Language of document : ECLI:EU:C:2023:299

ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

20 avril 2023 (*)

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Règlement (UE) no 655/2014 – Procédure d’ordonnance européenne de saisie conservatoire des comptes bancaires – Conditions de délivrance d’une telle ordonnance – Article 4 – Notion de “décision” – Article 7 – Notion de “décision exigeant du débiteur le paiement de [l]a créance” – Décision judiciaire condamnant un débiteur au paiement d’une astreinte en cas de violation d’un ordre de cessation – Règlement (UE) no 1215/2012 – Article 55 – Champ d’application »

Dans l’affaire C‑291/21,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le juge des saisies du tribunal de première instance de Liège (Belgique), par décision du 6 mai 2021, parvenue à la Cour le 7 mai 2021, dans la procédure engagée par

Starkinvest SRL,

LA COUR (deuxième chambre),

composée de Mme A. Prechal, présidente de chambre, Mme M. L. Arastey Sahún, MM. F. Biltgen (rapporteur), N. Wahl et J. Passer, juges,

avocat général : M. M. Szpunar,

greffier : M. C. Di Bella, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 16 juin 2022,

considérant les observations présentées :

–        pour Starkinvest SRL, par Mes V. Lamberts et A. Palmisano, avocats,

–        pour le gouvernement belge, par Mmes M. Jacobs, C. Pochet et M. Van Regemorter, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement néerlandais, par Mme M. K. Bulterman et M. J. Langer, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par MM. S. Noë et W. Wils, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 20 octobre 2022,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 4 et de l’article 7, paragraphe 2, du règlement (UE) no 655/2014 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mai 2014, portant création d’une procédure d’ordonnance européenne de saisie conservatoire des comptes bancaires, destinée à faciliter le recouvrement transfrontière de créances en matière civile et commerciale (JO 2014, L 189, p. 59), ainsi que de l’article 55 du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure engagée par Starkinvest SRL tendant à l’exécution, au moyen d’une ordonnance européenne de saisie conservatoire des comptes bancaires (ci-après l’« ordonnance de saisie conservatoire »), d’une décision judiciaire ordonnant le paiement d’une astreinte en cas de violation de l’ordre de cessation prononcé contre Soft Paris EURL et Soft Paris Parties LTD.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

 Le règlement no 1215/2012

3        Aux termes de l’article 39 du règlement no 1215/2012 :

« Une décision rendue dans un État membre qui est exécutoire dans cet État membre jouit de la force exécutoire dans les autres États membres sans qu’une déclaration constatant la force exécutoire soit nécessaire. »

4        L’article 55 de ce règlement dispose :

« Les décisions rendues dans un État membre condamnant à une astreinte ne sont exécutoires dans l’État membre requis que si le montant en a été définitivement fixé par la juridiction d’origine. »

 Le règlement no 655/2014

5        Les considérants 12 et 14 du règlement no 655/2014 énoncent :

« (12)      Il devrait être possible de recourir à une ordonnance de saisie conservatoire aux fins de garantir des créances déjà exigibles. Cela devrait également être possible pour des créances qui ne sont pas encore exigibles pour autant que ces créances résultent d’une transaction ou d’un événement passé et que leur montant puisse être déterminé, y compris les créances liées à des actions en matière délictuelle ou quasi délictuelle et à des actions civiles en réparation de dommages ou en restitution fondées sur une infraction.

[...] 

(14)      Les conditions de délivrance de l’ordonnance de saisie conservatoire devraient établir un juste équilibre entre l’intérêt du créancier à obtenir une ordonnance et l’intérêt à éviter tout recours abusif à l’ordonnance.

En conséquence, lorsque le créancier demande une ordonnance de saisie conservatoire avant d’avoir obtenu une décision judiciaire, la juridiction auprès de laquelle la demande est introduite devrait être convaincue, sur la base des éléments de preuve fournis par le créancier, qu’il sera probablement fait droit à la demande au fond du créancier contre le débiteur.

En outre, dans tous les cas, y compris lorsqu’il a déjà obtenu une décision judiciaire, le créancier devrait démontrer d’une manière jugée satisfaisante par la juridiction qu’il est urgent que sa créance fasse l’objet d’une protection judiciaire et que, sans l’ordonnance, l’exécution d’une décision judiciaire existante ou future peut être empêchée ou rendue sensiblement plus difficile parce qu’il existe un risque réel que, au moment où le créancier est en mesure d’obtenir l’exécution de la décision judiciaire existante ou d’une décision judiciaire future, le débiteur ait dilapidé, dissimulé ou détruit ses actifs ou les ait cédés sous leur valeur ou dans une mesure inhabituelle ou par un moyen inhabituel.

[...] »

6        L’article 4 de ce règlement, intitulé « Définitions », prévoit, à ses points 5, 8 et 11 :

« Aux fins du présent règlement, on entend par :

[...]

5)      “créance”, un droit au paiement d’une somme d’argent d’un montant déterminé qui est devenue exigible ou un droit au paiement d’une somme d’argent d’un montant déterminable découlant d’une transaction ou d’un événement qui a déjà eu lieu, pour autant que cette créance puisse être produite en justice ;

[...]

8)      “décision”, toute décision rendue par une juridiction d’un État membre quelle que soit la dénomination qui lui est donnée, y compris une décision sur la fixation par le greffier du montant des frais du procès ;

[...]

11)      “État membre d’origine”, l’État membre dans lequel l’ordonnance de saisie conservatoire a été délivrée ».

7        L’article 5 dudit règlement, intitulé « Cas d’ouverture », est libellé comme suit :

« Le créancier dispose de la possibilité de recourir à l’ordonnance de saisie conservatoire dans les situations suivantes :

a)      avant que le créancier n’engage une procédure au fond dans un État membre à l’encontre du débiteur, ou à tout moment au cours de cette procédure jusqu’au moment où la décision est rendue ou jusqu’à l’approbation ou la conclusion d’une transaction judiciaire ;

b)      après que le créancier a obtenu, dans un État membre, une décision, une transaction judiciaire ou un acte authentique exigeant du débiteur le paiement de sa créance. »

8        L’article 6, paragraphe 3, du même règlement dispose :

« Lorsque le créancier a déjà obtenu une décision ou une transaction judiciaire, les juridictions de l’État membre dans lequel la décision a été rendue ou la transaction judiciaire a été approuvée ou conclue sont compétentes pour délivrer l’ordonnance de saisie conservatoire pour la créance précisée dans la décision ou la transaction judiciaire. »

9        L’article 7 du règlement no 655/2014, intitulé « Conditions de délivrance d’une ordonnance de saisie conservatoire », prévoit :

« 1.      La juridiction délivre l’ordonnance de saisie conservatoire lorsque le créancier a fourni suffisamment d’éléments de preuve pour la convaincre qu’il est urgent de prendre une mesure conservatoire sous la forme d’une ordonnance de saisie conservatoire parce qu’il existe un risque réel qu’à défaut d’une telle mesure le recouvrement ultérieur de sa créance soit empêché ou rendu sensiblement plus difficile.

2.      Lorsque le créancier n’a pas encore obtenu, dans un État membre, une décision, une transaction judiciaire ou un acte authentique exigeant du débiteur le paiement de sa créance, le créancier fournit également suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre la juridiction qu’il sera probablement fait droit à sa demande au fond contre le débiteur. »

10      Aux termes de l’article 8, paragraphe 2, sous g), ii), de ce règlement :

« La demande [d’ordonnance de saisie conservatoire] comprend les informations suivantes :

[...]

g)      le montant pour lequel l’ordonnance de saisie conservatoire est demandée :

[...]

ii)      dans les cas où le créancier a déjà obtenu une décision, une transaction judiciaire ou un acte authentique, le montant du principal de la créance précisée dans la décision, la transaction judiciaire ou l’acte authentique, ou une partie de ce montant, et le montant de tous les intérêts et frais pouvant être recouvrés en vertu de l’article 15 ».

11      L’article 17, paragraphe 1, dudit règlement dispose :

« La juridiction saisie d’une demande d’ordonnance de saisie conservatoire examine si les conditions et exigences énoncées dans le présent règlement sont réunies. »

12      Aux termes de l’article 48, sous b), du même règlement, celui-ci s’entend sans préjudice du règlement no 1215/2012.

 Le droit belge

13      Par la loi du 31 janvier 1980 (Moniteur belge du 20 février 1980, p. 2181), le législateur belge a approuvé la Convention Benelux portant loi uniforme relative à l’astreinte, et de l’Annexe (loi uniforme relative à l’astreinte), signées à La Haye le 26 novembre 1973. Depuis, l’astreinte est régie par les articles 1385 bis à 1385 nonies du code judiciaire.

14      Aux termes de l’article 1385 bis de ce code :

« Le juge peut, à la demande d’une partie, condamner l’autre partie, pour le cas où il ne serait pas satisfait à la condamnation principale [...], au paiement d’une somme d’argent, dénommée astreinte, le tout sans préjudice des dommages-intérêts, s’il y a lieu. [...] »

15      L’article 1385 ter dudit code dispose :

« Le juge peut fixer l’astreinte soit à une somme unique, soit à une somme déterminée par unité de temps ou par contravention. Dans ces deux derniers cas, le juge peut aussi déterminer un montant au-delà duquel la condamnation aux astreintes cessera ses effets. »

16      L’article 1385 quater du même code prévoit :

« L’astreinte, une fois encourue, reste intégralement acquise à la partie qui a obtenu la condamnation. Cette partie peut en poursuivre le recouvrement en vertu du titre même qui la prévoit. »

17      L’article 1498 du code judiciaire prévoit :

« En cas de difficulté d’exécution, toute partie intéressée peut se pourvoir devant le juge des saisies, sans cependant que l’exercice de cette action ait un effet suspensif. Le juge des saisies prononce, s’il y a lieu, la mainlevée de la saisie. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

18      Par un jugement du tribunal de commerce de Liège (Belgique) du 3 septembre 2013, confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Liège (Belgique) du 6 janvier 2015, il a été ordonné à Soft Paris et à Soft Paris Parties, sous peine d’une astreinte de 2 500 euros par infraction, notamment, de cesser toute commercialisation sur le territoire du Benelux de leurs produits et services sous la marque verbale SOFT PARIS.

19      Le 27 avril 2021, Starkinvest a fait procéder à un commandement de payer portant sur une somme de 86 694,22 euros, dont 85 000 euros à titre d’astreinte pour la période allant du 24 mars au 27 avril 2021.

20      Par requête déposée le 3 mai 2021 au greffe du tribunal de première instance de Liège (Belgique), Starkinvest a demandé l’autorisation de pratiquer une saisie conservatoire européenne de compte bancaire, à concurrence de 85 000 euros, sur toute somme se trouvant potentiellement sur les comptes bancaires français de Soft Paris Parties, société dont le siège social se trouve en Irlande.

21      Dans le cadre de l’analyse des conditions de délivrance d’une ordonnance de saisie conservatoire de ces comptes bancaires, le juge des saisies du tribunal de première instance de Liège, qui est le juge de renvoi, relève que l’article 7 du règlement no 655/2014 instaure un régime qui distingue deux hypothèses, la première selon laquelle le créancier dispose déjà d’un titre exécutoire et est dès lors dispensé de justifier le bien-fondé de sa créance, et la seconde selon laquelle le créancier ne dispose pas d’un tel titre de sorte qu’il doit fournir la preuve qu’il sera probablement fait droit, quant au fond, à sa demande dirigée contre le débiteur.

22      Il s’ensuit, selon le juge de renvoi, que l’examen auquel il doit procéder en l’occurrence dépend de la question de savoir si Starkinvest peut se prévaloir de l’arrêt de la cour d’appel de Liège du 6 janvier 2015 comme titre exécutoire, c’est-à-dire une décision « exigeant du débiteur le paiement de sa créance », au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 655/2014.

23      À cet égard, le juge de renvoi souligne que cet arrêt, ordonnant le paiement d’astreintes à Starkinvest, en cas de manquement à l’ordre de cessation, n’inclut pas le montant exact des astreintes, celui-ci n’étant, par définition, pas encore connu au jour de cette décision. Toutefois, il ne serait pas nécessaire, en vertu du droit belge, de faire liquider le montant des astreintes préalablement à la saisie conservatoire, dès lors que la décision ordonnant le paiement d’astreintes est exécutoire et signifiée. Le juge compétent se prononcerait sur cette question uniquement dans le cadre de la procédure d’opposition à la saisie pratiquée.

24      Or, dans la mesure où la « créance » est définie à l’article 4 du règlement no 655/2014 comme étant « un droit au paiement d’une somme d’argent d’un montant déterminé qui est devenue exigible ou un droit au paiement d’une somme d’argent d’un montant déterminable découlant d’une transaction ou d’un événement qui a déjà eu lieu, pour autant que cette créance puisse être produite en justice », le juge de renvoi se demande si l’astreinte, dont le principe et le montant de base sont fixés dans une décision judiciaire, mais dont le montant exigible varie en fonction d’éventuels manquements futurs du débiteur, peut être considérée comme une créance, au sens de cette disposition.

25      Le juge de renvoi indique, en substance, que, s’il était répondu affirmativement, la décision prononçant une astreinte pourrait être considérée comme une décision « exigeant du débiteur le paiement de [l]a créance », au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 655/2014, ce qui priverait le juge de l’État membre d’origine, saisi d’une demande de délivrance d’une ordonnance de saisie conservatoire, de tout pouvoir de contrôle de l’apparence de la créance invoquée. Un tel contrôle permettrait pourtant au juge saisi de vérifier que l’astreinte au sujet de laquelle la délivrance d’une ordonnance de saisie conservatoire est demandée est probablement bien due, qu’aucune règle de prescription ne s’applique et que toutes les règles procédurales, y compris celles relatives au caractère informatif de la signification de l’astreinte prononcée, ont bien été respectées.

26      Par ailleurs, le juge de renvoi se demande s’il convient de prendre en considération l’article 55 du règlement no 1215/2012 dans l’interprétation à effectuer, en ce que cet article dispose que les décisions condamnant à une astreinte rendues dans un État membre ne sont exécutoires dans l’État membre requis que si le montant en a été définitivement fixé par la juridiction d’origine.

27      De plus, le juge de renvoi s’interroge sur le point de savoir si, dans la mesure où il est admis qu’une décision judiciaire condamnant à une astreinte doit être qualifiée de décision « exigeant du débiteur le paiement de [l]a créance », au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 655/2014, et que la présence d’un tel titre exécutoire a pour effet de priver le juge chargé d’autoriser ou non la saisie conservatoire européenne de son pouvoir d’appréciation de l’apparence d’une créance, il doit être requis que le montant de l’astreinte soit liquidé au préalable.

28      C’est dans ces conditions que le juge des saisies du tribunal de première instance de Liège a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Une décision judiciaire signifiée condamnant une partie au paiement d’une astreinte en cas de violation d’un ordre de cessation constitue-t-elle une décision exigeant du débiteur le paiement de sa créance au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement [no 655/2014] ?

2)      Une décision judiciaire condamnant une partie au paiement d’une astreinte, bien qu’exécutoire dans le pays d’origine, relève-t-elle de la notion de “décision”, au sens de l’article 4 du règlement [no 655/2014], alors qu’elle n’a pas fait l’objet d’une liquidation conformément à l’article 55 du règlement [no 1215/2012] ? »

 La procédure devant la Cour

29      Le juge de renvoi a demandé à la Cour de soumettre la présente affaire à une procédure accélérée en application de l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure de celle-ci.

30      À l’appui de sa demande, il a invoqué la nature de la demande de délivrance d’une ordonnance de saisie conservatoire dont il est saisi et le fait que le litige est suspendu dans l’attente de l’interprétation à fournir par la Cour.

31      Il résulte de l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure que, à la demande de la juridiction de renvoi ou, à titre exceptionnel, d’office, le président de la Cour peut, lorsque la nature de l’affaire exige son traitement dans de brefs délais, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, décider de soumettre un renvoi préjudiciel à une procédure accélérée dérogeant aux dispositions dudit règlement de procédure.

32      En l’occurrence, le 14 juin 2021, le président de la Cour a décidé, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, de rejeter la demande de procédure accélérée au motif que les raisons invoquées par le juge de renvoi n’étaient pas de nature à établir que les conditions définies à l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure étaient remplies dans le cadre de la présente affaire.

33      En effet, une procédure accélérée constitue un instrument procédural destiné à répondre à une situation d’urgence extraordinaire (arrêt du 21 décembre 2021, Randstad Italia, C‑497/20, EU:C:2021:1037, point 37 et jurisprudence citée). Le simple intérêt des justiciables, certes légitime, à déterminer le plus rapidement possible la portée des droits qu’ils tirent du droit de l’Union ou de simples intérêts économiques, pour importants et légitimes qu’ils soient, ne sont pas de nature à justifier à eux seuls le recours à une procédure accélérée (voir, en ce sens, arrêt du 11 novembre 2021, Energieversorgungscenter Dresden‑Wilschdorf, C–938/19, EU:C:2021:908, points 43 et 45 ainsi que jurisprudence citée).

 Sur les questions préjudicielles

34      Par ses deux questions préjudicielles, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 655/2014 doit être interprété en ce sens qu’une décision judiciaire qui condamne un débiteur au paiement d’une astreinte en cas de violation future d’un ordre de cessation et qui ne fixe donc pas définitivement le montant de cette astreinte constitue une décision exigeant dudit débiteur le paiement de la créance, au sens de cette disposition, de sorte que le créancier qui demande la délivrance d’une ordonnance de saisie conservatoire est dispensé de l’obligation de fournir les éléments de preuve suffisants pour convaincre cette juridiction qu’il sera probablement fait droit à sa demande au fond contre le débiteur.

35      À cet égard, il convient de rappeler que conformément à l’article 17, paragraphe 1, du règlement no 655/2014, la juridiction saisie d’une demande d’ordonnance de saisie conservatoire examine si les conditions et les exigences énoncées dans ce règlement sont réunies.

36      Les conditions de délivrance d’une ordonnance de saisie conservatoire sont énoncées à l’article 7 du règlement no 655/2014. Le premier paragraphe de cet article, lu à la lumière de son second paragraphe prévoit, en substance, que la juridiction saisie délivre une ordonnance de saisie conservatoire lorsque le créancier, qui a obtenu une décision, une transaction judiciaire ou un acte authentique exigeant du débiteur le paiement de sa créance, fournit suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il est urgent de prendre une mesure conservatoire. Si le créancier n’a pas encore obtenu une telle décision, transaction ou acte, il doit, conformément au second paragraphe dudit article, fournir des éléments de preuve suffisants non seulement quant à l’urgence de la mesure demandée, mais également quant à la probabilité qu’il sera fait droit à sa demande au fond contre le débiteur.

37      En outre, il importe de relever que les termes « décision » et « créance », utilisés à l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 655/2014, sont définis respectivement aux points 5 et 8 de l’article 4 de ce règlement.

38      Le terme « créance » est défini à l’article 4, point 5, du règlement no 655/2014 comme étant « un droit au paiement d’une somme d’argent d’un montant déterminé qui est devenue exigible ou un droit au paiement d’une somme d’argent d’un montant déterminable, découlant d’une transaction ou d’un événement qui a déjà eu lieu, pour autant que cette créance puisse être produite en justice ».

39      Ainsi, s’il est possible de recourir à une ordonnance de saisie conservatoire aux fins de garantir des créances déjà exigibles, tel doit également être le cas pour des créances non encore exigibles, pour autant qu’elles résultent d’une transaction ou d’un événement passé et que leur montant puisse être déterminé lors de leur production en justice aux fins de la délivrance de ladite ordonnance.

40      Au titre des créances non encore exigibles, visées à l’article 4, point 5, du règlement no 655/2014, figurent, ainsi que l’expose le considérant 12 de ce règlement, celles liées à des actions en matière délictuelle ou quasi délictuelle et à des actions civiles en réparation de dommage ou en restitution fondées sur une infraction, hypothèses dont ne relève toutefois pas la créance au regard de laquelle a été adoptée la décision judiciaire prononçant une astreinte, en cause au principal.

41      En effet, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général aux points 65 et 66 de ses conclusions, la transaction ou l’événement à l’origine de la créance non encore exigible, visée à l’article 4, point 5, du règlement no 655/2014, doit précéder l’adoption de la décision exigeant du débiteur le paiement de la créance, mentionnée à l’article 7, paragraphe 2, de ce règlement, ce qui n’est manifestement pas le cas en l’occurrence, le manquement à l’ordre de cessation qui est susceptible de donner lieu au paiement d’une astreinte ne pouvant avoir lieu que postérieurement à la décision judiciaire prononçant l’astreinte.

42      Le terme « décision », qui est défini à l’article 4, point 8, du règlement no 655/2014 comme « toute décision rendue par une juridiction d’un État membre quelle que soit la dénomination qui lui est donnée », doit être interprété en ce sens que cette décision doit avoir un caractère exécutoire [voir, en ce sens, arrêt du 7 novembre 2019, K.H. K. (Saisie conservatoire des comptes bancaires), C‑555/18, EU:C:2019:937, point 44].

43      Compte tenu de ce qui précède, l’expression « décision exigeant du débiteur le paiement de [l]a créance », utilisée à l’article 7 du règlement no 655/2014, doit être comprise comme une décision exécutoire condamnant le débiteur au paiement d’un montant déterminé ou déterminable au moment de l’adoption de cette décision.

44      Or, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé, en substance, aux points 62, 63 et 73 de ses conclusions, si une décision judiciaire fixant un montant de base pour l’astreinte encourue en cas de violation d’un ordre de cessation, à supposer que cette décision soit exécutoire, comporte, certes, une condamnation à un montant théoriquement déterminable, cette décision ne saurait toutefois contenir le montant précis de la créance à recouvrer, ce montant dépendant d’événements futurs et n’étant donc pas connu à la date d’adoption de la décision judiciaire prononçant cette astreinte.

45      En effet, l’expression « décision exigeant du débiteur le paiement de sa créance », utilisée à l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 655/2014, doit être lue dans son contexte, en tenant compte des dispositions qui précèdent cet article 7, paragraphe 2, ainsi que de celles qui le suivent.

46      Ainsi, l’article 6 du règlement no 655/2014 prévoit expressément, à son paragraphe 3, que lorsque le créancier a déjà obtenu une décision, les juridictions de l’État membre dans lequel la décision a été rendue sont compétentes « pour délivrer l’ordonnance de saisie conservatoire pour la créance précisée dans la décision ».

47      De même, conformément à l’article 8, paragraphe 2, sous g), ii), du règlement no 655/2014, le créancier peut demander qu’une ordonnance de saisie conservatoire soit délivrée pour « le montant du principal de la créance précisé dans la décision [...] ou [pour] une partie de ce montant ».

48      Dès lors, dans la mesure où une décision judiciaire condamnant une partie au paiement d’une astreinte en cas de violation future d’un ordre de cessation ne contient pas le montant précis de la créance à recouvrer, elle ne saurait constituer une « décision exigeant du débiteur le paiement de [l]a créance », au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 655/2014, dispensant le créancier de fournir les éléments de preuve suffisants pour convaincre la juridiction saisie d’une demande de délivrance d’une telle ordonnance qu’il sera probablement fait droit à sa demande au fond contre le débiteur.

49      Cette interprétation se trouve corroborée par les objectifs du règlement no 655/2014, lequel a pour but d’instituer une procédure au niveau de l’Union européenne, alternative aux mesures conservatoires prévues par le droit national, permettant à l’aide de dispositions contraignantes et directement applicables de procéder, de manière efficace et rapide, à la saisie conservatoire de fonds détenus sur des comptes bancaires [voir, en ce sens, arrêt du 7 novembre 2019, K.H. K. (Saisie conservatoire des comptes bancaires), C‑555/18, EU:C:2019:937, points 31 et 32].

50      En effet, l’article 7 du règlement no 655/2014, lu en combinaison avec le considérant 14 de celui-ci, vise à établir un juste équilibre entre les intérêts du créancier et ceux du débiteur, en ce qu’il prévoit des conditions différentes pour la délivrance de l’ordonnance de saisie conservatoire selon que le créancier a ou non déjà obtenu, dans un État membre, un titre exigeant du débiteur le paiement de la créance. En particulier, dans le premier cas, le créancier ne doit démontrer que le caractère urgent de la mesure du fait de l’existence d’un danger imminent, tandis que, dans le second cas, il doit également convaincre la juridiction du fumus boni iuris [voir, en ce sens, arrêt du 7 novembre 2019, K.H. K. (Saisie conservatoire des comptes bancaires), C‑555/18, EU:C:2019:937, point 40].

51      Ainsi que l’a souligné M. l’avocat général aux points 75 et suivants de ses conclusions, une interprétation de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 655/2014, selon laquelle une condamnation à un montant théoriquement déterminable, mais dont le montant précis reste incertain, constituerait une « décision exigeant du débiteur le paiement de [l]a créance », au sens de ladite disposition, serait susceptible de porter atteinte à l’équilibre visé au point 50 du présent arrêt, consistant à mettre en balance, ainsi qu’il ressort du considérant 14 de ce règlement, l’intérêt du créancier, qui tente de se voir délivrer une ordonnance de saisie conservatoire et celui du débiteur, auquel il convient d’éviter tout recours abusif à une telle ordonnance.

52      Par conséquent, l’exigence tenant à ce que le montant précis de la créance à recouvrer soit établi et, partant, que l’astreinte soit liquidée préalablement à la signification de l’ordonnance de saisie conservatoire se justifie en raison du respect du juste équilibre à préserver entre les intérêts du créancier et ceux du débiteur.

53      À cet égard, il convient de rappeler que le droit belge, en ce qu’il applique en matière d’astreinte des dispositions adoptées à la suite de l’approbation de la Convention Benelux portant loi uniforme relative à l’astreinte, signée à La Haye le 26 novembre 1973, se distingue des règles en vigueur dans les autres États membres.

54      Afin de remédier aux difficultés qui auraient pu résulter des divergences entre les législations des États membres sur cette question, une disposition particulière avait été insérée à l’article 43 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), règle selon laquelle les « décisions étrangères condamnant à une astreinte ne sont exécutoires dans l’État membre requis que si le montant en a été définitivement fixé par les tribunaux de l’État [membre] d’origine ». Cette règle avait été reprise dans les mêmes termes à l’article 49 du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), et se trouve, en substance, actuellement à l’article 55 du règlement no 1215/2012 (voir, en ce sens, arrêt du 9 septembre 2015, Bohez, C‑4/14, EU:C:2015:563, point 56).

55      Si le règlement no 655/2014 ne comporte pas de règle équivalente relative à l’astreinte, il ne saurait toutefois en être déduit que l’intention du législateur de l’Union aurait été d’exclure l’astreinte du champ d’application de ce règlement. En effet, l’article 48, sous b), dudit règlement prévoit que celui-ci s’entend sans préjudice du règlement no 1215/2012. En outre, l’exigence tenant à ce que le montant précis de la créance à recouvrer soit établi et que l’astreinte soit préalablement liquidée, non seulement s’inscrit dans l’objectif d’effectivité poursuivi par le règlement no 655/2014, mais encore se concilie avec la mise en balance des intérêts auquel celui-ci procède (voir, par analogie, arrêt du 9 septembre 2015, Bohez, C‑4/14, EU:C:2015:563, points 46 et 57).

56      Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 655/2014 doit être interprété en ce sens qu’une décision judiciaire qui condamne un débiteur au paiement d’une astreinte en cas de violation future d’un ordre de cessation et qui ne fixe donc pas définitivement le montant de cette astreinte ne constitue pas une décision exigeant dudit débiteur le paiement de la créance, au sens de cette disposition, de sorte que le créancier qui demande la délivrance d’une ordonnance de saisie conservatoire n’est pas dispensé de l’obligation de fournir les éléments de preuve suffisants pour convaincre la juridiction saisie de la demande de délivrance de cette ordonnance qu’il sera probablement fait droit à sa demande au fond contre le débiteur.

 Sur les dépens

57      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit :

L’article 7, paragraphe 2, du règlement (UE) no 655/2014 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mai 2014, portant création d’une procédure d’ordonnance européenne de saisie conservatoire des comptes bancaires, destinée à faciliter le recouvrement transfrontière de créances en matière civile et commerciale, 

doit être interprété en ce sens que :

une décision judiciaire qui condamne un débiteur au paiement d’une astreinte en cas de violation future d’un ordre de cessation et qui ne fixe donc pas définitivement le montant de cette astreinte ne constitue pas une décision exigeant dudit débiteur le paiement de la créance, au sens de cette disposition, de sorte que le créancier qui demande la délivrance d’une ordonnance européenne de saisie conservatoire des comptes bancaires n’est pas dispensé de l’obligation de fournir les éléments de preuve suffisants pour convaincre la juridiction saisie de la demande de délivrance de cette ordonnance qu’il sera probablement fait droit à sa demande au fond contre le débiteur.

Prechal

Arastey Sahún

Biltgen

Wahl

 

Passer

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 20 avril 2023.

Le greffier

 

La présidente de chambre

A. Calot Escobar

 

A. Prechal


*      Langue de procédure : le français.