un tel recours n’a, en l’espèce, pas été respecté. Considérant que le règlement attaqué a été adopté en méconnaissance des droits de la défense, il a conclu à une violation du principe de protection juridictionnelle effective au point 184 de l’arrêt attaqué.

38.      L’argument du Conseil selon lequel les garanties procédurales supplémentaires mises en œuvre en l’espèce par la Commission, à la suite de l’arrêt Kadi de la Cour, correspondent à celles qui ont été mises en œuvre par lui-même à la suite de l’arrêt OMPI et qui ont été approuvées dans l’arrêt du Tribunal du 23 octobre 2008, People’s Mojahedin Organization of Iran/Conseil (12), a été écarté au motif qu’un tel argument méconnaît les différences procédurales profondes existant entre les deux régimes communautaires de gel des fonds invoqués (13).

39.      Le deuxième moyen d’annulation a dès lors été jugé fondé en chacune de ses deux branches (14).

40.      En ce qui concerne le cinquième moyen, le Tribunal a jugé, aux points 192 à 194 de l’arrêt attaqué, que, le règlement attaqué ayant été adopté sans qu’il soit permis à M. Kadi d’exposer sa cause aux autorités compétentes en dépit de la restriction considérable de son droit de propriété que constituent, par leur portée générale et leur persistance, les mesures de gel de ses avoirs, l’imposition de telles mesures constitue une restriction injustifiée de ce droit, de sorte que les griefs de M. Kadi relatifs à une violation du principe de proportionnalité, dans l’atteinte portée par ledit règlement à son droit fondamental au respect de la propriété, sont fondés.

41.      Par conséquent, le Tribunal a annulé le règlement attaqué, pour autant qu’il concerne M. Kadi.

42.      Nous signalons que, le 5 octobre 2012, le comité des sanctions a décidé de radier M. Kadi de la liste, après avoir examiné sa demande de radiation ainsi que le rapport établi par le médiateur. La mention du nom de M. Kadi a, par conséquent, été supprimée de l’annexe I du règlement nº 881/2002 (15). Cette radiation, intervenue après l’introduction des présents pourvois, ne fait, à notre avis, disparaître ni l’intérêt à agir de la Commission, du Conseil et du Royaume-Uni ni celui de M. Kadi dans le cadre de sa demande en annulation (16).

43.      Il convient à présent d’évaluer le raisonnement tenu par le Tribunal en examinant successivement trois problématiques, à savoir celle relative à l’absence d’immunité juridictionnelle du règlement attaqué, celle relative à l’étendue et à l’intensité du contrôle juridictionnel dans le contexte des présentes affaires et, enfin, celle du contenu protégé des droits fondamentaux invoqués en l’espèce par M. Kadi.

IV – Sur l’absence d’immunité juridictionnelle du règlement attaqué

44.      Ce premier moyen est développé, à titre principal, par le Conseil. Ce dernier, soutenu par le Royaume d’Espagne, par l’Irlande et par la République italienne, reproche au Tribunal d’avoir commis une erreur de droit en refusant, dans la ligne de l’arrêt Kadi de la Cour, de reconnaître, en particulier au point 126 de l’arrêt attaqué, une immunité juridictionnelle en faveur du règlement attaqué.

45.      Le Conseil et l’Irlande invitent formellement la Cour à revoir les principes énoncés à cet égard dans son arrêt Kadi. L’Irlande soutient que la question de l’absence d’immunité juridictionnelle du règlement attaqué ne jouit pas de l’autorité de la chose jugée, étant donné que ni ledit règlement ni la procédure suivie par son auteur aux fins de son adoption ne sont identiques à ceux en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Kadi de la Cour. Le Conseil et l’Irlande ajoutent qu’il est déjà arrivé à la Cour de se départir de principes énoncés dans sa jurisprudence antérieure (17).

46.      À notre avis, il n’est pas envisageable que la Cour revienne sur son refus, dans son arrêt Kadi, de faire bénéficier un acte de l’Union tel que le règlement attaqué d’une immunité juridictionnelle.

47.      Nous observons, en effet, que la solution consistant à refuser de reconnaître une immunité juridictionnelle aux actes de l’Union mettant en œuvre des mesures restrictives décidées au niveau international n’est pas isolée dans la jurisprudence de la Cour, celle-ci ayant confirmé cette solution dans ses arrêts du 3 décembre 2009, Hassan et Ayadi/Conseil et Commission (18), ainsi que du 16 novembre 2011, Bank Melli Iran/Conseil (19).

48.      La Cour a ainsi rappelé au point 105 de ce dernier arrêt, en s’appuyant sur l’arrêt Kadi de la Cour, que «sans pour autant que cela remette en cause la primauté d’une résolution du Conseil de sécurité au plan international, le respect s’imposant aux institutions communautaires à l’égard des institutions des Nations unies ne pouvait avoir pour conséquence l’absence de contrôle de la légalité de l’acte communautaire au regard des droits fondamentaux faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire».

49.      S’agissant du bien-fondé de cette solution, nous ne voyons aucune raison de considérer que le juge de l’Union devrait suspendre son office lorsqu’il est invité à statuer sur la légalité d’un règlement tel que celui qui est en cause dans les présentes affaires. Nous souscrivons donc aux nombreux arguments avancés par la Cour dans son arrêt Kadi pour justifier son refus d’accorder une immunité juridictionnelle aux règlements qui mettent en œuvre au sein de l’Union les mesures restrictives adoptées au niveau des Nations unies, telles que le gel des fonds en cause en l’espèce. Ces arguments tiennent, en substance, à la garantie «constitutionnelle» qu’incarne, dans une Union de droit, le contrôle juridictionnel de la conformité de tout acte de l’Union, y compris lorsqu’il met en œuvre un acte de droit international, aux droits fondamentaux consacrés par le droit de l’Union, à l’absence d’incompatibilité d’un tel contrôle avec les principes régissant l’articulation des rapports entre l’ordre juridique international issu des Nations unies et l’ordre juridique de l’Union, ainsi qu’à l’absence de fondement, dans les traités sur lesquels l’Union est fondée, au soutien d’une immunité juridictionnelle d’actes tels que le règlement attaqué.

50.      En somme, la Cour a considéré que, même en présence d’une faible marge de manœuvre des institutions de l’Union pour mettre en œuvre le droit international, celles-ci sont tenues de respecter les droits fondamentaux. Elle ne pouvait qu’affirmer sa capacité à contrôler le respect des droits fondamentaux des personnes inscrites sur la liste du comité des sanctions, sauf à autoriser dans certains cas que la mise en œuvre du droit international par les institutions de l’Union puisse violer les droits fondamentaux. Une solution contraire aurait été en net retrait par rapport à la jurisprudence constante de la Cour visant à assurer une protection généralisée des droits fondamentaux dès lors qu’un acte de l’Union est soumis à son appréciation.

51.      Comme le démontrent les autres moyens soulevés dans le cadre des présents pourvois, le débat ne doit désormais plus porter sur la possibilité ou non d’un contrôle juridictionnel, mais sur les modalités de celui-ci. Tenir compte du contexte dans lequel est intervenu le gel des avoirs de M. Kadi afin de moduler le contrôle du juge de l’Union permet, dans une large mesure, de désamorcer les critiques qui ont pu parfois être émises à l’encontre de la position de principe prise par la Cour dans son arrêt Kadi.

52.      Le respect dû par l’Union aux normes contraignantes du droit international doit donc se traduire non pas par une immunité juridictionnelle de l’acte attaqué, mais par une adaptation du contrôle juridictionnel effectué. Dès lors, nous estimons que l’affirmation par la Cour de son rôle en matière de protection des droits fondamentaux des personnes inscrites sur la liste du comité des sanctions doit s’accompagner des précisions nécessaires quant à l’étendue et l’intensité du contrôle que les juridictions de l’Union devraient effectuer sur les actes de l’Union qui mettent en œuvre ces inscriptions.

V –    Sur l’étendue et l’intensité du contrôle juridictionnel

A –    Les erreurs de droit commises par le Tribunal dans la définition du standard de contrôle applicable

53.      Comme la Commission, le Conseil et le Royaume-Uni ainsi que l’ensemble des gouvernements intervenants, nous estimons que le Tribunal a commis plusieurs erreurs de droit en définissant les caractéristiques et le niveau du contrôle auquel le juge de l’Union devrait se livrer dans le contexte de mesures restrictives telles que le gel des avoirs de M. Kadi.

54.      Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté la thèse défendue par la Commission, le Conseil et les gouvernements intervenants qui plaidaient en faveur d’une limitation du contrôle juridictionnel des actes de l’Union transposant au sein de celle-ci la liste des personnes et des entités identifiées par le comité des sanctions et dont les avoirs doivent être gelés. En substance, ces parties invitaient le Tribunal à ne pas substituer sa propre appréciation à celle du comité des sanctions. Plus précisément, la Commission estimait que le Tribunal devait se limiter à examiner, d’une part, si le requérant s’est effectivement vu accorder le droit d’être entendu et, d’autre part, si l’appréciation par la Commission des observations du requérant apparaît déraisonnable ou entachée d’une erreur manifeste.

55.      Le Tribunal a considéré qu’une telle limitation de son contrôle «reviendrait à opérer non pas un contrôle juridictionnel effectif du type de celui exigé par la Cour dans son arrêt Kadi, mais un simulacre d’un tel contrôle». Il a ajouté que «[c]ela reviendrait, de facto, à retenir l’approche suivie par le Tribunal dans son propre arrêt Kadi» (20).

56.      Cette première appréciation du Tribunal, dont découle la suite de son raisonnement, nous paraît déjà être fondamentalement erronée. Elle repose, en effet, sur le postulat selon lequel la Cour aurait clairement pris parti dans son arrêt Kadi en faveur d’un contrôle juridictionnel approfondi du bien-fondé de l’inscription de M. Kadi sur la liste. La thèse défendue par le Tribunal est également erronée en ce qu’elle assimile le contrôle juridictionnel restreint à une absence de contrôle.

57.      Plus loin dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a précisé sa pensée en considérant que «le contrôle exercé par le juge communautaire sur les mesures communautaires de gel des fonds ne saurait être qualifié d’effectif que s’il porte, indirectement, sur les appréciations de fond effectuées par le comité des sanctions lui-même ainsi que sur les éléments qui les sous-tendent» (21). Le Tribunal a également estimé que «la Cour a entendu faire porter son contrôle juridictionnel, ‘en principe complet’, non seulement sur le bien-fondé apparent de l’acte attaqué, mais aussi sur les éléments de preuve et d’information sur lesquels les appréciations portées dans cet acte sont fondées» (22). Ce faisant, le Tribunal fait, à notre avis, dire à l’arrêt Kadi de la Cour ce qu’il ne dit pas.

58.      En effet, pour bien comprendre la portée de la mention par la Cour d’un contrôle «en principe complet» (23) des actes de l’Union qui visent à mettre en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies, il faut bien avoir à l’esprit que, en utilisant cette formule, la Cour a entendu réagir à la thèse défendue par le Tribunal dans son arrêt Kadi I, qui consistait, rappelons-le, à exclure tout contrôle de tels actes de l’Union au regard des droits fondamentaux protégés par le droit de l’Union.

59.      Cette mention par la Cour d’un contrôle «en principe complet» vise donc à souligner le fait que le contrôle juridictionnel s’étend à tous les actes de l’Union, qu’ils soient adoptés ou non en application d’une norme de droit international, et que ce contrôle porte tant sur la légalité externe de ces actes que sur leur légalité interne au regard des droits fondamentaux protégés par le droit de l’Union. Sur la base de cette position de principe, la Cour a rejeté la thèse du Tribunal en vertu de laquelle le règlement litigieux devait «bénéficier d’une immunité juridictionnelle quant à sa légalité interne sauf pour ce qui concerne sa compatibilité avec les normes du jus cogens» (24).

60.      Si nous pouvons donc déduire de la mention par la Cour d’un contrôle «en principe complet» une indication quant à l’étendue du contrôle juridictionnel que celle-ci entend opérer sur le règlement attaqué, il est, à notre avis, excessif de considérer que la Cour, en utilisant cette formule, se serait clairement prononcée sur le degré d’intensité de ce contrôle. La Cour n’a, dans son arrêt Kadi, nullement pris explicitement parti en faveur d’un contrôle approfondi du bien-fondé de l’inscription de M. Kadi sur la liste qui nécessiterait un examen rigoureux des éléments de preuve et d’information sur lesquels repose l’appréciation du comité des sanctions.

61.      De l’expression «en principe complet» et, plus précisément, de l’emploi des mots «en principe» là où la Cour les a placés, il nous paraît découler une interprétation exactement contraire à celle retenue par le Tribunal. Si la Cour avait voulu exprimer l’idée que, sous l’angle de son intensité, son contrôle devait être complet, sans aucune exception, l’emploi des mots «en principe» devenait inutile. Si elle avait voulu souligner qu’elle entendait en faire un principe absolu, alors c’est l’expression «par principe complet» qu’elle aurait dû utiliser. En réalité, avec clarté et concision, la Cour, en trois mots, exprime l’idée que le contrôle qu’elle affirme, aussi large soit-il, n’est complet qu’en principe et qu’il comporte donc de possibles exceptions. Or, s’il est un domaine dans lequel l’exception trouve sa place, c’est bien, pour les raisons que nous avons avancées plus haut, dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, dont la prévention fait partie, prise notamment dans une optique de coordination à l’échelle mondiale.

62.      Si la Cour a bien admis le principe d’un contrôle de la légalité interne des actes de l’Union qui visent à mettre en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies, elle n’a pas détaillé les modalités de celui-ci. À cet égard, contrairement à ce que le Tribunal indique au point 133 de l’arrêt attaqué, l’indication par la Cour, au point 336 de son arrêt Kadi, que le contrôle juridictionnel doit porter notamment sur la légalité des motifs sur lesquels l’acte de l’Union attaqué est fondé n’implique pas un contrôle approfondi par elle du bien-fondé de cet acte à partir des preuves qui viendraient au soutien des motifs de fait et de droit qui ont été retenus.

63.      En outre, il est, selon nous, erroné de considérer, comme le fait le Tribunal aux points 138 à 147 de l’arrêt attaqué, que la Cour, dans son arrêt Kadi, aurait «approuvé et entendu faire siens le niveau et l’intensité du contrôle juridictionnel opéré par le Tribunal dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt OMPI». Il convient, à cet égard, de constater que l’arrêt Kadi de la Cour ne contient aucune référence à cet arrêt. De plus, l’analyse du Tribunal en faveur d’une harmonisation des standards de contrôle juridictionnel dans les deux branches du contentieux des mesures de gel des avoirs paraît être en contradiction avec le constat fait par lui-même de «différences procédurales profondes existant entre les deux régimes communautaires de gel des fonds» (25).

64.      Par ailleurs, sur le fond, ne serait-ce qu’en raison de la différence de nature des deux régimes de gel des avoirs, nous ne pensons pas qu’il soit opportun de transposer dans le cadre du régime des inscriptions décidées par le comité des sanctions le standard de contrôle établi par le Tribunal dans la jurisprudence issue de l’arrêt OMPI. Nous rappelons qu’il découle de cette jurisprudence (26) que, si le Tribunal reconnaît à l’institution de l’Union compétente une marge d’appréciation, «cela n’implique pas qu’il doive s’abstenir de contrôler l’interprétation, par cette institution, des données pertinentes». Selon le Tribunal, le juge de l’Union «doit notamment non seulement vérifier l’exactitude matérielle des éléments de preuve invoqués, leur fiabilité et leur cohérence, mais également contrôler si ces éléments constituent l’ensemble des données pertinentes devant être prises en considération pour apprécier la situation et s’ils sont de nature à étayer les conclusions qui en sont tirées». Le Tribunal précise cependant que «dans le cadre de ce contrôle, il ne lui appartient pas de substituer son appréciation en opportunité à celle de l’institution communautaire compétente».

65.      Le standard de contrôle ainsi dégagé par le Tribunal se caractérise par le fait que «le contrôle juridictionnel de la légalité d’une décision communautaire de gel des fonds s’étend à l’appréciation des faits et des circonstances invoqués comme la justifiant, de même qu’à la vérification des éléments de preuve et d’information sur lesquels est fondée cette appréciation» (27).

66.      Même si nous n’examinerons pas ici la pertinence d’un tel standard de contrôle dans le cadre du régime des listes autonomes de gel des avoirs, nous devons relever que la transposition en matière de lutte contre le terrorisme de la jurisprudence en vertu de laquelle les appréciations économiques complexes peuvent donner lieu à un contrôle relativement poussé de la part du juge de l’Union (28) est, à nos yeux, loin d’être évidente. Les analyses et les sources des services de renseignement devraient-elles être soumises aux juridictions de l’Union? Par ailleurs, retenir un tel standard de contrôle c’est, nous semble-t-il, oublier que l’inscription sur une liste autonome repose largement sur l’appréciation que font les autorités nationales compétentes de l’existence, de la fiabilité et du caractère suffisant des preuves ou des indices sérieux et crédibles de l’implication de la personne concernée dans des activités terroristes (29). Il faudrait dès lors se demander si, dans un système qui repose largement sur la confiance que les institutions de l’Union placent dans l’évaluation faite par les autorités nationales compétentes du caractère sérieux des preuves ou des indices qui viennent au soutien d’une mesure de gel des avoirs, un contrôle approfondi de ces preuves par le juge de l’Union est bien approprié.

67.      Quoi qu’il en soit, s’agissant de la mise en œuvre des mesures restrictives décidées par le comité des sanctions, plusieurs raisons s’opposent à ce qu’un contrôle juridictionnel aussi poussé que celui effectué par le Tribunal dans l’arrêt attaqué, en référence à son arrêt OMPI, soit retenu. Ces raisons tiennent à la nature préventive des mesures en cause, au contexte international dans lequel s’intègre l’acte attaqué, à la nécessaire conciliation entre les impératifs de la lutte contre le terrorisme et ceux de la protection des droits fondamentaux, à la nature politique des appréciations portées par le comité des sanctions pour décider d’inscrire une personne ou une entité sur la liste, ainsi qu’aux améliorations que la procédure devant cette instance a connues ces dernières années et en particulier depuis l’arrêt Kadi de la Cour. Nous les examinerons successivement.

68.      En premier lieu, il importe de rappeler que la Cour a, de manière constante et encore récemment, considéré que les mesures de gel des fonds constituent des mesures conservatoires qui n’ont pas pour effet de priver les personnes concernées de leur propriété (30). Les fonds sont donc gelés à titre conservatoire mais ne sont pas confisqués. Ces mesures ne constituent pas des sanctions pénales et elles n’impliquent, par ailleurs, aucune accusation de cette nature (31). Elles visent à prévenir la commission de nouveaux actes terroristes et les conséquences importantes qu’elles peuvent avoir sur les personnes et les entités désignées sont consubstantielles à cette fonction de prévention. Le financement du terrorisme fait appel à des circuits tellement diffus, compliqués et dissimulés que sa prévention suppose une action s’effectuant très en amont, très en périphérie de l’activité criminelle concrète. C’est en fait à la paralysie de tout un ensemble de réseaux, avec tout ce que signifie ce terme, que la prévention doit tendre. L’existence de telles mesures restrictives a ainsi un effet dissuasif à l’encontre des éventuels bailleurs de fonds qui savent qu’ils s’exposent à des conséquences très graves s’ils soutiennent des organisations terroristes. Même si leur durée peut être longue (pourquoi d’ailleurs la prévention devrait-elle être plus courte que la menace?), l’important est que la mesure et sa durée puissent relever d’un contrôle juridictionnel adapté, encore une fois, au caractère spécifique de la mesure. De plus, on remarquera que ce type de mesures peut être limité dans le temps, comme le démontre d’ailleurs le cas de M. Kadi. Il s’ensuit que le Tribunal a commis une erreur de droit en s’appuyant, aux points 148 à 151 de l’arrêt attaqué, sur une possible remise en cause de la nature préventive des mesures de gel des fonds pour prôner un contrôle juridictionnel approfondi de ces mesures.

69.      En deuxième lieu, la Cour a rappelé, dans son arrêt Kadi, que «les compétences de [l’Union] doivent être exercées dans le respect du droit international» (32). Elle a précisé que «[l]e respect des engagements pris dans le cadre des Nations unies s’impose […] dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationales, lors de la mise en œuvre par [l’Union] […] de résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies» (33). Elle a également mis l’accent sur le fait que, «[d]ans l’exercice de cette dernière compétence, [l’Union] se doit […] d’attacher une importance particulière au fait que, conformément à l’article 24 de la charte des Nations unies, l’adoption, par le Conseil de sécurité, de résolutions au titre du chapitre VII de cette charte constitue l’exercice de la responsabilité principale dont est investi cet organe international pour maintenir, à l’échelle mondiale, la paix et la sécurité, responsabilité qui, dans le cadre dudit chapitre VII, inclut le pouvoir de déterminer ce qui constitue une menace contre la paix et la sécurité internationales ainsi que de prendre les mesures nécessaires pour les maintenir ou les rétablir» (34). Enfin, la Cour a indiqué que lors de l’élaboration des mesures de mise en œuvre d’une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies, l’Union doit tenir «dûment compte des termes et des objectifs de la résolution concernée ainsi que des obligations pertinentes découlant de la charte des Nations unies relatives à une telle mise en œuvre» (35).

70.      Si ces considérations ne sont pas de nature à exclure le contrôle par le juge de l’Union de la légalité d’un acte de l’Union mettant en œuvre une résolution du Conseil de sécurité, comme la Cour l’a jugé au point 299 de son arrêt Kadi, elles contribuent à justifier, en revanche, selon nous, une adaptation du contrôle juridictionnel effectué en fonction du contexte international dans lequel s’insère l’action de l’Union.

71.      Ce contexte est ici caractérisé par la responsabilité principale incombant au Conseil de sécurité de maintenir la paix et la sécurité internationales, cette responsabilité empêchant, en principe, les institutions et le juge de l’Union de substituer leur propre appréciation quant au bien-fondé des mesures restrictives décidées au sein de cette instance. Un contrôle juridictionnel approfondi, tel que celui qui est prôné par le Tribunal dans l’arrêt attaqué, ne saurait être exercé sans empiéter sur les prérogatives du Conseil de sécurité pour définir ce que constitue une menace pour la paix et la sécurité internationales et les mesures nécessaires pour éradiquer cette menace. Compte tenu de ce que la décision d’inscrire une personne ou une entité sur la liste revient au comité des sanctions, le contrôle juridictionnel mené au sein de l’Union doit être en adéquation avec la marge d’appréciation limitée des institutions de l’Union. Il importe, en somme, de ne pas vider de sa substance la responsabilité principale dont est investi le Conseil de sécurité dans le domaine considéré et de ne pas faire de l’Union une instance d’appel ou de réexamen des décisions prises par le comité des sanctions.

72.      Plusieurs dispositions du traité UE et du traité FUE militent également en faveur d’une limitation du contrôle juridictionnel dans un tel contexte.

73.      Ainsi, selon l’article 3, paragraphe 5, TUE, «l’Union contribue à la paix, à la sécurité, […] à la protection des droits de l’homme, […] ainsi qu’au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la charte des Nations unies». Par ailleurs, en vertu de l’article 21, paragraphe 1, TUE, l’action de l’Union sur la scène internationale repose, notamment, sur «le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international». Cette disposition prévoit également que l’Union «favorise des solutions multilatérales aux problèmes communs, en particulier dans le cadre des Nations unies». Nous citerons aussi l’article 21, paragraphe 2, sous c), TUE, qui prévoit que l’Union œuvre pour assurer un haut degré de coopération dans tous les domaines des relations internationales afin «de préserver la paix, de prévenir les conflits et de renforcer la sécurité internationale, conformément aux buts et aux principes de la charte des Nations unies». Enfin, la déclaration nº 13 ajoute que «[la Conférence] souligne que l’Union européenne et ses États membres demeureront liés par les dispositions de la Charte des Nations unies et, en particulier, par la responsabilité principale incombant au Conseil de sécurité et à ses États membres du maintien de la paix et de la sécurité internationales» (36).

74.      Ces dispositions posent les bases d’une action de l’Union en matière de politique étrangère et de sécurité commune respectueuse de l’action menée par les Nations unies.

75.      Dans la définition de l’étendue et de l’intensité de son contrôle, la Cour doit tenir compte de l’origine et du contexte de l’acte de l’Union qu’elle contrôle. En l’occurrence, la Cour ne peut pas faire abstraction de ce que l’inscription sur la liste est décidée selon une procédure centralisée et universelle au niveau des Nations unies, ni de ce qu’une telle décision repose sur un résumé des motifs établi par le comité des sanctions à partir d’éléments d’information ou de preuve qui lui ont été adressés par l’État ou les États ayant sollicité l’inscription sur la liste, le plus souvent sous le sceau de la confidentialité, et dont les institutions de l’Union ne sont pas censées disposer.

76.      Au vu de ces éléments, la manière la plus efficace, à notre avis, de concilier l’objectif de lutte contre le terrorisme avec une protection optimale des droits fondamentaux des personnes inscrites sur la liste consiste, dans l’esprit des dispositions des traités susmentionnées, à développer la coopération entre l’Union et les Nations unies dans le domaine considéré. Nous relevons, à cet égard, que l’article 220, paragraphe 1, TFUE prévoit que «[l]’Union établit toute coopération utile avec les organes des Nations unies et de leurs institutions spécialisées». Il en découle que l’affirmation de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union qui a, dans l’arrêt Kadi de la Cour, justifié le refus par celle-ci d’une immunité juridictionnelle des actes de l’Union mettant en œuvre les décisions du comité des sanctions n’est, à nos yeux, pas antinomique avec le développement d’une coopération plus étroite avec cette instance. Nous notons d’ailleurs que la Cour a, dans son arrêt du 19 juillet 2012, Parlement/Conseil (37), indiqué que la position commune 2002/402, le règlement nº 881/2002 et le règlement (UE) nº 1286/2009 (38) ont établi un «système d’interaction entre le comité des sanctions et l’Union» (39).

77.      En troisième lieu, la Cour a, dans son arrêt Kadi, après avoir souligné que «des considérations impérieuses touchant à la sûreté ou à la conduite des relations internationales de [l’Union] et de ses États membres peuvent s’opposer à la communication de certains éléments aux intéressés» (40), considéré que le juge de l’Union doit participer à la nécessaire conciliation entre la lutte contre le terrorisme et la protection des droits fondamentaux. Il lui incombe ainsi «de mettre en œuvre, dans le cadre du contrôle juridictionnel qu’il exerce, des techniques permettant de concilier, d’une part, les soucis légitimes de sécurité quant à la nature et aux sources de renseignements ayant été pris en considération pour l’adoption de l’acte concerné et, d’autre part, la nécessité d’accorder à suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure» (41). L’une de ces techniques consiste, à notre avis, pour le juge de l’Union à moduler l’intensité de son contrôle en fonction des circonstances dans lesquelles intervient l’acte de l’Union contesté.

78.      En quatrième lieu, comme la Commission et les gouvernements intervenants l’ont souligné en première instance, le pouvoir de décider qu’une personne est associée à Al-Qaida et qu’il est donc nécessaire de geler ses avoirs pour l’empêcher de financer ou de préparer des actes de terrorisme a été confié au Conseil de sécurité et il est difficile d’imaginer un domaine politique plus important et plus complexe, impliquant des évaluations portant sur la sauvegarde de la sécurité internationale.

79.      Les listes de gel des avoirs font partie d’une politique visant à prévenir la menace terroriste internationale. L’objectif des mesures de gel des avoirs des personnes désignées «est d’empêcher que ces personnes aient accès à des ressources économiques ou financières, quelle que soit leur nature, qu’elles pourraient utiliser pour soutenir des activités terroristes» (42).

80.      S’agissant de la liste établie par le comité des sanctions, l’inscription sur celle-ci s’appuie certes sur des indices indiquant en quoi le comportement d’une personne ou d’une entité témoigne d’un lien avec une organisation terroriste et donc d’une menace à la paix et à la sécurité internationales, mais elle participe également et plus généralement d’enjeux stratégiques et géopolitiques. À cet égard, le choix des personnes inscrites doit être adapté à l’évolution de la menace et traduit la volonté de lutter contre telle ou telle organisation terroriste, située dans telle ou telle région du globe (43). Ainsi, les inscriptions sur la liste s’intègrent dans un processus politique qui dépasse le cas individuel. Malgré son caractère ciblé qui lui donne une dimension personnelle, ce régime de gel des avoirs est avant tout un moyen de lutter contre des organisations terroristes, de les affaiblir voire de les démanteler. La dimension politique de ce processus, auquel l’Union a décidé de participer, implique, à notre avis, de la mesure dans l’exercice par le juge de l’Union de son contrôle juridictionnel, c’est-à-dire qu’il ne substitue pas, en principe, sa propre appréciation à celle des autorités politiques compétentes.

81.      En cinquième lieu, les améliorations que la procédure devant le comité des sanctions a connues depuis l’année 2008 militent également en faveur d’un contrôle restreint de la légalité interne du règlement attaqué de la part du juge de l’Union. Que l’on se limite à tenir compte, dans le cadre des présents pourvois, des évolutions intervenues avant le règlement attaqué ou bien que l’on examine également celles intervenues depuis, il est incontestable que les Nations unies sont entrées dans un processus d’amélioration des procédures d’inscription et de radiation en termes d’équité et de respect des droits de la défense, avec l’adoption par le Conseil de sécurité des résolutions 1822 (2008) du 30 juin 2008, 1904 (2009) du 17 décembre 2009 et 1989 (2011) du 17 juin 2011.

82.      Ce processus témoigne d’une prise de conscience au sein des Nations unies que, malgré les exigences de confidentialité, les procédures d’inscription et de radiation doivent désormais être mises en œuvre sur la base d’un niveau suffisant d’informations, que la communication de celles-ci à la personne concernée doit être encouragée et que l’exposé des motifs doit être suffisamment étayé. Le médiateur, qui exerce ses fonctions en toute indépendance et impartialité, joue à cet égard un rôle considérable. Il collecte les informations nécessaires à son appréciation auprès des États concernés, il entame sur cette base un dialogue avec le requérant, et il fait ensuite ses propositions au comité des sanctions quant à la nécessité ou non de maintenir une personne ou une entité sur la liste. Dans le cadre de la procédure de radiation, ce comité prend donc ses décisions sur la base d’une évaluation indépendante et impartiale de la nécessité ou non de maintenir les personnes concernées sur la liste. L’examen rigoureux conduit par le médiateur exige que le maintien d’un nom sur la liste soit solidement justifié, c’est-à-dire qu’il existe suffisamment d’informations pour fournir un motif «raisonnable et crédible» d’inscription sur la liste (44). Compte tenu du rôle important joué par le médiateur dans les décisions prises par le comité des sanctions, la procédure devant ce dernier ne peut plus, selon nous, être qualifiée de purement diplomatique et interétatique. Il convient, par ailleurs, de noter que le réexamen périodique de la liste permet notamment d’assurer une mise à jour régulière des données et de compléter, le cas échéant, l’exposé des motifs. Les améliorations de la procédure devant le comité des sanctions contribuent ainsi à garantir que les inscriptions sur la liste reposent sur des éléments suffisamment sérieux et qu’elles fassent l’objet d’une évaluation continue.

83.      Comme le reconnaît le médiateur (45), c’est l’arrêt Kadi de la Cour qui a entraîné la création du bureau du médiateur, lequel a permis d’augmenter sensiblement la qualité de la liste. Il serait paradoxal que la Cour ne tienne pas compte des améliorations qu’elle a directement contribué à mettre sur pied, quand bien même le bureau du médiateur ne constitue pas une instance juridictionnelle.

84.      Le médiateur a contribué à développer la transmission d’informations par les États au comité des sanctions, ce qui garantit une prise de décision reposant sur des fondements plus solides. Ce n’est que grâce à un tel dialogue que la liste sera maintenue à jour et continuera de bénéficier du soutien international. Cette dynamique pourrait être enrayée si le comité des sanctions était contraint de facto, comme l’implique la solution dégagée par le Tribunal dans l’arrêt attaqué, de communiquer aux institutions de l’Union les preuves ou informations que les États ont consenti, non sans difficultés, à lui transmettre. Ces États pourraient être à l’avenir moins enclins à transmettre au comité des sanctions des informations confidentielles, ce qui aurait un effet négatif sur la qualité et l’équité des procédures d’inscription et de radiation. Des exigences régionales ou nationales trop importantes pourraient, en réalité, se révéler comme étant contre-productives en termes de conciliation entre la lutte contre le terrorisme et la protection des droits fondamentaux des personnes inscrites sur la liste.

85.      Nous considérons qu’une lutte efficace contre le terrorisme au plan mondial implique la confiance et la collaboration entre les institutions internationales, régionales et nationales qui y participent, plutôt que la défiance. La confiance mutuelle qui doit prévaloir entre l’Union et les Nations unies est justifiée par le fait que les valeurs concernant le respect des droits fondamentaux sont communes à ces deux organisations.

86.      Cela ne signifie pas qu’il faut accorder un blanc-seing aux décisions du comité des sanctions, les appliquer de façon automatique sans aucun esprit critique même lorsque une erreur manifeste est mise en évidence lors de la procédure de mise en œuvre. Cependant, à partir du moment où les procédures d’inscription et de radiation auprès du comité des sanctions permettent un examen rigoureux du bien-fondé des inscriptions et de la nécessité ou non de leur maintien, il n’y a, à notre avis, pas lieu pour les juridictions de l’Union d’adopter un niveau de contrôle tel qu’il imposerait aux institutions de l’Union d’examiner systématiquement et de manière approfondie le bien-fondé des décisions prises par le comité des sanctions, à partir des preuves ou des informations dont dispose cette instance, avant de les mettre en œuvre. Les améliorations de la procédure d’inscription et de radiation sont, en effet, de nature à renforcer la confiance que les institutions et le juge de l’Union peuvent avoir dans les décisions prises par le comité des sanctions.

87.      Au vu de ces éléments, nous sommes d’avis que les procédures d’inscription et de radiation auprès du comité des sanctions présentent suffisamment de garanties pour que les institutions de l’Union puissent présumer du bien-fondé des décisions prises par cette instance. Les améliorations de la procédure au sein des Nations unies permettent, en particulier, de présumer que les motifs invoqués à l’appui d’une inscription sont suffisamment étayés par des éléments de preuve et d’information. Le juge de l’Union ne devrait donc pas exercer un contrôle approfondi du bien-fondé de l’inscription à partir des éléments de preuve et d’information sur lesquels les appréciations portées par le comité des sanctions sont basées.

88.      Cette présomption de bien-fondé pourra cependant être mise en cause à l’occasion de la procédure de mise en œuvre au sein de l’Union, au cours de laquelle la personne inscrite pourra invoquer de nouveaux éléments de preuve ou d’information. Il est clair, à cet égard, que plus la procédure au sein des Nations unies sera transparente et fondée sur des informations suffisamment nombreuses et sérieuses, moins les institutions régionales et nationales de mise en œuvre seront tentées de remettre en cause les appréciations faites par le comité des sanctions.

89.      La conduite par les institutions de l’Union d’une procédure de mise en œuvre pleinement respectueuse des droits de la défense permet précisément à celles-ci de veiller à ce que, malgré la présomption de bien-fondé attachée à l’évaluation faite par le comité des sanctions, une inscription au sein de l’Union ne puisse pas reposer sur un exposé des motifs qui se révélerait être manifestement insuffisant ou erroné. C’est pourquoi la procédure de mise en œuvre doit permettre aux personnes et aux entités inscrites de contester l’exposé des motifs en apportant, le cas échéant, de nouvelles preuves ou informations.

90.      Il est dès lors primordial que le juge de l’Union opère un contrôle strict sur la manière dont la procédure de mise en œuvre a été conduite par la Commission. Le contrôle portant sur la légalité interne de l’acte de l’Union attaqué devrait, quant à lui, se limiter à la vérification d’éventuelles erreurs manifestes d’appréciation. Voyons, à présent, plus en détail quelles devraient être, selon nous, l’étendue et l’intensité du contrôle effectué par le juge de l’Union sur les actes de l’Union mettant en œuvre des décisions du comité des sanctions.

B –    Notre proposition quant au standard de contrôle applicable

91.      Définir l’étendue et l’intensité de ce contrôle revient à se poser trois questions: quelles sont les normes de référence au regard desquelles s’exerce le contrôle? Que contrôle le juge? Comment contrôle-t-il?

92.      La réponse aux deux premières questions découle de l’arrêt Kadi de la Cour. Le juge de l’Union peut être amené à contrôler la légalité des actes de l’Union mettant en œuvre des décisions du comité des sanctions au regard de l’ensemble du droit de l’Union et, en particulier, au regard des droits fondamentaux protégés au sein de l’ordre juridique de l’Union. En outre, le contrôle juridictionnel peut porter non seulement sur la légalité externe de l’acte attaqué, mais également sur sa légalité interne. L’étendue du contrôle juridictionnel est donc particulièrement large, de sorte que celui-ci peut être qualifié de «complet».

93.      La réponse à la troisième question conduit à s’interroger sur l’intensité du contrôle juridictionnel.

94.      Ainsi qu’il découle de nos développements précédents, nous ne partageons pas la thèse défendue par le Tribunal selon laquelle, en substance, un contrôle juridictionnel d’intensité réduite devrait être assimilé à une absence de contrôle. Le juge de l’Union a toujours modulé son contrôle en fonction du type de contentieux dont il est saisi, du contexte dans lequel s’intègre l’acte attaqué et de la nature des appréciations qui sous-tendent celui-ci, qu’elles aient par exemple un caractère complexe ou bien qu’elles soient de nature politique (46).

95.      Le contexte spécifique, précédemment décrit, dans lequel est intervenu le règlement attaqué justifie, à notre avis, que les aspects relatifs à la légalité externe de celui-ci fassent l’objet d’un contrôle normal, tandis que ceux relatifs à la légalité interne dudit règlement devraient faire l’objet d’un contrôle restreint.

1.      Un contrôle normal de la légalité externe du règlement attaqué

96.      À propos de l’arrêt Kadi de la Cour, un auteur a pu observer que le recours aux droits procéduraux permet fréquemment d’assurer une protection indirecte aux droits substantiels (47). D’autres ont fait remarquer que, en l’absence de communication des motifs, comme dans l’affaire Kadi I, il y a une présomption d’inadéquation ou d’excessivité de nature à fonder l’annulation de l’acte (48). Ces deux remarques mettent à juste titre l’accent sur l’importance du contrôle juridictionnel portant sur les aspects formels et procéduraux de l’acte attaqué.

97.      Assurer un contrôle strict du respect des formalités substantielles et de l’existence d’une procédure respectueuse des droits de la défense permet au juge de l’Union d’adopter une posture plus en retenue lorsqu’il est amené à contrôler la légalité interne de l’acte attaqué. Il s’agit là de la relation dialectique classique entre le contrôle de la légalité externe et celui de la légalité interne. En contrepartie de la reconnaissance d’une liberté d’appréciation dans le chef des autorités politiques compétentes et de la restriction consécutive du contrôle de la légalité matérielle, le juge de l’Union renforce les contraintes formelles et procédurales auxquelles il subordonne l’édiction de l’acte (49). Les règles de procédure et de forme ont pour objet de garantir la légalité matérielle de l’acte, d’en permettre la vérification et, au-delà, de faciliter l’appréciation de l’opportunité de l’acte par son auteur. Par l’augmentation des contraintes procédurales et formelles, le juge cherche donc à renforcer la présomption de légalité interne et d’opportunité de la mesure contestée (50). De la sorte, même si le juge adopte une posture de «self-restraint» quant au bien-fondé de l’inscription, le haut niveau d’exigence qu’il pose en matière procédurale garantit une conciliation adéquate entre la protection des droits fondamentaux et la lutte contre le terrorisme.

98.      Concernant l’acte attaqué, le juge de l’Union doit contrôler de manière rigoureuse si celui-ci a été adopté dans le cadre d’une procédure respectueuse des droits de la défense. Il doit, en particulier, vérifier si l’intéressé a eu communication des motifs de l’inscription, si ces motifs sont suffisants pour lui permettre de se défendre utilement, s’il a pu faire part de ses observations à la Commission et si celle-ci les a suffisamment pris en considération.

99.      S’agissant de la vérification du caractère suffisant ou non des motifs communiqués à la personne inscrite, il convient de se référer à la jurisprudence constante de la Cour relative à l’obligation de motivation des actes de l’Union (51). En substance, l’exposé des motifs doit permettre à l’intéressé de connaître les justifications des mesures prises et à la juridiction compétente d’exercer son contrôle. L’exposé des motifs doit indiquer les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles l’autorité compétente a considéré que l’intéressé devait faire l’objet d’une mesure restrictive, de sorte que cet exposé permette à ce dernier de comprendre ce qui lui est reproché et qu’il puisse effectivement se défendre en contestant les motifs invoqués.

100. L’exigence de motivation varie selon la nature de l’acte en cause et le contexte dans lequel il a été adopté. Cette exigence doit être appréciée en fonction des circonstances de l’espèce, notamment du contenu de l’acte, de la nature des motifs invoqués et de l’intérêt que les destinataires ou d’autres personnes concernées directement et individuellement par l’acte peuvent avoir à recevoir des explications. Il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où le caractère suffisant d’une motivation doit être apprécié au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée (52).

101. En somme, l’intéressé doit être mis en mesure, sur la base de l’exposé des motifs, de contester le bien-fondé de l’acte litigieux. Il doit, en particulier, pouvoir contester la réalité des faits mentionnés, leur qualification juridique et, plus largement, le contenu de cet acte, notamment au regard du principe de proportionnalité.

102. Outre la communication d’un exposé des motifs suffisant, le juge de l’Union doit également vérifier que la personne concernée a pu faire part de ses observations à la Commission et si celle-ci les a suffisamment pris en considération. Il importe, à cet égard, que la Commission examine scrupuleusement les observations et les nouveaux éléments éventuellement apportés par l’intéressé.

103. En revanche, dans le contexte dans lequel est intervenu le règlement attaqué, l’exigence d’une procédure respectueuse des droits de la défense ne va pas jusqu’à imposer aux institutions de l’Union de recueillir auprès du comité des sanctions tous les éléments d’information ou de preuve dont celui-ci dispose et de les transmettre ensuite à la personne inscrite pour que celle-ci fasse part de ses observations sur la pertinence de ces éléments.

104. Une telle communication des preuves se justifie d’autant moins que le juge de l’Union doit, à notre avis, limiter l’intensité de son contrôle de la légalité matérielle du règlement attaqué.

2.      Un contrôle restreint de la légalité interne du règlement attaqué

105. Si, comme nous l’avons vu, le juge de l’Union doit exercer un contrôle rigoureux sur le caractère suffisant ou non de l’exposé des motifs, il doit en revanche exercer un contrôle limité sur le bien-fondé de la motivation. En particulier, compte tenu du fait que l’évaluation de l’opportunité d’une inscription appartient au comité des sanctions, il ne lui appartient pas d’examiner les preuves du comportement allégué.

106. Les différentes composantes de la légalité matérielle d’un acte de l’Union mettant en œuvre les décisions du comité des sanctions doivent donc, à notre avis, se limiter à la vérification de l’existence d’une erreur manifeste.

107. Il en va ainsi, en premier lieu, du contrôle de l’exactitude matérielle des faits. En effet, dans le cadre du système d’interaction mis en place entre l’Union et le comité des sanctions, il appartient à ce dernier (53) de collecter auprès des États concernés les informations ou les preuves permettant d’établir l’existence de faits de nature à justifier l’inscription sur la liste. Les institutions de l’Union ne sont pas censées disposer de ces informations ou de ces preuves. La matérialité des faits devant être présumée établie par le comité des sanctions, seule une erreur patente dans le constat factuel opéré est de nature à entraîner l’annulation de l’acte de mise en œuvre.

108. Il en va de même, en deuxième lieu, du contrôle de la qualification juridique des faits. Le juge de l’Union doit se limiter, selon nous, à vérifier que la Commission n’a pas commis d’erreur manifeste en estimant, au vu de l’exposé des motifs, que les conditions juridiques permettant l’adoption d’une mesure de gel des fonds étaient remplies.

109. S’agissant, en dernier lieu, du contrôle du contenu de l’acte litigieux, le contrôle du juge de l’Union doit se limiter, eu égard à la large marge d’appréciation dont bénéficie le comité des sanctions quant à l’opportunité d’une inscription sur la liste, à vérifier que celle-ci n’est pas manifestement inappropriée ou disproportionnée au vu de l’importance de l’objectif poursuivi, à savoir la lutte contre le terrorisme international.

110. En somme, le contrôle exercé par le juge de l’Union sur la légalité interne des actes de l’Union qui mettent en œuvre des décisions prises par le comité des sanctions ne doit, en principe, pas le conduire à remettre en cause le bien-fondé de l’inscription sur la liste, excepté dans l’hypothèse où la procédure de mise en œuvre de cette inscription au sein de l’Union a permis de mettre en exergue une erreur flagrante dans le constat factuel opéré, dans la qualification juridique des faits ou bien dans l’appréciation de la proportionnalité de la mesure.

VI – Sur le contenu protégé des droits fondamentaux invoqués

111. Nous répondrons ici au troisième moyen, développé par la Commission, par le Conseil à titre subsidiaire et par le Royaume-Uni, selon lequel le Tribunal aurait commis des erreurs de droit dans l’examen des moyens soulevés par M. Kadi, relatifs à une violation de ses droits de la défense et de son droit à une protection juridictionnelle effective ainsi qu’à une violation du principe de proportionnalité.

112. En première instance, le Tribunal a validé l’argumentation de M. Kadi tendant à donner aux droits de la défense et au droit à une protection juridictionnelle effective un contenu tel que la Commission se trouvait contrainte, avant de mettre en œuvre une inscription décidée par le comité des sanctions, de recueillir et d’examiner les preuves à l’origine de celle-ci. La Commission devenait ainsi une instance de réexamen des décisions prises par le comité des sanctions et le juge de l’Union une instance d’appel de ces décisions.

113. Nous avons précédemment expliqué les raisons pour lesquelles la relation entre le comité des sanctions et l’Union devrait être envisagée non pas en ces termes, mais sur la base d’une confiance mutuelle et d’une collaboration effective.

114. Dans cet esprit, nous sommes d’avis que les références faites par la Cour dans son arrêt Kadi à la nécessité que les personnes inscrites se voient communiquer les «éléments retenus contre eux» ou «retenus à leur charge» visent seulement la communication d’un exposé des motifs suffisamment détaillé, mais nullement celle des preuves ou informations dont dispose le comité des sanctions à l’appui des inscriptions décidées par lui. Nous rappelons, à ce propos, que la Cour a pris soin de préciser, au point 342 de son arrêt Kadi, que «des considérations impérieuses touchant à la sûreté ou à la conduite des relations internationales de [l’Union] et de ses États membres peuvent s’opposer à la communication de certains éléments aux intéressés».

115. Dans le cadre du système d’interaction établi entre le comité des sanctions et l’Union, le contenu protégé des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective réside donc principalement dans la communication à l’intéressé d’un exposé des motifs indiquant les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles l’autorité politique compétente a estimé qu’une mesure de gel des fonds devait être prise et dans une prise en compte rigoureuse des observations formulées par la personne inscrite pour contester la pertinence de ces motifs. Un examen par la Commission et par le juge de l’Union des preuves et des informations détenues par le comité des sanctions, et sur le fondement desquelles ce comité s’est appuyé pour rédiger l’exposé des motifs, ne peut, à notre avis, pas être exigé au nom de la protection des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective.

116. En l’espèce, force est de constater, à la lecture de l’exposé des motifs reproduit au point 50 de l’arrêt attaqué, que M. Kadi a eu connaissance des raisons spécifiques et concrètes qui ont justifié, aux yeux du comité des sanctions, l’inscription de l’intéressé sur la liste. Les éléments retenus à la charge de M. Kadi ne constituent pas, contrairement à ce qu’a estimé le Tribunal au point 174 de l’arrêt attaqué, de «vagues allégations», mais sont suffisamment précis pour permettre à l’intéressé de contester les relations personnelles et professionnelles, en lien avec Al-Qaida et son financement, qui lui sont reprochées. Il en va ainsi, notamment, de l’allégation selon laquelle la Fondation Muwafaq, dont M. Kadi a été un membre fondateur et dirigeant, s’est ralliée à Al-Qaida, du rôle qu’a eu cette Fondation dans le financement d’activités terroristes, des liens que M. Kadi a entretenus avec M. Al-Ayadi, auquel il est reproché d’avoir collaboré avec Oussama ben Laden, ou encore de l’allégation selon laquelle des sociétés appartenant à M. Kadi en Albanie ont reçu des fonds de roulement versés par Oussama ben Laden.

117. Par ailleurs, contrairement à l’appréciation faite par le Tribunal au point 171 de l’arrêt attaqué, rien n’indique que les droits de la défense du requérant n’auraient été respectés «que de manière purement formelle et apparente». M. Kadi n’a, à cet égard, pas démontré en quoi la Commission ne se serait pas livrée à un examen suffisamment rigoureux et attentif des observations qu’il a formulées après s’être vu communiquer l’exposé des motifs (54).

118. Il s’ensuit que le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant que le règlement attaqué a été adopté en violation des droits de la défense du requérant.

119. En outre, la communication à M. Kadi de l’exposé des motifs était de nature à permettre à celui-ci de se défendre devant le juge de l’Union et à ce dernier d’exercer un contrôle de la légalité du règlement attaqué, selon les modalités que nous avons précédemment décrites.

120. Le Tribunal a donc commis une autre erreur de droit en considérant, aux points 182 et 183 de l’arrêt attaqué, que, faute de pouvoir examiner les éléments de preuve retenus contre le requérant, il n’était pas en mesure de procéder au contrôle de légalité du règlement attaqué, ce qui l’a conduit à constater une violation du droit à un recours juridictionnel effectif du requérant.

121. Enfin, le Tribunal a commis une dernière erreur de droit en estimant que, au vu de son constat d’une violation des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective, les griefs du requérant relatifs à une violation du principe de proportionnalité dans l’atteinte portée par le règlement attaqué à son droit fondamental au respect de la propriété étaient fondés.

122. Pour toutes ces raisons, nous proposons à la Cour d’annuler l’arrêt attaqué.

123. Les pourvois étant, à notre avis, fondés, il nous paraît non seulement justifié au regard de l’article 61, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, mais également opportun afin de clore la saga des affaires Kadi, que la Cour statue elle-même sur le recours en annulation de M. Kadi. Comme nous allons le voir, la plupart des réponses aux différents moyens soulevés par M. Kadi découlent en grande partie de nos développements précédents.

VII – Sur le recours devant le Tribunal

124. Le requérant invoque cinq moyens au soutien de sa demande d’annulation du règlement attaqué. Le premier est tiré d’un défaut de base juridique suffisante. Le deuxième est tiré d’une violation des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective. Le troisième est tiré d’une violation de l’obligation de motivation prévue à l’article 296 TFUE. Le quatrième est tiré d’une erreur manifeste d’appréciation des faits. Le cinquième, enfin, est tiré d’une atteinte disproportionnée à son droit de propriété.

125. S’agissant du moyen tiré d’un défaut de base juridique suffisante, le requérant estime que le règlement attaqué n’a pas été adopté conformément à ce que prévoyait l’article 7, paragraphe 1, premier tiret, du règlement nº 881/2002, dans sa version en vigueur à l’époque. En vertu de cette disposition, «[l]a Commission est habilitée […] à modifier ou à compléter l’annexe I sur la base des recensements effectués soit par le Conseil de sécurité[…], soit par le comité des sanctions». Contrairement à ce que soutient le requérant, ladite disposition n’a pas eu pour effet de subordonner l’adoption du règlement attaqué à un nouveau «recensement» conduisant à une nouvelle inscription de M. Kadi par le comité des sanctions sur la liste. La Commission s’est conformée à l’arrêt Kadi de la Cour et a agi en conformité avec l’article 7, paragraphe 1, premier tiret, du règlement nº 881/2002 en ajoutant le nom de M. Kadi à l’annexe I de ce dernier règlement, au terme d’une seconde procédure, cette fois-ci respectueuse des droits de la défense de M. Kadi. Le premier moyen doit donc être rejeté comme non fondé.

126. Concernant le deuxième moyen, tiré d’une violation des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective, et le troisième moyen, tiré d’une violation de l’obligation de motivation prévue à l’article 296 TFUE, nous renvoyons à nos développements précédents dont il découle que ces moyens doivent être rejetés comme non fondés.

127. Quant au quatrième moyen, tiré d’une erreur manifeste d’appréciation des faits, nous relevons, en premier lieu, que les débats qui ont eu lieu tant devant le Tribunal que devant la Cour n’ont pas permis, à notre avis, de mettre en évidence une erreur manifeste quant à l’exactitude matérielle des faits, tels qu’ils sont mentionnés dans l’exposé des motifs. En second lieu, la Commission n’a pas, selon nous, commis d’erreur manifeste d’appréciation en considérant, à la suite du comité des sanctions, sur la base de l’exposé des motifs élaboré par ce dernier, et au terme des échanges qu’elle a eus avec le requérant, que les faits constatés par le comité des sanctions traduisaient l’existence d’une menace pour la paix et la sécurité internationales dont le requérant n’a pas été en mesure de démontrer qu’elle avait cessé depuis son inscription initiale sur la liste.

128. Enfin, sur le cinquième moyen, tiré d’une atteinte disproportionnée au droit de propriété de M. Kadi, nous avons déjà indiqué que, contrairement à ce qui était le cas dans l’arrêt Kadi de la Cour, une telle atteinte ne saurait, en l’espèce, découler d’une violation des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective, laquelle fait, à notre avis, défaut. Par ailleurs, en dehors de l’aspect procédural de la protection du droit de propriété, la violation de celui-ci n’est pas non plus constituée sur le fond. Nous renvoyons, à cet égard, au raisonnement tenu par la Cour aux points 354 à 366 de son arrêt Kadi, ainsi que, par analogie avec ce que la Cour a jugé dans le cadre du régime autonome de gel des fonds, aux points 120 à 130 de son arrêt Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa, précité.

VIII – Conclusion

129. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour:

–        d’annuler l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 30 septembre 2010, Kadi/Commission (T‑85/09) et

–        de rejeter le recours de M. Yassin Abdullah Kadi.


1 – Langue originale: le français.


2 –      C‑402/05 P et C‑415/05 P, Rec. p. I‑6351, ci-après l’«arrêt Kadi de la Cour».


3 – Ci-après le «Conseil de sécurité».


4 – Ci-après le «comité des sanctions».


5 – Ci-après la «liste».


6 – Voir points 35 à 46 de nos conclusions dans l’affaire ZZ (C‑300/11), pendante devant la Cour.


7 – T‑85/09, Rec. p. II‑5177, ci-après l’«arrêt attaqué».


8 – JO L 322, p. 25, ci-après le «règlement attaqué».



9 – T‑315/01, Rec. p. II‑3649, ci-après l’«arrêt Kadi I du Tribunal».


10 – JO L 139, p. 9.


11 – T‑228/02, Rec. p. II‑4665, ci-après l’«arrêt OMPI».


12 –      T‑256/07, Rec. p. II‑3019.


13 – Voir points 185 à 187 de l’arrêt attaqué.


14 – Voir point 188 de l’arrêt attaqué.


15 – Voir règlement d’exécution (UE) nº 933/2012 de la Commission du 11 octobre 2012 modifiant pour la cent quatre-vingtième fois le règlement (CE) nº 881/2002 du Conseil instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités liées au réseau Al-Qaida (JO L 278, p. 11).


16 –      Sur la question de la persistance de l’intérêt à agir après radiation de la liste, voir nos conclusions dans l’affaire Abdulrahim/Conseil et Commission (C‑239/12 P), pendante devant la Cour.


17 –      Voir, par exemple, arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, Rec. p. I‑6097, point 16).


18 – C‑399/06 P et C‑403/06 P, Rec. p. I‑11393, points 69 à 75.


19 – C‑548/09 P, Rec. p. I‑11381, points 100 à 103 et 105.


20 – Point 123 de l’arrêt attaqué.


21 – Point 129 de l’arrêt attaqué.


22 – Point 135 de l’arrêt attaqué.


23 – Arrêt Kadi de la Cour (point 326). La Cour fait également mention de l’exigence d’un «examen» en principe complet au point 330 de son arrêt.


24 – Ibidem (point 327).


25 – Voir point 185 de l’arrêt attaqué.


26 – Voir point 142 de l’arrêt attaqué.


27 – Voir point 143 de l’arrêt attaqué.


28 – Voir, à cet égard, la référence que fait le Tribunal au point 142 de l’arrêt attaqué, à l’arrêt de la Cour du 22 novembre 2007, Espagne/Lenzing (C‑525/04 P, Rec. p. I‑9947, point 57 et jurisprudence citée). En vertu de cette jurisprudence, l’existence d’une marge d’appréciation en matière économique n’exclue pas «un contrôle approfondi tant de droit que de fait». Voir arrêt du 8 décembre 2011, Chalkor/Commission (C‑386/10 P, Rec. p. I‑13085, points 54 et 62). Voir, également, arrêt du 24 janvier 2013, Frucona Košice/Commission (C‑73/11 P, points 75 et 76).


29 – Voir arrêt du 15 novembre 2012, Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa (C‑539/10 P et C‑550/10 P, point 69).


30 –      Arrêt Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa, précité (point 120).


31 –      Voir, en ce sens, arrêt du Tribunal du 2 septembre 2009, El Morabit/Conseil (T‑37/07 et T‑323/07, point 43).


32 – Point 291 et jurisprudence citée.


33 – Point 293.


34 – Point 294.


35 – Point 296.


36 – Déclaration annexée à l’acte final de la conférence intergouvernementale qui a adopté le traité de Lisbonne.


37 – C‑130/10.


38 –      Règlement du Conseil du 22 décembre 2009 modifiant le règlement (CE) nº 881/2002 instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban (JO L 346, p. 42).


39 –      Point 71 de l’arrêt Parlement/Conseil, précité.


40 –      Point 342.


41 – Point 344.


42 –      Arrêt du 29 avril 2010, M e.a. (C‑340/08, Rec. p. I‑3913, point 54). Voir également, en ce sens, arrêt Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa, précité (point 67).


43 – La révision intégrale de la liste prescrite par la résolution 1822 (2008) du 30 juin 2008 témoigne de ce que le Conseil de sécurité veille à ce que l’action qu’il mène pour lutter contre le terrorisme soit adaptée à l’évolution de la menace.


44 – Voir 12e rapport de l’équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions, soumis en application de la résolution 1989 (2011) concernant Al-Qaida et les personnes et entités qui lui sont associées (point 31).


45 –      Conférence de Mexico du 24 juin 2011, annexe I du mémoire en duplique de la République française.


46 –      Voir, pour une analyse approfondie des circonstances conduisant le juge de l’Union à moduler son contrôle juridictionnel, Bouveresse, A., Le pouvoir discrétionnaire dans l’ordre juridique communautaire, Bruylant, 2010, p. 309 et suiv.


47 – Jacqué, J.‑P., «Conclusions», Le droit à un procès équitable au sens du droit de l’Union européenne, Anthemis, 2012, p. 325.


48 – Labayle, H., et Mehdi, R., «Le contrôle juridictionnel de la lutte contre le terrorisme. Les black lists de l’Union dans le prétoire de la Cour de justice», Revue trimestrielle de droit européen, 2009, p. 259.


49 – Ritleng, D., «Le juge communautaire de la légalité et le pouvoir discrétionnaire des institutions communautaires», AJDA, 1999, p. 645. Cette relation dialectique a été notamment exprimée par la Cour dans son arrêt du 21 novembre 1991, Technische Universität München (C‑269/90, Rec. p. I‑5469, point 14).


50 – Voir Ritleng D., dans Contentieux de l’Union européenne, 1, Annulation, Exception d’illégalité, Lamy, 2011, p. 218.


51 – Voir, notamment, arrêts Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa, précité (points 138 et suiv.), ainsi que du 15 novembre 2012, Conseil/Bamba (C‑417/11 P, points 49 et suiv.).


52 – Voir, notamment, arrêts précités Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa (points 139 et 140) ainsi que Conseil/Bamba (point 53).


53  Avec l’assistance du médiateur et de l’équipe de surveillance depuis la résolution 1904 (2009).


54 – Pour un résumé de la lettre que la Commission a adressée le 8 décembre 2008 à M. Kadi en réponse aux observations formulées par ce dernier, nous renvoyons au point 27 des présentes conclusions.