CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NILS Wahl
présentées le 10 avril 2014 (1)
Affaires jointes C‑58/13 et C‑59/13
Angelo Alberto Torresi
contre
Consiglio dell’Ordine degli Avvocati di Macerata (C‑58/13)
et
Pierfrancesco Torresi
contre
Consiglio dell’Ordine degli Avvocati di Macerata (C‑59/13)
[demandes de décision préjudicielle formées par le Consiglio nazionale forense (Italie)]
«Notion de ‘juridiction d’un État membre’ – Consiglio nazionale forense – Indépendance – Impartialité – Article 3 de la directive 98/5/CE – Validité – Exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise – Abus de droit – Respect des identités nationales»
1. M. Angelo Alberto Torresi et M. Pierfrancesco Torresi (ci-après «MM. Torresi») sont des ressortissants italiens qui, après avoir acquis le droit d’utiliser le titre professionnel d’«abogado» en Espagne, ont demandé au conseil de l’ordre compétent en Italie leur inscription afin d’être autorisés à exercer la profession d’avocat en Italie. Leur demande était fondée sur les lois italiennes transposant la directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 1998, visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise (2).
2. Dès lors que le conseil de l’ordre local n’a pas pris de décision sur ces demandes dans le délai prescrit, MM. Torresi ont tous deux introduit un recours devant le Consiglio nazionale forense (CNF) (Conseil national de l’ordre des avocats, Italie). Au cours de ces procédures, le CNF a décidé de soumettre à la Cour, dans le cadre d’une procédure préjudicielle, deux questions concernant l’interprétation et la validité de la directive 98/5 à la lumière du principe de l’interdiction de l’«abus de droit» et en appelant au «respect des identités nationales».
3. À mon avis, la réponse à ces questions est assez claire. Toutefois, avant d’aborder les aspects de fond soulevés par la présente affaire, il y a une question de nature procédurale qui doit être traitée en premier: le CNF, dans l’affaire au principal, est-il compétent pour soumettre des questions à la Cour au titre d’une procédure préjudicielle?
4. Premièrement et avant toute chose, cette question exige un examen de la portée et la fonction des critères d’indépendance et d’impartialité en relation avec la notion de «juridiction d’un État membre» au sens de l’article 267 TFUE.
I – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
5. L’article 2, paragraphe 1, de la directive 98/5 prévoit:
«Tout avocat a le droit d’exercer à titre permanent, dans tout autre État membre, sous son titre professionnel d’origine, les activités d’avocat telles que précisées à l’article 5.»
6. L’article 3 de la directive 98/5, intitulé «Inscription auprès de l’autorité compétente», énonce:
«1. L’avocat voulant exercer dans un État membre autre que celui où il a acquis sa qualification professionnelle est tenu de s’inscrire auprès de l’autorité compétente de cet État membre.
2. L’autorité compétente de l’État membre d’accueil procède à l’inscription de l’avocat au vu de l’attestation de son inscription auprès de l’autorité compétente de l’État membre d’origine. […]»
7. L’article 9 de la directive 98/5, intitulé «Motivation et recours juridictionnel», se lit comme suit:
«Les décisions de refus de l’inscription visée à l’article 3 ou de retrait de cette inscription ainsi que les décisions prononçant des sanctions disciplinaires doivent être motivées.
Ces décisions sont susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne.»
B – Le droit italien
8. La directive 98/5 a été transposée en Italie par le décret législatif no 96, du 2 février 2001 (ci-après le «décret législatif no 96/2001») (3).
9. Conformément à l’article 6, paragraphes 1 à 3, du décret législatif no 96/2001, pour exercer la profession d’avocat en Italie, les ressortissants des États membres qui ont acquis un titre dans leur pays d’origine sont tenus de s’inscrire dans une section spéciale du tableau consacrée aux avocats établis, constitué auprès du tribunal dans le ressort duquel ils ont fixé de façon stable leur résidence ou leur domicile professionnel. La demande doit être accompagnée des documents prouvant que le demandeur est un ressortissant d’un État membre, d’un certificat de résidence ou d’une déclaration avec indication du domicile professionnel et d’une attestation d’inscription à l’organisation professionnelle de l’État membre d’origine.
10. Aux termes de l’article 6, paragraphe 6, du décret législatif no 96/2001, le conseil de l’ordre compétent vérifie, dans les 30 jours à compter de la date à laquelle la demande lui est présentée ou complétée, «l’existence des conditions requises et, s’il n’existe pas de motif d’incompatibilité, ordonne l’inscription dans la section spéciale du tableau et en informe l’autorité correspondante de l’État membre d’origine». L’article 6, paragraphe 8, de ce même décret prévoit que, si le conseil de l’ordre compétent n’a pas statué sur la demande dans le délai prévu à l’article 6, l’intéressé peut, dans les 10 jours après l’expiration de ce délai, former un recours devant le Consiglio nazionale forense qui se prononce «sur l’inscription».
11. À l’époque des faits, la composition, le rôle et les activités du CNF étaient initialement régis par le décret-loi royal no 1578, du 27 novembre 1933 (ci-après le «décret-loi no 1578/1933») (4), le décret royal no 37, du 22 janvier 1934 (5), et d’autres législations dérivées (6).
12. Le CNF, qui a son siège à Rome, au ministère de la Justice, est composé de 26 membres (correspondant au nombre de ressorts de cour d’appel) élus par leurs pairs au sein des avocats ayant le droit de plaider devant les juridictions supérieures italiennes.
13. Aux termes des articles 31 et 54 du décret-loi no 1578/1933, le CNF est compétent pour connaître des actions contre les décisions des conseils de l’ordre locaux relatives aux admissions au tableau des avocats et aux matières disciplinaires. En vertu de l’article 56 de ce décret, un recours contre les décisions du CNF peut être formé devant la Corte suprema di cassazione, Sezioni Unite (Cour de cassation, chambres réunies) pour des motifs d’«incompétence, abus de pouvoir et erreur de droit».
II – Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles
14. MM. Torresi ont chacun obtenu un diplôme universitaire en droit (Licenciado en Derecho) en Espagne et, le 1er décembre 2011, ils ont été inscrits en tant qu’«abogado ejerciente» par l’Ilustre Colegio de Abogados de Santa Cruz de Tenerife (barreau de Santa Cruz de Tenerife, Espagne).
15. Par une demande déposée le 17 mars 2012, MM. Torresi ont chacun demandé au conseil de l’ordre des avocats de Macerata leur inscription dans la section spéciale du tableau consacrée aux avocats établis. Le conseil de l’ordre de Macerata n’a toutefois pas pris de décision sur les demandes dans le délai de 30 jours prescrit par la loi italienne (7).
16. Le 19 avril 2012, MM. Torresi ont donc formé un recours auprès du CNF en vue d’une décision quant à leur demande d’inscription (8).
17. Éprouvant des doutes quant à l’interprétation de la validité de l’article 3 de la directive 98/5, le CNF a décidé de suspendre la procédure et de déférer les questions préjudicielles suivantes à la Cour:
«1) L’article 3 de la directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 1998, visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise, à la lumière du principe général de l’interdiction d’abus de droit et de l’article 4, paragraphe 2, TUE relatif au respect des identités nationales, doit-il s’interpréter en ce sens qu’il oblige les autorités administratives nationales à inscrire sur la liste des avocats établis des citoyens italiens qui auraient adopté des comportements abusifs du droit de l’Union et s’oppose-t-il à une pratique nationale qui permettrait à de telles autorités de rejeter les demandes d’inscription au tableau des avocats établis au cas où il existerait des circonstances objectives de nature à retenir l’existence d’un abus du droit de l’Union, sous réserve, d’une part, du respect du principe de proportionnalité et de non-discrimination et, d’autre part, du droit de l’intéressé à agir en justice pour faire valoir d’éventuelles violations du droit d’établissement et, partant, du contrôle juridictionnel de l’action de l’administration?
2) En cas de réponse [affirmative] à la première question, l’article 3 de la directive 98/5, ainsi interprété, doit-il être considéré comme invalide à la lumière de l’article 4, paragraphe 2, TUE dans la mesure où il permet de contourner la réglementation d’un État membre qui subordonne l’accès à la profession d’avocat à l’obtention d’un examen d’État lorsqu’un tel examen est prévu par la Constitution dudit État et fait partie des principes fondamentaux de protection des usagers des activités professionnelles et de la bonne administration de la justice?»
18. Des observations écrites ont été présentées par MM. Torresi, les gouvernements espagnol, italien, autrichien, polonais et roumain ainsi que le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne. Lors de l’audience du 11 février 2014, MM. Torresi, les gouvernements espagnol et italien ainsi que le Parlement, le Conseil et la Commission ont également présenté des observations orales.
III – Analyse
A – Compétence de la Cour
19. Il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, pour apprécier si l’organisme de renvoi possède le caractère d’une juridiction au sens de l’article 267 TFUE, question qui relève uniquement du droit de l’Union, la Cour tient compte d’un ensemble d’éléments, tels l’origine légale de l’organe, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de la procédure, l’application, par l’organisme, des règles de droit ainsi que son indépendance (9).
20. Il est important de noter que la Cour a précisé qu’un organisme national peut être classé en tant que juridiction au sens de l’article 267 TFUE s’il exerce des fonctions juridictionnelles, même s’il n’est pas reconnu en tant que tel lorsqu’il exerce des fonctions de nature administrative. Ainsi, dans le cas d’un organisme national – à l’instar, comme nous le verrons, du CNF –, auquel la loi confie des fonctions de natures différentes, il est nécessaire de vérifier quelle est la nature spécifique des fonctions qu’il exerce dans le contexte normatif particulier dans lequel il a saisi la Cour en vertu de l’article 267 TFUE (10). À cet égard, la Cour a accordé une importance particulière au point de savoir s’il existe un litige pendant devant cet organe et s’il est appelé à statuer dans le cadre d’une procédure destinée à aboutir à une décision à caractère juridictionnel (11).
21. Dans la présente affaire, MM. Torresi ont avancé deux moyens au soutien de leur thèse selon laquelle le CNF n’est pas une «juridiction d’un État membre» au sens de l’article 267 TFUE. Premièrement, le CNF, selon eux, ne remplit pas le critère d’indépendance dès lors que ses membres ne sauraient être considérés comme impartiaux. Deuxièmement, ils soutiennent que les fonctions exercées par le CNF sont purement administratives, dans la mesure où les décisions prises à la fin de la procédure revêtent une nature administrative.
22. Dans les présentes conclusions, j’illustrerai les raisons pour lesquelles je suis d’avis que, dans le litige au principal, le CNF est compétent pour soumettre des questions à la Cour au titre d’une procédure préjudicielle. À cet égard, j’examinerai d’abord les deux critères dont MM. Torresi contestent qu’ils soient remplis. Ensuite, j’analyserai brièvement si les autres critères définis par la jurisprudence sont remplis.
1. Indépendance et impartialité
23. En premier lieu, MM. Torresi expriment des doutes quant à l’impartialité du CNF. Cet organe serait, ainsi, composé exclusivement d’avocats qualifiés, qui pourraient avoir un intérêt commun à exclure du marché des concurrents potentiels qui ont obtenu leur qualification à l’étranger. À cet égard, MM. Torresi visent en particulier l’affaire Wilson (12).
24. Tout d’abord, il convient de souligner que, dans l’arrêt Gebhard (13), la Cour a déjà accepté une demande de décision préjudicielle en vertu de l’article 267 TFUE portant sur des questions soumises par le CNF à propos de l’interprétation de la directive 77/249/CEE tendant à faciliter l’exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats (14). En dépit du fait que la décision dans l’affaire Gebhard, précitée, ne traite pas explicitement de la question relative à la compétence de la Cour, il ne saurait être déduit que la Cour n’a pas examiné cet aspect du litige. En effet, dans ses conclusions, l’avocat général Léger a traité cet aspect et a conclu que, dans le litige au principal, le CNF devait être considéré comme une «juridiction» au sens de l’article 267 TFUE (15). En outre, il est bien connu que les questions concernant la compétence de la Cour, y compris sa compétence au titre de l’article 267 TFUE, relèvent de l’ordre public et, en tant que telles, sont susceptibles d’être – et, le cas échéant, doivent être– soulevées d’office par la Cour (16). En conséquence, j’estime que, si le renvoi dans l’affaire Gebhard, précitée, était irrecevable pour incompétence, la Cour aurait (et aurait dû) soulevé ce moyen de son propre chef, particulièrement eu égard au fait que l’avocat général avait mis cet aspect en exergue.
25. Toutefois, dès lors que l’arrêt Gebhard, précité, date de l’année 1995, il y aurait lieu de se demander si la notion de «juridiction» au sens de l’article 267 TFUE a évolué entretemps. En particulier, il y a lieu de se demander si l’arrêt Wilson, précité, qui est plus récent, n’a pas opéré un revirement implicite de la jurisprudence Gebhard sur ce point.
26. Personnellement, je ne suis pas opposé en principe à l’idée que l’interprétation des critères élaborés dans la jurisprudence de la Cour puisse se développer au fil du temps et que, à la lumière des conditions actuelles, il puisse parfois être approprié d’appliquer ces critères de façon plus rigoureuse.
27. Je pense qu’il est, en effet, de la plus grande importance que la Cour fasse preuve d’une certaine flexibilité à l’égard de son appréciation des critères pertinents au sens de l’article 267 TFUE. La raison en est double. D’une part, les différences entre les systèmes juridiques des – jusqu’à présent – 28 États membres sont trop importantes pour être restreintes à une seule définition polyvalente de «juridiction». D’autre part, il est indéniable que ces systèmes juridiques, incluant la structure de l’organisation des tribunaux nationaux, subissent une évolution continuelle. Il est donc impératif, à mon avis, que la jurisprudence de la Cour prenne en compte de tels changements qui se produisent au niveau national et évolue en conformité avec ces développements.
28. En outre, j’ai, en d’autres occasions, plaidé en faveur d’une approche plus rigoureuse lorsqu’il s’agit d’examiner divers aspects de l’admissibilité des demandes de décisions préjudicielles (17).
29. Toutefois, à la différence de MM. Torresi, je ne suis pas convaincu que dans le sillage de l’arrêt Wilson, précité, le critère de l’indépendance au titre de l’article 267 TFUE ait évolué – ou, en toute hypothèse, devrait évoluer – dans un sens plus restrictif. En conséquence, j’expliquerai tout d’abord pourquoi, à mon avis, la Cour n’a pas cherché à opérer un revirement de la jurisprudence Gebhard avec l’arrêt Wilson, précité. J’expliquerai ensuite les raisons pour lesquelles, en tout état de cause, je ne pense pas que la Cour devrait opérer un revirement de jurisprudence concernant l’arrêt Gebhard, précité, en étendant le raisonnement de l’arrêt Wilson, précité, à un contexte juridique différent.
a) L’arrêt Wilson ne constitue pas un revirement par rapport à l’arrêt Gebhard
30. Dans l’affaire Wilson, précitée, la cour administrative de Luxembourg a soumis à la Cour des questions concernant le système de révision des décisions refusant d’admettre une personne au barreau de Luxembourg. En substance, ces questions portaient sur la compatibilité de certaines dispositions du droit luxembourgeois avec les exigences de la directive 98/5.
31. Dans sa décision, la Cour a jugé que les procédures de révision devant le «comité disciplinaire et administratif» ou le «conseil disciplinaire et administratif d’appel» (ci-après les «comités») établies par la loi sur la profession d’avocat luxembourgeoise, du 10 août 1991, ne constituaient pas un «recours juridictionnel» adéquat au sens de l’article 9 de la directive 98/5. La Cour a constaté que les comités, composés exclusivement ou essentiellement d’avocats de nationalité luxembourgeoise, n’offraient pas suffisamment de garanties d’impartialité (18).
32. Il est important de souligner tout d’abord que, dans l’arrêt Wilson, précité, la Cour n’a pas rejeté, pour incompétence, la demande de décision préjudicielle émanant de l’un des comités; en revanche, il lui a simplement été demandé par une juridiction administrative d’établir la compatibilité de la loi pertinente luxembourgeoise avec l’article 9 de la directive 98/5. C’est dans ce contexte spécifique que la Cour a «emprunté» les principes développés à l’article 267 TFUE afin d’interpréter cette disposition. Ainsi, la Cour a effectué son analyse dans cette affaire en partant d’une autre perspective. Il s’agit d’un point crucial sur lequel je reviendrai plus tard.
33. Fondamentalement, l’arrêt Wilson, précité, s’inscrit, à mon avis, dans la ligne jurisprudentielle par laquelle la Cour a retenu que des organismes nationaux ayant à connaître de décisions prises par des organismes professionnels peuvent (19) ou ne peuvent pas (20), selon les circonstances spécifiques de chaque affaire, remplir les conditions liées à la notion de «juridiction» au sens de l’article 267 TFUE.
34. À cet égard, je voudrais rappeler que, à partir de l’arrêt Corbiau, la Cour a expliqué que la notion d’indépendance doit se comprendre comme l’exigence selon laquelle, dans le cadre du litige au principal, l’autorité nationale doit agir en ayant «la qualité de tiers par rapport à celle qui a adopté la décision faisant l’objet du recours» (21).
35. Dans l’arrêt Wilson, précité, la Cour a souligné que la notion d’indépendance comporte deux aspects, l’un externe et l’autre interne. L’aspect externe suppose que l’organisme appelé à statuer soit protégé d’une intervention ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril l’indépendance de jugement de ses membres quant aux litiges qui leur sont soumis. Je qualifierai cet aspect comme celui de l’indépendance stricto sensu.
36. En ce qui concerne l’aspect interne de l’indépendance, il rejoint la notion d’impartialité et vise l’égale distance par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui-ci. Cet aspect requiert le respect de l’objectivité et l’absence de tout intérêt dans la solution du litige en dehors de l’application stricte de la règle de droit. Je qualifierai cet aspect comme celui de l’impartialité.
37. Selon la Cour, de telles garanties d’indépendance et d’impartialité postulent «l’existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent» (22).
38. Dans l’arrêt Wilson, précité, après l’analyse du cadre juridique pertinent, la Cour est parvenue à la conclusion que ces garanties n’étaient pas réunies. En premier lieu, il n’existait, en droit luxembourgeois, aucune disposition spécifique concernant le rejet ou l’abstention des membres du comité ni aucune disposition prévue pour la protection contre une intervention ou une pression indue de la part de l’exécutif, par exemple, par une disposition statutaire garantissant la liberté par rapport à des instructions reçues. En second lieu, la Cour a constaté que, en vertu du droit luxembourgeois, les membres des comités étaient tous, ou presque, des avocats de nationalité luxembourgeoise (23) élus par les deux ordres des avocats locaux, c’est‑à‑dire par les mêmes organismes que ceux dont les décisions seraient soumises à un contrôle. En outre, la Cour a observé que les membres des ordres d’avocats locaux et des comités partageaient un intérêt commun: celui de confirmer une décision d’écarter du marché un concurrent ayant obtenu sa qualification professionnelle dans un autre État membre.
39. En revanche, les lois italiennes, qui sont pertinentes pour la présente affaire, contiennent des dispositions destinées à garantir à la fois l’indépendance stricto sensu et l’impartialité des membres du CNF.
40. En particulier, l’article 49 du décret-loi no 1578/1933 et l’article 2 du décret législatif no 597/1947 prévoient que, dans les procédures devant le CNF, les parties peuvent soulever des objections à l’égard des membres siégeant dans l’affaire pour les mêmes motifs que, selon le code de procédure civile italien, elles peuvent soulever devant des juges ordinaires. Ces dispositions prévoient également que les membres du CNF appelés à connaître d’une affaire sont tenus de s’abstenir s’ils sont conscients de l’existence d’un de ces motifs, même si aucune partie n’a soulevé d’objections dans ce sens (24).
41. De plus, il existe des règles visant à garantir la stabilité du mandat des membres du CNF. Ils sont élus pour une période de trois ans et restent en fonction jusqu’à ce que la nouvelle formation entre en service à la suite d’une élection (25). Ni le ministre de la Justice ni aucune autre autorité publique n’a le pouvoir de révoquer un membre du CNF ou de l’amener à démissionner (26). Il n’existe, en fait, aucun lien, ni hiérarchique ni fonctionnel, avec ces autorités publiques. Le président du CNF lui-même n’a aucun pouvoir sur les autres membres du CNF ou sur les décisions du CNF avec lesquels il serait en désaccord (27).
42. Qui plus est, il ne saurait y avoir aucun lien personnel entre le CNF et les conseils de l’ordre des avocats locaux attendu que, en vertu de l’article 13 du décret législatif no 382/1944, la participation à un conseil de l’ordre local est incompatible avec la participation au CNF. De plus, il n’y a aucune disposition en droit italien limitant la participation au CNF à des avocats de nationalité italienne (28). Il est également important de ne pas omettre le fait que, à égalité avec tout autre avocat inscrit au tableau, les avocats inscrits dans la section spéciale du tableau consacrée aux avocats établis ont également le droit de vote aux élections pour la désignation des membres du CNF (29). De plus, il serait exagéré de dire que tout membre du CNF pourrait se retrouver en concurrence plus ou moins directe avec les avocats diplômés à l’étranger demandant leur inscription: en dehors d’être enregistrés dans différentes sections du tableau (30), ils sont actifs dans différents ressorts de cour d’appel (31).
43. La condition légale selon laquelle le CNF doit être neutre dans les litiges qui lui sont soumis est également confirmée par le fait que, à la différence du conseil de l’ordre local compétent, le CNF ne peut pas être partie à une procédure de recours devant la Corte suprema di cassazione civile contre ses propres décisions «en raison de sa position de tiers par rapport au litige» (32).
44. En conclusion, je considère que les arrêts précités Gebhard et Wilson doivent être distingués l’un de l’autre en raison de la nette différence des contextes juridiques et factuels propres à chacune de ces affaires. Je ne vois aucun élément dans le texte de l’arrêt le plus récent susceptible d’être interprété comme impliquant que la Cour a voulu opérer un revirement par rapport à sa décision antérieure.
b) La jurisprudence Wilson ne devrait pas constituer un revirement par rapport à l’arrêt Gebhard
45. De façon plus importante, je suis d’avis que la Cour, en tout état de cause, ne devrait pas effectuer un revirement par rapport à la jurisprudence Gebhard en appliquant ipso facto le raisonnement développé dans l’arrêt Wilson, précité, à un autre contexte légal.
46. Comme il a été mentionné ci-dessus, dans l’arrêt Wilson, précité, la Cour n’a pas déclaré irrecevable une demande de décision préjudicielle, mais a uniquement répondu aux questions qui lui ont été soumises par la cour administrative du Luxembourg, sur la compatibilité de la loi luxembourgeoise applicable avec l’article 9 de la directive 98/5.
47. Il me semble évident que, si l’article 9, paragraphe 2, de la directive 98/5 doit être correctement mis en œuvre en droit interne, une disposition doit être prévue pour assurer un recours qui – entre autres caractéristiques – soit parfaitement cohérent avec les conditions de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (CEDH) et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte») (33). En revanche, il ne m’apparaît pas clairement que, dans le cadre de l’ordre juridique de l’Union, l’article 267 TFUE imposerait un seuil aussi élevé pour une juridiction nationale afin qu’elle puisse saisir notre Cour d’une demande de décision préjudicielle.
48. Au contraire, les véritables raisons qui plaident en faveur d’une application stricte de l’article 6 de la CEDH et de l’article 47 de la Charte semblent plutôt nous amener à une interprétation moins rigide de la notion de «juridiction» au sens de l’article 267 TFUE.
49. Une application stricte des conditions fixées à l’article 6 de la CEDH et à l’article 47 de la Charte est nécessaire pour renforcer la protection des individus et assurer un haut niveau de protection des droits fondamentaux. Toutefois, une application excessivement stricte des critères définis dans notre jurisprudence sur la recevabilité des renvois au titre de l’article 267 TFUE risquerait d’avoir l’effet inverse: des individus seraient privés de la possibilité que leur «juge naturel» (la Cour de justice) entende leur recours fondé sur le droit de l’Union et, partant, l’effectivité des droits de l’Union dans l’Union européenne serait affaiblie.
50. Pour être clair, je ne suggère pas que la Cour devrait adopter une attitude laxiste à l’égard du critère de l’indépendance (ou, d’ailleurs, à l’égard de tout autre critère).
51. Les auteurs des traités ont clairement envisagé la procédure de recours préjudiciel comme un instrument de dialogue de «juge à juge». Il ne faudrait pas ignorer, dans ce contexte, les deux principes fondamentaux qui sous-tendent l’architecture judiciaire de l’Union qui sont la subsidiarité et l’autonomie procédurale (34). La procédure préjudicielle est, en conséquence, celle qui, plus que toute autre procédure établie par les traités de l’Union, a été conçue pour garantir la coopération entre les juridictions nationales de l’Union si elles appartiennent à une communauté de droit (35). Dans ce contexte, tous les éléments de preuve suggèrent que les critères d’indépendance stricto sensu et d’impartialité ont de toute évidence un rôle important à remplir, dans la mesure où il s’agit de conditions qui sont inhérentes à la notion de «juridiction» dans une pensée moderne, juridique et politique (36).
52. Je souhaiterais toutefois vous mettre en garde contre le fait de considérer l’arrêt Wilson, précité, comme un précédent qui, en greffant une innovation sur la jurisprudence antérieure, imposerait à présent à la Cour une analyse approfondie de tous les motifs possibles qui pourraient donner lieu à un soupçon quant à l’impartialité (ou l’indépendance stricto sensu) de la juridiction de renvoi.
53. S’il est clair qu’un organe national s’est vu accorder formellement le statut de juridiction dans son propre système juridique et que – conformément à la jurisprudence de la Cour – il existe suffisamment de règles en droit interne pour assurer l’indépendance stricto sensu et l’impartialité de cet organe et de ses membres, je ne pense pas que l’analyse de la Cour devrait aller plus loin sur ce point. Comme la Cour l’a elle-même affirmé dans l’arrêt Köllensperger et Atzwanger, précité, il n’appartient pas à la Cour de déduire que de telles dispositions nationales pourraient s’appliquer d’une façon contraire aux principes consacrés dans l’ordre juridique interne ou «aux principes d’un État de droit» (37).
54. Ainsi, à moins qu’il n’existe des dispositions spécifiques du droit de l’Union (telles que l’article 9, paragraphe 2, de la directive 98/5) qui imposent une telle appréciation, la question de savoir si le système national de recours laisse à désirer en terme d’indépendance ou d’impartialité peut être une question pour le législateur national (ou la magistrature nationale) à évaluer et, le cas échéant, être modifiée, mais il ne s’agit clairement pas d’une question de droit de l’Union.
55. Par les présentes décisions de renvoi, la Cour n’est pas interrogée sur le point de savoir si le système de recours devant le CNF est conforme à l’article 9, paragraphe 2, de la directive 98/5, et ce n’est pas non plus une question que la Cour peut soulever ex officio. Dans la mesure où les garanties exigées par sa jurisprudence sont respectées (et, à mon avis, elles le sont dans le cas du CNF), il n’y a pas de raison pour la Cour de refuser de statuer sur une décision préjudicielle en raison d’un prétendu manque d’impartialité ou d’indépendance stricto sensu de la part de l’organe de renvoi.
56. Ce serait, en réalité, un développement inquiétant. Un rapide coup d’œil aux systèmes juridiques des États membres révèle que, dans de nombreux pays, il existe des juridictions composées, en tout ou partie, non pas de juges professionnels, mais de représentants de professions ou de groupes sociaux et économiques. Par exemple, l’important arrêt Laval Un Partneri (38), rendu par la grande chambre de la Cour en 2007, portait sur une demande de décision préjudicielle introduite par l’Arbetsdomstolen, le Conseil des prud’hommes suédois, dans lequel des membres représentant les intérêts des employeurs et des employés siègent aux côtés de juges professionnels.
57. Si le raisonnement de l’arrêt Wilson, précité, était poussé à l’extrême, comme le soutiennent MM. Torresi, la Cour aurait dû se demander si certains membres de l’Arbetsdomstolen pourraient ne pas avoir un intérêt commun d’exclure la concurrence étrangère du secteur de la construction en Suède. Cette ligne de conjecture aurait pu conduire la Cour à décliner sa compétence.
58. De même, je note que la Cour a accepté des demandes de décision préjudicielle de l’Arbejdsretten (Tribunal du travail danois) (39) et des faglige voldgiftsret (tribunaux d’arbitrage catégoriels danois) (40), qui non seulement ont une composition similaire à celui de l’Arbetsdomstolen (41), mais qui font également partie d’un système de résolution des litiges qui – bien qu’établis et régis par la loi – existe dans une certaine mesure en parallèle avec les juridictions ordinaires danoises.
59. Toutefois, une interprétation trop stricte du critère de l’impartialité serait également difficile à concilier avec la position selon laquelle, dans certaines circonstances, un tribunal d’arbitrage pourrait aussi être considéré comme une «juridiction» au sens de l’article 267 TFUE.
60. L’interprétation de l’arrêt Wilson, précité, en ce sens qu’elle imposerait à la Cour la nécessité de mener une nouvelle analyse approfondie pour déterminer si des juridictions nationales remplissent les conditions d’indépendance et d’impartialité, allant au-delà de la vérification formelle selon laquelle les lois nationales prévoient des garanties suffisantes à cet égard, aurait ainsi d’importantes conséquences. Un nombre non négligeable d’organes juridictionnels nationaux risqueraient de ne pas relever de la notion de «juridiction» au sens de l’article 267 TFUE avec le résultat que le système de protection des individus serait affaibli, en entravant l’effectivité du droit de l’Union.
61. Je conclurai donc que le critère de l’indépendance semble être rempli par le CNF.
2. Exercice de fonctions juridictionnelles
62. En second lieu, MM. Torresi prétendent que, concernant les inscriptions au tableau et contrairement aux procédures en matière disciplinaire, le CNF exerce des fonctions administratives. En fait, la décision prise par le CNF à la fin de la procédure devrait être considérée comme un acte revêtant une nature administrative.
63. Toutefois, il ne saurait être passé outre le fait que, dans l’affaire Gebhard, précitée, le CNF avait été saisi de deux actions introduites par M. Gebhard, un avocat allemand établi en Italie. L’une visait à contester une sanction disciplinaire imposée par le conseil de l’ordre de Milan et l’autre à contester le rejet implicite, par ce même conseil de l’ordre, de sa demande d’inscription au tableau.
64. Si les arguments avancés par MM. Torresi devaient être considérés comme corrects, cela signifierait que, dans l’arrêt Gebhard, précité, la Cour a établi sa compétence exclusivement sur la base de la première action et non en se référant à la seconde. Cependant, rien dans ledit arrêt ne semble confirmer une telle lecture de cette décision. Au contraire, dans cet arrêt, la Cour a souligné les liens entre les deux actions introduites par M. Gebhard (42). De plus, dans cette affaire, l’avocat général Léger est parvenu à la conclusion que dans le cadre de ces deux actions le CNF exerçait des fonctions juridictionnelles (43). Je trouve convaincantes les considérations développées par l’avocat général Léger sur ce point.
65. En tout état de cause, il me semble que, s’agissant de l’affaire Gebhard, précitée, la similitude entre les deux procédures, qui étaient pendantes devant le CNF, découle des lois applicables italiennes. Les deux procédures étaient en substance réglementées par les mêmes dispositions, à savoir les articles 54 et 56 du décret-loi no 1578/1933 et les articles 59 à 65 du décret no 37/1934.
66. Enfin, aucune différence entre les deux procédures ne peut être constatée dans la pratique quotidienne du CNF. Les règles procédurales du CNF établissent une claire distinction entre les «séances judiciaires» (articles 9 à 11) et les «séances administratives» (articles 12 à 16) de cet organe (44). Dans le calendrier des activités du CNF, le samedi 29 septembre 2012 – le jour où l’affaire de MM. Torresi a été entendue – était réservé à une séance judiciaire du CNF.
67. Toutefois, MM. Torresi souligne une différence possible entre les deux procédures: lorsque le CNF entend des actions en matière disciplinaire, il y a toujours une décision administrative du conseil de l’ordre local qui fait l’objet d’un contrôle, alors que cet élément semble manquer si un conseil de l’ordre local omet de prendre une décision sur une demande d’inscription au tableau. MM. Torresi visent l’article 6, paragraphe 8, du décret législatif no 96/2001 selon lequel le demandeur peut, dans un délai de 10 jours à compter de l’expiration du délai de 30 jours à compter du dépôt de la demande, former un recours devant le CNF qui se prononcera sur l’inscription si le conseil de l’ordre local n’a pas encore statué.
68. Cependant, ma compréhension de la législation italienne considère l’omission de la part du barreau local de se prononcer sur une demande d’un avocat concernant son admission au tableau comme constituant une décision implicite de rejet. Il s’ensuit que le CNF ne décide pas de la demande à la place du conseil de l’ordre local (eu égard à l’inaction de ce dernier). Au contraire, le CNF exerce un pouvoir de contrôle sur une décision (bien qu’implicite) prise par un conseil de l’ordre local, rejetant cette demande. S’il estime qu’un conseil de l’ordre local a erronément refusé une demande, le CNF décide sur le fond de cette demande, d’une façon semblable à celle des juridictions administratives qui, en droit italien, sont en droit de le faire dans certains cas (45).
69. Ma compréhension des lois pertinentes italiennes semble être corroborée par le procès-verbal de l’audience du 29 septembre 2012 devant le CNF, figurant dans le dossier national transmis à la Cour, dans lequel il est indiqué que cette audience concernait «le recours de M. Angelo Alberto Torresi contre le silence du Conseil de l’ordre de Macerata». À cet égard, je considère encore plus parlant les termes employés par le CNF dans certains jugements concernant des affaires analogues à celles de MM. Torresi. Le Conseil utilise précisément l’expression «décisions de refus implicites» adoptées par les conseils de l’ordre locaux à la suite de demandes d’inscription au tableau, contre lesquelles les demandeurs ont introduit des recours devant le CNF (46).
70. Dans ce contexte, il est à peine nécessaire de souligner que les règles en matière de «silence négatif» et de «silence positif» sont communes non seulement en droit administratif italien (47), mais également dans les droits administratifs d’autres États membres (48) ainsi que dans l’ordre juridique de l’Union (49).
71. À ce stade, il peut être intéressant de noter que, alors que la règle selon laquelle le silence impliquant le refus s’applique à l’égard de demandes faites auprès des conseils de l’ordre locaux, elle ne s’applique pas à l’égard des demandes faites au CNF (50). Cet élément ne fait que corroborer l’idée que, alors que les décisions des conseils de l’ordre locaux revêtent une nature administrative, les décisions du CNF sont judiciaires.
72. Enfin, il est vrai que, à la différence de la loi no 247/2012 (51), le décret-loi no 1578/1933 ne classe pas expressément en tant que «judiciaire» l’activité du CNF concernant les recours contre les décisions des conseils de l’ordre locaux en matière d’inscription au tableau (52). Toutefois, il n’est pas contesté que, dans l’ordre juridique italien, le CNF jouit du statut de «juge spécial» qui prend des décisions «qui ne sont pas des actes administratifs mais des jugements (53) rendus après une procédure inter partes» (54). Comme la Corte costituzionale l’a affirmé, le CNF exerce «des fonctions juridictionnelles dans l’intérêt public, un intérêt qui est différent et supérieur de celui du groupe professionnel ?qu’il représente?» (55).
73. Il est clair que le fait qu’en droit italien le CNF exerce des fonctions juridictionnelles n’est pas déterminant au sens de l’article 267 TFUE. Toutefois, je ne pense pas non plus que la Cour devrait s’écarter à la légère de la classification d’un organe selon le droit national, en particulier, lorsque la Cour ne dispose pas d’indices clairs et convergents pouvant conduire à une conclusion différente en vertu du droit de l’Union (56). Au demeurant, les éléments de droits nationaux applicables examinés n’étayent aucune conclusion différente dans la présente affaire.
3. Autres critères
74. En outre, il me semble que, en l’espèce, les autres critères établis par la jurisprudence de la Cour concernant la notion de «juridiction» au sens de l’article 267 TFUE militent également dans ce sens.
75. Pour commencer, à la lumière, en particulier, du décret-loi no 1578/1933 (et, plus récemment, de la loi no 247/2012), il ne fait pas de doute que le CNF est établi par la loi et qu’il a un caractère permanent.
76. De même, il est clair que la compétence du CNF est obligatoire pour les parties. La compétence du CNF en ce qui concerne les inscriptions au tableau est, en effet, impérative (57) et ne dépend pas d’un accord entre les parties à cet effet (58). En effet, pour MM. Torresi, il s’agit du seul moyen juridique pour contester les décisions du Conseil de l’ordre de Macerata à l’égard de leur demande (59).
77. Il est vrai que les décisions du CNF peuvent être soumises à un recours spécial devant la Corte suprema di cassazione, Sezione Unite. Cependant, un tel recours n’est admissible que sur des points de droit (60). Cela signifie que l’effectivité du mécanisme de décision préjudicielle prévu à l’article 267 TFUE serait affaiblie si le statut du CNF en tant que «juridiction» ne serait pas reconnu par la Cour (61).
78. De plus, il n’y a aucun doute que le CNF doit appliquer les règles de droit. En particulier, dans le cas de MM. Torresi, le CNF est appelé à appliquer les dispositions du décret législatif no 96/2001, conformément aux règles prévues par la directive 98/5.
79. Il est également important de souligner que, dans ce contexte, les règles régissant la procédure devant le CNF prévoient une procédure inter partes (62). Le conseil de l’ordre local dont la décision est contestée est nécessairement partie à l’instance (en tant que défendeur) et toute erreur dans la notification de l’action en justice par le requérant au conseil de l’ordre implique la nullité de la procédure en raison d’«une grave violation des droits de la défense et du principe audi alteram partem» (63).
80. De plus, la procédure inclut à la fois une phase écrite et une phase orale au cours desquelles les parties peuvent avancer leurs thèses, à propos des erreurs prétendument faites par le Conseil de l’ordre local, et fournissent des éléments de preuve au soutien de ces arguments. S’agissant des éléments de preuve, il existe des règles spécifiques pour en prendre connaissance et sur le délai minimal qui doit être accordé aux parties pour consulter le dossier et préparer leur défense avant que l’affaire ne soit discutée lors de l’audience (64).
81. Eu égard aux considérations qui précèdent, je suis d’avis que, en l’espèce, le CNF doit être considéré comme une «juridiction» au sens de l’article 267 TFUE.
B – Examen des questions préjudicielles
82. J’en arrive à présent à la substance des deux questions préjudicielles soumises par le CNF. Néanmoins, la réponse à ces questions est, pour moi, assez évidente. Pour cette raison, cette partie de mes conclusions sera plutôt brève.
1. Première question
83. Par sa première question, le CNF demande, en substance, si l’article 3 de la directive 98/5 s’oppose à une pratique nationale qui permettrait à un État membre de refuser les demandes d’inscription d’avocats établis à des ressortissants de cet État membre qui, peu de temps après l’obtention du titre professionnel dans un autre État membre, retournent dans cet État membre (la pratique nationale en cause).
84. Selon une jurisprudence constante, les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes communautaires (65). La constatation qu’il s’agit d’une pratique abusive nécessite, d’une part, un ensemble de circonstances objectives d’où il résulte que, malgré un respect formel des conditions prévues par la réglementation communautaire, l’objectif poursuivi par cette réglementation n’a pas été atteint. Elle requiert, d’autre part, un élément subjectif consistant en la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation communautaire en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention (66).
85. En principe, c’est à la juridiction nationale qu’il incombe d’établir l’existence de ces deux éléments, dont la preuve doit être rapportée conformément aux règles du droit national, pour autant qu’il ne soit pas porté atteinte à l’efficacité du droit communautaire (67). En particulier, les juridictions nationales ne peuvent pas, dans l’appréciation de l’exercice d’un droit découlant d’une disposition communautaire, modifier la portée de cette disposition ni compromettre les objectifs qu’elle poursuit (68).
86. Toutefois, dans la présente affaire, il est assez manifeste qu’une pratique telle que celle en question est de nature à remettre en cause, dans cet État membre, le fonctionnement correct du système établi par la directive 98/5 et, partant, de compromettre gravement les objectifs poursuivis par cet instrument légal.
87. En effet, selon l’article 1er de la directive 98/5, l’objectif de cette directive est de «faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat à titre indépendant ou salarié dans un État membre autre que celui dans lequel a été acquise la qualification professionnelle». Ainsi, comme les gouvernements polonais et roumain l’ont observé à juste titre, la pratique nationale en cause équivaut, en substance, à traiter comme abusive une conduite qui, au contraire, constitue une des véritables formes de comportement que le législateur de l’Union a entendu autoriser. En paraphrasant les remarques de la Cour concernant la directive 89/48/CEE sur la reconnaissance des diplômes (69), je dirais que le droit pour les ressortissants d’un État membre de choisir l’État membre dans lequel ils souhaitent acquérir leur qualification professionnelle est inhérent à l’exercice, dans un marché unique, des libertés fondamentales garanties par le traité UE (70).
88. À cet égard, peu importe le fait que l’avocat soit un citoyen de l’État membre d’accueil ou qu’il ait choisi d’acquérir un titre professionnel à l’étranger afin de profiter d’une législation plus favorable ou, enfin, le fait que, le cas échéant, sa demande d’inscription soit faite peu de temps après l’obtention du titre professionnel à l’étranger.
89. Sur le premier point, j’observe que l’article 1er, paragraphe 2, sous a), de la directive 98/5 définit «l’avocat» comme «toute personne, ressortissant d’un État membre, habilitée à exercer ses activités professionnelles sous l’un des titres professionnels ?mentionnés dans la même disposition?». De même, l’article 2 de ladite directive prévoit que «?t?out avocat a le droit d’exercer à titre permanent, dans tout État membre, sous son titre professionnel d’origine, les activités précisées à l’article 5 ?de ladite directive?» (71).
90. Rien n’indique donc que le législateur de l’Union aurait voulu donner la possibilité aux États membres d’opérer une discrimination à rebours en excluant leurs propres citoyens des droits créés par la directive 98/5 (72). Par ailleurs, cela semblerait peu compatible avec l’objectif de l’établissement d’un marché intérieur.
91. En réalité, comme la Cour l’a retenu, le fait qu’un ressortissant communautaire a entendu profiter d’une législation plus avantageuse en vigueur dans un État membre autre que celui où il réside n’autorise pas, à lui seul, à le priver de la possibilité d’invoquer les dispositions des traités UE (73). Cela m’amène au second point.
92. À cet égard, en m’appuyant sur une ligne jurisprudentielle bien établie, j’estime que le simple fait qu’un ressortissant choisisse d’acquérir un titre professionnel dans un autre État membre aux fins de bénéficier d’une législation plus avantageuse n’est pas, à lui seul, suffisant pour conclure à l’existence d’un abus de droit (74).
93. Enfin, sur le troisième point, je voudrais rappeler que la Cour a expliqué que, en vertu de l’article 3 de la directive 98/5, le législateur de l’Union a entièrement harmonisé les conditions préalables à l’exercice du droit conféré. En conséquence, la présentation à l’autorité compétente de l’État membre d’accueil d’une attestation d’inscription auprès de l’autorité compétente de l’État membre d’origine apparaît ainsi comme l’unique condition à laquelle doit être subordonnée l’inscription de l’intéressé dans l’État membre d’accueil lui permettant d’exercer dans ce dernier État membre sous son titre professionnel d’origine (75).
94. En conséquence, la Cour a affirmé que, en vertu de la directive 98/5, l’inscription d’un avocat européen auprès de l’autorité compétente de l’État membre d’accueil ne puisse être subordonnée à un entretien censé permettre à ladite autorité d’évaluer la maîtrise, par l’intéressé, des langues de cet État membre (76). J’ajouterai que, de la même manière, la directive 98/5 ne permet pas qu’une telle inscription soit conditionnée par une certaine période d’expérience pratique ou d’activité en tant qu’avocat dans l’État membre d’origine (77). Après tout, si aucune expérience préalable n’est requise afin d’exercer, par exemple, en tant qu’«abogado» en Espagne, pourquoi une telle expérience serait-elle requise afin d’exercer sous exactement le même titre professionnel («abogado») dans un autre État membre?
95. Cela étant, il est à peine nécessaire d’ajouter que, si les autorités de l’État membre d’accueil estiment, dans un cas individuel, que les deux conditions mentionnées au point 84 des présentes conclusions sont remplies, cela ne les empêche pas de refuser une inscription pour des motifs d’abus de droit. En effet, il peut y avoir des éléments particuliers, dans des cas spécifiques, qui donnent lieu à un soupçon légitime d’une conduite frauduleuse. Dans ces cas spécifiques (et – il peut être supposé – peu fréquents), un examen plus approfondi de l’existence possible d’un comportement abusif peut être légitime avant que l’inscription ne soit accordée. Dans ce cadre, les autorités de l’État membre d’accueil peuvent également, conformément à l’article 13 de la directive 98/5, demander la coopération des autorités de l’État membre d’origine (78). Si les autorités de l’État membre d’accueil rassemblent alors des preuves claires que le demandeur a obtenu le titre professionnel dans l’État membre d’origine par des moyens frauduleux ou illégaux (tels qu’une falsification, une corruption ou une fausse déclaration), il serait en droit de refuser l’inscription pour des motifs d’abus de droit.
96. Je propose donc que la Cour réponde à la première question que l’article 3 de la directive 98/5 exclut la pratique, de la part d’un État membre, de refuser, pour des motifs d’abus de droit, l’inscription au tableau, dans la section spéciale consacrée aux avocats établis, à des ressortissants de cet État membre qui, peu de temps après l’obtention de leur titre professionnel dans un autre État membre, reviennent dans le premier État membre.
2. Seconde question
97. Par sa seconde question, qui est formulée en cas de réponse affirmative à la première question, le CNF demande, en substance, si l’article 3 de la directive 98/5 doit être considéré comme invalide à la lumière de l’article 4, paragraphe 2, TUE selon lequel l’Union respecte l’identité nationale des États membres, inhérente à leurs organisations politiques et constitutionnelles.
98. Selon le CNF, l’article 33, paragraphe 5, de la Constitution italienne prévoit qu’«un examen d’État est institué […] pour l’obtention des titres d’aptitude professionnelle», et le terme «professionnelle» se réfère aussi à celle d’avocat. Il est soutenu que l’admission de ressortissants italiens diplômés à l’étranger pour exercer en Italie aurait pour effet de contourner la Constitution italienne qui impose un examen d’État, en compromettant ainsi l’identité nationale constitutionnelle.
99. Je dois admettre d’emblée que j’ai de sérieuses difficultés à suivre le raisonnement du CNF. Il n’est pas clair pour moi pourquoi l’inscription au barreau des ressortissants de l’Union qui ont obtenu un titre professionnel dans un autre État membre représenterait une telle menace pour l’ordre juridique italien qu’elle devrait être considérée comme compromettant l’identité nationale.
100. À cet égard, il est vrai que la Cour a, sous certaines conditions spécifiques, offert aux États membres la possibilité de déroger à des obligations imposées par le droit de l’Union, telles que le respect des libertés fondamentales, pour des motifs de protection de leur identité nationale (79). Toutefois, cela ne signifie pas que toute règle consacrée dans une Constitution nationale puisse limiter l’application uniforme des dispositions de l’Union (80), et encore moins constituer un critère de la légalité de ces règles (81).
101. En conséquence, comme le Parlement et le Conseil l’ont soutenu, le simple fait qu’une disposition de la Constitution italienne prévoit qu’un examen d’État doit être passé avant d’être autorisé à exercer en tant qu’avocat ne signifie pas que la directive 98/5 mette en cause l’identité nationale au sens de l’article 4, paragraphe 2, TUE. Cette position a également été confirmée lors de l’audience par le gouvernement italien qui a affirmé son désaccord avec les observations formulées par la juridiction de renvoi dans les demandes de décision préjudicielle concernant un éventuel conflit entre la directive 98/5 et l’article 33, cinquième alinéa, de la Constitution italienne.
102. Plus fondamentalement, et en tout état de cause, la question préjudicielle du CNF semble être fondée sur une prémisse erronée.
103. MM Torresi ont demandé aux autorités compétentes non pas leur inscription au tableau sous le titre professionnel du pays d’accueil («avvocato»), mais seulement leur inscription dans la section spéciale de ce tableau consacrée aux avocats établis. Ainsi, ils ont demandé à être autorisés à exercer la profession d’avocat en Italie sous le titre professionnel de l’État membre d’origine («abogado»), conformément à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 98/5. Cela signifie qu’ils seraient autorisés à uniquement exercer les activités professionnelles visées à l’article 5 de la directive 98/5 en étant soumis aux règles professionnelles et déontologiques indiquées à l’article 6 de ladite directive.
104. Cela étant, je ne constate aucun contournement des règles édictées par la Constitution italienne ni aucun empiètement sur l’identité nationale. Comme il a été souligné à juste titre par les gouvernements espagnol et polonais ainsi que par le Parlement et la Commission, l’Italie continuera à exercer sa compétence concernant l’accès à la profession d’«avvocato». Néanmoins, refuser à ses propres ressortissants la possibilité d’exercer en tant qu’«abogado» en Italie – lorsque ce titre a été légalement obtenu en Espagne – remettrait essentiellement en question le respect des conditions d’obtention de ce titre professionnel à l’égard duquel l’Italie n’a pas de compétence. En conséquence, cela n’empiéterait pas seulement sur les compétences réservées au Royaume d’Espagne, mais mettrait également en cause le principe de la reconnaissance mutuelle, qui se situe au cœur du système établi par la directive 98/5.
105. Sur cette base, je suis d’avis que l’article 3 de la directive 98/5 ne constitue pas une violation de l’article 4, paragraphe 2, du TUE et que, partant, il n’est pas invalide.
IV – Conclusion
106. Eu égard à ce qui précède, je propose à la Cour de répondre aux questions soumises par le Consiglio nazionale forense comme suit:
1) L’article 3 de la directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 1998, visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise, exclut la pratique, de la part d’un État membre, de refuser, pour des motifs d’abus de droit, l’inscription au tableau, dans la section spéciale consacrée aux avocats établis, des ressortissants de cet État membre qui, peu de temps après avoir obtenu leur titre professionnel dans un autre État membre, reviennent dans le premier État membre.
2) L’examen de la seconde question préjudicielle n’a révélé aucun élément affectant la validité de l’article 3 de la directive 98/5.