CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. PEDRO CRUZ VILLALÓN
présentées le 29 mars 2012 (1)
Affaire C‑616/10
Solvay SA
contre
Honeywell Fluorine Products Europe BV,
Honeywell Belgium NV,
Honeywell Europe NV
[demande de décision préjudicielle
formée par le Rechtbank’s-Gravenhage (Pays-Bas)]
«Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions – Règlement (CE) no 44/2001 – Action en contrefaçon d’un brevet européen – Compétences spéciales et exclusives – Article 6, point 1 – Pluralité de défendeurs – Article 22, point 4 – Mise en cause de la validité du brevet – Article 31 – Mesures provisoires ou conservatoires»
1. Saisi d’actions en constatation de contrefaçon d’un brevet européen dirigées contre des sociétés établies dans des États membres différents, suivies d’une demande de mesure provisoire portant interdiction de contrefaçon transfrontalière, le Rechtbank’s-Gravenhage (Pays-Bas) pose à la Cour plusieurs questions préjudicielles concernant l’application du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2), aux litiges relatifs aux droits de propriété intellectuelle.
2. Les questions très précises de la juridiction de renvoi (3) concentrent quelques uns des principaux problèmes (4) que soulève l’application de ce règlement aux litiges transfrontaliers concernant les brevets européens (5) et fournissent ainsi à la Cour l’occasion d’apporter des précisions sur ses arrêts les plus importants en la matière concernant les articles 6, point 1 (6), 22, point 4 (7), et 31 (8) du règlement no 44/2001.
I – Le cadre juridique
3. En vertu de l’article 3 du règlement no 44/2001, et par dérogation au principe établi par l’article 2 dudit règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les tribunaux d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux articles 5 à 24 du même règlement.
4. L’article 6 du règlement no 44/2001 prévoit qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre:
«[…]
1) s’il y a plusieurs défendeurs, devant le tribunal du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément;
[…]»
5. L’article 22 du règlement no 44/2001 dispose:
«Sont seuls compétents, sans considération de domicile:
[…]
4) en matière d’inscription ou de validité des brevets, marques, dessins et modèles, et autres droits analogues donnant lieu à dépôt ou à un enregistrement, les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le dépôt ou l’enregistrement a été demandé, a été effectué ou est réputé avoir été effectué aux termes d’un instrument communautaire ou d’une convention internationale.
Sans préjudice de la compétence de l’Office européen des brevets selon la convention sur la délivrance des brevets européens, signée à Munich le 5 octobre 1973 [(ci-après la ‘convention de Munich’)], les juridictions de chaque État membre sont seules compétentes, sans considération de domicile, en matière d’inscription ou de validité d’un brevet européen délivré pour cet État;
[…]»
6. Enfin, l’article 31 du règlement no 44/2001 dispose:
«Les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d’un État membre peuvent être demandées aux autorités judiciaires de cet État, même si, en vertu du présent règlement, une juridiction d’un autre État membre est compétente pour connaître du fond.»
II – Les faits à l’origine du litige au principal
7. Solvay SA, société établie en Belgique et titulaire du brevet européen EP 0 858 440 en vigueur dans plusieurs États membres (9), a introduit le 6 mars 2009 devant le Rechtbank’s-Gravenhage aux Pays-Bas une action en contrefaçon (10) de plusieurs parties nationales dudit brevet contre, notamment, trois sociétés originaires de deux États membres différents, Honeywell Fluorine Products Europe BV, établie aux Pays-Bas, ainsi que Honeywell Belgium NV et Honeywell Europe NV, établies en Belgique (11), pour avoir commercialisé un produit fabriqué par Honeywell International Inc. (HFC-245), identique à celui couvert par ledit brevet.
8. Dans le cadre de cette procédure, Solvay SA a introduit le 9 décembre 2009 une demande incidente à l’encontre des défenderesses au principal, sollicitant l’octroi d’une mesure provisoire portant interdiction de contrefaçon transfrontalière pour toute la durée du litige au principal (12).
9. Les défenderesses au principal ayant soulevé, dans le cadre de la procédure incidente, la nullité des parties nationales du brevet en cause, sans toutefois avoir ni introduit ni même annoncé vouloir introduire d’actions en nullité, et contesté la compétence de la juridiction néerlandaise saisie pour connaître tant de l’action principale que de la procédure incidente, le Rechtbank’s-Gravenhage a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour une question préjudicielle concernant l’interprétation de l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001 et plusieurs questions préjudicielles concernant les articles 22, point 4, et 31 du règlement no 44/2001.
III – Les questions préjudicielles
10. Les questions préjudicielles posées par le Rechtbank’s-Gravenhage se lisent comme suit:
«1) En ce qui concerne l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001:
Dans une situation dans laquelle deux ou plusieurs sociétés originaires de différents États membres sont accusées, chacune séparément, dans une procédure pendante devant une juridiction d’un de ces États membres, de contrefaçon à la même partie nationale d’un brevet européen, tel qu’en vigueur dans un autre État membre, en raison d’actes réservés concernant le même produit, est-il possible d’aboutir à des ‘solutions inconciliables’ si les causes sont jugées séparément, au sens de l’article 6, point 1, [dudit] règlement?
2) En ce qui concerne l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001:
a) L’article 22, point 4, [de ce] règlement est-il applicable à une procédure visant à obtenir une mesure provisoire fondée sur un brevet étranger (telle qu’une interdiction ‘provisoire’ de contrefaçon transfrontalière) lorsque la partie défenderesse fait valoir, à titre de défense, la nullité du brevet invoqué, compte tenu du fait que le juge dans un tel cas ne rend pas de décision définitive quant à la validité du brevet invoqué, mais évalue comment le juge compétent en vertu de l’article 22, point 4, [dudit] règlement statuerait à cet égard, et que la mesure provisoire demandée, sous la forme d’une interdiction de contrefaçon, sera refusée si le juge estime qu’il existe une chance raisonnable et non négligeable que le brevet invoqué soit annulé par le juge compétent?
b) Aux fins de l’applicabilité de l’article 22, point 4, du règlement [no 44/2001] dans le cadre d’une procédure telle que celle visée à la question précédente, le moyen de défense portant sur la nullité est-il assorti de conditions de forme en ce sens que cet article ne serait d’application que lorsqu’une action en nullité a déjà été introduite devant le juge compétent en vertu de l’article 22, point 4, [de ce] règlement ou le sera dans un délai — à fixer par le juge — ou, à tout le moins, qu’une citation a été ou sera signifiée au titulaire du brevet, ou suffit-il de soulever un moyen de défense portant sur la nullité et, le cas échéant, y a-t-il des conditions quant au contenu du moyen de défense invoqué en ce sens qu’il doit être suffisamment étayé et/ou que le fait d’invoquer ce moyen ne doit pas être considéré comme un abus de procédure?
c) S’il est répondu par l’affirmative à la [première] question, le juge reste-t-il compétent en ce qui concerne l’action en contrefaçon après qu’un moyen de défense portant sur la nullité a été soulevé dans une procédure telle que celle visée dans la première question, avec pour conséquence que (si la partie requérante le souhaite) la procédure en contrefaçon doit être suspendue jusqu’à ce que le juge compétent en vertu de l’article 22, point 4, du règlement [no 44/2001] se prononce sur la validité de la partie nationale du brevet invoquée, ou que la demande doit être rejetée, car il est impossible de se prononcer sur un moyen de défense essentiel pour la décision, ou le juge perd-il sa compétence pour statuer sur l’action en contrefaçon après qu’un moyen de défense portant sur la nullité a été soulevé?
d) S’il est répondu par l’affirmative à la [première] question, le juge national peut-il fonder sur l’article 31 du règlement [no 44/2001] sa compétence pour statuer sur une action visant à obtenir une mesure provisoire fondée sur un brevet étranger (telle qu’une interdiction de contrefaçon transfrontalière) et à l’encontre de laquelle un moyen de défense portant sur la nullité du brevet invoqué est soulevé, ou (dans l’hypothèse où l’on considérerait que l’applicabilité de l’article 22, point 4, [dudit] règlement n’affecte pas la compétence du Rechtbank de statuer sur la question de la contrefaçon) sa compétence de statuer sur un moyen de défense portant sur la nullité du brevet étranger invoqué?
e) S’il est répondu par l’affirmative à la quatrième question, quels sont les faits ou les circonstances qui sont nécessaires afin de pouvoir conclure à l’existence du lien de rattachement réel, visé au point 40 de l’arrêt Van Uden, [précité,] entre l’objet des mesures sollicitées et la compétence territoriale de l’État contractant du juge saisi?»
11. Les parties demanderesse et défenderesses au principal, la République fédérale d’Allemagne, la République hellénique, le Royaume d’Espagne ainsi que la Commission ont soumis des observations écrites. Les représentants de Solvay SA, de Honeywell Fluorine Products Europe BV et les agents du Royaume d’Espagne ainsi que de la Commission ont été entendus au cours de l’audience qui s’est tenue le 30 novembre 2011.
IV – Analyse
12. À titre liminaire, il importe de rappeler que, dans la mesure où le règlement no 44/2001 remplace désormais, dans les relations entre les États membres (13), la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière commerciale (14), l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne cette convention vaut également pour ledit règlement, lorsque les dispositions de celui-ci et celles de la convention de Bruxelles peuvent être qualifiées d’équivalentes (15). En outre, il ressort du dix-neuvième considérant du règlement no 44/2001 que la continuité dans l’interprétation entre la convention de Bruxelles et ledit règlement doit être assurée.
A – Sur l’action principale et l’interprétation de l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001
13. Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, à la Cour si elle peut se déclarer compétente sur le fondement de l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001. Elle souhaite, plus précisément, être éclairée sur la question de savoir si, eu égard au fait qu’elle est saisie d’actions visant une entreprise établie aux Pays-Bas et deux entreprises établies en Belgique, elle se trouve devant un risque de solutions inconciliables qui justifierait sa compétence sur le fondement de cette disposition.
14. En effet, l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001 prévoit la possibilité pour un demandeur d’attraire plusieurs défendeurs devant le tribunal du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément (16).
15. L’exigence de ce lien de connexité entre les demandes avait été établie par la Cour dans le cadre de l’interprétation de l’article 6, point 1, de la convention de Bruxelles (17), avant d’être consacré par la rédaction de l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001 (18), afin d’éviter que l’exception au principe de la compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur ne puisse remettre en cause l’existence même de ce principe.
16. La Cour a également précisé que, pour que des décisions puissent être considérées comme contradictoires, il ne suffit pas qu’il existe une divergence dans la solution du litige. Il faut en outre que cette divergence s’inscrive dans le cadre d’une même situation de fait et de droit (19).
17. C’est, par ailleurs, à la juridiction nationale qu’il appartient d’apprécier, au regard de tous les éléments du dossier, l’existence d’un lien de connexité entre les différentes demandes portées devant elle, c’est-à-dire du risque de décisions inconciliables si lesdites demandes étaient jugées séparément (20).
18. Dans son arrêt Roche Nederland e.a., précité, la Cour a toutefois jugé que des actions parallèles en contrefaçon dans différents États membres, qui doivent conformément à l’article 64, paragraphe 3, de la convention de Munich être examinées au regard de chacune des réglementations nationales en vigueur (21), ne s’inscrivent pas dans la même situation de droit (22), de sorte que d’éventuelles décisions divergentes ne sauraient être qualifiées de contradictoires (23).
19. Autrement dit, il semblerait que, en principe, les conditions d’application de l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001 ne puissent être réunies lorsque les actions en contrefaçon se fondent sur un brevet européen.
20. La jurisprudence Roche Nederland e.a. de la Cour a, de ce point de vue, été fortement critiquée (24), en ce qu’elle réduirait considérablement le champ d’application de l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001 (25) dans le domaine de la propriété industrielle (26). Il est très largement considéré (27) qu’elle affaiblit la protection des titulaires de brevets européens (28) tout en étant incompatible avec l’article 69 de la convention de Munich (29).
21. Faut-il, dès lors, considérer que le problème soulevé par la présente affaire revient, en définitive, à décider soit du maintien, soit du renversement de la jurisprudence Roche Nederland e.a.?
22. Je ne le pense pas. Il me semble que, ainsi que l’ont fait valoir tant la République fédérale d’Allemagne que le Royaume d’Espagne et la Commission, une approche plus nuancée, circonscrivant soigneusement la portée de la jurisprudence Roche Nederland e.a., est possible.
23. En effet, la situation de droit en cause dans l’affaire au principal se distingue de celle en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Roche Nederland e.a., précité, dans la mesure où les défenderesses au principal établies aux Pays-Bas et en Belgique sont accusées, séparément, de commercialiser les mêmes produits contrefaits dans les mêmes États membres et donc de porter atteinte aux mêmes «parties nationales du brevet européen» telles qu’en vigueur dans ces derniers États membres.
24. Pour apprécier la pertinence de ces arguments, il peut être opportun d’évaluer la situation qui se présenterait si l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001 devait être déclaré inapplicable. La juridiction de renvoi, néerlandaise, serait compétente pour ce qui concerne l’action dirigée contre la défenderesse au principal établie au Pays-Bas et une juridiction belge devrait être saisie par la requérante au principal d’une action en contrefaçon contre les deux défenderesses au principal établies en Belgique, en application de l’article 2 dudit règlement (30).
25. Les deux juridictions devraient examiner, chacune de leur côté, les contrefaçons dénoncées au regard des différents droits nationaux régissant les différentes «parties nationales du brevet européen» dont la violation est alléguée, par application du principe lex loci protectionis (31). Elles seraient, par exemple, appelées à apprécier suivant le même droit finlandais l’atteinte portée par les trois défenderesses au principal à la partie finlandaise du brevet européen du fait de la commercialisation d’un produit contrefait identique sur le territoire finlandais.
26. Il est exact qu’elles seraient, dans ces conditions, appelées à prononcer des décisions s’inscrivant dans une même situation de droit — l’atteinte à la même fraction nationale d’un brevet définissant dans les mêmes termes l’étendue de la protection dudit brevet (32) — mais pourraient rendre des décisions diamétralement opposées.
27. Autrement dit, l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001 ne trouverait pas à s’appliquer à un faisceau d’actions en contrefaçon visant des sociétés différentes établies dans des États membres différents dès lors qu’elles visent des actes réalisés dans des États membres différents et portant atteinte à différentes parties nationales d’un brevet européen régies par des droits différents (33). En revanche, il pourrait trouver à s’appliquer, pour autant que la condition tenant à l’identité de la situation de fait soit remplie, à un faisceau d’actions en contrefaçon visant des sociétés différentes établies dans des États membres différents, pour autant qu’elles visent séparément des actes réalisés dans un même État membre et portant atteinte à la même partie nationale d’un brevet européen régie par le même droit (34).
28. Il importe toutefois de rappeler que les règles de compétence spéciale du règlement no 44/2001 doivent être interprétées par la juridiction nationale (35) dans le respect du principe de sécurité juridique, qui constitue l’un des objectifs dudit règlement, ce qui implique que l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001 soit interprété «de façon à permettre à un défendeur normalement averti de prévoir raisonnablement devant quelle juridiction, autre que celle de l’État de son domicile, il pourrait être attrait» (36).
29. Dans ces circonstances, je propose à la Cour de répondre à la première question préjudicielle posée par la juridiction de renvoi en disant pour droit que l’article 6, point 1, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’il s’applique dans le cadre d’un litige en contrefaçon de brevet européen mettant en cause plusieurs sociétés établies dans des États membres différents, lorsque les actions visent séparément des actes réalisés dans le même État membre et portant atteinte à la même partie nationale d’un brevet européen régie par le même droit.
B – Sur la procédure incidente
30. Par sa seconde série de questions, la juridiction de renvoi se demande, en substance, si la circonstance que la validité d’un brevet a été mise en cause dans le cadre d’une procédure incidente, portant interdiction transfrontalière de contrefaçon, parallèle à une action principale en constatation de contrefaçon, suffit, et dans l’affirmative à quelles conditions formelles ou procédurales, pour déclencher l’application de l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001, de sorte que, d’une part, la juridiction saisie doive se déclarer incompétente pour connaître de l’action principale, sur le fondement de l’article 25 du règlement no 44/2001 et, d’autre part et par voie de conséquence, soit conduite à examiner sa compétence pour connaître de la procédure incidente sur le fondement de l’article 31 du règlement no 44/2001.
1. Sur l’interprétation de l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001
31. C’est à la lumière des motifs et du dispositif de l’arrêt GAT (37) qu’il convient d’examiner la première série de questions concernant la portée des dispositions de l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001.
32. Dans cet arrêt, la Cour a dit pour droit que l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles devait être interprété, eu égard à sa finalité et à la place de cette disposition dans le système de ladite convention (38), en ce sens que la règle de compétence exclusive qu’il édicte concerne tous les litiges portant sur l’inscription ou la validité d’un brevet, que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception et quel que soit le stade de la procédure au cours duquel il est soulevé.
33. Sans revenir sur la raison d’être de ces dispositions, il peut être souligné que trois séries de considérations, en rapport avec le fondement et la finalité du système établi par la convention de Bruxelles, justifiaient cette solution (39): tout d’abord, le caractère contraignant de la compétence exclusive établie par l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles (40); ensuite la nécessité de garantir la prévisibilité des règles de compétences, et donc la sécurité juridique, en évitant la multiplication des titres de compétence (41), et, enfin, la nécessité d’éviter la multiplication du risque de contrariétés de décisions que la convention de Bruxelles visait précisément à éviter (42).
34. La République fédérale d’Allemagne, la République hellénique, le Royaume d’Espagne ainsi que la Commission, reprenant à cet égard certains des éléments avancés par la juridiction de renvoi, s’accordent pour considérer, en substance, que les juridictions saisies comme dans l’affaire au principal d’une demande incidente ne statuent pas sur le fond, ni sur l’existence de la contrefaçon (objet de l’action principale) ni sur la validité du brevet (moyen de défense soulevé dans le cadre de la procédure incidente), pour au contraire se borner, normalement, à examiner la réunion des conditions d’octroi de la mesure provisoire sollicitée. L’examen éventuel de la validité d’un brevet étant opéré prima facie et ne conduisant à aucune décision définitive, il n’existerait donc aucun risque de contrariétés de décisions.
35. Ce point de vue doit toutefois être discuté à la lumière, en particulier, du point 30 de l’arrêt GAT, précité, dans lequel la Cour a, très précisément, pris position sur la question de l’incidence des effets des décisions sur l’applicabilité de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles. Il était argué que, dès lors que les effets d’une décision statuant à titre incident sur la validité d’un brevet se limitaient, en droit allemand, aux parties à l’instance (effet inter partes), il ne pouvait exister de risque de contrariétés de décisions. La Cour a rejeté l’argument en termes à la fois très généraux et très radicaux.
36. Soulignant que les effets attachés à une telle décision sont déterminés par le droit national et que, dans plusieurs États contractants, la décision annulant un brevet a un effet erga omnes, elle a considéré que, «pour éviter le risque de décisions contradictoires, il serait donc nécessaire de restreindre la compétence des juridictions d’un État autre que celui de délivrance pour statuer à titre incident sur la validité d’un brevet étranger aux seuls cas où le droit national applicable n’attache à la décision à rendre qu’un effet limité aux parties à l’instance». Elle a jugé que ce n’était pas possible, car «une telle restriction conduirait […] à des distorsions, mettant ainsi en cause l’égalité et l’uniformité des droits et des obligations qui découlent de la convention pour les États contractants et pour les personnes intéressées» (43).
37. Doit-il dès lors être considéré que l’arrêt GAT, précité, impose à la juridiction de renvoi de décliner sa compétence dans les circonstances de l’affaire au principal? Une réponse plus nuancée, qui tienne compte de la réalité procédurale, s’impose selon moi.
38. Il doit être souligné, en effet, que trois cas de figure sont susceptibles de se présenter seulement, suivant que la validité du brevet ait été mise en cause tant dans le cadre de l’action principale que dans le cadre de la procédure incidente [hypothèse a)], ou qu’elle l’ait été seulement dans le cadre de l’action principale [hypothèse b)] ou seulement dans le cadre de la procédure incidente [hypothèse c)].
39. Dans les hypothèses a) et b), la jurisprudence GAT trouve à s’appliquer, la juridiction saisie doit donc, conformément à l’article 25 du règlement no 44/2001, décliner sa compétence pour connaître de l’action principale et examiner l’éventuel octroi de la mesure provisoire sollicitée sur le fondement de l’article 31 du règlement no 44/2001.
40. Dans l’hypothèse c), deux situations peuvent se rencontrer. Il se peut que le défendeur n’ait pas eu la possibilité de soulever la question de la validité du brevet dans le cadre de l’action principale, par exemple parce que la mesure provisoire a été adoptée avant que l’action principale n’ait été engagée (44) [situation c1)]. Il se peut également que le défendeur ait eu cette possibilité mais qu’il n’ait pas jugé opportun de l’exploiter [situation c2), qui semble correspondre à la situation en cause dans l’affaire au principal, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’établir].
41. Dans la situation c1), la juridiction saisie doit pouvoir examiner la demande de mesure provisoire ou conservatoire sollicitée et l’accorder le cas échéant, mais dans le strict respect de la jurisprudence GAT. Cela implique qu’une telle mesure provisoire ne puisse être adoptée qu’à la condition que la juridiction saisie soit, dans un délai raisonnable, également saisie d’une action principale en relation avec la mesure sollicitée, une action en constatation de contrefaçon dans le cadre d’une demande d’interdiction de contrefaçon, dans le cadre de laquelle le respect de la jurisprudence GAT pourra être garanti, et donc à la stricte condition qu’elle ne produise aucun effet définitif.
42. Dans la situation c2), l’argument tiré, dans le cadre de la procédure incidente, de l’invalidité du brevet en cause ne saurait en revanche, et en principe, conduire la juridiction saisie à décliner sa compétence pour connaître de l’action principale en application de l’article 25 du règlement no 44/2001. Dans cette hypothèse, en effet, il peut être présumé que l’argument tiré de l’invalidité du brevet en cause est dilatoire, à charge pour le défendeur d’établir qu’il a engagé devant le juge compétent une action en nullité dudit brevet. La juridiction saisie peut donc, sous réserve qu’elle soit compétente sur le fond, adopter en conformité avec son droit national la mesure provisoire sollicitée.
43. Par conséquent, je propose à la Cour de dire pour droit que l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que la règle de compétence exclusive qu’il édicte ne trouve pas à s’appliquer lorsque la validité d’un brevet n’est soulevée que dans le cadre d’une procédure incidente, pour autant que la décision susceptible d’être adoptée à l’issue de cette procédure ne produise aucun effet définitif.
2. Sur l’interprétation de l’article 31 du règlement no 44/2001
44. Les conclusions sur ce point ne sont présentées qu’à titre subsidiaire, pour le cas où la Cour jugerait que la juridiction de renvoi soit n’est pas compétente pour connaître du litige sur le fond, en application de l’article 22, point 4, du règlement no 44/2001, soit n’est pas compétente pour connaître de la totalité du litige sur le fond en application de l’article 6, point 1, dudit règlement.
45. En effet, et ainsi qu’il ressort d’une jurisprudence constante (45), la juridiction compétente pour connaître du fond d’une affaire en vertu d’un des chefs de compétence prévus à la convention de Bruxelles, et désormais au règlement no 44/2001, est également compétente pour ordonner des mesures provisoires ou conservatoires, sans que cette dernière compétence soit subordonnée à d’autres conditions (46).
46. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’article 31 du règlement no 44/2001, comme avant lui l’article 24 de la convention de Bruxelles, constitue un titre autonome de compétence (47), complémentaire aux titres de compétence établis aux articles 2 à 24 du règlement no 44/2001 (48). Néanmoins, dans la mesure où cette disposition prévoit une exception au système de compétence établi par le règlement no 44/2001, elle doit faire l’objet d’une interprétation stricte (49), l’exercice de la «juridiction provisoire» étant soumis à certaines conditions, posées par la jurisprudence de la Cour, tenant à la nature des droits à protéger ainsi qu’à la finalité et à l’objet des mesures sollicitées (50).
47. Les mesures provisoires doivent tout d’abord relever du champ d’application du règlement no 44/2001, limité à la notion de matière civile et commerciale, cette appartenance devant être déterminée non pas, compte tenu de la grande variété desdites mesures dans les différents États membres, par leur nature propre, mais par la nature des droits dont elles assurent la sauvegarde (51). Tel est sans aucun doute le cas des actions en contrefaçon, auxquelles les règles générales du règlement no 44/2001 sont applicables (52), ainsi que des demandes provisoires portant interdiction de contrefaçon transfrontalière comme celle en cause dans l’affaire au principal (53).
48. Les mesures susceptibles d’être adoptées sur le fondement de l’article 31 du règlement no 44/2001 doivent, par ailleurs, présenter un caractère provisoire, c’est-à-dire être destinées à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder des droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond (54). Cette condition implique principalement qu’une mesure provisoire adoptée sur le fondement de l’article 31 du règlement no 44/2001 soit limitée dans le temps.
49. La Cour a, dans des termes très généraux, souligné que la juridiction appelée à octroyer une telle mesure doit agir avec «une circonspection particulière et une connaissance approfondie des circonstances concrètes dans lesquelles la mesure est appelée à faire sentir ses effets», ce qui implique qu’elle doive «limiter son autorisation dans le temps» et, plus largement, «subordonner son autorisation à toutes les conditions qui garantissent [son] caractère provisoire ou conservatoire» (55), normalement jusqu’à l’intervention d’une décision sur le fond.
50. Par ailleurs, et précisément dans l’objectif de garantir le caractère provisoire ou conservatoire des mesures adoptées sur le fondement de l’article 31 du règlement no 44/2001, la Cour a, dans son arrêt Van Uden, précité (56), posé une condition supplémentaire tenant à l’existence d’un lien de rattachement réel entre l’objet des mesures provisoires sollicitées et la compétence territoriale de l’État membre de la juridiction saisie (57), laquelle fait très précisément l’objet de la dernière question préjudicielle formulée par la juridiction de renvoi.
51. La Cour n’a, jusqu’à présent, pas eu directement l’occasion de préciser ce que ces deux conditions impliquaient en ce qui concerne les droits de propriété intellectuelle.
52. Dès lors que la demande incidente en cause dans l’affaire au principal a été initiée après qu’une action principale a été engagée, de sorte que la condition tenant à la limitation du champ d’application ratione temporis de la mesure adoptée peut être considérée comme potentiellement remplie, je m’attacherai surtout à l’examen de la condition tenant à l’existence d’un lien de rattachement réel.
53. Cette condition, critiquée (58), fait l’objet d’interprétations variées (59). Pour certains, cette exigence constituerait une limite à l’effet extraterritorial des mesures provisoires adoptées. Pour d’autres, cette condition impliquerait que la mesure adoptée produise, au moins partiellement, ses effets dans l’État membre de la juridiction saisie. La condition ne fonctionnerait donc nullement comme une limitation du champ d’application ratione loci de la mesure adoptée, cette dernière pouvant au contraire produire ses effets dans les États membres autres que celui de la juridiction saisie et donc avoir une portée extraterritoriale (60). Il s’agirait plutôt d’une condition de localisation territoriale minimale de la mesure provisoire sollicitée. L’existence d’un lien réel de rattachement devrait ainsi être examinée en considération, principalement, des voies d’exécution de l’État membre de la juridiction saisie (61).
54. Il me semble en effet qu’il peut être admis que la juridiction d’un État membre, par hypothèse non compétente pour connaître du fond du litige, ne puisse se déclarer compétente pour octroyer une mesure provisoire sur le fondement de l’article 31 du règlement no 44/2001 que pour autant que celle-ci produise un effet sur le territoire dudit État membre et puisse y être exécutée. C’est à cette même juridiction, la mieux placée pour ce faire, qu’il incombe d’apprécier l’existence de ce lien réel de rattachement.
55. En conséquence, je propose à la Cour de dire pour droit que l’article 31 du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’une juridiction nationale ne saurait octroyer une mesure provisoire ne produisant aucun effet sur son territoire, ce qu’il lui appartient de déterminer.
V – Conclusion
56. En conclusion, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Rechtbank’s-Gravenhage en disant pour droit,
«1) À titre principal:
a) L’article 6, point 1, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu’il s’applique dans le cadre d’un litige en contrefaçon de brevet européen mettant en cause plusieurs sociétés établies dans des États membres différents, lorsque les actions visent séparément des actes réalisés dans le même État membre et portant atteinte à la même partie nationale d’un brevet européen régie par le même droit.
b) L’article 22, point 4, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que la règle de compétence exclusive qu’il édicte ne trouve pas à s’appliquer lorsque la validité d’un brevet n’est soulevée que dans le cadre d’une procédure incidente, pour autant que la décision susceptible d’être adoptée à l’issue de cette procédure ne produise aucun effet définitif.
2) À titre subsidiaire:
L’article 31 du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’une juridiction nationale ne saurait octroyer une mesure provisoire ne produisant aucun effet sur son territoire, ce qu’il lui appartient de déterminer.»