Language of document : ECLI:EU:C:2019:592

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE

présentées le 11 juillet 2019 (1)

Affaires jointes C370/17 et C37/18

Caisse de retraite du personnel navigant professionnel de l’aéronautique civile (CRPNPAC)

contre

Vueling Airlines SA

[demande de décision préjudicielle formée par le tribunal de grande instance de Bobigny (France)]

et

Vueling Airlines SA

contre

JeanLuc Poignant

[demande de décision préjudicielle formée par la Cour de cassation, chambre sociale (France)]

« Renvoi préjudiciel – Travailleurs migrants – Sécurité sociale – Législation applicable – Règlement (CEE) nº 1408/71 – Détachement de travailleurs – Article 14, paragraphe 1, sous a) – Non-applicabilité au personnel navigant des compagnies aériennes effectuant du transport international de passagers – Article 14, paragraphe 2, sous a), point i) – Travailleurs occupés par une succursale ou une représentation permanente que la compagnie aérienne possède sur le territoire d’un État membre autre que celui où elle a son siège – Certificat E 101 – Effet contraignant – Certificat obtenu ou invoqué de manière frauduleuse – Action en responsabilité civile contre l’employeur auteur de la fraude – Compétence du juge de l’État membre d’accueil pour constater la fraude et écarter le certificat – Autorité de la chose jugée au pénal sur le civil – Interdiction pour le juge civil de méconnaître une décision pénale portant sur les mêmes faits, même si cette décision est contraire au droit de l’Union – Incompatibilité avec le droit de l’Union »






I.      Introduction

1.        Le certificat E 101 (2) est un document délivré par l’institution compétente d’un État membre, au titre d’une disposition donnée du règlement (CEE) nº 1408/71 relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté (3), et conformément au règlement (CEE) nº 574/72 en fixant les modalités d’application (4). Ce certificat atteste de l’affiliation d’un travailleur qui se déplace au sein de l’Union européenne au régime de sécurité sociale de cet État membre.

2.        Selon une jurisprudence bien établie de la Cour, un tel certificat, aussi longtemps qu’il n’est pas retiré ou déclaré invalide par l’institution émettrice, est contraignant dans l’ordre juridique interne de l’État membre dans lequel le travailleur concerné se rend pour exercer son activité et, à ce titre, lie les institutions de cet État. Celles‑ci ne peuvent notamment pas affilier le travailleur concerné à leur propre régime de sécurité sociale. Une juridiction du même État n’est pas non plus habilitée à vérifier la validité d’un certificat E 101 au regard des éléments sur la base desquels il a été délivré. Les éventuels doutes quant à la validité ou l’exactitude d’un tel certificat doivent être résolus au moyen d’une procédure de dialogue entre les institutions des États membres concernés dont les étapes ont été dégagées par la Cour dans ses arrêts puis codifiées par le législateur de l’Union.

3.        Cette jurisprudence a fait couler beaucoup d’encre. Pour certains, elle offre une regrettable protection aux entreprises cherchant à éluder les règles de sécurité sociale applicables, aidées par des institutions délivrant trop aisément le certificat E 101. Pour d’autres, elle est l’ultime expression d’une nécessaire coopération entre États membres dans l’application des règlements de coordination.

4.        En France, l’affaire en cause au principal a exacerbé le clivage entre ces deux visions. En 2012, la société Vueling Airlines SA (ci‑après « Vueling ») a été condamnée au pénal pour avoir employé, à l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle à Roissy (France), du personnel navigant sans l’avoir affilié à la sécurité sociale française. Ce personnel avait été affilié au régime de sécurité sociale espagnol et placé sous le régime du détachement de travailleurs. Vueling avait obtenu de l’institution compétente espagnole des certificats E 101 attestant de cet état de fait, que le juge pénal français a cependant écartés.

5.        Les présents renvois préjudiciels s’inscrivent dans le cadre des suites de cette condamnation. Ils ont été déférés par le tribunal de grande instance de Bobigny (France) et par la Cour de cassation, chambre sociale (France), concernant des demandes en réparation portant sur les mêmes faits et opposant, d’une part, la caisse de retraite du personnel navigant professionnel de l’aéronautique civile (CRPNPAC) et, d’autre part, M. Jean-Luc Poignant à Vueling au sujet du préjudice que les premiers allèguent avoir subi du fait de ce défaut d’affiliation en France. La question de l’effet contraignant des certificats E 101 obtenus par cette compagnie est décisive pour l’issue de ces demandes.

6.        Trois des questions posées par les juridictions de renvoi invitent ainsi la Cour à préciser si sa jurisprudence relative à l’effet contraignant du certificat E 101 s’applique également lorsque le juge de l’État membre d’accueil constate que ce certificat a été obtenu ou invoqué de manière frauduleuse. Ces questions permettront à la Cour de préciser la portée exacte de son arrêt Altun e.a. (5), dans lequel elle a admis, dans son principe, que ce juge ne soit pas lié par un certificat E 101 en cas de fraude. Lesdites questions impliqueront également de s’attarder sur la notion de « fraude », au sens du droit de l’Union et, dans ce contexte, d’interpréter, de manière inédite, les règles prévues par le règlement nº 1408/71 pour le personnel navigant des compagnies aériennes effectuant du transport international.

7.        Dans les présentes conclusions, je proposerai à la Cour de juger que le juge de l’État membre d’accueil est compétent pour écarter un certificat E 101 dès lors qu’il dispose d’éléments établissant que ce certificat a été obtenu ou invoqué frauduleusement, indépendamment du déroulement du dialogue entre institutions compétentes. Selon moi, dépend de cette solution l’efficacité de la lutte contre le « dumping social »(6) et la confiance que reconnaît d’ordinaire la Cour à une juridiction nationale, en tant que juge de l’Union, pour faire respecter le droit de l’Union.

8.        La dernière question posée concerne la relation entre le principe de primauté du droit de l’Union et le principe de droit français de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil. En vertu de ce dernier principe, les juridictions de renvoi seraient tenues de condamner Vueling au civil du seul fait de sa condamnation pénale antérieure, même dans l’hypothèse où cette condamnation serait intervenue en violation du droit de l’Union. Compte tenu de la réponse que je suggère d’apporter aux autres questions préjudicielles, mes développements en la matière seront essentiellement subsidiaires. Je proposerai néanmoins à la Cour de juger que le droit de l’Union s’oppose à l’application de ce principe lorsqu’il est établi que cette condamnation pénale est incompatible avec ce droit.

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

9.        L’article 13, paragraphe 2, sous a), du règlement nº 1408/71 dispose que, sous réserve des articles 14 à 17 de ce règlement, « la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un État membre est soumise à la législation de cet État, même si elle réside sur le territoire d’un autre État membre ou si l’entreprise ou l’employeur qui l’occupe a son siège ou son domicile sur le territoire d’un autre État membre ».

10.      L’article 14 dudit règlement, intitulé « Règles particulières applicables aux personnes autres que les gens de mer, exerçant une activité salariée », prévoit :

« La règle énoncée à l’article 13 paragraphe 2 point a) est appliquée compte tenu des exceptions et particularités suivantes :

1)      a)      la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un État membre au service d’une entreprise dont elle relève normalement et qui est détachée par cette entreprise sur le territoire d’un autre État membre afin d’y effectuer un travail pour le compte de celle‑ci, demeure soumise à la législation du premier État membre, à condition que la durée prévisible de ce travail n’excède pas douze mois et qu’elle ne soit pas envoyée en remplacement d’une autre personne parvenue au terme de la période de son détachement ;

b)      si la durée du travail à effectuer se prolonge en raison de circonstances imprévisibles au‑delà de la durée primitivement prévue et vient à excéder douze mois, la législation du premier État membre demeure applicable jusqu’à l’achèvement de ce travail, à condition que l’autorité compétente de l’État membre sur le territoire duquel l’intéressé est détaché ou l’organisme désigné par cette autorité ait donné son accord ; cet accord doit être sollicité avant la fin de la période initiale de douze mois. Toutefois, cet accord ne peut être donné pour une période excédant douze mois ;

2)      la personne qui exerce normalement une activité salariée sur le territoire de deux ou plusieurs États membres est soumise à la législation déterminée comme suit :

a)      la personne qui fait partie du personnel roulant ou navigant d’une entreprise effectuant, pour le compte d’autrui ou pour son propre compte, des transports internationaux de passagers ou de marchandises par voies ferroviaire, routière, aérienne ou batelière et ayant son siège sur le territoire d’un État membre est soumise à la législation de ce dernier État. Toutefois :

i)      la personne occupée par une succursale ou une représentation permanente que ladite entreprise possède sur le territoire d’un État membre autre que celui où elle a son siège est soumise à la législation de l’État membre sur le territoire duquel cette succursale ou représentation permanente se trouve ;

ii)      la personne occupée de manière prépondérante sur le territoire de l’État membre où elle réside est soumise à la législation de cet État, même si l’entreprise qui l’occupe n’a ni siège, ni succursale, ni représentation permanente sur ce territoire ;

[...] »

11.      L’article 84 bis du règlement nº 1408/71, intitulé « Relations entre les institutions et les personnes couvertes par le présent règlement », inséré dans ce règlement par le règlement (CE) nº 631/2004 modifiant les règlements nos 1408/71 et 574/72, en ce qui concerne l’alignement des droits et la simplification des procédures (7), prévoit, à son paragraphe 3 :

« En cas de difficultés d’interprétation ou d’application du présent règlement, susceptibles de mettre en cause les droits d’une personne couverte par celui‑ci, l’institution de l’État compétent ou de l’État de résidence de la personne en cause s’adresse à la ou aux institutions du ou des autres États membres concernés. À défaut d’une solution dans un délai raisonnable, les autorités concernées peuvent saisir la commission administrative. »

12.      L’article 11 du règlement d’application nº 574/72, intitulé « Formalités en cas de détachement d’un travailleur salarié en application de l’article 14 paragraphe 1 et de l’article 14 ter paragraphe 1 du règlement [nº 1408/71] en cas d’accords conclus en application de l’article 17 [de ce règlement] », dispose, à son paragraphe 1 :

« L’institution désignée par l’autorité compétente de l’État membre dont la législation reste applicable délivre un certificat attestant que le travailleur salarié demeure soumis à cette législation et indiquant jusqu’à quelle date :

a)      à la demande du travailleur salarié ou de son employeur dans les cas visés à l’article 14 paragraphe 1 et à l’article 14 ter paragraphe 1 du règlement [nº 1408/71] ;

[...] »

13.      L’article 12 bis du règlement d’application nº 574/72, intitulé « Règles applicables en ce qui concerne les personnes visées à l’article 14, paragraphes 2 et 3, à l’article 14 bis, paragraphes 2 à 4, et à l’article 14 quater du règlement [nº 1408/71] qui exercent normalement une activité salariée ou non salariée sur le territoire de deux ou plusieurs États membres », prévoit :

« Pour l’application des dispositions de l’article 14, paragraphes 2 et 3, de l’article 14 bis, paragraphes 2 à 4, et de l’article 14 quater du [règlement nº 1408/71], les règles suivantes sont applicables :

[...]

1) bis      Si, conformément aux dispositions de l’article 14, paragraphe 2, point a), du [règlement nº 1408/71], une personne qui fait partie du personnel roulant ou navigant d’une entreprise effectuant des transports internationaux est soumise à la législation de l’État membre sur le territoire duquel se trouve, selon le cas, soit le siège ou le domicile de l’entreprise, soit la succursale ou la représentation permanente qui l’occupe, soit le lieu où elle réside et est occupée de manière prépondérante, l’institution désignée par l’autorité compétente de l’État membre concerné lui remet un certificat attestant qu’elle est soumise à sa législation.

[...] »

14.      Le règlement nº 1408/71 et le règlement d’application nº 574/72 ont été abrogés et remplacés, à compter du 1er mai 2010, respectivement, par le règlement (CE) nº 883/2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (8) et par le règlement (CE) nº 987/2009 fixant les modalités d’application du règlement nº 883/2004 (9). Néanmoins, les premiers règlements sont applicables ratione temporis aux faits en cause au principal.

B.      Le droit français

15.      L’article L. 8221‑3 du code du travail, issu de l’ordonnance nº 2007‑329 du 12 mars 2007 (10), dans sa version applicable à l’époque des faits, dispose :

« Est réputé travail dissimulé par dissimulation d’activité, l’exercice à but lucratif d’une activité de production, de transformation, de réparation ou de prestation de services ou l’accomplissement d’actes de commerce par toute personne qui, se soustrayant intentionnellement à ses obligations :

[...]

2°      [...] n’a pas procédé aux déclarations qui doivent être faites aux organismes de protection sociale ou à l’administration fiscale en vertu des dispositions légales en vigueur. »

16.      L’article L. 1262‑3 du code du travail, issu de l’ordonnance nº 2007‑329, dans sa version applicable à l’époque des faits, prévoit :

« Un employeur ne peut se prévaloir des dispositions applicables au détachement de salariés lorsque son activité est entièrement orientée vers le territoire national ou lorsqu’elle est réalisée dans des locaux ou avec des infrastructures situées sur le territoire national à partir desquels elle est exercée de façon habituelle, stable et continue. Il ne peut notamment se prévaloir de ces dispositions lorsque son activité comporte la recherche et la prospection d’une clientèle ou le recrutement de salariés sur ce territoire.

Dans ces situations, l’employeur est assujetti aux dispositions du code du travail applicables aux entreprises établies sur le territoire français. »

17.      Aux termes de l’article R. 330‑2‑1 du code de l’aviation civile, issu du décret n º 2006‑1425 du 21 novembre 2006 (11) :

« L’article L. 342‑4 du code du travail (12) est applicable aux entreprises de transport aérien au titre de leurs bases d’exploitation situées sur le territoire français.

Une base d’exploitation est un ensemble de locaux ou d’infrastructures à partir desquels une entreprise exerce de façon stable, habituelle et continue une activité de transport aérien avec des salariés qui y ont le centre effectif de leur activité professionnelle. Au sens des dispositions qui précèdent, le centre de l’activité professionnelle d’un salarié est le lieu où, de façon habituelle, il travaille ou celui où il prend son service et retourne après l’accomplissement de sa mission. »

III. Les litiges au principal

A.      La procédure pénale à l’encontre de Vueling

18.      Vueling est une compagnie aérienne effectuant du transport international de passagers et dont le siège social est situé à Barcelone (Espagne). Le 21 mai 2007, cette compagnie aérienne a commencé à opérer des vols vers plusieurs destinations espagnoles depuis l’aéroport de Paris‑Charles‑de‑Gaulle à Roissy. À ce titre, elle avait fait inscrire au registre du commerce et des sociétés de Bobigny (France) la création d’un fonds de commerce de transport aérien et auto-assistance en escale, implanté dans cet aéroport.

19.      Le 28 mai 2008, à la suite de contrôles, l’inspection du travail compétente a dressé un procès‑verbal du chef de travail dissimulé à l’encontre de Vueling. Il y était constaté que cette compagnie aérienne occupait, dans cet aéroport, des locaux administratifs d’exploitation et de direction commerciales, des salles de repos et de préparation des vols des personnels navigants, un bureau de supervision du comptoir billetterie et enregistrement des passagers. Ladite compagnie y employait, d’une part, 50 personnes en tant que personnel navigant commercial et 25 personnes en tant que personnel navigant technique, dont les contrats de travail étaient soumis au droit espagnol, et, d’autre part, du personnel au sol (un directeur commercial, un chef d’escale et un chef mécanicien) dont les contrats de travail étaient régis par le droit français.

20.      L’inspection du travail a relevé que seul le personnel au sol était déclaré auprès des organismes de sécurité sociale français. Le personnel navigant était quant à lui titulaire de certificats E 101 attestant qu’il était détaché temporairement en France et maintenu pendant la période de détachement au régime de sécurité sociale espagnol. L’inspection du travail a constaté que 48 salariés ne travaillaient pas habituellement pour le compte de Vueling et avaient été embauchés moins de trente jours avant leur détachement, certains la veille ou le jour même, et en a conclu qu’ils avaient été embauchés en vue de ce détachement. Pour 21 de ces salariés, le bulletin de paie mentionnait une adresse en France, et un nombre significatif de déclarations de détachement contenaient de fausses déclarations de résidence masquant le fait que les travailleurs détachés, dans leur majorité, n’avaient pas la qualité de résidents espagnols, certains n’ayant jamais vécu en Espagne. Compte tenu de ceux dont le contrat de travail était parvenu à expiration, il apparaissait que 103 travailleurs au total n’avaient pas été déclarés à la sécurité sociale française.

21.      L’inspection du travail a encore relevé que Vueling disposait à l’aéroport Paris‑Charles‑de‑Gaulle d’une « base d’exploitation », au sens de l’article R. 330‑2‑1 du code de l’aviation civile, le personnel navigant prenant et quittant son service sur cette base. En application de l’article L. 1262‑3 du code du travail, Vueling ne pouvait donc pas se prévaloir des dispositions applicables au détachement de travailleurs. Dans ce cadre, l’inspection du travail a considéré que si, conformément à la jurisprudence de la Cour, le certificat E 101 valait présomption d’affiliation, ce document ne démontrait pas la validité du recours au détachement. Elle a estimé qu’était caractérisée une fraude au détachement et qu’il existait un préjudice pour les travailleurs privés, notamment, de l’ouverture aux droits du régime de sécurité sociale français, mais aussi pour la collectivité, l’employeur n’ayant pas versé les sommes dues au titre de ce régime.

22.      À la suite de cette enquête, Vueling a été poursuivie au pénal, sur le fondement de l’infraction de travail dissimulé par dissimulation d’activité, prévue à l’article L. 8221‑3 du code du travail, pour avoir, à Roissy, entre le 21 mai 2007 et le 16 mai 2008, intentionnellement exercé l’activité de transporteur aérien de passagers en ne procédant pas aux déclarations devant être faites aux organismes de sécurité sociale, notamment en dissimulant l’activité exercée en France et en l’assimilant irrégulièrement à un détachement de travailleurs.

23.      Par un jugement du 1er juillet 2010, le tribunal correctionnel de Bobigny (France) a relaxé Vueling.

24.      Par un arrêt du 31 janvier 2012, la cour d’appel de Paris (France) a infirmé le jugement rendu en première instance et condamné Vueling à une amende de 100 000 euros. Cette juridiction a considéré, d’une part, que cette compagnie aérienne exerçait son activité à Roissy dans le cadre d’une « base d’exploitation » au sens de l’article R. 330‑2‑1 du code de l’aviation civile, et que cette activité relevait par conséquent des hypothèses visées à l’article L. 1262‑3 du code du travail. Ladite juridiction a relevé que l’entité en question disposait d’une autonomie de fonctionnement, Vueling ayant recruté à cet effet un directeur. Cette autonomie impliquait également que la compagnie ne pouvait pas justifier d’un lien organique avec les travailleurs détachés. D’autre part, la même juridiction a considéré que Vueling avait intentionnellement méconnu les règles applicables, notamment en domiciliant 41 des travailleurs pour lesquels elle sollicitait le détachement à l’adresse de son propre siège sans avoir été en mesure de donner une explication sérieuse susceptible d’écarter la suspicion de fraude. Enfin, la cour d’appel de Paris a considéré que si les certificats E 101 valaient présomption d’affiliation au régime de sécurité sociale espagnol, liant les institutions françaises compétentes en matière de sécurité sociale, ils ne pouvaient interdire au juge pénal de constater la violation intentionnelle des dispositions légales qui déterminent les conditions de validité du détachement de travailleurs.

25.      Vueling s’est pourvue en cassation. Par un arrêt du 11 mars 2014, la Cour de cassation, chambre criminelle, a rejeté ce pourvoi. Cette juridiction a considéré que Vueling ne pouvait se prévaloir des règles applicables au détachement de travailleurs prévues à l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 1408/71 dès lors que l’activité qu’elle exerçait à Roissy était réalisée de façon habituelle, stable et continue dans des locaux ou avec des infrastructures situées sur le territoire national, et partant relevait du droit d’établissement, au sens des dispositions de l’article L. 1263‑3 du code du travail et de la jurisprudence de la Cour. En conséquence, Vueling ne pouvait pas se prévaloir des certificats E 101 et l’infraction de travail dissimulé, prévue à l’article L. 8221‑3 du code du travail, se trouvait constituée à son égard.

B.      Le dialogue intervenu entre les institutions françaises et espagnoles

26.      Il ressort du dossier dont la Cour dispose que, par courrier en date du 4 avril 2012, l’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (Urssaf) de Seine‑et‑Marne (France) a porté les faits litigieux à la connaissance de l’institution émettrice des certificats E 101 produits par Vueling, à savoir la Tesorería general de la seguridad social de Cornellà de Llobregat (Espagne) et a demandé à cette institution d’annuler les certificats en question.

27.      Par décision du 17 avril 2014, l’institution émettrice a annulé les certificats E 101 litigieux. Elle a néanmoins maintenu les cotisations versées par Vueling à la sécurité sociale espagnole pour les travailleurs concernés, au motif que le remboursement de celles‑ci était prescrit.

28.      Le 29 mai 2014, Vueling a formé un recours hiérarchique contre cette décision. Par décision du 1er août 2014, l’autorité hiérarchique a rejeté ce recours. Néanmoins, par décision du 5 décembre 2014, la même autorité est revenue sur sa décision initiale, afin de « laisser sans effet l’annulation des formulaires de déplacement », au motif que, étant donné le temps écoulé depuis les faits, il n’était pas opportun de déclarer l’affiliation des travailleurs concernés à la sécurité sociale espagnole indue, dès lors qu’il n’était pas possible de rembourser les cotisations versées. En outre, ces travailleurs avaient pu bénéficier de prestations sur la base de ces cotisations, de sorte qu’en cas d’annulation de leur affiliation, ils seraient susceptibles de se retrouver sans protection. Dans ces conditions, selon cette autorité, l’annulation des seuls certificats E 101 ne se justifiait pas, aux motifs que leur émission était la simple conséquence de l’affiliation des travailleurs concernés au régime de sécurité sociale espagnol.

29.      En parallèle, n’ayant pas reçu de réponse de l’institution émettrice, et eu égard à la confirmation de la condamnation de Vueling par la Cour de cassation, chambre criminelle, le 11 mars 2014, les autorités françaises ont à nouveau interrogé leurs homologues espagnols, les 22 et 23 octobre 2014.

30.      Par lettre du 9 décembre 2014, les autorités espagnoles ont informé les autorités françaises de la décision finale de l’institution émettrice du 5 décembre 2014 maintenant les certificats E 101 litigieux. Le 11 décembre 2014, les autorités espagnoles ont communiqué le texte de la décision en question aux autorités françaises.

31.      Par courrier du 7 avril 2015, les autorités françaises ont invité l’institution émettrice à reconsidérer cette décision. Le 24 juin 2015, une visioconférence a été organisée entre les institutions compétentes françaises et espagnoles, qui n’a pas permis de régler leur désaccord.

C.      Le recours de la CRPNPAC (affaire C370/17)

32.      Le 11 août 2008, la CRPNPAC a saisi le tribunal de grande instance de Bobigny. Ce recours tend notamment à ce que des dommages et intérêts soient octroyés à cette caisse en réparation du préjudice que celle‑ci a subi du fait du défaut d’affiliation, au régime de retraite complémentaire qu’elle gère, du personnel navigant employé par Vueling à Roissy.

33.      Le tribunal de grande instance de Bobigny a sursis à statuer en attente d’une décision définitive dans la procédure pénale ouverte contre Vueling. Consécutivement à l’arrêt du 31 mars 2014 de la Cour de cassation, chambre criminelle, la procédure devant ce tribunal a repris.

34.      Dans ce cadre, le tribunal de grande instance de Bobigny se demande si la jurisprudence de la Cour relative à l’effet contraignant du certificat E 101 est applicable dans le cas où les juridictions de l’État membre d’accueil des travailleurs concernés ont condamné l’employeur au pénal pour travail dissimulé, ce qui implique l’existence d’une intention frauduleuse ou d’un abus de droit.

35.      Dans ces conditions, par décision en date du 30 mars 2017, parvenue à la Cour le 19 juin 2017, le tribunal de grande instance de Bobigny a sursis à statuer et a saisi la Cour.

D.      Le recours de M. Poignant (affaire C37/18)

36.      Le 21 avril 2007, M. Poignant a été engagé par Vueling en qualité de copilote, sous contrat de travail de droit espagnol. Le 14 juin 2007, il a été détaché, par avenant, à l’aéroport de Paris‑Charles‑de‑Gaulle.

37.      Par lettre du 30 mai 2008, M. Poignant a démissionné, en invoquant notamment l’illégalité de sa situation contractuelle au regard du droit français, puis s’est rétracté par courriel du 2 juin 2008. Par lettre du 9 juin 2008, il a pris acte de la rupture de son contrat de travail, en invoquant à nouveau cette illégalité.

38.      Le 11 juin 2008, M. Poignant a saisi le conseil des prud’hommes de Bobigny (France) en sollicitant la requalification de sa démission en prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse (13) et en demandant, notamment, l’octroi de dommages et intérêts au titre du travail dissimulé et de l’absence de cotisation à la sécurité sociale française.

39.      Par un jugement du 14 avril 2011, le conseil des prud’hommes de Bobigny a débouté M. Poignant de ses demandes. Cette juridiction a considéré que Vueling avait régulièrement accompli les formalités administratives applicables, notamment en sollicitant auprès des organismes de sécurité sociale espagnols des certificats E 101 pour ses travailleurs. Ladite juridiction a également relevé que le détachement de M. Poignant n’avait pas excédé un an et que celui‑ci n’avait pas été envoyé en remplacement d’une autre personne.

40.      Par un arrêt du 4 mars 2016, la cour d’appel de Paris a infirmé le jugement prud’homal. En se fondant sur l’autorité de chose jugée de l’arrêt qu’elle a rendu, au pénal, le 31 janvier 2012, cette juridiction a condamné Vueling à verser à M. Poignant des dommages et intérêts notamment à titre d’indemnité forfaitaire pour travail dissimulé et pour absence de cotisation à la sécurité sociale française.

41.      Vueling s’est pourvue en cassation. Dans ce cadre, la Cour de cassation, chambre sociale, observe qu’il résulte de l’arrêt rendu, au pénal, par la cour d’appel de Paris le 31 janvier 2012 que cette compagnie aérienne disposait à l’époque des faits litigieux d’une « base d’exploitation » à Roissy, c’est‑à‑dire d’une « succursale », au sens de l’article 14, paragraphe 2, sous a), point i), du règlement nº 1408/71. Par ailleurs, le fait que les certificats E 101 dont Vueling se prévaut ont été délivrés au titre de l’article 14, paragraphe 1, sous a), de ce règlement, alors que la situation de son personnel navigant relevait en réalité dudit article 14, paragraphe 2, sous a), point i), et qu’ils mentionnent comme lieu d’activité des travailleurs concernés l’aéroport de Paris‑Charles‑de‑Gaulle serait, en soi, de nature à révéler que ces certificats ont été obtenus de manière frauduleuse. La Cour de cassation, chambre sociale, se demande si la jurisprudence de la Cour relative à l’effet contraignant du certificat E 101, réaffirmée dans l’arrêt A‑Rosa Flussschiff (14), est applicable dans pareilles circonstances.

42.      Dans l’affirmative, se poserait alors la question de savoir si le principe de primauté du droit de l’Union s’opposait à ce que la cour d’appel de Paris, tenue en application du droit interne par l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, tire, dans son arrêt du 4 mars 2016, les conséquences de l’arrêt rendu par elle, au pénal, le 31 janvier 2012, et condamne Vueling à verser des dommages et intérêts à M. Poignant du seul fait de cette condamnation pénale antérieure.

43.      Dans ces conditions, par décision en date du 10 janvier 2018, parvenue à la Cour le 19 janvier 2018, la Cour de cassation, chambre sociale, a sursis à statuer et a saisi la Cour.

IV.    Les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

44.      Dans l’affaire C‑370/17, le tribunal de grande instance de Bobigny a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’effet attaché au certificat E 101 délivré, conformément aux articles 11, paragraphe 1, et 12 bis, paragraphe 1 bis, du [règlement d’application nº 574/72], par l’institution désignée par l’autorité de l’État membre dont la législation de sécurité sociale demeure applicable à la situation du salarié, doit‑il être conservé alors même que le certificat E 101 a été obtenu à la suite d’une fraude ou d’un abus de droit, définitivement constaté par une juridiction de l’État membre où le salarié exerce ou doit exercer son activité ?

2)      Dans le cas où la réponse à cette question serait positive, la délivrance de certificats E 101 fait‑elle obstacle à ce que des personnes victimes du préjudice qu’[elles] ont subi du fait du comportement de l’employeur, auteur de la fraude, en obtiennent réparation, sans que l’affiliation des salariés aux régimes désignés par le certificat E 101 soit remise en cause par l’action en responsabilité exercée contre l’employeur ? »

45.      Dans l’affaire C‑37/18, la Cour de cassation, chambre sociale, a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’interprétation donnée par la [Cour] dans son arrêt A‑Rosa Flussschiff [...] à l’article 14, paragraphe 2, [sous] a), du règlement [nº 1408/71], s’applique‑t‑elle à un litige relatif à l’infraction de travail dissimulé dans lequel les certificats E 101 ont été délivrés au titre de l’article 14, paragraphe 1, [sous] a) [de ce règlement], en application de l’article 11 paragraphe [1], du [règlement d’application nº 574/72], alors que la situation relevait de l’article 14, paragraphe 2, [sous] a), [point] i) [du règlement nº 1408/71], pour des salariés exerçant leur activité sur le territoire de l’État membre dont ils sont ressortissants et sur lequel l’entreprise de transport aérien établie dans un autre État membre dispose d’une succursale et que la seule lecture du certificat E 101 qui mentionne un aéroport comme lieu d’activité du salarié et une entreprise aérienne comme employeur permettait d’en déduire qu’il avait été obtenu de façon frauduleuse ?

2)      Dans l’affirmative, le principe de la primauté du droit de l’Union doit‑il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une juridiction nationale, tenue en application de son droit interne par l’autorité de la chose jugée par une juridiction pénale sur la juridiction civile, tire les conséquences d’une décision d’une juridiction pénale rendue de façon incompatible avec les règles du droit de l’Union en condamnant civilement un employeur à des dommages et intérêts envers un salarié du seul fait de la condamnation pénale de cet employeur pour travail dissimulé ? »

46.      Par décision du président de la Cour en date du 22 février 2018, les affaires C‑370/17 et C‑37/18 ont été jointes, compte tenu de leur connexité, aux fins des procédures écrite et orale ainsi que de l’arrêt.

47.      La CRPNPAC, M. Poignant, Vueling, les gouvernements français et tchèque, l’Irlande ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites devant la Cour. Les mêmes parties et intéressés, à l’exception du gouvernement tchèque, ont été représentés lors de l’audience de plaidoirie qui s’est tenue le 29 janvier 2019.

V.      Analyse

A.      Observations liminaires

48.      Il n’est pas nécessaire de rappeler en détail la jurisprudence de la Cour relative à l’effet contraignant du certificat E 101 (15). Les fondamentaux de celle‑ci sont bien connus : ni l’institution compétente ni le juge de l’État membre d’accueil ne peut écarter, ou a fortiori annuler, un certificat E 101 délivré, au nom d’un travailleur, par l’institution compétente de l’État membre d’envoi (16).

49.      Ainsi que je l’ai évoqué en introduction des présentes conclusions, la réception de cette jurisprudence par les juridictions françaises ne s’est pas faite sans controverse. L’affaire Vueling est emblématique à cet égard. L’arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 31 mars 2014, par lequel cette juridiction a confirmé la condamnation de l’intéressée pour travail dissimulé, fut, avec un arrêt rendu le même jour contre easyJet dans une affaire similaire (17), pour le moins remarqué. D’une part, parce que la chambre criminelle a, dans ces arrêts, validé l’approche des juges du fond ayant consisté à écarter les certificats E 101 produits par ces compagnies aériennes en considérant ceux‑ci sans pertinence pour la caractérisation de l’infraction en question. D’autre part, parce qu’elle n’a pas déféré à la Cour une question préjudicielle sur ce point.

50.      La solution n’allait pourtant pas de soi au regard de la jurisprudence de la Cour, telle qu’elle existait à l’époque. En effet, l’élément matériel d’une telle infraction pénale consiste en le défaut d’affiliation à la sécurité sociale nationale. Cette affiliation ne peut être imposée que conformément aux règles de conflit du règlement nº 1408/71. La bonne application de ces règles est donc une question préalable  pour caractériser cette infraction. Or, selon la Cour, le certificat E 101 atteste non seulement de l’affiliation du travailleur concerné à la législation de sécurité sociale de l’État membre de l’institution émettrice, mais également des éléments de fait et de droit sur la base desquels il se fonde (18). En d’autres termes, ledit certificat prouve que cette dernière affiliation respecte ces mêmes règles. Il n’était donc pas évident que le juge de l’État membre d’accueil, même lorsqu’il statue non pas sur l’affiliation d’un travailleur en tant que telle, mais sur pareille infraction pénale, puisse dénier toute pertinence au certificat E 101 et vérifier lui‑même l’application du règlement nº 1408/71.

51.      Dans le contexte des discussions générées par les arrêts de sa chambre criminelle (19), la Cour de cassation, saisie à nouveau d’une affaire de travail dissimulé, avait décidé, en assemblée plénière, de poser la question préjudicielle ayant donné lieu à l’arrêt A‑Rosa Flussschiff. Par cette question, elle invitait la Cour à revenir sur sa jurisprudence relative à l’effet contraignant du certificat E 101, ou, à tout le moins, à la nuancer en cas d’erreur manifeste. Je rappelle que, dans cet arrêt, la Cour a réaffirmé cette jurisprudence en jugeant que, même face à une telle erreur manifeste, le juge de l’État membre d’accueil est lié par ce certificat (20).

52.      Néanmoins, la Cour avait réservé, dans l’arrêt A‑Rosa Flussschiff, l’hypothèse de la fraude. Cette hypothèse fut abordée dans l’arrêt Altun. Dans ce dernier arrêt, rendu en grande chambre, la Cour a admis, dans son principe, que le juge de l’État membre d’accueil puisse écarter un certificat E 101 lorsque ce certificat a été obtenu ou invoqué frauduleusement.

53.      Les deux questions dans l’affaire C‑370/17 et la première question dans l’affaire C‑37/18 donnent l’occasion à la Cour de préciser la portée de l’arrêt Altun. À la lumière des circonstances en cause au principal, et eu égard aux observations produites devant la Cour, deux clarifications sont, selon moi, requises.

54.      D’une part, il convient de préciser le pouvoir reconnu au juge de l’État membre d’accueil d’écarter un certificat E 101 obtenu ou invoqué de manière frauduleuse. J’expliquerai pourquoi, à mon sens, ce juge est compétent pour écarter un tel certificat dès lors qu’il dispose d’éléments établissant la fraude, et ce indépendamment du déroulement du dialogue entre institutions compétentes prévu à l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement nº 1408/71 (21) (section B).

55.      D’autre part, il y a lieu de revenir sur la notion de « fraude », au sens du droit de l’Union et, dans ce cadre, de préciser la manière dont les règles de sécurité sociale prévues par le règlement nº 1408/71 s’appliquent au personnel navigant des compagnies aériennes effectuant du transport international. À mes yeux, et sous réserve de vérifications par les juridictions de renvoi, des circonstances telles que celles au principal sont susceptibles de caractériser une telle fraude (section C).

56.      Concernant, enfin, la seconde question dans l’affaire C‑37/18, j’expliquerai pourquoi, à mon sens, le droit de l’Union s’oppose à une règle interne relative à l’autorité de la chose jugée obligeant le juge civil à faire application d’une décision pénale définitive, lorsqu’il est établi que cette décision est incompatible avec ce droit (section D).

B.      Sur la compétence du juge de l’État membre d’accueil pour écarter un certificat E 101 obtenu ou invoqué frauduleusement

57.      Le certificat E 101 a pour objectif d’assurer le respect du principe, énoncé à l’article 13, paragraphe 1, du règlement nº 1408/71, d’unicité de la législation applicable à un travailleur en matière de sécurité sociale. Ce certificat vise à éviter que les institutions de différents États membres aient une appréciation divergente quant à cette législation et à prévenir les conflits de compétence qui en résulteraient. Le certificat E 101 contribue ainsi à assurer la sécurité juridique des travailleurs qui se déplacent dans l’Union et, par extension, celle de leurs employeurs. En cela, il facilite la libre circulation des travailleurs et la libre prestation des services au sein de l’Union (22).

58.      Si les institutions de l’État membre d’accueil n’étaient pas, en règle générale, tenues par les mentions du certificat E 101, ces objectifs seraient compromis. En reconnaissant un effet contraignant à ce certificat et en consacrant la compétence exclusive de l’institution émettrice pour le retirer, la Cour entendait prévenir les conséquences que ce document tend précisément à éviter : des décisions contraires quant à la législation applicable à un travailleur donné et le double assujettissement qui s’ensuivrait (23).

59.      Le principe de coopération loyale, figurant à l’article 4, paragraphe 3, TUE justifie, par ailleurs, cette solution. Conformément à ce principe, les institutions compétentes des États membres doivent s’assister mutuellement dans la mise en œuvre des règles de conflit prévues par le règlement nº 1408/71. Il en résulte un jeu d’obligations synallagmatiques : l’institution émettrice doit procéder à une appréciation correcte des faits pertinents pour l’application de ces règles et, partant, garantir l’exactitude des mentions figurant dans le certificat E 101 ; les institutions de l’État membre d’accueil doivent, dans cet esprit de coopération, reconnaître, en principe, la validité de ce certificat et, en cas de doute quant à ses mentions, en informer l’institution émettrice. Dans un tel cas, il revient à cette dernière de reconsidérer le bien‑fondé de la délivrance de ce certificat, dans le même esprit de coopération (24).

60.      L’effet contraignant du certificat E 101 s’impose encore à l’aune du principe de confiance mutuelle (25). Ce principe impose à chaque État membre de tenir pour acquis que, en principe, tous les autres États membres respectent le droit de l’Union (26). Conformément audit principe, les institutions de l’État membre d’accueil doivent donc présumer que l’institution émettrice, en délivrant ce certificat, a fait une juste application des règles de conflit prévues au règlement nº 1408/71.

61.      Cela étant, ainsi que la Cour a jugé dans l’arrêt Altun, la jurisprudence relative à l’effet contraignant du certificat E 101 ne saurait permettre à des justiciables de se prévaloir frauduleusement ou abusivement des normes du droit de l’Union (27).

62.      À cet égard, dans cet arrêt, la Cour a rappelé qu’il existe, en droit de l’Union, un principe général d’interdiction de la fraude et de l’abus de droit, dont le respect s’impose aux justiciables. En effet, l’application de la réglementation de l’Union ne saurait être étendue jusqu’à couvrir les opérations qui sont réalisées dans le but de bénéficier frauduleusement ou abusivement des avantages prévus par ce droit (28).

63.      En application de ce principe général, la Cour a jugé, dans ledit arrêt, qu’un certificat E 101 frauduleux ne saurait avoir le même effet contraignant. Elle a admis, dans son principe, que le juge de l’État membre d’accueil est compétent pour écarter un certificat E 101 et tirer les conséquences, prévues en droit national, du non‑respect des règles de sécurité sociale applicables, lorsqu’il constate, sur la base d’éléments objectifs (29), et sous réserve que l’intéressé ait disposé de la possibilité de réfuter ces éléments, dans le respect des garanties liées au droit à un procès équitable, que ce certificat a été obtenu ou invoqué frauduleusement (30).

64.      La Cour a néanmoins reconnu cette compétence au juge de l’État membre d’accueil dans un contexte quelque peu particulier. À cet égard, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Altun, l’institution compétente de l’État membre d’accueil, ayant constaté un certain nombre d’éléments tendant à indiquer que des certificats E 101 avaient été obtenus de manière frauduleuse, avait adressé à l’institution émettrice une demande motivée de réexamen ou de retrait de ces certificats. Cette dernière institution avait répondu, après un rappel et plus d’un an et demi après cette demande, en communiquant un récapitulatif desdits certificats, indiquant leur durée de validité, et en précisant que les conditions de détachement étaient, au moment de la délivrance desdits certificats, remplies par les différents employeurs en cause. Elle n’avait en revanche pas tenu compte, dans cette réponse, des éléments portés à sa connaissance par la première institution (31). Dans ces circonstances, la Cour a jugé que :

« [...] lorsque, dans le cadre du dialogue prévu à l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement nº 1408/71, l’institution de l’État membre dans lequel des travailleurs ont été détachés saisit l’institution émettrice des certificats  E 101 d’éléments concrets qui donnent à penser que ces certificats ont été obtenus frauduleusement, il appartient à la seconde institution, en vertu du principe de coopération loyale, de réexaminer, à la lumière de ces éléments, le bien-fondé de la délivrance desdits certificats et, le cas échéant, de retirer ceux‑ci [...]. Si cette dernière institution s’abstient de procéder à un tel réexamen dans un délai raisonnable, lesdits éléments doivent pouvoir être invoqués dans le cadre d’une procédure judiciaire, aux fins d’obtenir du juge de l’État membre dans lequel les travailleurs ont été détachés qu’il écarte les certificats en cause » (32).

65.      Or, ce passage peut être interprété de deux manières. D’une part, il est possible de considérer, à l’instar de Vueling, du gouvernement tchèque, de l’Irlande et de la Commission, que, par ces termes, la Cour entendait subordonner la compétence du juge de l’État membre d’accueil d’écarter un certificat E 101 obtenu ou invoqué frauduleusement au déroulement du dialogue entre institutions compétentes, tel que prévu à l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement nº 1408/71. Plus précisément, ce juge disposerait de cette compétence uniquement lorsque deux conditions cumulatives sont remplies, à savoir (1) que l’institution compétente de l’État membre d’accueil ait saisi l’institution émettrice d’éléments concrets qui donnent à penser que le certificat E 101 en question a été obtenu frauduleusement et (2) que cette dernière institution se soit abstenue de procéder à un réexamen de ce certificat, à la lumière de ces éléments, dans un délai raisonnable.

66.      D’autre part, ledit passage peut être lu, comme le font M. Poignant et la CRPNPAC, en ce sens que la Cour entendait non pas poser des conditions générales, mais se borner à donner une réponse calquée sur les circonstances de l’espèce, sans préjuger de la compétence du juge de l’État membre d’accueil dans d’autres affaires.

67.      Je rappelle que, en ce qui concerne le dialogue entre institutions compétentes, les circonstances en cause au principal diffèrent sensiblement de celles ayant donné lieu à l’arrêt Altun (33). La question de savoir si, dans ces circonstances, les juridictions pénales françaises pouvaient, et si les juridictions de renvoi peuvent, écarter les certificats E 101 litigieux a ainsi divisé les parties et les intervenants devant la Cour.

68.      Selon moi, l’arrêt Altun ne saurait être interprété comme limitant la compétence du juge de l’État membre d’accueil, lorsqu’il dispose d’éléments objectifs permettant de constater la fraude, pour écarter un certificat E 101. Les considérations relatives au dialogue entre institutions compétentes prévu à l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement nº 1408/71 figurant dans cet arrêt ne sauraient être lues comme des conditions de cette compétence (1). Si la Cour devait être d’un avis différent, j’expliquerai les raisons pour lesquelles, en tout état de cause, ces conditions doivent être considérées comme remplies dans des circonstances telles que celles au principal (2).

1.      Sur l’absence d’incidence du déroulement du dialogue entre institutions compétentes sur la compétence du juge de l’État membre d’accueil pour écarter un certificat E 101 obtenu ou invoqué frauduleusement

69.      L’interprétation que je suggère procède, à mes yeux, d’une juste application du principe général du droit de l’Union d’interdiction des pratiques frauduleuses ou abusives (a). Une restriction de la compétence du juge de l’État membre d’accueil pour écarter un certificat E 101 obtenu ou invoqué frauduleusement ne saurait être justifiée par aucune des raisons sous‑tendant d’ordinaire l’effet contraignant de ce certificat [(b) à (d)]. À titre surabondant, cette interprétation est étayée, dans l’affaire C‑37/18, par des considérations tenant à la protection effective dont un travailleur doit pouvoir bénéficier en cas de fraude commise par son employeur (e). Enfin, ladite interprétation ne compromet pas, à mon sens, le système basé sur ce certificat (f).

a)      Sur le principe général d’interdiction des pratiques frauduleuses ou abusives

70.      L’interprétation selon laquelle le juge de l’État membre d’accueil est compétent pour écarter un certificat E 101 lorsqu’il constate, sur la base d’éléments objectifs, que ce certificat a été obtenu ou invoqué frauduleusement est, à mon sens, une conséquence directe et nécessaire du principe selon lequel les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union.

71.      En effet, selon la jurisprudence constante de la Cour relative à ce principe général, la fraude ou l’abus de droit de l’Union, lorsqu’il est constaté au moyen d’éléments objectifs, entraîne le refus à l’intéressé du droit ou de l’avantage recherché – ce qui n’est, au demeurant, que la simple conséquence de la constatation selon laquelle, en cas de fraude ou d’abus de droit, les conditions objectives aux fins de l’obtention dudit droit ou avantage ne sont, en réalité, pas satisfaites (34).

72.      La Cour a réaffirmé avec force cette solution dans ses récents arrêts N Luxembourg 1 e.a. (35) ainsi que T Danmark et Y Denmark (36), rendus en grande chambre. Elle a également confirmé, dans ces arrêts, qu’un juge national confronté à un usage abusif ou frauduleux des dispositions du droit de l’Union a, en vertu de ce droit, non pas une simple faculté, mais le devoir de refuser à l’intéressé le bénéfice de ces dispositions (37).

73.      Partant, en application du principe général en question, le juge de l’État membre d’accueil, lorsqu’il dispose d’éléments établissant qu’un certificat E 101 a été obtenu ou invoqué frauduleusement, est non seulement compétent pour écarter ce certificat, mais a également le devoir de le faire.

74.      Le déroulement du dialogue entre l’institution compétente de l’État membre d’accueil et l’institution émettrice au sujet de la validité d’un certificat E 101, fondé sur l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement nº 1408/71, ne saurait, à mon avis, valablement avoir d’incidence sur la compétence du juge du premier État membre, dans des circonstances telles que celles visées au point précédent, pour écarter le certificat en question (38).

75.      À cet égard, j’observe que, conformément à la lecture de l’arrêt Altun que suggèrent Vueling, le gouvernement tchèque, l’Irlande et la Commission, résumée au point 65 des présentes conclusions, si l’institution compétente de l’État membre d’accueil n’a pas saisi l’institution émettrice d’une demande de réexamen du certificat E 101, si un délai raisonnable ne s’est pas écoulé depuis cette demande ou encore si cette dernière institution a répondu, dans un tel délai, en affirmant que, selon elle, au regard des éléments communiqués, il n’y a pas eu de fraude, le juge de l’État membre d’accueil ne pourrait pas écarter le certificat en question, alors même qu’il disposerait d’éléments objectifs établissant cette fraude.

76.      Or, selon moi, un tel résultat serait incompatible avec le principe général susvisé et reviendrait à tolérer l’inacceptable dans une Union de droit : d’une part, un justiciable pourrait tirer bénéfice de son comportement frauduleux ; d’autre part, un juge devrait tolérer, voire cautionner, la fraude (39).

77.      Je dois souligner que la fraude cause un trouble fondamental à l’ordre public, qu’il s’agisse de celui de l’État membre d’accueil ou de celui de l’Union – lesquels se confondent, selon moi, en cas de fraude en matière de sécurité sociale (40). Il relève de l’office des juges nationaux, en tant que juridictions de l’Union, gardiennes de cet ordre public, de faire cesser ce trouble. Cette compétence ne devrait souffrir aucune restriction et, du reste, aucune des raisons sous‑tendant d’ordinaire l’effet contraignant du certificat E 101 ne le justifierait.

b)      Sur le principe de coopération loyale

78.      En premier lieu, le principe de coopération loyale, tel que mis en œuvre à l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement nº 1408/71, ne saurait justifier une telle entorse au principe de l’interdiction des pratiques frauduleuses ou abusives.

79.      Certes, les institutions des États membres doivent coopérer dans la mise en œuvre du règlement nº 1408/71. Le principe de coopération loyale impose partant à l’institution compétente de l’État membre d’accueil de s’adresser à l’institution émettrice lorsqu’elle dispose d’éléments témoignant de l’existence d’une fraude au certificat E 101, afin de permettre à cette dernière institution de reconsidérer le bien‑fondé de la délivrance de ce certificat et de le retirer ou de l’annuler (41).

80.      L’institution compétente de l’État membre d’accueil ne peut donc s’affranchir de tout dialogue avec l’institution émettrice, même en cas de fraude (42). Une telle violation du devoir de coopération loyale, en particulier si elle devait se révéler systématique, pourrait notamment être sanctionnée dans le cadre d’un recours en manquement.

81.      Toutefois, cette nécessaire coopération ne saurait, selon moi, justifier de limiter la compétence du juge de l’État membre d’accueil pour constater une fraude au certificat E 101. Indépendamment du déroulement du dialogue entre institutions compétentes prévu à l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement nº 1408/71, ce juge doit pouvoir écarter un certificat E 101 dès lors qu’il dispose des éléments établissant que ce certificat a été obtenu ou invoqué frauduleusement, et ce qu’il soit saisi par l’institution compétente de cet État membre, qu’il se prononce sur un recours en réparation introduit par des tiers intéressés, tels que les travailleurs victimes de cette fraude, ou encore que le justiciable se prévalant dudit certificat agisse devant lui en tant que requérant.

82.      En effet, on ne saurait, dans le seul but d’exhorter les institutions à la coopération, empêcher le juge d’agir contre la fraude en matière de sécurité sociale. À cet égard, une lutte efficace contre cette fraude constitue un impératif. Au niveau des États membres, la fraude liée à la délivrance des certificats E 101 représente une menace pour la cohérence et l’équilibre financier de leurs régimes de sécurité sociale et, à l’échelle de l’Union, cette fraude est de nature à porter atteinte à la cohésion économique ainsi qu’au bon fonctionnement du marché intérieur, en faussant les conditions de concurrence (43).

83.      Or, si une coopération étroite et efficace entre institutions compétentes est, certes, un facteur clé dans la lutte contre la fraude (44), cette coopération ne dispose toutefois pas, en l’état actuel du droit de l’Union, d’un cadre contraignant lui permettant de toujours fonctionner assez rapidement et efficacement en la matière (45). En effet, je rappelle que le droit de l’Union ne comporte pour l’instant aucune procédure pour l’émission ou le réexamen des certificats E 101, celle‑ci relevant du droit national de chaque État membre, et aucun délai impératif encadrant les communications entre institutions compétentes (46).

84.      En outre, en cas de désaccords entre les institutions compétentes, le recours à la procédure de conciliation devant la commission administrative est également de nature à rallonger le délai avant toute sanction. Du reste, les décisions de celle‑ci n’ont pas d’effet juridique obligatoire (47). Restreindre la lutte contre la fraude à cette seule coopération reviendrait à ce que, dans les faits, cette lutte ne soit pas déployée avec toute la vigueur et la rapidité requises.

85.      Dans ce contexte, je ne suggère pas d’opposer l’unilatéralisme d’actions devant le juge de l’État membre d’accueil à la coopération entre institutions compétentes. À mon sens, ces deux moyens d’actions doivent en réalité aller de pair, puisqu’ils se complètent. C’est, d’ailleurs, l’esprit de la directive 2014/67/UE relative à l’exécution de la directive 96/71/CE concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services et modifiant le règlement (UE) nº 1024/2012 concernant la coopération administrative par l’intermédiaire du système d’information du marché intérieur (48).

86.      En effet, le dialogue entre institutions compétentes, intervenant en amont de la saisine du juge de l’État membre d’accueil, peut permettre de dissiper d’éventuels doutes concernant les circonstances factuelles du cas en question, en particulier lorsque le constat de fraude nécessite des vérifications dans l’État membre dans lequel ce certificat a été délivré (49). En outre, dans l’hypothèse où l’institution émettrice procéderait à l’annulation ou au retrait du certificat E 101 à la suite d’une demande de l’institution compétente de l’État membre d’accueil, la saisine du juge de cet État pourrait s’avérer superflue. Le dialogue entre institutions compétentes peut ainsi permettre une économie de procédure(50). Même après une condamnation par le juge de l’État membre d’accueil, ce dialogue demeure essentiel. En particulier, l’annulation d’un certificat E 101, valant pour toute l’Union, ne saurait être prononcée que par l’institution émettrice (51), le juge de l’État membre d’accueil ne pouvant qu’écarter le certificat dans le cadre de la procédure dont il est saisi. En outre, ledit dialogue permet d’assurer le règlement des conséquences financières de la fraude et de garantir que les travailleurs n’aient pas à subir de désagréments dans l’exercice de leur droit à la sécurité sociale (52).

c)      Sur le principe de confiance mutuelle

87.      En deuxième lieu, le principe de confiance mutuelle n’appelle pas, selon moi, une interprétation différente de celle que je propose. Tout d’abord, il convient de relever que, en constatant qu’un certificat E 101 a été obtenu frauduleusement, le juge de l’État membre d’accueil ne remet pas en cause le respect du droit de l’Union par l’institution qui l’a émis. Un tel constat de fraude implique non pas qu’un manquement au droit de l’Union lui soit imputable, mais simplement qu’elle a été trompée par les manœuvres frauduleuses de l’employeur.

88.      Ensuite, dans l’hypothèse où, dans le cadre de leur dialogue, l’institution émettrice aurait procédé, à la demande de l’institution compétente de l’État membre d’accueil, au réexamen d’un certificat E 101 et aurait décidé de le maintenir en avançant que, selon elle, ce certificat n’a pas été obtenu ou invoqué de manière frauduleuse, le principe de confiance mutuelle impose, certes, au juge de l’État membre d’accueil de tenir dûment compte de cette réponse et des éventuels éléments invoqués par cette institution à son soutien. Toutefois, ce principe ne saurait obliger ce juge à se sentir lié par cette réponse alors qu’il disposerait par ailleurs d’éléments établissant cette fraude.

89.      Sur ce point, on ne saurait raisonner par analogie avec les instruments du droit de l’Union en matières civile et pénale, imposant aux juridictions nationales de reconnaître ou d’exécuter certains documents provenant d’autres États membres sans pouvoir, en principe, remettre en cause leur bien-fondé. En effet, ces instruments s’inscrivent dans le cadre d’une coopération entre autorités judiciaires, et cette donnée justifie le degré de confiance élevé sous‑tendant le système de reconnaissance et d’exécution prévu par ces instruments (53). Le même degré de confiance ne saurait être exigé d’un juge s’agissant de l’avis exprimé par une autorité administrative d’un autre État membre. En d’autres termes, le principe de confiance mutuelle ne saurait justifier que l’institution émettrice dispose d’une sorte de « droit de veto » sur la compétence du juge de l’État membre d’accueil d’écarter un certificat E 101 obtenu ou invoqué frauduleusement.

90.      En tout état de cause, je rappelle, enfin, que le principe de confiance mutuelle crée une présomption de respect du droit de l’Union, certes forte, mais pas irréfragable. Au contraire, cette présomption peut être renversée dans des « circonstances exceptionnelles » (54). À mon sens, la preuve d’une fraude constitue une telle circonstance.

d)      Sur les principes d’unicité de l’affiliation et de sécurité juridique

91.      En troisième lieu, le principe d’unicité de l’affiliation (55) n’appelle pas non plus une interprétation différente. Certes, comme le souligne Vueling, dans les affaires au principal, le constat de fraude et la mise à l’écart des certificats E 101 litigieux auraient notamment pour conséquence la condamnation de celle‑ci à payer à la CRPNPAC des dommages et intérêts équivalents à une partie des cotisations non versées en France, alors même que l’institution émettrice refuse à l’heure actuelle de revenir sur les cotisations déjà versées en Espagne, ce qui reviendrait, dans les faits, à imposer une double cotisation pour la même activité.

92.      Toutefois, de telles conséquences sont préjudiciables non pas aux travailleurs concernés, mais à l’employeur fraudeur. Or, ce dernier prend le risque de subir pareilles conséquences en perturbant, par sa fraude, le fonctionnement des règles du règlement nº 1408/71. Ces conséquences sont, en outre, susceptibles d’avoir un effet dissuasif contre la fraude (56).

93.      En quatrième lieu, quant au principe de sécurité juridique, il suffit de rappeler qu’une personne qui crée artificiellement ou élude les conditions afférentes à l’obtention d’un avantage issu du droit de l’Union n’est pas fondée à se prévaloir de ce principe afin de s’opposer à la perte de l’avantage concerné en application du principe d’interdiction des pratiques frauduleuses ou abusives (57).

e)      Sur le droit à un recours effectif

94.      En cinquième lieu, et à titre surabondant, dans l’affaire C‑37/18, l’interprétation que je suggère est étayée par des considérations tenant à la protection juridictionnelle effective dont un travailleur tel que M. Poignant doit pouvoir bénéficier en cas de fraude de son employeur.

95.      À cet égard, lorsqu’un employeur commet une fraude au moyen d’un certificat E 101, il prive le travailleur concerné des cotisations au régime de sécurité sociale auquel ce dernier devrait être affilié, conformément aux règles de conflit établies par le législateur de l’Union dans le règlement nº 1408/71. Pour autant que cette législation soit plus favorable que celle dans laquelle ce travailleur a été indûment maintenu du fait des manœuvres frauduleuses de l’employeur, il en résulte pour le premier un préjudice, dont il est en droit d’obtenir réparation. Ce serait, à mes yeux, un curieux retour des choses que la jurisprudence relative à l’effet contraignant du certificat E 101, dégagée par la Cour notamment pour protéger le droit à la libre circulation des travailleurs, puisse restreindre la possibilité d’une telle action en réparation.

96.      Au‑delà de cette considération, je relève qu’un travailleur n’a pas le pouvoir d’engager un dialogue entre institutions compétentes, au titre de l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement nº 1408/71, ou de faire en sorte qu’il soit engagé. Ainsi, si la compétence du juge de l’État membre d’accueil d’écarter un certificat E 101 dont il est démontré qu’il a été obtenu de manière frauduleuse, dans le cadre de pareille action en réparation, devait dépendre du déroulement de ce dialogue, cela reviendrait à conditionner l’accès au juge de ce travailleur par des exigences sur lesquelles ce dernier n’a aucune emprise. Un tel résultat est, à mes yeux, difficilement compatible avec le droit à un recours effectif, tel que prévu à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

97.      Certes, la Commission a fait valoir lors de l’audience, en réponse à une question de la Cour, que le travailleur pourrait intenter une action devant les juridictions de l’État membre d’envoi (soit celui de l’institution émettrice et celui où se trouve, en principe, le siège de l’employeur), lesquelles seraient pleinement compétentes pour écarter ou invalider le certificat E 101.

98.      À cet égard, j’admets que, de manière générale, le droit à un recours effectif ne garantit pas à un justiciable de pouvoir porter sa demande devant la juridiction de son choix. Ce qui importe, en principe, c’est qu’il existe quelque part un for, offrant les garanties liées au droit à un procès équitable, devant lequel ce justiciable puisse intenter son action (58).

99.      Toutefois, j’estime qu’un travailleur, en tant que partie faible dans la relation de travail, doit bénéficier d’un accès facilité au juge pour faire valoir ses droits contre son employeur. Cette considération s’intègre, à mon sens, aux exigences imposées par le droit fondamental à un recours effectif.

100. Sur ce point, l’article 21 du règlement Bruxelles I bis (59) est un référentiel pertinent. Conformément à cette disposition, le travailleur a certes le choix d’attraire son employeur devant les tribunaux de l’État membre où ce dernier a son siège. Toutefois, le législateur de l’Union a surtout permis au travailleur d’intenter son action devant le tribunal du lieu où il accomplit habituellement son travail, ce for étant considéré comme idoine, tant en termes de proximité avec le litige qu’au regard de l’impératif de protection du travailleur (60).

101. Étendre la jurisprudence de la Cour sur l’effet contraignant du certificat E 101 dans un tel contexte reviendrait, en pratique, à priver le travailleur du for le mieux à même de trancher le litige et de protéger ses intérêts et qui, de surcroît, me semble être le seul for « réaliste » en cas de fraude au certificat E 101. En effet, il est probable que la méconnaissance de la langue et du droit local ainsi que l’éloignement par rapport à son domicile fassent renoncer le travailleur à l’exercice de ses droits devant les juridictions de l’État membre d’envoi (61).

f)      Sur les limites de l’interprétation que je propose

102. Je tiens, pour finir, à souligner les limites de l’interprétation que je propose. Il ne s’agit pas de reconnaître un pouvoir général de remise en cause du certificat E 101 dans l’État membre d’accueil. D’une part, seul le juge de cet État pourra l’écarter (62). D’autre part, même devant ce juge, la présomption de régularité de l’affiliation établie par ce certificat ne disparaît pas. D’irréfragable, elle devient simplement mixte : elle peut être renversée par la preuve d’une fraude, au sens non pas du droit national, mais du droit de l’Union, et dont la définition est stricte. Enfin, comme je l’ai indiqué tout au long de cette section, le certificat E 101 pourra être écarté sur le fondement non pas de simples soupçons de fraude, mais d’éléments établissant celleci, devant être rapportés par les justiciables se prévalant de l’existence de la fraude.

103. Quant au risque de protectionnisme, parfois évoqué en doctrine, qu’emporterait une telle solution, je me bornerai à souligner que les États membres doivent avoir une confiance mutuelle dans leurs juridictions, lesquelles remplissent, en collaboration avec la Cour, une fonction qui leur est attribuée en commun, en vue d’assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités. Un juge national ne saurait ainsi faire l’objet de tels soupçons de protectionnisme, son indépendance supposant le respect de l’objectivité et l’absence de tout intérêt dans la solution du litige en dehors de la stricte application de la règle de droit. La Cour veille d’ailleurs activement au respect de cette indépendance (63). En outre, cette dernière pourra contrôler, dans le cadre du mécanisme du renvoi préjudiciel, le bon usage de l’exception de fraude (64).

g)      Conclusion intermédiaire

104. L’ensemble des considérations qui précèdent m’amène donc à la conclusion que le juge de l’État membre d’accueil est compétent pour écarter un certificat E 101 obtenu ou invoqué frauduleusement. Le déroulement du dialogue entre institutions compétentes prévu à l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement nº 1408/71 est sans incidence sur cette compétence. Que ce dialogue n’ait pas encore été initié par l’institution de cet État, qu’il soit en cours, ou que l’institution émettrice ne partage pas l’avis de la première institution, ce juge doit écarter ce certificat dès lors qu’il dispose des éléments établissant la fraude. L’arrêt Altun ne saurait, à mon sens, être interprété comme posant des conditions contraires à cette interprétation.

2.      À titre subsidiaire : sur l’application des conditions relatives au déroulement du dialogue entre institutions compétentes dans des circonstances telles que celles au principal

105. Je rappelle que, selon la lecture de l’arrêt Altun que suggèrent notamment Vueling, le gouvernement tchèque, l’Irlande et la Commission, le juge de l’État membre d’accueil est compétent pour écarter un certificat E 101 en cas de fraude uniquement à condition que les autorités de l’État membre d’accueil aient saisi l’institution émettrice d’éléments concrets qui donnent à penser que ce certificat a été obtenu frauduleusement et que cette dernière institution se soit abstenue de procéder à un réexamen dudit certificat, à la lumière de ces éléments, dans un délai raisonnable.

106. Selon eux, ces conditions ne sont pas remplies en l’occurrence. Les autorités françaises auraient dû interroger l’institution émettrice en mai 2008, après le procès-verbal dressé par l’inspection du travail. Or, elles ne l’ont fait que postérieurement à la condamnation de Vueling au pénal par la cour d’appel de Paris, le 31 janvier 2012 (65). Selon cette compagnie, le fait que les autorités françaises ont par la suite eu des échanges avec cette institution est dénué de pertinence. La Commission ajoute que, puisque ladite institution a adopté une décision prévoyant le maintien des certificats E 101 litigieux (66), la procédure de coopération devrait se poursuivre sous la forme d’une tentative de conciliation devant la commission administrative.

107. À mon sens, d’une part, le juge de l’État membre d’accueil ne saurait être privé de sa compétence d’écarter un certificat E 101 obtenu ou invoqué frauduleusement au seul motif qu’il a été saisi avant que le dialogue n’ait été initié par l’institution compétente de l’État membre d’accueil, conformément à l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement nº 1408/71. Une telle interprétation s’impose ne serait-ce que parce qu’un recours, qu’il soit pénal ou civil, peut être introduit par un particulier, tel que M. Poignant, n’ayant aucun contrôle sur l’enclenchement du dialogue entre institutions compétentes ni connaissance de son déroulement. Comme le soutient le gouvernement français, afin de permettre à l’institution émettrice, conformément au principe de coopération loyale, de s’exprimer et, le cas échéant, de procéder au retrait du certificat E 101, il est nécessaire et suffisant que ce dialogue ait lieu avant que le juge de l’État membre d’accueil ne se prononce définitivement.

108. D’autre part, concernant l’issue du dialogue, je comprends de la lecture de l’arrêt Altun suggérée par Vueling, le gouvernement tchèque, l’Irlande et la Commission que le juge de l’État membre d’accueil est compétent pour écarter un certificat E 101 obtenu ou invoqué frauduleusement soit lorsque l’institution émettrice n’a pas réexaminé le bien‑fondé du certificat en question et adopté une décision prévoyant son maintien ou son retrait dans un délai raisonnable, soit lorsque cette institution a adopté pareille décision dans un tel délai, mais qu’elle n’a pas expressément discuté, dans la motivation de cette décision, les éléments communiqués par l’institution compétente de l’État membre d’accueil (67).

109. Or, en l’occurrence, d’une part, l’institution émettrice a adopté une première décision concernant les certificats E 101 litigieux deux ans après la demande initiale des autorités françaises, tandis que sa décision définitive a été rendue plus de deux ans et demi après cette demande (68). Ces décisions ne sont manifestement pas intervenues dans un délai raisonnable (69). D’autre part, l’institution émettrice n’a pas discuté, dans la motivation de cette décision finale, les éléments avancés par les autorités françaises concernant la fraude, à savoir, notamment, les fausses déclarations de résidence (70).

110. Je suis donc d’avis que, dans des circonstances telles que celles au principal, les (éventuelles) conditions relatives au dialogue entre institutions compétentes doivent être considérées comme remplies.

C.      Sur la notion de « fraude », au sens du droit de l’Union

111. Les questions préjudicielles formulées par les juridictions de renvoi reposent sur la prémisse selon laquelle Vueling a commis une fraude, définitivement constatée par le juge pénal français.

112. Néanmoins, d’une part, cette prémisse se fonde sur la notion de fraude telle que comprise en droit français. Dans ce cadre, la fraude est caractérisée du fait de la méconnaissance intentionnelle de ce droit. Or, dans l’arrêt Altun, la Cour a entendu donner à la fraude en matière de sécurité sociale une acception autonome. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que la constatation d’une fraude repose sur un faisceau concordant d’indices établissant la réunion d’un élément objectif et d’un élément subjectif. L’élément objectif consiste dans le fait que les conditions requises aux fins de l’obtention et de l’invocation d’un certificat E 101, prévues au titre II du règlement nº 1408/71, ne sont pas remplies. L’élément subjectif correspond quant à lui à l’intention des intéressés de contourner ou d’éluder les conditions de délivrance dudit certificat, en vue d’obtenir l’avantage qui y est attaché (71).

113. D’autre part, la prémisse d’une fraude, au sens du droit de l’Union, est remise en cause devant la Cour. Vueling soutient qu’elle n’est présente dans aucun de ses éléments. Le gouvernement tchèque est également de cet avis, tandis que la Commission émet des réserves à cet égard. Seuls M. Poignant, la CRPNPAC et le gouvernement français estiment qu’une fraude a été incontestablement (et définitivement) établie en l’occurrence.

114. Dans ces conditions, il y a lieu, selon moi, de donner tous les éléments d’interprétation utiles concernant la notion de « fraude », au sens du droit de l’Union, ne serait‑ce que pour permettre aux juridictions de renvoi de vérifier si les éléments de celle‑ci sont réunis dans les présentes affaires. En outre, ces précisions s’imposent dans un souci de sécurité juridique, afin d’éviter les divergences d’appréciation et les décisions contradictoires dans les États membres s’agissant de ce qui constitue une pratique frauduleuse en matière de sécurité sociale.

115. En conséquence, je me pencherai sur l’interprétation des éléments objectif (2) et subjectif (3) de la fraude, au regard des circonstances en cause au principal. J’estime néanmoins utile de donner, à titre liminaire, quelques explications permettant, selon moi, de mieux saisir le contexte général dans lequel s’inscrivent les présentes affaires (1).

1.      Sur la structure organisationnelle adoptée par les compagnies aériennes low cost et la réaction des législateurs français et de l’Union

116. Selon les études que j’ai pu consulter, les compagnies aériennes « historiques » sont traditionnellement organisées sur la base d’un modèle de transport dit « hubandspoke ». À ce titre, elles disposent d’une base d’exploitation (parfois de plusieurs), soit un aéroport pivot (hub) autour duquel s’organisent des destinations (spokes) et où sont également effectuées les correspondances entre celles‑ci. Cette base d’exploitation concentre notamment le siège de la compagnie et le parc des aéronefs et constitue la « base d’affectation » (72) de son personnel navigant, soit l’aéroport à partir duquel ce personnel reçoit ses plannings de vol, débute ses missions et revient à l’issue de celles‑ci. En revanche, les destinations ne constituent que de simples escales.

117. Les compagnies aériennes low cost ont, quant à elles, progressivement adopté un autre modèle, dit « pointtopoint ». Si ces compagnies disposent en général toujours d’une base principale d’exploitation servant de hub, elles assurent essentiellement des liaisons relativement courtes entre deux destinations permettant de multiples rotations d’aéronefs à un rythme soutenu. L’objectif de faciliter au mieux ces rotations a incité ces compagnies à affecter de façon prolongée personnel et équipement auprès des aéroports desservis et, dans ce contexte, à constituer de nouvelles bases prenant progressivement de l’importance sur le plan logistique et humain.

118. Dans ce contexte, certaines compagnies low cost ont développé une pratique consistant à recruter des travailleurs qu’elles affectent durablement à des bases d’exploitation secondaires situées sur le territoire d’autres États membres, tout en leur appliquant le droit social et le droit de la sécurité sociale de l’État membre de leur base principale d’exploitation, à l’exclusion des normes et des cotisations prévues dans les États membres dans lesquels se trouvent ces bases secondaires. À cette fin, ces mêmes compagnies ont notamment eu recours à la figure du détachement de travailleurs, en arguant que leur présence dans des États membres autres que celui de leur base principale d’exploitation relève de la liberté de prestation de services (73).

119. Le législateur français a entendu combattre cette pratique en précisant ce qui constitue, pour une compagnie aérienne, un établissement stable, selon une définition proche de celle donnée à cette notion dans la jurisprudence de la Cour, afin de justifier de l’application du droit français au titre de l’article L. 1262‑3 du code du travail (74). À cette fin fut adopté l’article R. 330‑2‑1 du code de l’aviation civile, précisant que ledit article L. 1262‑3 est applicable aux entreprises de transport aérien au titre de leurs « bases d’exploitation » situées sur le territoire français, une telle « base » étant définie comme étant « un ensemble de locaux ou d’infrastructures à partir desquels une entreprise exerce de façon stable, habituelle et continue une activité de transport aérien avec des salariés qui y ont le centre effectif de leur activité professionnelle » (75). En l’espèce, la cour d’appel de Paris a précisément fondé son arrêt du 31 janvier 2012, condamnant Vueling au pénal, sur ces dispositions. Cette juridiction a exclu l’application des règles du détachement dès lors que cette compagnie disposait, à Roissy, d’une telle « base » (76).

120. Le législateur de l’Union a également pris acte de la pratique en question. À ce sujet, il convient de rappeler que, tandis que le règlement nº 1408/71 prévoit, à son article 14, paragraphe 2, sous a), des règles spéciales pour le personnel navigant des compagnies aériennes – qui sont applicables ratione temporis dans les présentes affaires et sur lesquelles je reviendrai ci‑après –, le législateur de l’Union n’avait pas repris, dans la version initiale du règlement nº 883/2004, ces règles spéciales dans un souci de simplification. La situation du personnel navigant devait donc être appréciée à l’aune des règles générales relatives aux travailleurs occupés dans deux ou plusieurs États membres, lesquelles, appliquées au personnel navigant, tendaient à désigner, la plupart du temps, la loi du siège de l’employeur. Néanmoins, il a saisi l’occasion de l’adoption du règlement (UE) nº 465/2012 (77) pour introduire dans le règlement nº 883/2004 une nouvelle règle spéciale, prenant la forme d’une fiction juridique selon laquelle l’activité du personnel navigant est réputée effectuée dans le seul État membre de sa base d’affectation, fiction entraînant ainsi l’application de la loi de cet État au titre de la lex loci laboris (78). En d’autres termes, la « base d’affectation » est devenue le critère de rattachement en matière de sécurité sociale pour le personnel navigant des compagnies aériennes.

2.      Sur l’élément objectif de la fraude

121. Je rappelle que l’élément objectif de la fraude réside dans le fait que les conditions requises aux fins de l’obtention et de l’invocation d’un certificat E 101 ne sont pas remplies.

122. En l’occurrence, il y a lieu de clarifier d’emblée un point, tenant au fondement juridique sur la base duquel les certificats E 101 litigieux ont été délivrés par l’institution émettrice. En effet, un tel certificat ne peut, en tout état de cause, prouver que le respect des conditions prévues par la disposition au titre de laquelle il a été délivré (79).

123. À cet égard, la Cour de cassation, chambre sociale, indique dans sa décision de renvoi et sa première question dans l’affaire C‑37/18 que ces certificats ont été délivrés sur le fondement de l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 1408/71 et de l’article 11, paragraphe 1, du règlement d’application nº 574/72, c’est‑à‑dire des règles applicables au détachement de travailleurs.

124. En revanche, le tribunal de grande instance de Bobigny laisse entendre, dans sa décision de renvoi dans l’affaire C‑370/17, que lesdits certificats ont en fait été délivrés au titre de l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement nº 1408/71 et de l’article 12 bis, paragraphe 1 bis, du règlement d’application nº 574/72, soit les règles applicables au personnel roulant ou navigant des entreprises de transport international. La première question de cette juridiction entretient le doute, en indiquant que ces mêmes certificats auraient été émis « conformément » aux dispositions combinées des articles 11, paragraphe 1, et 12 bis, paragraphe 1 bis, du règlement d’application nº 574/72, soit au titre tant des règles du détachement que des règles applicables au personnel roulant ou navigant.

125. En réalité, ainsi qu’il ressort du dossier dont dispose la Cour, et comme l’indique la Cour de cassation, chambre sociale, les certificats E 101 litigieux ont bien été demandés par Vueling et délivrés par l’institution émettrice sur le (seul) fondement des règles applicables au détachement de travailleurs. Je procéderai donc sur la base de cette prémisse dans les présentes conclusions. Il appartiendra au tribunal de grande instance de Bobigny, seul compétent pour apprécier les faits, de le vérifier par lui‑même (80).

126. Cela étant précisé, j’expliquerai pourquoi des certificats E 101 ne pouvaient pas être valablement délivrés sur le fondement des règles applicables au détachement de travailleurs dans des circonstances telles que celles en cause au principal (a). J’expliquerai ensuite pourquoi les travailleurs concernés n’auraient pas non plus pu être placés ou maintenus sous la législation du siège de l’employeur au titre des règles applicables au personnel roulant ou navigant (b).

a)      Sur la non-applicabilité de l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 1408/71 au personnel navigant des compagnies aériennes effectuant du transport international

127. Vueling avance que les règles relatives au détachement de travailleurs, prévues à l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 1408/71 et à l’article 11, paragraphe 1, du règlement d’application nº 574/72, peuvent s’appliquer au personnel navigant d’une compagnie aérienne effectuant, comme elle, du transport international de passagers.

128. Toutefois, à mon sens, comme l’a fait valoir le représentant de M. Poignant et de la CRPNPAC lors de l’audience, le personnel navigant de pareille compagnie aérienne relève de l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement nº 1408/71 et ne saurait être « détaché » dans un État membre en vertu de l’article 14, paragraphe 1, sous a), de ce règlement.

129. Cette interprétation découle, d’abord, de l’économie du règlement nº 1408/71. Les règles du détachement et celles applicables au personnel roulant ou navigant des entreprises de transport international constituent, comme l’indique l’en-tête de l’article 14 de ce règlement, deux exceptions au principe de la lex loci laboris posé à l’article 13, paragraphe 2, sous a), dudit règlement. La structure de l’article 14 et sa relation avec l’article 13 soulignent que la première exception n’a pas vocation à être invoquée pour déroger à la seconde.

130. Ladite interprétation s’impose, ensuite, au regard du libellé même des dispositions pertinentes du règlement nº 1408/71, lu à la lumière du contexte général dans lequel ces dispositions s’inscrivent. Je rappelle que l’article 14, paragraphe 1, sous a), de ce règlement vise « la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un État membre [...] et qui est détachée [...] sur le territoire d’un autre État membre ». À l’inverse, l’article 14, paragraphe 2, sous a), dudit règlement vise la situation de travailleurs réputés exercer une activité salariée, comme l’indique l’en-tête de ce paragraphe, « sur le territoire de deux ou plusieurs États membres » (81).

131. À cet égard, si la notion de « détachement », au sens de l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 1408/71 n’est pas définie dans ce règlement, les conditions prévues par cette disposition traduisent l’idée d’un travailleur sédentaire, exerçant habituellement son activité dans un État membre, envoyé temporairement dans un autre État membre et retournant à terme dans le premier État membre. Or, le personnel navigant d’une compagnie aérienne, employé à bord d’avions amenés à faire des vols internationaux, ne peut pas s’inscrire dans un tel schéma, faute de rattachement au territoire d’un État membre où le travail est habituellement effectué. Pour ce personnel, mobile par hypothèse, l’exercice d’activités dans plusieurs États membres constitue un aspect normal des modalités de travail (82). Ce contexte justifie que le législateur de l’Union a prévu, dans ledit règlement, un critère de rattachement spécifique pour ce même personnel (83).

132. Enfin, l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 1408/71 doit, selon la Cour, en sa qualité de dérogation, être interprété strictement (84). Cette disposition ne saurait donc être appliquée par analogie au personnel roulant ou navigant relevant du paragraphe 2, sous a), de cet article (85).

b)      Sur l’interprétation de l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement nº 1408/71 dans des circonstances telles que celles au principal

133. À mon sens, le constat selon lequel les certificats E 101 litigieux ne pouvaient pas valablement être délivrés sur le fondement des dispositions applicables au détachement de travailleurs est susceptible, en soi, de caractériser l’élément objectif de la fraude.

134. Cela étant, dès lors que l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement nº 1408/71 prévoit, en principe, l’application de la loi de l’État membre du siège de l’employeur et que des certificats E 101 auraient pu, hypothétiquement, être émis au titre de cette disposition, j’estime opportun, pour éviter toute accusation de formalisme, d’expliquer pourquoi pareils certificats ne pouvaient pas non plus être valablement délivrés par l’institution émettrice au titre de cette disposition.

135. À cet égard, je rappelle que, si l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement nº 1408/71 prévoit, en principe, l’application de la loi du siège de l’employeur, cette disposition réserve également l’application de certaines exceptions. En particulier, son point i) prévoit que « la personne occupée par une succursale ou une représentation permanente que ladite entreprise possède sur le territoire d’un État membre autre que celui où elle a son siège est soumise à la législation de l’État membre sur le territoire duquel cette succursale ou représentation permanente se trouve ».

136. Conformément à ce libellé, deux conditions cumulatives doivent être remplies pour que cette règle s’applique à un travailleur : d’une part, il doit exister une « succursale ou une représentation permanente » de l’employeur dans un État membre autre que celui de son siège ; d’autre part, ce travailleur doit être « occupé par » cette entité.

137. À cet égard, concernant la première de ces conditions, les débats qui se sont tenus devant la Cour quant à l’existence d’une « succursale ou représentation permanente » dans les circonstances en cause au principal font, selon moi, écho aux explications figurant aux points 117 à 119 des présentes conclusions.  En effet, Vueling soutient que, à l’époque des faits, elle se bornait à effectuer, à titre expérimental, des vols réguliers entre plusieurs villes espagnoles et Paris dans des créneaux horaires impliquant que certains aéronefs stationnent, entre deux vols, la nuit, sur le tarmac de l’aéroport Paris‑Charles‑de‑Gaulle. Ce faisant, elle rejette l’idée selon laquelle elle aurait disposé d’une telle entité ou de toute autre forme d’établissement secondaire dans cet aéroport et, en substance, se réclame de l’exercice de la libre prestation de services.

138. Toutefois, l’existence d’une « succursale ou [d’]une représentation permanente », au sens de l’article 14, paragraphe 2, sous a), point i), du règlement nº 1408/71, dans des circonstances telles que celles au principal, fait peu de doute à mes yeux.

139. À cet égard, il convient de relever que ladite notion de « succursale ou représentation permanente » n’est pas définie par ce règlement, lequel n’opère pas non plus de renvoi au droit des États membres en la matière. Partant, elle doit recevoir une interprétation autonome, qui doit être recherchée conformément au sens habituel de ces termes dans le langage courant, tout en tenant compte du contexte dans lequel ils sont utilisés et des objectifs poursuivis par la réglementation dont ils font partie (86).

140. Dans son sens habituel, le terme « succursale » renvoie à une forme d’établissement secondaire (par opposition à l’établissement principal de l’entreprise) n’ayant pas de personnalité morale propre (par opposition à une filiale) et disposant d’une certaine autonomie. Le terme « représentation permanente » traduit une réalité voisine, impliquant une entité stable agissant au nom et pour le compte d’un établissement principal.

141. Quant au contexte et aux objectifs poursuivis par le règlement nº 1408/71, celui‑ci étant tout à la fois un instrument s’inscrivant dans le cadre du marché intérieur et un instrument de droit international privé, les définitions données par la Cour à des notions voisines dans ces domaines fournissent des indications pertinentes. À cet égard, d’une part, je rappelle que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, une succursale constituée dans un État membre par une société relevant du droit d’un autre État membre constitue une forme d’établissement secondaire, relevant de l’article 49 TFUE (87). Dans ce cadre, la notion d’« établissement » implique une infrastructure permettant d’exercer de façon stable et continue une activité professionnelle et, à partir de ladite infrastructure, de s’adresser, entre autres, aux ressortissants de l’État membre en question (88). D’autre part, une réalité analogue se retrouve dans la jurisprudence de la Cour concernant la notion de « succursale, agence ou tout autre établissement », figurant à l’article 7, point 5, du règlement Bruxelles I bis, laquelle implique un centre d’opérations qui se manifeste d’une façon durable vers l’extérieur comme le prolongement d’une maison mère, pourvu d’une direction et matériellement équipé de façon à pouvoir négocier des affaires avec des tiers (89).

142. Il ressort de l’ensemble de ces éléments qu’une « succursale ou une représentation permanente », au sens de l’article 14, paragraphe 2, sous a), point i), du règlement nº 1408/71, est une forme d’établissement secondaire, présentant un caractère de stabilité, exerçant une activité économique tournée vers l’extérieur et disposant, à cette fin, de moyens matériels et humains organisés, et d’une certaine autonomie par rapport à l’établissement principal de l’employeur.

143. Dans le domaine du transport aérien, il me semble, à l’instar de la Cour de cassation, chambre sociale (90), que la réalité visée par ladite notion de « succursale ou représentation permanente » se confond largement, si ce n’est intégralement, avec une base d’exploitation, telle que définie notamment en droit français (91).

144. Or, la cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 31 janvier 2012 ayant condamné Vueling au pénal, a établi, eu égard aux circonstances rapportées aux points 19, 21 et 24 des présentes conclusions, que cette compagnie aérienne disposait à Roissy d’une telle base. Sous réserve de vérification par les juridictions de renvoi, seules compétentes pour apprécier les faits, la caractérisation d’une « succursale ou représentation permanente », au sens de l’article 14, paragraphe 2, sous a), point i), du règlement nº 1408/71, est acquise selon moi (92).

145. S’agissant de la seconde condition ressortant de cette disposition, selon laquelle le travailleur concerné doit être « occupé par » la succursale ou la représentation de l’employeur, Vueling a soutenu que tel ne pouvait pas être le cas des travailleurs « détachés » auprès de sa base de Roissy (dont je rappelle qu’elle conteste l’existence), dès lors que celle‑ci ne disposait pas de l’autorité qui caractérise un employeur ou d’une compétence en matière de gestion du personnel navigant aérien, cette gestion ayant toujours relevé du siège social à Barcelone. Néanmoins, ici encore, il fait peu de doute, à mes yeux, que cette condition est remplie dans des circonstances telles que celles en cause au principal.

146. À cet égard, je relève que, tandis que la règle de principe de la lex loci laboris, prévue à l’article 13, paragraphe 2, sous a), du règlement nº 1408/71, vise à garantir l’égalité de traitement de tous les travailleurs occupés sur le territoire d’un même État membre (93), les règles prévues à l’article 14, paragraphe 2, sous a), de ce règlement traduisent, quant à elles, à défaut de pouvoir identifier un territoire unique où l’activité est exercée, le souci de prévoir des critères de rattachement désignant la loi la plus proche du travailleur, en vertu d’un principe de proximité usuel en droit international privé. Ainsi, lorsque le travailleur est occupé par une succursale ou une représentation permanente de l’employeur, la loi de l’État membre où est située cette entité s’applique au motif que cette loi est réputée plus proche du travailleur concerné que ne le serait celle de l’État du siège de l’employeur (94).

147. Quant aux implications de ce principe de proximité, il est possible de raisonner par analogie avec la jurisprudence relative au droit international privé du travail. En la matière, il est admis de longue date qu’une relation de travail est, en règle générale, étroitement liée avec, d’une part, la loi et, d’autre part, le juge, du lieu où le travailleur exerce effectivement ses activités (95). Lorsqu’un travailleur exerce son activité en une multiplicité de lieux, la Cour a jugé, en particulier dans l’arrêt Nogueira e.a. (96), concernant précisément le personnel navigant, que la relation de travail présentait un rattachement significatif avec le lieu à partir duquel un travailleur s’acquitte principalement de ses obligations à l’égard de son employeur, correspondant au lieu où celui-ci reçoit les instructions sur ses missions de transport et organise son travail, à partir duquel il débute ces missions et où il rentre après celles-ci. Dans cet arrêt, la Cour a relevé que ce lieu coïncide, pour ce même personnel navigant, et sauf indices contraires, avec sa « base d’affectation » (97).

148. Transposé à l’article 14, paragraphe 2, sous a), point i), du règlement nº 1408/71, ce raisonnement implique que, aux fins de l’application de cette disposition, il suffit de vérifier si le travailleur exerce son activité dans, ou à partir de, la succursale ou la représentation permanente de l’employeur. S’agissant du personnel navigant, tel est le cas, en règle générale, si sa « base d’affectation » s’y trouve, ce qui semblait être le cas dans les affaires au principal, eu égard aux circonstances décrites aux points 19 et 21 des présentes conclusions. Il reviendra toutefois aux juridictions de renvoi, ici encore, de le vérifier.

3.      Sur l’élément subjectif de la fraude

149. Afin de conclure à l’existence d’une fraude, il est nécessaire, comme je l’ai précédemment indiqué, d’établir que l’intéressé a eu l’intention de contourner ou d’éluder les conditions de délivrance du certificat E 101, en vue d’obtenir l’avantage qui y est attaché. En l’occurrence, Vueling avance qu’il n’y a eu aucune tentative de dissimulation de sa part, celle-ci ayant déclaré le détachement de ses travailleurs aux autorités françaises et demandé le prolongement de ce détachement auprès de l’institution française compétente.

150. Il n’appartient pas à la Cour de déterminer si la preuve d’une telle intention frauduleuse de la part de Vueling est établie dans les circonstances en cause au principal. Néanmoins, il convient de fournir aux juridictions de renvoi, eu égard auxdites circonstances, tous les éléments d’interprétation du droit de l’Union susceptibles de les aider à statuer.

151. À cet égard, il y a lieu de rappeler d’emblée que la preuve d’une intention frauduleuse peut découler d’une action volontaire, telle que la présentation erronée de la situation réelle du travailleur détaché ou de l’entreprise détachant ce travailleur, ou d’une omission volontaire, telle que la dissimulation d’une information pertinente (98). À mon sens, le caractère volontaire de l’action ou de l’omission en cause peut se déduire de circonstances factuelles objectives (99). Dans ce cadre, je ferai deux observations supplémentaires.

152. En premier lieu, la circonstance, pour une compagnie aérienne effectuant du transport international de passagers, d’avoir sollicité l’émission de certificats E 101 au titre de l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 1408/71 pour envoyer son personnel navigant dans une succursale dans un autre État membre est déjà, en soi, de nature à soulever des questions quant à ses motivations réelles.

153. En effet, j’observe que l’application de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de ce règlement implique deux inconvénients majeurs pour une telle compagnie. D’une part, sur le plan procédural, l’article 12 bis, paragraphe 1 bis, du règlement d’application nº 574/72 ne lui permet pas de demander à l’institution compétente de l’État membre de son siège la délivrance de certificats E 101 pour son personnel navigant (un tel certificat devant être demandé par  le travailleur lui‑même) alors que, conformément à l’article 11, paragraphe 1, de ce règlement, il peut le faire en cas de détachement. D’autre part, quant au fond, l’article 14, paragraphe 2, sous a), point i), du règlement nº 1408/71 prévoit, à titre d’exception, l’application de la loi de la succursale ou de la représentation permanente occupant les travailleurs concernés, là où les règles du détachement permettraient d’éviter l’application de cette exception et d’assurer l’application de la loi de l’État membre du siège.

154. En second lieu, les juridictions de renvoi ont indiqué, ainsi qu’il est évoqué aux points 20 et 24 des présentes conclusions, que Vueling avait domicilié un grand nombre des travailleurs « détachés » à l’adresse de son propre siège en Espagne alors qu’ils résidaient en réalité en France, étant en outre ressortissants français, tandis que, par ailleurs, la moitié d’entre eux ne travaillaient pas habituellement pour le compte de cette compagnie aérienne et avaient été embauchés moins de trente jours avant leur détachement, certains la veille ou le jour même. Ces circonstances soulèvent également des questions.

155. En effet, même à supposer qu’une compagnie aérienne effectuant du transport international croie, par erreur, que les règles relatives au détachement de travailleurs sont susceptibles de s’appliquer à son personnel navigant (100), le fait de ne pas divulguer à l’institution émettrice le lieu de résidence réel des travailleurs concernés peut participer à dissimuler un détournement de ces règles.

156. À cet égard, je relève que, certes, l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 1408/71 n’empêche pas une entreprise de détacher des travailleurs dans l’État membre où ils résident. Cette disposition n’interdit pas non plus que ces travailleurs aient la nationalité de l’État membre dans lequel ils sont envoyés. En outre, selon la jurisprudence de la Cour, la seule circonstance qu’un travailleur a été recruté en vue de son détachement ne fait pas, en soi, obstacle à ce qu’il relève des règles du détachement (101).

157. Toutefois, il me semble que, en cas de cumul de ces circonstances – le recrutement de travailleurs ayant la nationalité d’un État membre, résidant dans cet État, en vue de leur emploi dans ledit État –, la figure du détachement est artificielle (102). À cet égard, je rappelle que l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 1408/71 a essentiellement pour objet de promouvoir la libre prestation des services au bénéfice des entreprises qui en font usage en envoyant des travailleurs dans d’autres États membres que celui dans lequel elles sont établies et, dans ce contexte, d’éviter les complications administratives (103). Les règles du détachement ne sauraient donc s’appliquer à des travailleurs directement recrutés dans l’État dans lequel ils ont vocation à être détachés (104).

158. Il reviendra, en définitive, aux juridictions de renvoi de vérifier le comportement de Vueling dans les affaires au principal. Dans ce cadre, cette compagnie devra disposer de la possibilité de réfuter les éléments discutés dans les présentes conclusions, dans le respect des garanties liées au droit à un procès équitable. Celle‑ci devra notamment pouvoir s’expliquer sur les déclarations de résidence erronées qu’elle a fournies aux autorités espagnoles.

D.      Sur l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil

159. Par sa seconde question dans l’affaire C‑37/18, la Cour de cassation, chambre sociale, demande, en substance, si le principe de primauté du droit de l’Union s’oppose à ce qu’une juridiction nationale, tenue en application de son droit interne par l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, tire les conséquences d’une décision pénale incompatible avec le droit de l’Union en condamnant un employeur à des dommages et intérêts envers un travailleur du seul fait de la condamnation pénale de cet employeur pour les mêmes faits.

160. Le principe de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil est, dans l’ordre juridique français, un principe prétorien, objet d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation selon laquelle les décisions des juridictions pénales ont au civil l’autorité de chose jugée à l’égard de tous. Cette autorité ne se limite pas au dispositif d’une décision pénale, c’est‑à‑dire à la déclaration de culpabilité ou d’innocence de l’accusé et à sa condamnation à une peine donnée ou sa relaxe. Elle s’étend également aux motifs de cette décision (105). En conséquence, le juge civil, statuant sur les mêmes faits que le juge pénal, a l’interdiction de remettre en cause non seulement la condamnation ou la relaxe pénale de l’accusé en tant que telle, mais également les constatations de fait et les qualifications juridiques retenues par le juge pénal. Ces éléments bénéficient d’une présomption irréfragable de vérité et ne peuvent donc plus être discutés devant le juge civil (106).

161. La cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 4 mars 2016, s’est ainsi fondée sur la qualification de travail dissimulé, retenue dans l’arrêt qu’elle avait rendu au pénal le 31 janvier 2012 à l’encontre de Vueling, pour condamner cette compagnie à indemniser M. Poignant (107). Dans l’hypothèse où la Cour jugerait (contrairement à ce que je lui suggère) que le juge de l’État membre d’accueil ne peut pas écarter un certificat E 101 dans des circonstances telles que celles au principal, cette qualification serait incompatible avec le droit de l’Union (108). Il s’agirait alors de savoir si ce dernier arrêt pouvait valablement avoir, au civil, autorité de chose jugée quant à la caractérisation du délit reproché à Vueling.

162. D’emblée, je précise que, à mon sens, le principe de primauté du droit de l’Union n’offre pas, à lui seul, le test idoine pour trancher cette question. En effet, il ne s’agit pas de faire d’emblée primer l’application du règlement nº1408/71 sur le principe de l’autorité de la chose jugée tel que conçu en droit français. Je ne pense pas non plus que l’autonomie procédurale des États membres et, dans ce cadre, les tests d’équivalence et d’effectivité, invoqués par le gouvernement français, soient pertinents. En effet, le point de savoir ce qui peut être revêtu de l’autorité de la chose jugée constitue non pas une question d’ordre procédural, mais une question de fond.

163. Dans ce contexte, j’observe que, d’une part, le principe de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil peut faire obstacle à l’effectivité du droit de l’Union. Dans l’hypothèse où une décision pénale serait contraire à ce droit, elle devrait tout de même être appliquée par le juge civil. D’autre part, le principe de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil reflète, comme l’indiquent M. Poignant et le gouvernement français, un objectif légitime de sécurité juridique, consistant à éviter les contradictions entre décisions pénales et décisions civiles portant sur les mêmes faits. Transparaissent, en filigrane, des considérations de politique judiciaire tenant au rôle particulier reconnu aux juridictions pénales (109). Il y a donc lieu, selon moi, de procéder à une mise en balance entre l’effectivité du droit de l’Union et cet objectif légitime (110).

164. S’agissant de cette mise en balance, la Cour a certes itérativement reconnu l’importance que revêt, tant dans l’ordre juridique de l’Union que dans les ordres juridiques nationaux, le principe de l’autorité de la chose jugée. En effet, en vue de garantir aussi bien la stabilité du droit et des relations juridiques qu’une bonne administration de la justice, il importe que des décisions juridictionnelles devenues définitives après épuisement des voies de recours disponibles ou après expiration des délais prévus pour ces recours ne puissent plus être remises en cause. Le droit de l’Union n’impose partant pas au juge national, en principe, d’écarter l’application des règles de procédure internes conférant l’autorité de la chose jugée à une décision juridictionnelle, même si cela permettrait de remédier à une situation incompatible avec ce droit (111).

165. Toutefois, comme le fait valoir la Commission, si le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce que la condamnation ou la relaxe prononcée par une décision pénale (en d’autres termes, le dispositif de cette décision) soit revêtue de l’autorité de la chose jugée et ne puisse plus être remise en cause, quand bien même elle serait contraire au droit de l’Union (112), étendre cette autorité aux qualifications retenues par le juge pénal alors que leur incompatibilité avec le droit de l’Union serait établie devant le juge civil porterait une atteinte trop importante à l’effectivité de ce droit. Le particulier concerné verrait les droits qu’il tire de l’effet direct du droit de l’Union méconnus à nouveau, dans le cadre d’une deuxième décision. Le droit de l’Union s’oppose donc, selon moi, à une telle règle interne relative à l’autorité de la chose jugée (113).

166. Contrairement à ce que soutient le gouvernement français, cette interprétation n’est pas remise en cause par l’arrêt Di Puma et Zecca (114). Je rappelle que, dans cet arrêt, la Cour a jugé que l’obligation pour les États membres, résultant de la législation de l’Union, de prévoir des sanctions administratives effectives, proportionnées et dissuasives en matière d’opérations d’initiés ne s’oppose pas à une règle nationale prévoyant que les constatations factuelles opérées dans une décision pénale quant à l’établissement des éléments constitutifs de pareille opération bénéficient de l’autorité de la chose jugée, règle ayant pour conséquence que, en cas de relaxe de l’accusé par le juge pénal, une procédure de sanction administrative pécuniaire portant sur les mêmes faits doive être clôturée sans condamnation.

167. Or, la Cour s’est bornée à juger que l’autorité de la chose jugée au pénal sur l’administratif ne faisait pas obstacle à ce que les infractions en la matière puissent être constatées et sanctionnées de manière effective dans la mesure où les constatations factuelles revêtues de cette autorité ont donné lieu à un débat contradictoire devant le juge pénal et que l’autorité nationale en charge d’imposer ces sanctions administratives a les moyens de s’assurer qu’un jugement pénal de condamnation ou de relaxe soit prononcé en tenant compte de l’ensemble des éléments de preuve dont elle dispose (115). Elle ne s’est donc pas prononcée sur l’hypothèse dans laquelle le juge pénal aurait retenu des qualifications incompatibles avec le droit de l’Union – en adoptant, par exemple, une interprétation de la notion d’« opération d’initié » contraire à ce droit.

168. Compte tenu de tout ce qui précède, je propose à la Cour de répondre à la seconde question de la Cour de cassation, chambre sociale, dans l’affaire C‑37/18 que le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une juridiction nationale, tenue en application de son droit interne par l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, tire les conséquences d’une décision pénale incompatible avec le droit de l’Union en condamnant un employeur à des dommages et intérêts envers un travailleur du seul fait de la condamnation pénale de cet employeur pour les mêmes faits.

VI.    Conclusion

169. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par le tribunal de grande instance de Bobigny (France) dans l’affaire C‑370/17 et par la Cour de cassation, chambre sociale (France), dans l’affaire C‑37/18 :

1)      L’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement (CEE) nº 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) nº 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996, tel que modifié par le règlement (CE) nº 1992/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2006, et l’article 11, paragraphe 1, du règlement (CEE) nº 574/72 du Conseil, du 21 mars 1972, fixant les modalités d’application du règlement nº 1408/71, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement nº 118/97, doivent être interprétés en ce sens que le juge de l’État membre d’accueil est compétent pour écarter un certificat E 101 dès lors qu’il dispose des éléments établissant que ce certificat a été obtenu ou invoqué frauduleusement. Le déroulement du dialogue entre institutions compétentes, prévu à l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement nº 1408/71, tel que modifié par le règlement nº 1992/2006, est sans incidence sur cette compétence.

2)      Le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une juridiction nationale, tenue en application de son droit interne par l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, tire les conséquences d’une décision pénale incompatible avec le droit de l’Union en condamnant un employeur à des dommages et intérêts envers un travailleur du seul fait de la condamnation pénale de cet employeur pour les mêmes faits.


1      Langue originale : le français.


2      Le certificat E 101, intitulé « attestation concernant la législation applicable », est un formulaire‑type rédigé par la commission administrative pour la sécurité sociale des travailleurs migrants (ci‑après la « commission administrative »). Voir décision nº 202 de la commission administrative, du 17 mars 2005, concernant les modèles de formulaires nécessaires à l’application des règlements (CEE) nº 1408/71 et (CEE) nº 574/72 du Conseil (E 001, E 101, E 102, E 103, E 104, E 106, E 107, E 108, E 109, E 112, E 115, E 116, E 117, E 118, E 120, E 121, E 123, E 124, E 125, E 126, E 127) (JO 2006, L 77, p. 1). Par la suite, ce certificat est devenu le document portable A1. Eu égard à la date des faits en cause au principal, j’utiliserai dans les présentes conclusions l’appellation de certificat E 101.


3      Règlement du Conseil du 14 juin 1971, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) nº 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996 (JO 1997, L 28, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE) nº 1992/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2006 (JO 2006, L 392, p. 1) (ci‑après le « règlement nº 1408/71 »).


4      Règlement du Conseil du 21 mars 1972 fixant les modalités d’application du règlement nº 1408/71, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement nº 118/97, tel que modifié par le règlement (CE) n° 647/2005 du Parlement européen et du Conseil, du 13 avril 2005 (ci‑après le « règlement d’application nº 574/72 »).


5      Arrêt du 6 février 2018, Altun e.a. (C‑359/16, ci‑après l’« arrêt Altun », EU:C:2018:63).


6      Selon la définition fournie par la résolution du Parlement européen du 14 septembre 2016 sur le dumping social dans l’Union européenne (A8‑0255/2016), la notion de « dumping social » « recouvre un large éventail de pratiques abusives intentionnelles et le contournement de la législation européenne et nationale en vigueur (y compris les dispositions législatives et les conventions collectives d’application générale), qui permettent le développement d’une concurrence déloyale en minimisant de façon illégale la charge salariale et les frais de fonctionnement et aboutit à des violations des droits des travailleurs et à l’exploitation des travailleurs ».


7      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 (JO 2004, L 100, p. 1).


8      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 (JO 2004, L 166, p. 1).


9      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 (JO 2009, L 284, p. 1).


10      JORF du 13 mars 2007.


11      JORF du 23 novembre 2006.


12      Consécutivement à l’entrée en vigueur de l’article R. 330‑2‑1 du code de l’aviation civile, l’article L. 342‑4 du code du travail a été remplacé par l’article L. 1262‑3 de ce dernier code. Cet article R. 330‑2‑1 n’a cependant pas été modifié en conséquence.


13      En droit français, lorsqu’un travailleur rompt unilatéralement son contrat de travail en raison de faits qu’il reproche à son employeur, cette rupture constitue une prise d’acte et produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Toutefois, le travailleur ne peut rompre le contrat de travail aux torts de l’employeur qu’en cas de manquement suffisamment grave de ce dernier qui empêche la poursuite du contrat de travail. À défaut, la prise d’acte produit les effets d’une démission.


14      Arrêt du 27 avril 2017 (C‑620/15, ci‑après l’« arrêt ARosa Flussschiff », EU:C:2017:309).


15      À cet égard, je renvoie le lecteur à mes conclusions dans l’affaire ARosa Flussschiff (C‑620/15, EU:C:2017:12, points 44 à 55) et à celles dans l’affaire Altun e.a. (C‑359/16, EU:C:2017:850, points 32 à 37).


16      Si le certificat E 101 peut être délivré au titre des règles applicables au détachement de travailleurs, figurant à l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 1408/71 et à l’article 11, paragraphe 1, du règlement d’application nº 574/72, il peut également être émis sur le fondement d’autres dispositions, dont l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement nº 1408/71, applicable au personnel roulant ou navigant des entreprises de transport (voir points 124 et 134 des présentes conclusions).


17      Cour de cassation, chambre criminelle, nº 11‑88420.


18      Voir arrêt du 26 janvier 2006, Herbosch Kiere (C‑2/05, EU:C:2006:69, points 19 et 32).


19      Les arrêts en question ont notamment divisé la doctrine nationale. Voir, parmi les détracteurs, Lhernould, J. P., « Une compagnie aérienne peut‑elle détacher des navigants en France ? L’étonnante leçon anti‑européenne de la chambre criminelle à propos du formulaire E 101 », RJS, 2014, et, parmi les enthousiastes, Muller, F., « Face aux abus et contournements, la directive d’exécution de la directive détachement est‑elle à la hauteur ? », Dr. Soc., 2014, p. 788. Par ailleurs, consécutivement à une plainte de Vueling, la Commission a ouvert une procédure EU Pilot à l’encontre de la France. Cette plainte fut cependant classée après le prononcé de l’arrêt ARosa Flussschiff.


20      Voir arrêt ARosa Flussschiff, point 61. Dans cet arrêt, la Cour a également jugé, implicitement mais nécessairement, que la nature civile ou pénale de la procédure engagée n’a aucune influence sur l’effet contraignant du certificat E 101, celui‑ci liant l’ensemble des juridictions des États membres. Voir ordonnance du 24 octobre 2017, Belu Dienstleistung et Nikless (C‑474/16, non publiée, EU:C:2017:812, point 17).


21      En d’autres termes, tout en émettant des réserves sur la manière quelque peu hâtive dont les juridictions pénales françaises ont écarté les certificats E 101 produits par Vueling et la jurisprudence de la Cour y afférente, j’estime que la solution à laquelle elles ont abouti est, dans son principe, conforme au droit de l’Union.


22      Voir mes conclusions dans l’affaire Altun e.a. (C‑359/16, EU:C:2017:850, point 35).


23      Voir mes conclusions dans l’affaire Altun e.a. (C‑359/16, EU:C:2017:850, point 36).


24      Voir, en ce sens, arrêt Altun, points 37 à 39 et 41 à 43 ainsi que jurisprudence citée.


25      Arrêt Altun, points 39 et 40.


26      Voir notamment arrêt du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire) (C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 36 et jurisprudence citée).


27      Arrêt Altun, point 48.


28      Voir arrêt Altun, point 49. Voir également arrêt du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C‑251/16, EU:C:2017:881, points 27, 30, 31 et 33).


29      Pour les éléments constitutifs d’une fraude, au sens du droit de l’Union, et les indices permettant de la constater, voir section C des présentes conclusions.


30      Voir arrêt Altun, points 55, 56 et 60.


31      Voir arrêt Altun, points 20 et 21.


32      Arrêt Altun, points 54 et 55.


33      Voir points 26 à 31 des présentes conclusions.


34      Voir arrêt du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C‑251/16, EU:C:2017:881, point 32 et jurisprudence citée).


35      Arrêt du 26 février 2019 (C‑115/16, C‑118/16, C‑119/16 et C‑299/16, EU:C:2019:134, points 96 à 102).


36      Arrêt du 26 février 2019 (C‑116/16 et C‑117/16, EU:C:2019:135, points 70 à 76).


37      Voir arrêts du 26 février 2019, N Luxembourg 1 e.a. (C‑115/16, C‑118/16, C‑119/16 et C‑299/16, EU:C:2019:134, points 110 et 120), ainsi que T Danmark et Y Denmark (C‑116/16 et C‑117/16, EU:C:2019:135, points 76 et 82).


38      Voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Lenz dans l’affaire Calle Grenzshop Andresen (C‑425/93, EU:C:1995:12, point 63). Voir, par analogie, arrêt du 27 septembre 1989, van de Bijl (130/88, EU:C:1989:349, points 20 à 27), et conclusions de l’avocat général Darmon dans l’affaire van de Bijl (130/88, non publiées, EU:C:1989:157, point 17). Voir encore conclusions de l’avocat général Mischo dans l’affaire Paletta (C‑45/90, non publiées, EU:C:1991:434, points 29 à 34) et arrêt du 2 mai 1996, Paletta (C‑206/94, EU:C:1996:182, points 24 à 28). Dans ces arrêts, la Cour a admis que certains documents, émis par les institutions d’un État membre et liant, en principe, celles d’un autre État membre, puissent être écartés par le juge de ce dernier État en cas de fraude. Elle a rejeté, dans ces affaires, les suggestions d’intervenants proposant de privilégier la coopération entre institutions.


39      Voir mes conclusions dans l’affaire Altun e.a. (C‑359/16, EU:C:2017:850, point 44).


40      Voir les considérations figurant au point 82 des présentes conclusions.


41      Voir mes conclusions dans l’affaire Altun e.a. (C‑359/16, EU:C:2017:850, point 71).


42      Voir, en ce sens, arrêt du 11 juillet 2018, Commission/Belgique (C‑356/15, EU:C:2018:555, point 105), où la Cour a relevé que la législation en cause dans cette affaire, destinée à lutter contre les certificats E 101 obtenus ou invoqués frauduleusement, ne satisfaisait pas aux exigences de l’arrêt Altun, dès lors que, notamment, cette réglementation ne prévoyait aucune obligation pour l’administration d’entamer la procédure de dialogue et de conciliation prévue par les règlements nos 883/2004 et 987/2009.


43      Voir mes conclusions dans l’affaire Altun e.a.(C‑359/16, EU:C:2017:850, point 46). Voir également résolution du Parlement européen, du 14 septembre 2016, sur le « dumping social » dans l’Union européenne, précitée. Voir encore, par analogie, s’agissant du « dumping fiscal », arrêts du 26 février 2019, N Luxembourg 1 e.a. (C‑115/16, C‑118/16, C‑119/16 et C‑299/16, EU:C:2019:134, point 107), ainsi que T Danmark et Y Denmark (C‑116/16 et C‑117/16, EU:C:2019:135, point 79).


44      Voir considérant 4 de la décision nº H5 de la commission administrative, du 18 mars 2010, concernant la coopération dans le domaine de la lutte contre les fraudes et les erreurs dans le cadre du [règlement nº 883/2004] et [du règlement nº 987/2009] (JO 2010, C 149, p. 5).


45      Voir, par analogie, conclusions de l’avocat général Darmon dans l’affaire van de Bijl (130/88, non publiées, EU:C:1989:157, point 17).


46      Les décisions de la commission administrative prévoyant de tels délais n’ont, je le rappelle, pas d’effet contraignant. Je note néanmoins que la proposition de modification des règlements de coordination actuellement débattue par le législateur de l’Union prévoit l’introduction de délais pour le réexamen par l’institution émettrice du bien‑fondé de la délivrance du certificat E 101 et, le cas échéant, le retrait ou la rectification dudit certificat, à la demande d’une institution compétente d’un autre État membre. En cas de fraude irréfutable commise par le demandeur du document, l’institution émettrice doit retirer ou rectifier immédiatement le document, avec effet rétroactif. Voir, pour plus de détails, mes conclusions dans l’affaire Altun e.a.(C‑359/16, EU:C:2017:850, point 21).


47      L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 6 septembre 2018, Alpenrind e.a. (C‑527/16, EU:C:2018:669), fournit à cet égard un exemple éloquent. Dans cette affaire, l’institution compétente de l’État membre d’accueil avait indiqué à l’institution émettrice que les documents portables A1 qu’elle avait délivrés pour certains travailleurs n’étaient pas valables. L’institution émettrice avait refusé de procéder au retrait de ces documents. À la suite de ce désaccord, les États membres concernés avaient saisi la commission administrative qui avait rendu une décision portant sur le retrait desdits documents. Ces mêmes documents n’avaient toutefois pas été retirés par l’institution émettrice consécutivement à cette procédure de conciliation.


48      Directive du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014 (JO 2014, L 159, p. 11). En particulier, l’article 6, paragraphe 10, de cette directive dispose qu’une demande d’information entre institutions compétentes en matière de détachement n’empêche pas les autorités compétentes de l’État membre d’accueil de prendre des mesures conformément à la législation nationale et au droit de l’Union applicables afin d’enquêter sur les violations alléguées des règles du détachement de travailleurs et de les prévenir.


49      Je pense notamment au type de fraude en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Altun, consistant à créer des sociétés « boîtes aux lettres » dans un État membre donné aux seules fins de détacher des travailleurs dans un autre État membre. L’Irlande et la Commission vont toutefois jusqu’à soutenir que le juge de l’État membre d’accueil ne peut pas disposer des éléments établissant la fraude sans qu’un dialogue avec l’institution émettrice n’ait eu lieu. Le caractère excessif de cette affirmation s’impose d’emblée. Si un tel dialogue peut s’avérer utile afin d’obtenir des éléments de preuve, il n’est pas indispensable. Cette institution n’est pas toujours mieux placée que les autorités de l’État membre d’accueil pour établir la fraude. En particulier, des éléments décisifs peuvent souvent être constatés dans l’État membre d’accueil. Tel est le cas dans des circonstances telles que celles au principal, où il s’agit notamment de constater l’existence, dans cet État, d’une succursale de l’employeur et d’un rattachement des travailleurs à celle‑ci (voir section C des présentes conclusions). D’ailleurs, le législateur de l’Union a lui‑même insisté sur le rôle de contrôle attribué aux autorités de l’État membre d’accueil, dans la directive 2014/67, dont l’article 7 prévoit, en substance, que le contrôle du respect de cette directive et de la directive 96/71 relève de la responsabilité des autorités de cet État assistées, le cas échéant, par les autorités de l’État membre d’envoi.


50      En l’occurrence, si les autorités françaises avaient entamé le dialogue plus tôt, l’institution émettrice aurait probablement annulé les certificats E 101 litigieux, puisqu’elle a renoncé à le faire essentiellement pour des raisons de prescription.


51      Voir mes conclusions dans l’affaire Altun e.a. (C‑359/16, EU:C:2017:850, point 56).


52      Voir les considérations figurant en note en bas de page 56 des présentes conclusions.


53      Voir, par exemple, concernant la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres (JO 2002, L 190, p. 1), arrêt du 10 novembre 2016, Poltorak (C‑452/16 PPU, EU:C:2016:858, point 45). Voir aussi, dans le cadre du règlement (UE) nº 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1) (ci‑après le « règlement Bruxelles I bis »), arrêt du 16 juillet 2015, Diageo Brands (C‑681/13, EU:C:2015:471, points 40 et 63).


54      Voir notamment arrêt du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru (C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, point 82 et jurisprudence citée).


55      Voir, concernant ce principe, point 57 des présentes conclusions.


56      De manière générale, le constat d’une fraude devrait, en particulier, entraîner l’affiliation rétroactive des travailleurs concernés au régime de sécurité sociale de l’État membre d’accueil. À l’heure actuelle, les règlements de coordination ne contiennent toutefois pas de dispositions concernant le règlement des conséquences financières d’un tel changement rétroactif, en particulier s’agissant des cotisations indûment versées par l’employeur. Les difficultés que génère ce changement d’affiliation peuvent néanmoins être réglées par une solution négociée entre institutions compétentes, dans un esprit de coopération. À cet égard, j’estime que lorsque le juge de l’État membre d’accueil a constaté une fraude dans un jugement définitif, l’institution émettrice devrait tirer les conséquences de cette décision judiciaire en retirant les certificats litigieux et en négociant une telle solution. En effet, la confiance mutuelle doit fonctionner dans les deux sens [voir mes conclusions dans l’affaire Altun e.a. (C‑359/16, EU:C:2017:850, point 65)]. Par ailleurs, des mécanismes visant à faciliter le règlement de ces conséquences financières sont prévus dans la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le [règlement nº 883/2004] et le [règlement nº 987/2009] [COM(2016) 815 final], toujours en cours d’adoption.


57      Voir, en ce sens, arrêt du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C‑251/16, EU:C:2017:881, point 43 et jurisprudence citée), ainsi que mes conclusions dans l’affaire Altun e.a. (C‑359/16, EU:C:2017:850, point 66).


58      Voir arrêt du 21 octobre 2015, Gogova (C‑215/15, EU:C:2015:710, points 45 et 46), ainsi que Fawcett, J. J., « The impact of Article 6(1) of the ECHR on private international law », International & Comparative Law Quarterly, 2007, 56(1), p. 1.


59      Conformément à son article 1er, point 2, sous c), la sécurité sociale est une matière exclue du règlement Bruxelles I bis. Partant, une éventuelle action du travailleur contre l’institution émettrice ne relèverait pas dudit règlement. En revanche, cette exclusion ne s’appliquerait pas à l’action en réparation intentée par le travailleur à l’encontre de son employeur, quand bien même elle a pour toile de fond le non‑respect par ce dernier de ses obligations en matière de sécurité sociale [voir arrêt du 14 novembre 2002, Baten (C‑271/00, EU:C:2002:656, point 48)].


60      Voir arrêts du 15 janvier 1987, Shenavai (266/85, EU:C:1987:11, point 16), et du 27 février 2002, Weber (C‑37/00, EU:C:2002:122, point 40). Sur ce point, je tends à considérer que, dans une situation telle que celle au principal, le lieu habituel de travail des travailleurs concernés se situe non pas dans l’État membre d’envoi, mais dans l’État membre d’accueil (voir point 147 des présentes conclusions).


61      Voir, par analogie en matière de compétence territoriale dans le cadre de la protection des consommateurs, arrêt du 27 juin 2000, Océano Grupo Editorial et Salvat Editores (C‑240/98 à C‑244/98, EU:C:2000:346, points 22 à 24).


62      Voir, a contrario, ici également, l’arrêt du 11 juillet 2018, Commission/Belgique (C‑356/15, EU:C:2018:555, point 105), où la Cour a condamné la législation en cause au second motif qu’elle ne se limitait pas à conférer au seul juge le pouvoir de constater l’existence d’une fraude et d’écarter, pour ce motif, un document portable A1, mais donnait cette possibilité aux autorités administratives nationales en dehors de toute procédure judiciaire.


63      Voir arrêts du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses (C‑64/16, EU:C:2018:117), et du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire) (C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586).


64      Les éventuels errements des juridictions nationales, si commis en dernière instance, pourraient, du reste, être condamnés par la voie d’une action en responsabilité [arrêt du 30 septembre 2003, Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:513)] ou d’un recours en manquement [arrêt du 4 octobre 2018, Commission/France (Précompte mobilier) (C‑416/17, EU:C:2018:811)] contre l’État membre concerné.


65      À cet égard, le gouvernement français a expliqué, lors de l’audience, que la pratique suivie à l’époque des faits consistait, pour l’inspection du travail, à communiquer ses procès‑verbaux d’infraction tant à l’Urssaf compétente qu’au procureur. Lorsque ce dernier renvoyait l’employeur devant le juge pénal, l’Urssaf attendait l’issue de cette procédure. En cas de jugement de condamnation, cette institution informait l’institution émettrice. En d’autres termes, les autorités françaises considéraient qu’il n’y avait pas lieu d’informer l’institution émettrice dès l’apparition de doutes quant à la validité d’un certificat E 101, mais une fois la violation des règles de sécurité sociale établie, de manière contradictoire, par le juge.


66      Vueling soutient devant la Cour que l’institution émettrice a confirmé le bienfondé des certificats E 101 litigieux. J’observe toutefois qu’il ressort de la décision du 5 décembre 2014, dont cette compagnie a communiqué à la Cour la traduction officielle, que cette institution partageait l’appréciation des autorités françaises quant à la législation de sécurité sociale qui aurait dû s’appliquer aux travailleurs concernés, les certificats en question n’ayant été maintenus que pour des raisons d’opportunité (voir points 27 et 28 des présentes conclusions). Il reviendrait néanmoins le cas échéant aux juridictions de renvoi, seules compétentes pour apprécier les faits, de le vérifier.


67      Je rappelle que, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Altun, l’institution émettrice des certificats E 101 avait répondu aux autorités de l’État membre d’accueil. Cette institution n’avait en revanche pas tenu compte, dans sa réponse, des éléments invoqués par ces autorités.


68      Voir points 27 et 28 des présentes conclusions.


69      À titre d’exemple, la Commission envisage, dans la proposition de règlement actuellement débattue devant le législateur de l’Union, de donner un délai de 25 jours ouvrables à l’institution émettrice à compter d’une demande d’une autre institution pour réexaminer et, le cas échéant, rectifier ou retirer un certificat E 101.


70      La lettre du 9 décembre 2014, évoquée au point 30 des présentes conclusions, indique certes que les autorités espagnoles n’auraient pas constaté d’intention frauduleuse. Cette indication ne figure toutefois pas dans la décision du 5 décembre 2014. Par ailleurs, ni cette lettre ni cette décision ne discute les éléments avancés à cet égard par les autorités françaises.


71      Arrêt Altun, points 50 à 52.


72      Cette notion était définie, à l’époque des faits, à l’annexe III du règlement (CEE) nº 3922/91 du Conseil, du 16 décembre 1991, relatif à l’harmonisation de règles techniques et de procédures administratives dans le domaine de l’aviation civile (JO 1991, L 373, p. 4), tel que modifié par le règlement (CE) nº 1899/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006 (JO 2006, L 377, p. 1). Cette annexe III définissait la notion de « base d’affectation » comme « [l]e lieu désigné par l’exploitant pour le membre d’équipage, où celui‑ci commence et termine normalement un temps de service ou une série de temps de service et où, dans des circonstances normales, l’exploitant n’est pas tenu de loger ce membre d’équipage ». Cette notion est, dans ce cadre, décisive pour l’application des règles en matière de temps de vol maximal et de temps de repos obligatoire. Une base d’affectation doit ainsi être désignée pour chaque membre d’équipage. Ladite annexe III a été remplacée à deux reprises, respectivement par le règlement (CE) nº 8/2008 de la Commission du 11 décembre 2007 (JO 2008, L 10, p. 1) et par le règlement (CE) nº 859/2008 de la Commission du 20 août 2008 (JO 2008, L 254, p. 1), sans toutefois que cette définition ne soit modifiée.


73      Voir, pour de plus amples explications, Urban, Q., « Le droit individuel applicable au personnel d’une compagnie aérienne low cost à l’épreuve de son organisation en réseau », dans Lyon‑Caen, A. et Urban, Q., Le droit du travail à l’épreuve de la globalisation, Dalloz, 2008, p. 119 et suiv. ; Jorens, Y., Fair aviation for all, a discussion on some legal issues, ETF, janvier 2019, spéc. p. 12, 13 et 19 à 31, et rapport de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, du 1er mars 2019, intitulé « Stratégie de l’aviation pour l’Europe : Maintenir et promouvoir des normes sociales élevées » [COM (2019) 120 final]. Voir encore, sur le sujet, arrêt du 14 septembre 2017, Nogueira e.a. (C‑168/16 et C‑169/16, EU:C:2017:688).


74      Je rappelle que cet article prévoit, en substance, qu’un employeur ne peut se prévaloir des dispositions applicables au détachement lorsqu’il dispose d’un établissement stable sur le territoire français. Je n’entends pas, dans les présentes conclusions, prendre position sur la compatibilité dudit article avec le droit de l’Union.


75      Il est d’ailleurs suggéré dans la doctrine d’ajouter dans le règlement (CE) nº 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 24 septembre 2008, établissant des règles communes pour l’exploitation de services aériens dans la Communauté (JO 2008, L 293, p. 3), une définition de la notion de « base d’exploitation », proche de celle prévue en droit français (« an airport at which the airline permanently bases aircraft and crew and from where it operates routes. Both fleet and personnel return to the base at the end of the day »), afin d’identifier une infrastructure à partir de laquelle une compagnie aérienne exerce son activité de manière stable et continue, c’est‑à‑dire un établissement secondaire relevant des dispositions du traité FUE relatives à la liberté d’établissement. Voir Jorens, Y., doc. précité., p. 29 et 30.


76      À mon sens, il est particulièrement regrettable que cette juridiction n’ait pas motivé sa décision au regard du règlement nº 1408/71. À la place, elle a raisonné à l’aune de dispositions internes (ce qui est déjà en soi de nature à soulever des questions en termes de respect de la primauté du droit de l’Union) qui, selon ma compréhension, visent à transposer la directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 1996, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services (JO 1997, L 18, p. 1). Partant, ces dispositions relèvent du droit du travail et ne pouvaient pas être directement pertinentes pour apprécier le respect des règles de sécurité sociale prévues par le règlement. Les notions de détachement et les conditions qui y sont associées sont certes voisines, mais néanmoins distinctes dans ces deux instruments. Partant, si des analogies sont possibles sur certains points, on ne saurait considérer d’emblée que les solutions applicables dans un domaine sont automatiquement transposables à l’autre.


77      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 modifiant les règlements nos°883/2004 et 987/2009 (JO 2012, L 149, p. 4).


78      Voir article 11, paragraphe 5, du règlement nº 883/2004 tel que modifié par le règlement nº 465/2012.


79      Voir mes conclusions dans l’affaire ARosa Flussschiff (C‑620/15, EU:C:2017:12, point 35).


80      Les explications données par le tribunal de grande instance de Bobigny et la formulation de la première question de cette juridiction rappellent l’argumentaire de Vueling. En effet, dans ses observations devant la Cour, cette compagnie, tout en soutenant que les conditions prévues à l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 1408/71 étaient en l’occurrence remplies, affirme que les certificats E 101 litigieux ont été délivrés au titre de l’article 14, paragraphe 2, sous a), de ce règlement et de l’article 12 bis, point 1 bis, du règlement d’application nº 574/72.


81      Dispositions soulignées par mes soins.


82      Voir, en ce sens, arrêt du 19 mars 2015, Kik (C‑266/13, EU:C:2015:188, point 59).


83      Voir, dans le même sens, Gamet, L., « Personnel des aéronefs et lois sociales françaises : les compagnies low cost dans les turbulences du droit social français », Droit social, 2012, p. 502, et, par analogie, concernant le personnel roulant, Lhernould, J. F. et Palli, B., « Le statut social du chauffeur routier international à la lumière des dernières propositions législatives communautaires », Droit social, 2017, p. 1057.


84      Voir, par analogie, arrêt du 6 septembre 2018, Alpenrind e.a. (C‑527/16, EU:C:2018:669, point 95).


85      Je précise néanmoins que, puisque l’article 14, paragraphe 2, sous a), du règlement nº 1408/71 ne vise que le personnel navigant qui est occupé sur le territoire de deux ou plusieurs États membres, il ne s’applique pas aux travailleurs n’effectuant que des vols internes. Dans ce cas, la règle de principe de la lex loci laboris, figurant à l’article 13, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71, doit s’appliquer [voir, sur ce sujet, l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt arrêt du 27 avril 2017, ARosa Flussschiff (C‑620/15, EU:C:2017:309)] et les travailleurs concernés pourraient bénéficier des règles du détachement. Cette configuration particulière n’est toutefois pas en cause en l’occurrence, le personnel navigant d’une compagnie aérienne effectuant du transport international ayant vocation à travailler de manière habituelle dans des appareils à destination de différents États membres. Par ailleurs, j’observe que la solution pourrait être différente sous l’empire de l’article 11, paragraphe 5, du règlement nº 883/2004, tel que modifié par le règlement nº 465/2012. En effet, dans le cadre de la fiction juridique y prévue, l’activité du personnel navigant n’est plus considérée comme exercée dans plusieurs États membres, mais est réputée effectuée dans le seul État de la base d’affectation  (voir point 120 des présentes conclusions).


86      Voir notamment arrêt du 22 mars 2018, Anisimovienė e.a. (C‑688/15 et C‑109/16, EU:C:2018:209, point 89 ainsi que jurisprudence citée).


87      Voir arrêts du 9 mars 1999, Centros (C‑212/97, EU:C:1999:126, points 17 à 21), et du 26 septembre 2013, Texdata Software (C‑418/11, EU:C:2013:588, point 63).


88      Voir arrêts du 30 novembre 1995, Gebhard (C‑55/94, EU:C:1995:411, point 28), et du 11 décembre 2003, Schnitzer (C‑215/01, EU:C:2003:662, point 32).


89      Voir arrêts du 22 novembre 1978, Somafer (33/78, EU:C:1978:205, point 12), et du 11 avril 2019, Ryanair (C‑464/18, EU:C:2019:311, point 33).


90      Voir point 41 des présentes conclusions.


91      Voir, pour cette définition, point 119 des présentes conclusions.


92      Une différence entre les notions de « succursale ou représentation permanente » et de « base d’exploitation » pourrait éventuellement résider dans l’exigence d’autonomie, visée dans la première notion, mais qui ne semble pas, de prime abord, ressortir de la seconde. En tout état de cause, il est constant que la base dont disposait Vueling à Roissy disposait d’un directeur et représentant légal, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’approfondir la question dans les présentes affaires.


93      Voir, par analogie, arrêt du 6 septembre 2018, Alpenrind e.a. (C‑527/16, EU:C:2018:669, point 98).


94      Voir Omarjee, I., Droit européen de la protection sociale, Larcier, 1re édition, 2018, p. 223 et suiv.


95      Voir arrêts du 26 mai 1982, Ivenel (133/81, EU:C:1982:199, points 15 et 20), et du 15 janvier 1987, Shenavai (266/85, EU:C:1987:11, point 16).


96      Arrêt du 14 septembre 2017 (C‑168/16 et C‑169/16, EU:C:2017:688). Voir également mes conclusions dans les affaires jointes Nogueira e.a. (C‑168/16 et C‑169/16, EU:C:2017:312).


97      Voir arrêt du 14 septembre 2017, Nogueira e.a. (C‑168/16 et C‑169/16, EU:C:2017:688, points 61, 63 et 77). Voir, sur la notion de « base d’affectation » et son utilisation en droit de l’Union, points 116 et 120 des présentes conclusions.


98      Voir arrêt Altun, point 53.


99      Voir, par analogie, considérant 11 de la directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil, du 5 juillet 2017, relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal (JO 2017, L 198, p. 29).


100      Voir, sur cette question, points 127 à 132 des présentes conclusions.


101      Voir, par analogie, arrêts du 17 décembre 1970, Manpower (35/70, EU:C:1970:120, point 14), et du 25 octobre 2018, Walltopia (C‑451/17, EU:C:2018:861, points 34 et 35).


102      Les circonstances en cause au principal pourraient ainsi se situer à la frontière entre la fraude et l’abus de droit. En principe, ces notions sont distinctes. En effet, selon la jurisprudence de la Cour, la preuve d’un tel abus nécessite, d’une part, un ensemble de circonstances objectives d’où il résulte que, malgré un respect formel des conditions prévues par la réglementation de l’Union, l’objectif poursuivi par cette réglementation n’a pas été atteint et, d’autre part, un élément subjectif consistant en la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention [voir mes conclusions dans l’affaire Altun e.a. (C‑359/16, EU:C:2017:850, note en bas de page 45)]. Néanmoins, il n’est pas toujours possible de les distinguer nettement.


103      Voir arrêts du 10 février 2000, FTS (C‑202/97, EU:C:2000:75, point 28), ainsi que du 4 octobre 2012, Format Urządzenia i Montaże Przemysłowe (C‑115/11, EU:C:2012:606, points 30 et 31).


104      Voir considérant 13 de la décision nº 181 de la commission administrative, du 13 décembre 2000, concernant l’interprétation des articles 14, paragraphe 1, 14 bis, paragraphe 1, et 14 ter, paragraphes 1 et 2, du règlement nº 1408/71 (JO 2001, L 329, p. 73) ainsi que Steinmeyer, H. D., « Title II – Determination of the legislation applicable », dans Fuchs, M., et Cornelissen, R., EU Social Security Law – A Commentary on EU Regulations 883/2004 and 987/2009, Nomos, 2015, p. 167.


105      Plus précisément, l’autorité de la chose jugée bénéficie à tout ce qui a été définitivement, nécessairement et certainement jugé par le juge pénal, s’agissant de l’existence du fait qui forme la base commune de l’action civile et de l’action pénale, sa qualification ainsi que la culpabilité de celui à qui le fait est imputé.


106      Voir Cour de cassation, chambre civile, 7 mars 1855, Quertier, Bull. civ. nº 31 ; Cour de cassation, 1re chambre civile, 24 octobre 2012, nº 11‑20.442, et Cour de cassation, chambre sociale, 18 février 2016, nº 14‑23.468. Ce principe est à rapprocher de celui selon lequel « le pénal tient le civil en l’état », qui impose au juge civil, lorsque des poursuites civile et pénale ont été engagées pour les mêmes faits, de surseoir à statuer en attendant le prononcé d’une décision définitive au pénal. Voir, pour une application de ce dernier principe dans les affaires au principal, point 33 des présentes conclusions.


107      Voir points 24 et 40 des présentes conclusions.


108      Voir les explications figurant au point 50 des présentes conclusions.


109      La Cour de cassation a ainsi justifié cette autorité par le fait que « l’ordre social aurait à souffrir d’un antagonisme qui, en vue seulement d’un intérêt privé, aurait pour résultat d’ébranler la foi due aux arrêts de la justice criminelle, et de remettre en question l’innocence du condamné qu’elle aurait reconnu coupable, ou la responsabilité du prévenu qu’elle aurait déclaré n’être pas l’auteur du fait imputé » (Cour de cassation, chambre civile, 7 mars 1855, Quertier, Bull. civ. nº 31).


110      Voir, en ce sens, Kornezov, A., « Res Judicata of national judgments incompatible with EU law: time for a major rethink? », Common Market Law Review, nº 51, 2014, p. 809 et suiv.


111      Voir, en ce sens, arrêt du 24 octobre 2018, XC e.a. (C‑234/17, EU:C:2018:853, points 52 et 53 ainsi que jurisprudence citée).


112      Voir, en ce sens, arrêt du 24 octobre 2018, XC e.a. (C‑234/17, EU:C:2018:853, point 54 et jurisprudence citée).


113      Voir, en ce sens, arrêt du 3 septembre 2009, Fallimento Olimpiclub (C‑2/08, EU:C:2009:506, points 29 à 31). Du reste, cette conception de l’autorité de la chose jugée n’est pas communément admise dans les États membres. Le principe de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil a été abandonné en Allemagne et en Espagne et est inconnu des pays de Common law. Enfin, aux Pays‑Bas et au Portugal, la loi dispose que les éléments jugés par le juge pénal n’ont valeur que de présomptions simples (voir Pradel, J., Droit pénal comparé, Précis Dalloz, 4e édition, 2016, p. 564 à 567).


114      Arrêt du 20 mars 2018 (C‑596/16 et C‑597/16, EU:C:2018:192, points 25, 28, 29 et 32 à 34).


115      Voir arrêt du 20 mars 2018, Di Puma et Zecca (C‑596/16 et C‑597/16, EU:C:2018:192, points 32 à 34).