Language of document : ECLI:EU:C:2015:288



ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)

29 avril 2015 (*)

«Renvoi préjudiciel – Santé publique – Directive 2004/33/CE – Exigences techniques relatives au sang et aux composants sanguins – Don de sang – Critères d’admissibilité pour les donneurs – Critères d’exclusion permanente ou temporaire – Sujets dont le comportement sexuel les expose à un risque élevé de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang – Homme ayant eu des rapports sexuels avec un homme – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Articles 21, paragraphe 1, et 52, paragraphe 1 – Orientation sexuelle – Discrimination – Justification – Proportionnalité»

Dans l’affaire C‑528/13,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le tribunal administratif de Strasbourg (France), par décision du 1er octobre 2013, parvenue à la Cour le 8 octobre 2013, dans la procédure

Geoffrey Léger

contre

Ministre des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes,

Établissement français du sang,

LA COUR (quatrième chambre),

composée de M. L. Bay Larsen, président de chambre, Mme K. Jürimäe, MM. J. Malenovský, M. Safjan (rapporteur) et Mme A. Prechal, juges,

avocat général: M. P. Mengozzi,

greffier: M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées:

–        pour le gouvernement français, par M. D. Colas et Mme F. Gloaguen, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par Mmes C. Gheorghiu et M. Owsiany-Hornung, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 17 juillet 2014,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation du point 2.1 de l’annexe III de la directive 2004/33/CE de la Commission, du 22 mars 2004, portant application de la directive 2002/98/CE du Parlement européen et du Conseil concernant certaines exigences techniques relatives au sang et aux composants sanguins (JO L 91, p. 25).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Léger au ministre des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes ainsi qu’à l’Établissement français du sang au sujet du refus d’accepter le don de sang de M. Léger au motif que celui-ci avait eu une relation sexuelle avec un homme.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

 La directive 2002/98/CE

3        La directive 2002/98/CE du Parlement européen et du Conseil, du 27 janvier 2003, établissant des normes de qualité et de sécurité pour la collecte, le contrôle, la transformation, la conservation et la distribution du sang humain, et des composants sanguins, et modifiant la directive 2001/83/CE (JO L 33, p. 30), est fondée sur l’article 152, paragraphe 4, sous a), CE.

4        Aux termes des considérants 1, 2, 24 et 29 de la directive 2002/98:

«(1)      L’ampleur de l’utilisation thérapeutique du sang humain impose d’assurer la qualité et la sécurité du sang total et des composants sanguins afin de prévenir notamment la transmission des maladies.

(2)      La disponibilité du sang et des composants sanguins utilisés à des fins thérapeutiques dépend largement des citoyens de la Communauté qui sont disposés à effectuer des dons. Afin de préserver la santé publique et de prévenir la transmission de maladies infectieuses, toutes les mesures de précaution doivent être prises lors de leur collecte, de leur transformation, de leur distribution et de leur utilisation en exploitant comme il se doit les progrès scientifiques en matière de détection, d’inactivation et d’élimination des agents pathogènes transmissibles par transfusion.

[...]

(24)      Le sang et les composants sanguins utilisés à des fins thérapeutiques ou dans des dispositifs médicaux devraient provenir de personnes dont l’état de santé est tel qu’aucun effet néfaste ne résultera du don et que tout risque de transmission d’une maladie infectieuse est réduit au minimum. Chaque don de sang devrait être contrôlé conformément à des règles assurant que toutes les mesures nécessaires ont été prises pour préserver la santé des personnes qui reçoivent du sang ou des composants sanguins.

[...]

(29)      Les tests devraient être pratiqués selon les procédures scientifiques et techniques les plus récentes qui reflètent les meilleures pratiques actuelles telles que définies, régulièrement revues et mises à jour dans le cadre d’une procédure adéquate de consultations d’experts. Cette procédure de réexamen devrait, en outre, tenir dûment compte des progrès scientifiques réalisés en matière de détection, d’inactivation et d’élimination des agents pathogènes transmissibles par transfusion.»

5        L’article 1er de ladite directive énonce:

«La présente directive établit des normes de qualité et de sécurité pour le sang humain et les composants sanguins afin d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine.»

6        L’article 2, paragraphe 1, de la même directive prévoit:

«La présente directive s’applique à la collecte et au contrôle du sang humain et des composants sanguins, quelle que soit leur destination, et à leur transformation, à leur stockage et à leur distribution, lorsqu’ils sont destinés à la transfusion.»

7        L’article 18 de la directive 2002/98, intitulé «Admissibilité des donneurs», est libellé comme suit:

«1.      Les établissements de transfusion sanguine veillent à ce que des procédures d’évaluation soient applicables à tous les donneurs de sang et de composants sanguins et que les critères en matière de don visés à l’article 29, point d), soient remplis.

2.      Les résultats des procédures d’évaluation et d’examen des donneurs sont enregistrés et toute anomalie importante est signalée au donneur.»

8        L’article 19 de ladite directive, intitulé «Examen des donneurs», énonce:

«Un examen du donneur, comprenant un interrogatoire, est pratiqué avant chaque don de sang ou de composé sanguin. Un professionnel de la santé qualifié est en particulier chargé de fournir aux donneurs et de recueillir auprès d’eux les informations nécessaires pour établir leur admissibilité à donner et juge en conséquence de leur admissibilité.»

9        L’article 20 de la même directive, intitulé «Don de sang volontaire et non rémunéré», prévoit à son paragraphe 1:

«Les États membres prennent les mesures nécessaires pour encourager les dons volontaires et non rémunérés en vue de garantir que, dans toute la mesure du possible, le sang et les composants sanguins proviennent de ces dons.»

10      L’article 21 de la directive 2002/98, intitulé «Contrôle des dons», dispose:

«Les établissements de transfusion sanguine veillent à ce que chaque don de sang ou de composants sanguins soit contrôlé conformément aux exigences énoncées à l’annexe IV.

Les États membres veillent à ce que le sang ou les composants sanguins importés dans la Communauté soient contrôlés conformément aux exigences énoncées à l’annexe IV.»

11      L’article 29, second alinéa, sous d), de ladite directive est libellé comme suit:

«Les exigences techniques et leur adaptation au progrès scientifique et technique sont arrêtées selon la procédure visée à l’article 28, paragraphe 2, en ce qui concerne les points suivants:

[...]

d)      les exigences concernant l’admissibilité des donneurs de sang et de plasma et le dépistage pratiqué sur les dons de sang, y compris:

–        les critères d’exclusion permanente et la dérogation éventuelle,

–        les critères d’exclusion temporaire».

12      Aux termes de l’annexe IV de la même directive, intitulée «Exigences de base relatives aux tests pratiqués sur les dons de sang total et de plasma»:

«Les tests suivants doivent être pratiqués sur les dons de sang total ou les dons par aphérèse, y compris les dons de sang autologues par prélèvement préalable:

[...]

–        tests de dépistage des infections suivantes chez les donneurs:

–        hépatite B (Ag HBs),

–        hépatite C (Anti-VHC),

–        VIH I/II (Anti-VIH I/II).

Des tests supplémentaires peuvent être requis pour des composants, des donneurs ou des situations épidémiologiques particuliers.»

 La directive 2004/33

13      L’article 3 de la directive 2004/33, intitulé «Informations à fournir par les donneurs», énonce:

«Les États membres veillent à ce que, lorsqu’il a été convenu de procéder au don de sang ou de composants sanguins, les donneurs fournissent à l’établissement de transfusion sanguine les informations figurant à l’annexe II, partie B.»

14      L’article 4 de cette directive, intitulé «Admissibilité des donneurs», prévoit:

«Les établissements de transfusion sanguine s’assurent que les donneurs de sang total et de composants sanguins satisfont aux critères d’admissibilité définis à l’annexe III.»

15      L’annexe I, points 2 et 4, de ladite directive contient les définitions suivantes:

«2.      ‘Don homologue’: sang et composants sanguins prélevés chez un individu et destinés à une transfusion au profit d’un autre individu, ou dont les applications humaines sont destinées à un autre individu.

[...]

4.      ‘Sang total’: don simple de sang.»

16      Sous l’intitulé «Informations que les établissements de transfusion sanguine doivent obtenir des donneurs à chaque don», la partie B de l’annexe II de la même directive, dispose, à son point 2, que les donneurs doivent fournir les informations suivantes:

«État de santé et antécédents médicaux, obtenus au moyen d’un questionnaire et d’un entretien individuel avec un professionnel du secteur médical formé à cet effet, qui comprennent tous les facteurs utiles susceptibles de contribuer à identifier et à exclure les personnes dont les dons pourraient présenter un risque pour leur propre santé ou pour celle d’autres personnes, par exemple le risque de transmission de maladies.»

17      L’annexe III de la directive 2004/33, intitulée «Critères d’admissibilité pour les donneurs de sang total ou de composants sanguins», indique, à son point 2, les critères d’exclusion des donneurs de sang total et de composants sanguins.

18      Le point 2.1 de cette annexe est intitulé «Critères d’exclusion permanente pour les candidats à des dons homologues». Ces critères concernent, en substance, les quatre catégories de personnes suivantes: les personnes porteuses de certaines maladies, parmi lesquelles le «VIH ½», ou présentant certains symptômes pathologiques; celles ayant consommé de la drogue par voie intraveineuse ou intramusculaire; les receveurs d’une xénogreffe ainsi que les «sujets dont le comportement sexuel les expose au risque de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang».

19      Le point 2.2 de ladite annexe, intitulé «Critères d’exclusion temporaire pour les candidats à des dons homologues», comprend un point 2.2.2, relatif à l’exposition au risque d’infection transmissible par transfusion.

20      Dans ce point 2.2.2, à l’entrée du tableau consacrée aux «[i]ndividus dont le comportement sexuel ou l’activité professionnelle les expose au risque de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang» correspond la mention suivante: «[e]xclusion après la fin du comportement à risque pendant une période dont la durée dépend de la maladie en question et de la disponibilité de tests adéquats».

 Le droit français

21      La ministre de la Santé et des Sports a adopté, le 12 janvier 2009, l’arrêté fixant les critères de sélection des donneurs de sang (JORF du 18 janvier 2009, p. 1067, ci-après l’«arrêté du 12 janvier 2009»), lequel mentionne la directive 2004/33 dans ses visas.

22      L’article 1er, V, de cet arrêté prévoit à son paragraphe 1, relatif aux caractéristiques cliniques du donneur:

«Lors de l’entretien préalable au don, il appartient à la personne habilitée à procéder à la sélection des donneurs d’apprécier la possibilité d’un don au regard des contre-indications et de leur durée, de leur antériorité et de leur évolution, grâce à des questions complémentaires au questionnaire préalable au don.

[...]

Le candidat est ajourné du don s’il présente une contre-indication mentionnée dans l’un des tableaux figurant en annexe II du présent arrêté. [...]

[...]»

23      L’annexe II dudit arrêté contient les tableaux relatifs aux contre-indications, dont le tableau B qui est consacré aux risques pour le receveur. La partie de ce tableau relative au risque lié à la transmission d’une infection virale prévoit que, en ce qui concerne le risque d’exposition du candidat au don à un agent infectieux transmissible par voie sexuelle, il existe une contre-indication permanente au don de sang dans la situation d’un «homme ayant eu des rapports sexuels avec un homme».

 Le litige au principal et la question préjudicielle

24      M. Léger s’est présenté auprès du site de prélèvement de l’Établissement français du sang situé à Metz (France) afin d’effectuer un don de sang.

25      Par décision du 29 avril 2009, le médecin responsable de la collecte a refusé ce don de sang au motif que M. Léger avait eu une relation sexuelle avec un homme.

26      Ce médecin s’est fondé sur l’arrêté du 12 janvier 2009, dont le tableau B de l’annexe II prévoit, s’agissant du risque d’exposition du candidat au don à un agent infectieux transmissible par voie sexuelle, une contre-indication permanente au don de sang pour un homme ayant eu des rapports sexuels avec un homme.

27      M. Léger a introduit un recours contre cette décision devant le tribunal administratif de Strasbourg, en soutenant notamment que l’annexe II de l’arrêté du 12 janvier 2009 méconnaissait les dispositions de la directive 2004/33.

28      La juridiction de renvoi expose que la question de savoir si l’existence d’une contre-indication permanente au don de sang pour un homme ayant eu des rapports sexuels avec un homme est conforme à l’annexe III de ladite directive présente une difficulté sérieuse et qu’elle est déterminante pour la solution du litige au principal.

29      Dans ces conditions, le tribunal administratif de Strasbourg a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Au regard de l’annexe III de la directive 2004/33, la circonstance pour un homme d’avoir des rapports sexuels avec un autre homme constitue-t-elle, en soi, un comportement sexuel exposant au risque de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang et justifiant une exclusion permanente du don de sang pour les sujets ayant eu ce comportement sexuel, ou est-elle simplement susceptible de constituer, en fonction des circonstances propres de l’espèce, un comportement sexuel exposant au risque de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang et justifiant une exclusion temporaire du don de sang pendant une durée déterminée après la fin du comportement à risque?»

 Sur la question préjudicielle

30      Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le point 2.1 de l’annexe III de la directive 2004/33 doit être interprété en ce sens que le critère d’exclusion permanente du don de sang visé à cette disposition et relatif au comportement sexuel exposant au risque de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang s’oppose à ce qu’un État membre prévoit une contre-indication permanente au don de sang pour les hommes ayant eu des rapports sexuels avec des hommes.

31      À titre liminaire, il y a lieu de relever que, ainsi que l’ont fait valoir le gouvernement français et la Commission européenne, il existe des divergences entre les différentes versions linguistiques des points 2.1 et 2.2.2 de l’annexe III de ladite directive en ce qui concerne le niveau de risque visé par ces dispositions.

32      En effet, dans la version en langue française de ces dispositions, l’exclusion permanente du don de sang prévue audit point 2.1 et l’exclusion temporaire prévue audit point 2.2.2 s’appliquent toutes deux aux individus dont le comportement sexuel les expose au «risque» de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang. Dans cette version linguistique, le niveau de risque justifiant l’exclusion permanente du don de sang est donc exactement le même que celui applicable à l’exclusion temporaire.

33      En revanche, dans certaines versions linguistiques de ces dispositions, si l’exclusion temporaire suppose la présence d’un «risque», l’exclusion permanente, quant à elle, exige un «risque élevé». Tel est le cas notamment dans les versions du point 2.1 de l’annexe III de la directive 2004/33 en langues danoise («stor risiko»), estonienne («kõrgendatud ohtu»), anglaise («high risk»), italienne («alto rischio»), néerlandaise («groot risico»), polonaise («wysokie ryzyko») ou portugaise («grande risco»).

34      Dans d’autres versions linguistiques encore, les points 2.1 et 2.2.2 de ladite annexe visent tous deux un «risque élevé», comme dans les versions en langues espagnole («alto riesgo») et allemande («hohes Risiko»).

35      Selon une jurisprudence constante de la Cour, la formulation utilisée dans l’une des versions linguistiques d’une disposition du droit de l’Union ne saurait servir de base unique à l’interprétation de cette disposition ou se voir attribuer un caractère prioritaire par rapport aux autres versions linguistiques. Les dispositions du droit de l’Union doivent, en effet, être interprétées et appliquées de manière uniforme, à la lumière des versions établies dans toutes les langues de l’Union européenne. En cas de disparité entre les diverses versions linguistiques d’un texte du droit de l’Union, la disposition en cause doit être interprétée en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément (arrêts Cricket St Thomas, C‑372/88, EU:C:1990:140, points 18 et 19; Kurcums Metal, C‑558/11, EU:C:2012:721, point 48, ainsi que Ivansson e.a., C‑307/13, EU:C:2014:2058, point 40).

36      En ce qui concerne l’économie générale des points 2.1 et 2.2.2 de l’annexe III de la directive 2004/33, il convient de relever que ladite annexe fait la distinction entre l’exclusion permanente et une exclusion temporaire du don de sang, pour lesquelles les critères applicables doivent être logiquement différents. Dès lors, l’exclusion permanente, plus stricte, suppose l’existence d’un risque plus élevé que celui relatif à l’interdiction temporaire.

37      Par ailleurs, ainsi qu’il est énoncé au considérant 24 de la directive 2002/98, le sang et les composants sanguins utilisés à des fins thérapeutiques ou dans des dispositifs médicaux devraient provenir de personnes dont l’état de santé est tel qu’aucun effet néfaste ne résultera du don et que tout risque de transmission de maladies infectieuses graves transmissibles par le sang est réduit au minimum. Il en résulte que, s’agissant de la finalité de la directive 2004/33, l’exclusion permanente doit s’appliquer lorsque le risque d’une telle transmission est plus élevé.

38      Par conséquent, l’économie générale et la finalité de cette dernière directive conduisent à retenir l’interprétation selon laquelle l’exclusion permanente du don de sang prévue au point 2.1 de l’annexe III de ladite directive concerne les individus dont le comportement sexuel les expose à un «risque élevé» de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang, alors que l’exclusion temporaire du don de sang porte sur un risque moins élevé.

39      S’agissant de cette exclusion permanente, il convient de relever que l’expression «sujets dont le comportement sexuel les expose à un risque» de contracter des maladies infectieuses figurant au point 2.1 de l’annexe III de la directive 2004/33 ne détermine pas de façon précise les personnes ou les catégories de personnes concernées par ladite exclusion, ce qui laisse une marge d’appréciation aux États membres dans l’application de cette disposition.

40      Partant, il convient d’examiner dans quelle mesure la contre-indication permanente prévue par le droit français dans la situation d’un «homme ayant eu des rapports sexuels avec un homme» répond à l’exigence de l’existence du «risque élevé» visé au point 2.1 de l’annexe III de la directive 2004/33 tout en respectant les droits fondamentaux reconnus par l’ordre juridique de l’Union.

41      En effet, selon une jurisprudence constante de la Cour, les exigences découlant de la protection desdits droits fondamentaux lient les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre la réglementation de l’Union, de sorte que ceux-ci sont tenus d’appliquer cette réglementation dans des conditions qui ne méconnaissent pas lesdites exigences (voir, en ce sens, arrêt Parlement/Conseil, C‑540/03, EU:C:2006:429, point 105 et jurisprudence citée). Dans ce contexte, les États membres doivent notamment veiller à ne pas se fonder sur une interprétation d’un texte du droit dérivé qui entrerait en conflit avec ces droits fondamentaux (voir arrêts Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a., C‑305/05, EU:C:2007:383, point 28, ainsi que O e.a., C‑356/11 et C‑357/11, EU:C:2012:776, point 78).

42      En premier lieu, en ce qui concerne l’appréciation de l’existence d’un risque élevé de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang, il convient de prendre en compte la situation épidémiologique en France, qui présenterait un caractère spécifique selon le gouvernement français et la Commission, lesquels se réfèrent aux données fournies par l’Institut de veille sanitaire français. Il ressortirait de ces données que la quasi-totalité des contaminations par le VIH, pour la période allant de l’année 2003 à l’année 2008, est due à un rapport sexuel et que les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes représentent la population la plus touchée correspondant à 48 % des nouvelles contaminations. Sur la même période, si l’incidence globale de l’infection par le VIH a baissé, notamment en ce qui concerne les rapports hétérosexuels, elle n’aurait pas diminué pour les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes. En outre, ceux-ci représentaient, toujours sur la même période, la population la plus touchée par la contamination par le VIH, avec un taux d’incidence de 1 % par an, qui serait 200 fois supérieur à celui de la population hétérosexuelle française.

43      La Commission se réfère également à un rapport établi par le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies, lequel a été institué par le règlement (CE) no 851/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 21 avril 2004 (JO L 142, p. 1). Selon ce rapport, intitulé «Men who have sex with men (MSM), Monitoring implementation of the Dublin Declaration on Partnership to Fight HIV/AIDS in Europe and Central Asia: 2012 progress», publié au mois d’octobre 2013, c’est en France que la prévalence du VIH au sein du groupe des hommes ayant eu des rapports sexuels avec des hommes serait la plus élevée parmi tous les États étudiés.

44      Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si, à la lumière des connaissances médicales, scientifiques et épidémiologiques actuelles, les données figurant au point 42 du présent arrêt sont fiables et, si tel est le cas, si elles sont toujours pertinentes.

45      En second lieu, dans l’hypothèse où ladite juridiction viendrait à conclure, notamment en considération desdites données, que les autorités nationales ont raisonnablement pu considérer qu’il existe, en France, un risque élevé de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang, au sens du point 2.1 de l’annexe III de la directive 2004/33, dans la situation d’un homme ayant eu des rapports sexuels avec un homme, il y a lieu d’examiner si, et à quelles conditions, une contre-indication permanente au don de sang telle que celle en cause au principal pourrait être conforme aux droits fondamentaux reconnus par l’ordre juridique de l’Union.

46      À cet égard, il convient de rappeler que le champ d’application de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»), pour ce qui est de l’action des États membres, est défini à l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci, aux termes duquel les dispositions de la Charte s’adressent aux États membres «uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union».

47      En l’occurrence, l’arrêté du 12 janvier 2009, qui se réfère expressément à la directive 2004/33 dans ses visas, met en œuvre le droit de l’Union.

48      En conséquence, ledit arrêté doit, parmi les dispositions de la Charte, respecter notamment l’article 21, paragraphe 1, de celle-ci, aux termes duquel est interdite toute discrimination fondée notamment sur l’orientation sexuelle. Cet article 21, paragraphe 1, est une expression particulière du principe d’égalité de traitement, qui constitue un principe général du droit de l’Union, consacré à l’article 20 de la Charte (voir, en ce sens, arrêts Römer, C‑147/08, EU:C:2011:286, point 59, et Glatzel, C‑356/12, EU:C:2014:350, point 43).

49      Or, à cet égard, en prenant comme critère d’une contre-indication permanente au don de sang le fait d’être un «homme ayant eu une relation sexuelle avec un homme», le tableau B de l’annexe II de l’arrêté du 12 janvier 2009 détermine l’exclusion du don de sang en fonction de l’orientation homosexuelle des donneurs masculins qui, en raison du fait qu’ils ont entretenu une relation sexuelle correspondant à cette orientation, subissent un traitement moins favorable que les personnes hétérosexuelles masculines.

50      Dans ces conditions, l’arrêté du 12 janvier 2009 est susceptible de comporter, à l’égard des personnes homosexuelles, une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, au sens de l’article 21, paragraphe 1, de la Charte.

51      Il convient dès lors d’examiner si la contre-indication permanente au don de sang prévue par l’arrêté du 12 janvier 2009 pour un homme ayant eu des rapports sexuels avec un homme remplit néanmoins les conditions posées par l’article 52, paragraphe 1, de la Charte pour être justifiée.

52      Conformément à cette disposition, toute limitation de l’exercice des droits et des libertés reconnus par la Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel de ces droits et de ces libertés. En outre, selon cette même disposition, dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et des libertés d’autrui.

53      En l’occurrence, il est constant que la contre-indication permanente du don du sang pour un homme ayant eu des rapports sexuels avec un homme, qui constitue une limitation de l’exercice des droits et des libertés reconnus par la Charte, doit être considérée comme étant prévue par la loi, au sens de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, dès lors qu’elle résulte de l’arrêté du 12 janvier 2009.

54      En outre, cette limitation respecte le contenu essentiel du principe de non-discrimination. En effet, ladite limitation ne remet pas en cause ce principe en tant que tel dans la mesure où elle ne porte que sur la question, de portée limitée, des exclusions du don de sang en vue de protéger la santé des receveurs.

55      Cependant, il y a encore lieu de vérifier si la même limitation répond à un objectif d’intérêt général, au sens de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, et si, dans l’affirmative, elle respecte le principe de proportionnalité au sens de cette disposition.

56      À cet égard, il importe de rappeler que la directive 2004/33 porte application de la directive 2002/98. Cette dernière directive, conformément à sa base juridique, à savoir l’article 152, paragraphe 4, sous a), CE, a pour objectif la protection de la santé publique.

57      En l’occurrence, l’exclusion permanente du don de sang vise à réduire au minimum le risque de transmission d’une maladie infectieuse aux receveurs. Cette exclusion contribue par conséquent à l’objectif général d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine, qui constitue un objectif reconnu par l’Union à l’article 152 CE, et notamment aux paragraphes 4, sous a), et 5 de cet article, ainsi qu’à l’article 35, seconde phrase, de la Charte, qui exigent qu’un niveau élevé de protection de la santé humaine soit assuré dans la définition et la mise en œuvre de l’ensemble des politiques et des actions de l’Union.

58      S’agissant du principe de proportionnalité, il résulte de la jurisprudence de la Cour que les mesures prévues par la législation nationale ne doivent pas excéder les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation des objectifs légitimement poursuivis par cette législation, étant entendu que, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante de celles-ci et que les inconvénients causés ne doivent pas être démesurés par rapport aux objectifs visés (voir arrêts ERG e.a., C‑379/08 et C‑380/08, EU:C:2010:127, point 86; Urbán, C‑210/10, EU:C:2012:64, point 24, ainsi que Texdata Software, C‑418/11, EU:C:2013:588, point 52).

59      Dans une affaire telle que celle au principal, ce principe n’est respecté que si un niveau élevé de protection de la santé des receveurs ne peut pas être assuré par des techniques efficaces de détection du VIH et moins contraignantes que l’interdiction permanente du don de sang pour l’ensemble du groupe constitué des hommes ayant eu des rapports sexuels avec des hommes.

60      En effet, d’une part, il ne peut pas être exclu que, même en présence d’un comportement sexuel exposant à un risque élevé de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang, au sens du point 2.1 de l’annexe III de la directive 2004/33, lequel concerne le risque de transmission de telles maladies entre les partenaires à la suite d’un rapport sexuel, il existe des techniques efficaces pour assurer un niveau élevé de protection de la santé des receveurs.

61      À cet égard, ainsi qu’il ressort notamment de l’article 21 de la directive 2002/98, afin d’assurer la qualité et la sécurité du sang et des composants sanguins, chaque don de sang doit être contrôlé conformément aux exigences énoncées à l’annexe IV de cette directive, étant entendu que ces exigences sont appelées à évoluer au gré du progrès scientifique et technique (arrêt Humanplasma, C‑421/09, EU:C:2010:760, point 42). Aux termes de cette annexe IV, des tests de dépistage du VIH I/II doivent notamment être effectués chez les donneurs.

62      Le gouvernement français et la Commission relèvent néanmoins que, dans l’état actuel de la science, il existe une «fenêtre silencieuse», période qui suit une infection virale et pendant laquelle les marqueurs biologiques utilisés dans le cadre du dépistage du don de sang restent négatifs malgré l’infection du donneur. Ce seraient donc les infections récentes qui présentent un risque de non-détection lors des tests de dépistage et, par conséquent, de transmission du VIH au receveur.

63      Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si, dans une telle situation et dans le cadre du respect du principe de proportionnalité, il existe des techniques efficaces de détection du VIH pour éviter la transmission aux receveurs d’un tel virus, les tests devant être pratiqués selon les procédures scientifiques et techniques les plus récentes, conformément au considérant 29 de la directive 2002/98.

64      En particulier, il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si les progrès de la science ou de la technique sanitaire, en prenant notamment en compte le coût d’une mise en quarantaine systématique des dons émanant des hommes ayant eu des rapports sexuels avec des hommes ou celui d’une détection systématique du VIH pour tous les dons de sang, permettent d’assurer un niveau élevé de protection de la santé des receveurs, sans que la charge qui en résulte soit démesurée par rapport aux objectifs de protection de la santé visés.

65      D’autre part, à supposer que, dans l’état actuel de la science, il n’existe pas de technique répondant aux conditions posées aux points 63 et 64 du présent arrêt, une contre-indication permanente du don de sang pour l’ensemble du groupe constitué des hommes ayant eu des rapports sexuels avec des hommes n’est proportionnée que s’il n’existe pas de méthodes moins contraignantes pour assurer un niveau élevé de protection de la santé des receveurs.

66      À cet égard, il appartient notamment à la juridiction de renvoi d’examiner si le questionnaire et l’entretien individuel avec un professionnel du secteur médical prévus à l’annexe II, partie B, point 2, de la directive 2004/33 peuvent permettre d’identifier plus précisément les comportements présentant un risque pour la santé des receveurs, afin d’établir une contre-indication moins contraignante qu’une contre-indication permanente pour l’ensemble du groupe constitué des hommes ayant eu des rapports sexuels avec un homme.

67      En ce sens, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 61 de ses conclusions, la juridiction de renvoi doit notamment vérifier si des questions ciblées concernant le délai écoulé depuis le dernier rapport sexuel par rapport à la durée de la «fenêtre silencieuse», le caractère stable de la relation de la personne concernée ou le caractère protégé des rapports sexuels permettraient d’évaluer le niveau de risque que présente individuellement chaque donneur en raison de son propre comportement sexuel.

68      Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que, dans l’hypothèse où des techniques efficaces de détection des maladies graves susceptibles d’être transmises par le sang ou, à défaut de telles techniques, des méthodes moins contraignantes que l’interdiction permanente du don de sang pour l’ensemble du groupe constitué des hommes ayant eu des rapports sexuels avec des hommes permettraient d’assurer un niveau élevé de protection de la santé des receveurs, une telle contre-indication permanente ne respecterait pas le principe de proportionnalité, au sens de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte.

69      Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que le point 2.1 de l’annexe III de la directive 2004/33 doit être interprété en ce sens que le critère d’exclusion permanente du don de sang visé à cette disposition et relatif au comportement sexuel couvre l’hypothèse dans laquelle un État membre, eu égard à la situation prévalant dans celui-ci, prévoit une contre-indication permanente au don de sang pour les hommes ayant eu des rapports sexuels avec des hommes lorsqu’il est établi, sur la base des connaissances et des données médicales, scientifiques et épidémiologiques actuelles, qu’un tel comportement sexuel expose ces personnes à un risque élevé de contracter des maladies infectieuses graves susceptibles d’être transmises par le sang et que, dans le respect du principe de proportionnalité, il n’existe pas de techniques efficaces de détection de ces maladies infectieuses ou, à défaut de telles techniques, de méthodes moins contraignantes qu’une telle contre-indication pour assurer un niveau élevé de protection de la santé des receveurs. Il appartient à la juridiction nationale de vérifier si, dans l’État membre concerné, ces conditions sont remplies.

 Sur les dépens

70      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit:

Le point 2.1 de l’annexe III de la directive 2004/33/CE de la Commission, du 22 mars 2004, portant application de la directive 2002/98/CE du Parlement européen et du Conseil concernant certaines exigences techniques relatives au sang et aux composants sanguins, doit être interprété en ce sens que le critère d’exclusion permanente du don de sang visé à cette disposition et relatif au comportement sexuel couvre l’hypothèse dans laquelle un État membre, eu égard à la situation prévalant dans celui-ci, prévoit une contre-indication permanente au don de sang pour les hommes ayant eu des rapports sexuels avec des hommes lorsqu’il est établi, sur la base des connaissances et des données médicales, scientifiques et épidémiologiques actuelles, qu’un tel comportement sexuel expose ces personnes à un risque élevé de contracter des maladies infectieuses graves susceptibles d’être transmises par le sang et que, dans le respect du principe de proportionnalité, il n’existe pas de techniques efficaces de détection de ces maladies infectieuses ou, à défaut de telles techniques, de méthodes moins contraignantes qu’une telle contre-indication pour assurer un niveau élevé de protection de la santé des receveurs. Il appartient à la juridiction nationale de vérifier si, dans l’État membre concerné, ces conditions sont remplies.

Signatures


* Langue de procédure: le français.