Language of document : ECLI:EU:C:2006:6

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

10 janvier 2006 (*)

«Directive 85/374/CEE – Responsabilité du fait des produits défectueux – Responsabilité du fournisseur d’un produit défectueux»

Dans l’affaire C-402/03,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par le Vestre Landsret (Danemark), par décision du 26 septembre 2003, parvenue à la Cour le 29 septembre 2003, dans la procédure

Skov Æg

contre

Bilka Lavprisvarehus A/S

et

Bilka Lavprisvarehus A/S

contre

Jette Mikkelsen,

Michael Due Nielsen,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. V. Skouris, président, MM. P. Jann (rapporteur), C. W. A. Timmermans, A. Rosas, K. Schiemann et J. Makarczyk, présidents de chambre, MM. C. Gulmann, J. N. Cunha Rodrigues, Mme R. Silva de Lapuerta, MM. K. Lenaerts, P. Kūris, E. Juhász et G. Arestis, juges,

avocat général: M. L. A. Geelhoed,

greffier: M. H. von Holstein, greffier adjoint,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 17 novembre 2004,

considérant les observations présentées:

–       pour Skov Æg, par Mes G. Lett et U. Christrup, advokaterne,

–       pour Bilka Lavprisvarehus A/S, par MJ. Rostock‑Jensen, advokat,

–       pour Mme Mikkelsen et M. Due Nielsen, par Me J. Andersen, advokat,

–       pour le gouvernement danois, par M. J. Molde, en qualité d’agent, assisté de Me P. Biering, advokat,

–       pour le gouvernement espagnol, par Mme L. Fraguas Gadea et M. E. Braquehais Conesa, en qualité d’agents,

–       pour la Commission des Communautés européennes, par MM. N. B. Rasmussen et G. Valero Jordana, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 20 janvier 2005,

rend le présent

Arrêt

1       La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de la directive 85/374/CEE du Conseil, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux (JO L 210, p. 29, ci‑après la «directive»).

2       Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant, d’une part, Mme Mikkelsen et M. Due Nielsen (ci-après les «victimes») à Bilka Lavprisvarehus A/S (ci-après «Bilka») et, d’autre part, Bilka à Skov Æg (ci-après «Skov») au sujet de l’indemnisation du préjudice subi par les victimes à la suite de la consommation d’œufs mis en vente par Bilka et produits par Skov.

 Le cadre juridique

 La réglementation communautaire

3       Comme l’indique le premier considérant de la directive, l’adoption de celle-ci répond à l’idée qu’«un rapprochement des législations des États membres en matière de responsabilité du producteur pour les dommages causés par le caractère défectueux de ses produits est nécessaire du fait que leur disparité est susceptible de fausser la concurrence, d’affecter la libre circulation des marchandises au sein du marché commun et d’entraîner des différences dans le niveau de protection des consommateurs».

4       Ainsi qu’il ressort du deuxième considérant de la directive, le système de responsabilité mis en place par cette dernière repose sur la constatation que «seule la responsabilité sans faute du producteur permet de résoudre de façon adéquate le problème, propre à notre époque de technicité croissante, d’une attribution juste des risques inhérents à la production technique moderne».

5       L’article 1er de la directive prévoit:

«Le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit».

6       L’article 3 de la directive dispose:

«1.      Le terme ‘producteur’ désigne le fabricant d’un produit fini, le producteur d’une matière première ou le fabricant d’une partie composante, et toute personne qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif.

2.      Sans préjudice de la responsabilité du producteur, toute personne qui importe un produit dans la Communauté en vue d’une vente, location, leasing ou toute autre forme de distribution dans le cadre de son activité commerciale est considérée comme producteur de celui-ci au sens de la présente directive et est responsable au même titre que le producteur.

3.      Si le producteur du produit ne peut être identifié, chaque fournisseur en sera considéré comme producteur, à moins qu’il n’indique à la victime, dans un délai raisonnable, l’identité du producteur ou de celui qui lui a fourni le produit. Il en est de même dans le cas d’un produit importé, si ce produit n’indique pas l’identité de l’importateur visé au paragraphe 2, même si le nom du producteur est indiqué.»

7       S’agissant de la mise en œuvre de la responsabilité du producteur, l’article 4 de la directive indique que «[l]a victime est obligée de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage». L’article 7 énumère les cas dans lesquels le producteur n’est pas responsable. Parmi ces cas figurent notamment ceux où le producteur n’avait pas mis le produit en circulation, où le défaut n’existait pas au moment de la mise en circulation du produit, où le produit n’a pas été fabriqué pour la distribution, où le défaut est dû à la conformité du produit avec des règles impératives émanant des pouvoirs publics et où l’état des connaissances au moment de la mise en circulation du produit n’a pas permis de déceler le défaut.

8       En ce qui concerne les rapports entre le régime de responsabilité institué par la directive, d’une part, et les droits nationaux de la responsabilité, d’autre part, l’article 13 de la directive prévoit:

«La présente directive ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d’un régime spécial de responsabilité existant au moment de la notification de la présente directive.»

 La réglementation nationale

9       Il ressort des explications fournies par le gouvernement danois que, avant l’adoption de la directive, la responsabilité du fait des produits défectueux, tant celle du producteur que celle du fournisseur, était régie au Danemark par la jurisprudence. Selon cette dernière, la responsabilité du fait des produits défectueux était appréciée au regard des règles générales de la responsabilité civile, fondées sur la notion de faute. L’évolution de la jurisprudence aurait cependant conduit à ce que, dans certains cas, la responsabilité du producteur a été retenue même en l’absence de faute. Quant au fournisseur, il répondait de la responsabilité des opérateurs économiques intervenus en amont de la chaîne de production et de distribution.

10     La directive a été transposée au Danemark par la loi n° 371, du 7 juin 1989, relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, modifiée par la loi n° 1041, du 28 novembre 2000 (ci-après la «loi n° 371»). Le gouvernement danois a précisé que cette loi a, d’une part, mis à la charge du producteur le régime de responsabilité du fait des produits défectueux prévu par la directive et, d’autre part, consacré la règle jurisprudentielle existante selon laquelle le fournisseur répond de la responsabilité des opérateurs économiques intervenus successivement en amont. Pour le surplus, les règles jurisprudentielles antérieures seraient restées d’application.

11     L’article 4 de la loi n° 371 définit les notions de «producteur» et de «fournisseur» comme suit:

«1.      Est considéré comme producteur celui qui fabrique un produit fini, un produit intermédiaire ou une matière première, celui qui produit ou récolte un produit naturel, ainsi que celui qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif.

2.      Est également considéré comme producteur celui qui importe un produit dans la Communauté à des fins de vente, location, leasing ou toute autre forme de distribution dans le cadre de son activité commerciale.

3.      Est considéré comme fournisseur celui qui met un produit en circulation dans le cadre de ses activités commerciales sans être considéré comme le producteur.

[…]»

12     L’article 6 de la même loi pose le principe de la responsabilité du producteur du fait des défauts d’un produit. L’article 10 de cette loi prévoit:

«Un fournisseur répond directement des défauts d’un produit vis-à-vis des victimes et des fournisseurs en aval dans la chaîne de distribution.»

13     En vertu de l’article 11, paragraphe 3, de la loi n° 371, le fournisseur qui a indemnisé la victime d’un dommage causé par un produit défectueux est subrogé dans les droits de celle-ci contre les opérateurs en amont dans la chaîne de production et de commercialisation.

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

14     Après avoir consommé des œufs qu’elles avaient achetés dans un magasin appartenant à Bilka, qui se les était elle-même procurés auprès du producteur Skov, les victimes ont été atteintes de salmonellose.

15     Les victimes ont poursuivi le fournisseur Bilka, qui a mis en cause le producteur Skov.

16     Par jugement du 22 janvier 2002, le Aalborg Byret a estimé que les œufs étaient défectueux, qu’il existait un lien de causalité entre ce défaut et le dommage subi et qu’aucune faute des victimes n’avait été démontrée. Bilka a été condamnée à verser une indemnité aux victimes et Skov a été condamnée à rembourser cette indemnité à Bilka.

17     C’est dans ces conditions que, sur appel de Bilka et de Skov, le Vestre Landsret a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      La directive […] fait-elle obstacle à un système légal selon lequel un fournisseur répond sans restriction de la responsabilité du producteur au titre de la directive?

2)      La directive […] fait-elle obstacle à un système selon lequel le fournisseur est tenu, conformément à la jurisprudence, de répondre sans restriction de la responsabilité pour faute du producteur, telle que fixée par la jurisprudence, pour défaut du produit ayant entraîné des dommages à la personne ou aux biens du consommateur?

3)      Par référence:

–       au procès-verbal [de la 1025ème réunion] du Conseil des ministres [du 25 juillet 1985], où il est dit au point 2:

         «en ce qui concerne l’interprétation des articles 3 et 1[3], le Conseil et la Commission estiment d’un commun accord que rien ne s’oppose à ce que chaque État membre puisse fixer dans sa législation nationale des règles relatives à la responsabilité des intermédiaires, puisque la responsabilité de ceux-ci n’est pas visée par la directive. Il y a également accord sur le fait que, selon la directive, les États membres peuvent fixer les règles concernant la répartition mutuelle finale de la responsabilité entre plusieurs producteurs responsables (voir l’article 3) et les intermédiaires»,

–       à l’article 13 de la directive […],

il est demandé si la directive fait obstacle à ce qu’un État membre réglemente légalement la responsabilité du fait du produit du fournisseur, à la condition que le fournisseur soit défini, comme à l’article [4], paragraphe 3, première phrase, de la loi [n° 371] comme celui qui met un produit en circulation dans le cadre de ses activités commerciales sans être considéré comme un producteur au sens de la définition qui en est donnée à l’article 3 de la directive relative à la responsabilité du fait des produits.

4)      La directive […] empêche-t-elle les États membres d’introduire une disposition légale sur la responsabilité du fait du produit aux termes de laquelle le fournisseur – sans être lui-même un producteur ou être assimilé au producteur conformément à l’article 3 de la directive – est tenu de répondre de:

–       la responsabilité du producteur au sens de la directive?

–       la responsabilité pour faute du producteur, fondée sur la jurisprudence, en matière de responsabilité du fait du produit pour les dommages à la personne ou aux biens du consommateur?

La disposition légale en cause présuppose:

a)      que le fournisseur soit défini comme celui qui met un produit en circulation dans le cadre de ses activités commerciales sans être considéré comme un producteur (article [4], paragraphe 3, première phrase, de la loi [n° 371]);

b)      que le producteur puisse être rendu responsable, et que le fournisseur ne réponde donc pas si tel n’est pas le cas (article 10 de la loi [n° 371]);

c)      que le fournisseur dispose d’une action récursoire contre le producteur (article 11, paragraphe 3, de la loi [n° 371]).

5)      La directive […] fait-elle obstacle à ce qu’un État membre maintienne une règle, non pas légale mais fondée sur la jurisprudence, antérieure à la directive, aux termes de laquelle le fournisseur – sans être lui-même producteur ou assimilé au producteur aux termes de l’article 3 de la directive – répond de:

–       la responsabilité du producteur au sens de la directive?

–       la responsabilité pour faute du producteur, fondée sur la jurisprudence, en matière de responsabilité du fait du produit pour les dommages à la personne et aux biens du consommateur?

La règle jurisprudentielle en cause présuppose:

a)      que le fournisseur soit défini comme celui qui met un produit en circulation dans le cadre de ses activités commerciales sans être considéré comme un producteur (article [4], paragraphe 3, point 1, de la loi [n° 371]);

b)      que le producteur puisse être rendu responsable, et que le fournisseur ne réponde donc pas si tel n’est pas le cas (article 10 de la loi [n° 371]);

c)      que le fournisseur dispose d’une action récursoire contre le producteur (article 11, paragraphe 3, de la loi [n° 371]).»

 Sur les questions préjudicielles

18     Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive s’oppose à ce qu’un État membre réglemente la responsabilité du fournisseur en prévoyant que celui-ci doit répondre de la responsabilité du producteur.

19     Dans ce contexte, il convient de rappeler que la responsabilité instituée par la directive et mise à l’article 1er de celle-ci à la charge du producteur est une responsabilité sans faute. C’est ce qu’indique expressément le deuxième considérant de la directive. C’est également ce qui ressort de l’énumération, à l’article 4 de ladite directive, des éléments de preuve mis à la charge de la victime ainsi que des cas, visés à l’article 7, dans lesquels la responsabilité du producteur est exclue.

20     La juridiction de renvoi demande si la directive s’oppose, d’une part, à une règle nationale transférant au fournisseur la responsabilité sans faute que la directive institue et impute au producteur et, d’autre part, à une règle nationale transférant au fournisseur la responsabilité pour faute du producteur.

21     Afin de répondre à ces questions, il convient, à titre liminaire, de déterminer l’étendue de l’harmonisation opérée par la directive.

 Sur l’étendue de l’harmonisation opérée par la directive

22     Dans les arrêts du 25 avril 2002, Commission/France (C-52/00, Rec. p. I‑3827, point 16), Commission/Grèce (C-154/00, Rec. p. I‑3879, point 12), et González Sánchez (C-183/00, Rec. p. I-3901, point 25), la Cour a jugé que la marge d’appréciation dont disposent les États membres pour réglementer la responsabilité du fait des produits défectueux est entièrement déterminée par la directive elle-même et doit être déduite du libellé, de l’objectif et de l’économie de celle-ci.

23     Après avoir examiné ces critères, la Cour a conclu que la directive poursuit, sur les points qu’elle réglemente, une harmonisation totale des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres (arrêts précités Commission/France, point 24, et Commission/Grèce, point 20).

24     Dans le cadre de la présente procédure, les victimes et le gouvernement danois font valoir que la directive ne réalise pas une harmonisation totale de la responsabilité du fait des produits défectueux, mais seulement de la responsabilité du producteur de produits défectueux. En se fondant sur le libellé des articles 1er et 3 de la directive, ils soutiennent que cette dernière ne réglemente pas la responsabilité du fournisseur et laisse aux États membres une marge d’appréciation en ce qui concerne la définition du cercle des responsables.

25     L’article 1er de la directive prévoit une responsabilité du dommage causé par le défaut d’un produit et impute cette responsabilité au producteur du produit en cause.

26     Les notions de «dommage», de «défaut» et de «produit» sont respectivement définies aux articles 9, 6 et 2 de la directive. La notion de «producteur» est définie à l’article 3 de la directive. Selon le paragraphe 1 de cette dernière disposition, elle désigne le fabricant du produit. Le paragraphe 2 de cette même disposition inclut dans le terme «producteur» l’importateur du produit dans la Communauté. En application de l’article 3, paragraphe 3, de la directive, si le producteur ne peut être identifié, le fournisseur est considéré comme tel à moins qu’il n’indique à la victime, dans un délai raisonnable, l’identité de son propre fournisseur.

27     Les raisons pour lesquelles il a paru opportun de retenir la responsabilité du producteur sont explicitées à l’article 1er, sous e), de l’exposé des motifs de la proposition de directive [document COM (76) 372 final (JO C 241, p. 9)], auquel s’est référé le gouvernement danois. Ces motifs, qui se réfèrent aux articles 1er et 2 de ladite proposition, devenus sans modification de fond les articles 1er et 3 de la directive, peuvent être résumés comme suit.

28     Tout en reconnaissant que la possibilité d’engager la responsabilité du fournisseur d’un produit défectueux selon les modalités prévues par la directive faciliterait les poursuites judiciaires engagées par la victime, il est observé que cette facilité serait chèrement payée en ce que, obligeant tous les fournisseurs à s’assurer contre une telle responsabilité, elle conduirait à un enchérissement considérable des produits. En outre, cette facilité conduirait à une multiplication des recours, le fournisseur se retournant à son tour contre son propre fournisseur en remontant jusqu’au producteur. Étant donné que, dans la grande majorité des cas, le fournisseur se borne à revendre le produit tel qu’acheté et que seul le producteur a la possibilité d’agir sur la qualité de celui-ci, il est estimé opportun de concentrer la responsabilité du fait des produits défectueux sur le producteur.

29     Il ressort de ces considérations que c’est après avoir pondéré les rôles respectifs des différents opérateurs économiques intervenant dans les chaînes de fabrication et de commercialisation que le choix a été fait d’imputer en principe au producteur, et uniquement dans certains cas délimités à l’importateur et au fournisseur, la charge de la responsabilité pour les dommages causés par les produits défectueux dans le régime juridique institué par la directive.

30     Contrairement à l’analyse soutenue par les victimes et par le gouvernement danois, les articles 1er et 3 de la directive ne se limitent donc pas à réglementer la responsabilité du producteur d’un produit défectueux, mais déterminent, parmi les professionnels ayant participé aux processus de fabrication et de commercialisation, celui qui devra assumer la responsabilité instituée par la directive.

 Sur le transfert au fournisseur de la responsabilité sans faute du producteur au titre de la directive

31     Par le premier volet de ses questions, la juridiction de renvoi demande si la directive doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une règle nationale selon laquelle le fournisseur répond sans restriction de la responsabilité sans faute que la directive institue et impute au producteur.

32     À cet égard, il y a lieu de constater que le cercle des responsables à l’encontre desquels la victime est en droit d’intenter une action au titre du régime de responsabilité prévu par la directive est défini aux articles 1er et 3 de celle-ci (voir points 29 et 30 du présent arrêt).

33     La directive poursuivant, ainsi qu’il a été rappelé au point 23 du présent arrêt, une harmonisation totale sur les points qu’elle réglemente, la détermination du cercle des responsables opérée aux articles 1er et 3 de celle-ci doit être considérée comme exhaustive.

34     L’article 3, paragraphe 3, de la directive ne prévoit la responsabilité du fournisseur que dans l’hypothèse où le producteur ne peut pas être identifié. En prévoyant, à l’article 10 de la loi n° 371, que le fournisseur répond directement des défauts d’un produit vis-à-vis des victimes, le législateur danois a donc étendu le cercle des responsables à l’encontre desquels la victime est en droit d’intenter une action au titre du régime de responsabilité prévu par la directive au-delà des limites fixées par celle-ci.

35     Le gouvernement danois fait valoir que la législation nationale ne met pas à la charge du fournisseur une responsabilité autonome, puisque ce dernier ne répond vis‑à‑vis des victimes que dans la mesure où le producteur, contre lequel il dispose d’une action récursoire, peut être responsable. La situation du fournisseur s’apparenterait ainsi à celle d’une caution solidaire.

36     Cet élément n’est pas déterminant. Outre que le système mis en place par ladite législation nationale fait peser sur le fournisseur une charge que le législateur communautaire a considéré comme injustifiée (voir point 28 du présent arrêt), il entraîne une multiplication des mises en cause que l’action directe dont dispose la victime contre le producteur, dans les conditions prévues à l’article 3 de la directive, a précisément pour objectif d’éviter (voir arrêt Commission/France, précité, point 40, et point 28 du présent arrêt).

37     Il s’ensuit que la directive doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une règle nationale selon laquelle le fournisseur répond sans restriction de la responsabilité du producteur au titre de la directive.

38     Le gouvernement danois soutient toutefois que l’article 13 de la directive, selon lequel celle-ci ne porte pas atteinte aux droits dont la victime peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, pourrait fournir une base légale à une extension au fournisseur de la responsabilité imputable, dans le système de la directive, au producteur.

39     À cet égard, il convient de rappeler que, dans les arrêts précités Commission/France, point 21, Commission/Grèce, point 17, et González Sánchez, point 30, la Cour, après une analyse du libellé, de l’objectif et de l’économie de la directive, a jugé que l’article 13 de celle-ci ne saurait être interprété comme laissant aux États membres la possibilité de maintenir un régime général de responsabilité du fait des produits défectueux différent de celui prévu par ladite directive.

40     Le gouvernement danois souhaite que cette jurisprudence soit réexaminée à la lumière de la déclaration relative aux articles 3 et 1[3] figurant au point 2 du procès-verbal de la réunion du Conseil des ministres du 25 juillet 1985, selon laquelle ces articles ne s’opposent pas à ce que chaque État membre fixe dans sa législation nationale des règles relatives à la responsabilité des intermédiaires.

41     Afin de défendre le maintien de la règle nationale, selon laquelle le fournisseur répond de la responsabilité du producteur, qui avait été développée par la jurisprudence avant l’entrée en vigueur de la directive et n’a été que confirmée par la loi transposant cette dernière, le gouvernement danois invoque également la déclaration figurant au point 16 dudit procès-verbal, dans laquelle le Conseil a exprimé «le vœu que les États membres, qui actuellement appliquent des dispositions plus favorables en ce qui concerne la protection des consommateurs que celles qui résultent de la directive, ne se prévalent pas des possibilités offertes par la directive pour réduire ce niveau de protection».

42     À cet égard, il convient, en premier lieu, de rappeler que, lorsqu’une déclaration inscrite à un procès-verbal du Conseil ne trouve aucune expression dans le texte d’une disposition de droit dérivé, elle ne saurait être retenue pour l’interprétation de ladite disposition (voir, notamment, arrêts du 26 février 1991, Antonissen, C‑292/89, Rec. p. I-745, point 18, et du 8 juin 2000, Epson Europe, C-375/98, Rec. p. I-4243, point 26).

43     En second lieu, les deux déclarations auxquelles s’est référé le gouvernement danois ne sauraient justifier, en contradiction avec le libellé et l’économie du texte, une modification du cercle des responsables défini par la directive. En particulier, elles ne sauraient être invoquées pour permettre aux États membres de transférer sur le fournisseur, au-delà des cas limitativement visés à l’article 3, paragraphe 3, la charge de la responsabilité instituée par la directive et imputée par celle-ci au producteur.

44     En ce qui concerne l’argument du gouvernement danois selon lequel cette interprétation de la directive est de nature à entraîner au Danemark un abaissement du niveau de la protection du consommateur, il convient de relever qu’une éventuelle extension aux fournisseurs de la responsabilité instituée par la directive relève de la compétence du législateur communautaire, auquel il appartient de procéder, le cas échéant, à une modification des dispositions concernées.

45     Dans ces conditions, il y a lieu de répondre au premier volet des questions posées par la juridiction de renvoi que la directive doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une règle nationale selon laquelle le fournisseur répond, au-delà des cas limitativement énumérés à son article 3, paragraphe 3, de la responsabilité sans faute que cette directive institue et impute au producteur.

 Sur le transfert au fournisseur de la responsabilité pour faute du producteur

46     Par le second volet de ses questions, la juridiction de renvoi demande en substance si la directive s’oppose à une règle nationale selon laquelle le fournisseur est tenu de répondre sans restriction de la responsabilité pour faute du producteur dans le cas d’un dommage causé par le défaut d’un produit.

47     À cet égard, il convient de rappeler que, dans les arrêts précités Commission/France, point 22, Commission/Grèce, point 18, et González Sánchez, point 31, la Cour a jugé que l’article 13 de la directive doit être interprété en ce sens que le régime mis en place par cette dernière n’exclut pas l’application d’autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle pour autant que ceux-ci reposent sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute.

48     Dans ces conditions, il y a lieu de répondre au second volet des questions posées par la juridiction de renvoi que la directive doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à une règle nationale selon laquelle le fournisseur est tenu de répondre sans restriction de la responsabilité pour faute du producteur.

 Sur la limitation des effets de l’arrêt dans le temps

49     Dans l’hypothèse où la Cour ne retiendrait pas l’interprétation de la directive qu’ils ont défendue, les victimes et le gouvernement danois ont demandé à la Cour de limiter les effets de son arrêt dans le temps. À l’appui de leur demande, ils ont invoqué, notamment, les conséquences graves pour la sécurité juridique et les implications financières que l’arrêt pourrait entraîner pour les victimes dans un grand nombre de litiges relatifs à la responsabilité du fait des produits défectueux résolus depuis l’entrée en vigueur de la directive.

50     Conformément à une jurisprudence constante, l’interprétation que la Cour donne d’une règle de droit communautaire, dans l’exercice de la compétence que lui confère l’article 234 CE, éclaire et précise, lorsque besoin en est, la signification et la portée de cette règle, telle qu’elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis le moment de sa mise en vigueur. Il en résulte que la règle ainsi interprétée peut et doit être appliquée par le juge même à des rapports juridiques nés et constitués avant l’arrêt statuant sur la demande d’interprétation, si par ailleurs les conditions permettant de porter devant les juridictions compétentes un litige relatif à l’application de ladite règle se trouvent réunies (voir, notamment, arrêts du 2 février 1988, Blaizot, 24/86, Rec. p. 379, point 27, et du 15 décembre 1995, Bosman, C‑415/93, Rec. p. I-4921, point 141).

51     À cet égard, il convient de rappeler que ce n’est qu’à titre exceptionnel que la Cour peut, par application d’un principe général de sécurité juridique inhérent à l’ordre juridique communautaire, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéressé d’invoquer une disposition qu’elle a interprétée en vue de mettre en cause des relations juridiques établies de bonne foi. Pour qu’une telle limitation puisse être décidée, il est nécessaire que deux critères essentiels soient réunis, à savoir la bonne foi des milieux intéressés et le risque de troubles graves (voir, notamment, arrêts du 28 septembre 1994, Vroege, C-57/93, Rec. p. I‑4541, point 21, et du 12 octobre 2000, Cooke, C-372/98, Rec. p. I-8683, point 42).

52     Il y a lieu de noter que, à l’article 11, paragraphe 3, de la loi n° 371, le législateur danois a eu recours au mécanisme de l’action récursoire, connu de la plupart des systèmes juridiques, et a prévu que le fournisseur qui a indemnisé la victime d’un dommage causé par un produit défectueux est subrogé dans ses droits contre le producteur. Il y a donc lieu de constater que le fournisseur tenu pour responsable vis‑à‑vis de la victime peut, en règle générale, être indemnisé par le producteur dans des conditions garantissant la sécurité juridique.

53     Dans ces conditions, sans qu’il soit besoin d’examiner la question de savoir si un fournisseur pourrait ou non disposer d’une action contre une victime précédemment indemnisée, ni de s’interroger sur la question de la bonne foi des milieux intéressés, il n’y a pas lieu de faire droit à la demande des victimes et du gouvernement danois, qui n’ont fourni aucun autre élément susceptible d’étayer leur argumentation selon laquelle le présent arrêt risquerait, si ses effets n’étaient pas limités dans le temps, d’entraîner des troubles graves.

 Sur les dépens

54     La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:

La directive 85/374/CEE du Conseil, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, doit être interprétée en ce sens:

–       qu’elle s’oppose à une règle nationale selon laquelle le fournisseur répond, au-delà des cas limitativement énumérés à l’article 3, paragraphe 3, de la directive, de la responsabilité sans faute que la directive institue et impute au producteur;

–       qu’elle ne s’oppose pas à une règle nationale selon laquelle le fournisseur est tenu de répondre sans restriction de la responsabilité pour faute du producteur.

Signatures


* Langue de procédure: le danois.