CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE
présentées le 5 septembre 2019 (1)
Affaire C‑389/18
Brussels Securities SA
contre
État belge
[demande de décision préjudicielle formée par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles (Belgique)]
« Renvoi préjudiciel – Régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d’États membres différents – Directive 90/435/CEE –Article 4, paragraphe 1, premier tiret – Réglementation nationale visant à supprimer la double imposition des bénéfices distribués par une filiale – Dividendes déduits de la base imposable de la société mère uniquement dans la mesure de l’existence de bénéfices imposables –Possibilité de report des excédents illimitée dans le temps – Ordre d’imputation impératif des montants déductibles »
I. Introduction
1. La demande de décision préjudicielle formée par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles (Belgique) est relative à l’interprétation de l’article 4 de la directive 90/435/CEE, concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d’États membres différents (2), telle que modifiée par la directive 2006/98/CE (3) (ci‑après la « directive 90/435 »).
2. En vertu de l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435, quand des bénéfices distribués sont perçus par une société mère à titre d’associée de sa filiale sise dans un autre État membre, l’État membre dans lequel la société mère est établie peut opter pour la voie consistant à s’abstenir d’imposer ces bénéfices. Ainsi, lors de la transposition de cette disposition, le Royaume de Belgique a adopté un système visant à ce que les sociétés mères établies sur son territoire soient, dans une certaine mesure, dispensées d’acquitter des impôts sur les dividendes reçus de leurs filiales établies dans d’autres États membres, afin d’éviter une double imposition de tels bénéfices.
3. La Cour s’est déjà penchée à différentes reprises sur le régime belge de l’impôt sur les revenus des sociétés et, en particulier, sur deux dispositifs, à savoir les revenus définitivement taxés (ci‑après les « RDT ») et la déduction pour capital à risque (ci‑après la « DCR »), qui permettent que les bénéfices concernés soient, dans des conditions bien spécifiques, déduits de la base imposable d’une société (4).
4. La présente affaire s’inscrit dans le prolongement de cette jurisprudence et dans le cadre d’un litige ayant essentiellement pour objet le fait que le droit belge exige, d’une part, que les dividendes reçus de ses filiales par une société mère soient d’abord inclus dans la base imposable de celle‑ci puis déduits au titre des RDT, avec désormais une possibilité de report sur tous les exercices d’imposition suivants, et, d’autre part, que ces RDT soient imputés avant la DCR, dont le report vers des exercices ultérieurs est en revanche limité dans le temps.
5. En substance, la Cour est invitée à déterminer si l’article 4, paragraphe 1, de la directive 90/435 s’oppose à une réglementation nationale prévoyant une telle inclusion préalable des dividendes dans les bénéfices imposables d’une société mère combinée à un tel ordre d’imputation d’éléments déductibles de cette nature. Pour les motifs exposés dans les présentes conclusions, j’estime qu’il convient de répondre par l’affirmative à la question posée.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
6. Bien qu’ayant été abrogée par la directive 2011/96/UE (5), avec effet au 18 janvier 2012, la directive 90/435 est applicable ratione temporis, eu égard à la date des faits du litige au principal.
7. Le quatrième considérant de la directive 90/435 énonce que « lorsqu’une société mère reçoit, à titre d’associée de sa société filiale, des bénéfices distribués, l’État de la société mère doit :
– ou bien s’abstenir d’imposer ces bénéfices,
– ou bien les imposer, tout en autorisant cette société à déduire du montant de son impôt la fraction de l’impôt de la filiale afférente à ces bénéfices ».
8. Aux termes de l’article 4, paragraphes 1 et 2, de cette directive :
« 1. Lorsqu’une société mère ou son établissement stable perçoit, au titre de l’association entre la société mère et sa filiale, des bénéfices distribués autrement qu’à l’occasion de la liquidation de cette dernière, l’État de la société mère et l’État de son établissement stable :
– soit s’abstiennent d’imposer ces bénéfices,
– soit les imposent tout en autorisant la société mère et l’établissement stable à déduire du montant de leur impôt la fraction de l’impôt sur les sociétés afférente à ces bénéfices et acquittée par la filiale et toute sous‑filiale, à condition qu’à chaque niveau la société et sa sous‑filiale respectent les exigences prévues aux articles 2 et 3, dans la limite du montant dû de l’impôt correspondant.
[...]
2. Toutefois, tout État membre garde la faculté de prévoir que des charges se rapportant à la participation et des moins‑values résultant de la distribution des bénéfices de la société filiale ne sont pas déductibles du bénéfice imposable de la société mère. Si, dans ce cas, les frais de gestion se rapportant à la participation sont fixés forfaitairement, le montant forfaitaire ne peut excéder 5 % des bénéfices distribués par la société filiale. »
B. Le droit belge
1. Le code des impôts sur les revenus 1992 (CIR 1992)
9. La directive 90/435 a été transposée en droit belge par la loi du 23 octobre 1991 (6), qui a modifié le régime des RDT alors en vigueur. Puis une codification de la réglementation en matière d’impôt sur les revenus, et en particulier des dispositions relatives aux RDT, est intervenue au cours de l’année 1992 (7).
10. Les dispositions pertinentes du code des impôts sur les revenus 1992 (8) dans sa version applicable à l’affaire au principal, à savoir celle applicable pour l’exercice d’imposition 2011 (ci‑après le « CIR 1992 »), sont libellées de la façon suivante.
11. S’agissant des RDT, l’article 202, paragraphe 1, 1°, du CIR 1992 prévoit que « [d]es bénéfices de la période imposable sont également déduits, dans la mesure ou' ils s’y retrouvent[,] les dividendes, à l’exception des revenus qui sont obtenus à l’occasion de la cession à une société de ses propres actions ou parts ou lors du partage total ou partiel de l’avoir social d’une société ».
12. L’article 204, paragraphe 1, du CIR 1992 énonce que « [l]es revenus déductibles conformément à l’article 202, paragraphe 1, 1°[,] sont censés se retrouver dans les bénéfices de la période imposable à concurrence de 95 % du montant encaissé ou recueilli [...] ».
13. Aux termes de l’article 205, paragraphes 2 et 3, du CIR 1992 :
« 2. La déduction prévue à l’article 202 est limitée au montant des bénéfices de la période imposable, tel qu’il subsiste après application de l’article 199, diminué [des charges énumérées ci‑après].
Les diminutions énumérées à l’alinéa 1 ne s’appliquent pas aux revenus visés à l’article 202, paragraphe 1, 1°[,] alloués ou attribués par une société filiale établie dans un État membre de l’Union européenne.
Pour l’application de l’alinéa précédent, on entend par société filiale, la société filiale telle qu’elle est définie dans la directive [90/435].
3. Les revenus, à concurrence de 95 % de leur montant, visés à l’article 202, paragraphe 1, 1°[,] alloués ou attribués par une société filiale visée au paragraphe 2, alinéa 3, et établie dans un État membre de l’Union européenne, qui n’ont pu être déduits peuvent être reportés sur les exercices d’imposition postérieurs. »
14. S’agissant de la DCR, l’article 205 ter, paragraphe 1, premier alinéa, du CIR 1992 énonce que « pour déterminer la [DCR] pour une période imposable, le capital à risque à prendre en considération correspond, sous réserve des dispositions des paragraphes 2 à 7, au montant des capitaux propres de la société, à la fin de la période imposable précédente, déterminés conformément à la législation relative à la comptabilité et aux comptes annuels tels qu’ils figurent au bilan ».
15. Aux termes de l’article 205 quinquies du CIR 1992, « [e]n cas d’absence ou d’insuffisance de bénéfices d’une période imposable pour laquelle la [DCR] peut être déduite, l’exonération non accordée pour cette période imposable est reportée successivement sur les bénéfices des sept périodes imposables suivantes ».
16. S’agissant des pertes professionnelles subies au cours des exercices d’imposition précédents, l’article 206, paragraphe 1, premier alinéa, du CIR 1992 prévoit que ces pertes antérieures récupérables « sont successivement déduites des revenus professionnels de chacune des périodes imposables suivantes ».
17. En vertu de l’article 207 du CIR 1992, « [l]e Roi détermine les modalités suivant lesquelles s’opèrent les déductions prévues aux articles 199 à 206 ».
2. L’arrêté royal d’exécution du CIR 1992 (AR/CIR 1992)
18. Les dispositions pertinentes de l’arrêté royal d’exécution du CIR 1992 (9) dans sa version applicable pour l’exercice d’imposition 2011 (ci‑après l’« AR/CIR 1992 ») sont libellées de la façon suivante.
19. Figurant dans le chapitre I de l’AR/CIR 1992, intitulé « Assiette et calcul des impôts », la section XXVIII, intitulée « Détermination du revenu imposable en matière d’impôt des sociétés », contient les articles 74 à 79 de cet instrument.
20. L’article 77 de l’AR/CIR 1992 dispose que « [l]es montants visés aux articles 202 à 205 du [CIR] 1992 déductibles à titre de [RDT] ou de revenus mobiliers exonérés sont déduits à concurrence des bénéfices restant après application de l’article 76 ; cette déduction s’opère eu égard à la provenance des bénéfices, par priorité sur ceux dans lesquels lesdits montants sont compris ».
21. Aux termes de l’article 77/1 de l’AR/CIR 1992, « [l]a déduction pour revenus de brevets visée aux articles 205/1 à 205/4 du [CIR] 1992 est déduite à concurrence des bénéfices restant après application de l’article 77 ».
22. L’article 77 bis de l’AR/CIR 1992 énonce que « [l]a [DCR] visée aux articles 205 bis à 205 septies du [CIR] 1992 est déduite à concurrence des bénéfices restant après application de l’article 77/1 ».
23. Aux termes de l’article 78, premier alinéa, de l’AR/CIR 1992, « [d]es bénéfices déterminés conformément aux articles 74 à 77 bis sont déduites les pertes professionnelles éprouvées au cours des périodes imposables antérieures visées à l’article 206 du [CIR] 1992, dans la mesure où ces pertes, établies conformément à la législation applicable pour les périodes imposables auxquelles elles se rapportent, n’ont pu être déduites antérieurement [...] ».
24. L’article 79 de l’AR/CIR 1992 prévoit que « [l]a déduction pour investissement visée aux articles 68 à 77 et 201 du [CIR] 1992 est ensuite déduite du montant des bénéfices belges qui subsistent après application de l’article 78 ».
III. Le litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour
25. Brussels Securities SA, qui a son siège en Belgique, y est assujettie à l’impôt sur les sociétés. Dans sa « déclaration à l’impôt des sociétés » afférente à l’exercice d’imposition 2011, elle a indiqué avoir déterminé la base imposable en imputant, d’abord, la DCR et, ensuite, les RDT.
26. Par un avis adressé le 21 mai 2013, l’administration fiscale belge lui a annoncé son intention de « rectifier le montant de la DCR reportable » au terme de l’exercice d’imposition 2011 en se basant sur les règles énoncées aux articles 74 à 79 de l’AR/CIR 1992, dont il résulte que les éléments déductibles des bénéfices imposables devaient être imputés dans l’ordre suivant : les RDT visés à l’article 77 de l’AR/CIR 1992, puis la DCR visée à son article 77 bis et enfin les pertes reportables visées à son article 78.
27. Brussels Securities n’ayant pas appliqué cet ordre d’imputation pour les exercices d’imposition 2005 à 2011, l’administration fiscale a adopté une décision de taxation, datée du 23 octobre 2013, dans laquelle elle a révisé les montants déductibles reportables au terme de l’exercice d’imposition 2011. La réclamation introduite ensuite par Brussels Securities a été rejetée le 23 mai 2014.
28. Cette dernière a alors saisi le tribunal de première instance francophone de Bruxelles, afin d’obtenir, d’une part, que l’avis de rectification du 21 mai 2013 et la décision de taxation du 23 octobre 2013 soient annulés et, d’autre part, qu’il soit dit pour droit que les montants de RDT (ainsi que les excédents de RDT) et de DCR (ainsi que les excédents de DCR) de Brussels Securities correspondent aux montants figurant dans sa déclaration afférente à l’exercice d’imposition 2011.
29. Au soutien de sa demande, Brussels Securities invoque, en particulier, que l’ordre d’imputation édicté aux articles 74 à 79 de l’AR/CIR 1992 n’est pas compatible avec le droit de l’Union, en ce que cet ordre engendre une « violation du principe de la [directive 90/435] (spécialement l’interdiction de double imposition des dividendes éligibles au régime des RDT) » ainsi qu’une « violation de [cette directive] telle qu’interprétée par l’arrêt Cobelfret ».
30. En défense, l’État belge fait valoir, notamment, que la directive 90/435 contraint les États membres à s’abstenir d’imposer les bénéfices distribués par une filiale à sa société mère et que, dans le cadre des rectifications faisant l’objet du litige au principal, l’intégralité des dividendes que Brussels Securities a reçus de ses filiales ont bien été déduits de sa base imposable, alors que leur non‑déduction constitue la seule hypothèse susceptible d’être contraire à cette directive.
31. Dans ce contexte, par décision du 26 janvier 2018 reçue au greffe de la Cour le 13 juin 2018, le tribunal de première instance francophone de Bruxelles a décidé de surseoir à statuer et de soumettre à celle‑ci la question préjudicielle suivante :
« L’article 4 de la directive 90/435, combiné avec les autres sources du [droit de l’Union], doit‑il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une réglementation d’une autorité nationale, telle que le CIR 1992 et l’AR/CIR 1992, dans les textes applicables pour l’exercice d’imposition 2011,
ayant opté pour un régime d’exonération (abstention d’imposer les bénéfices distribués reçus par une société mère à titre d’associée de sa société filiale) consistant, dans un premier temps, à inclure le dividende distribué par la filiale dans la base imposable de la société mère, et, dans un second temps, à déduire ce dividende de cette base imposable en proportion de 95 %, au titre des [RDT],
en raison de l’application combinée, pour déterminer la base de calcul de l’impôt des sociétés de la société mère, de ce régime belge de déduction des [RDT] et (1) des règles portant sur une autre déduction constituant un avantage fiscal prévu par cette réglementation (la [DCR]), (2) du droit de déduire le solde des pertes antérieures récupérables, (3) du droit de reporter aux exercices fiscaux suivants, lorsque pour un exercice fiscal leur montant est supérieur à celui des bénéfices imposables, l’imputation de l’excédent des [RDT], de la [DCR] et du solde des pertes antérieures récupérables, et (4) de l’ordre d’imputation prévoyant, lors de ces exercices fiscaux suivants, que l’imputation doit porter jusqu’à épuisement du bénéfice imposable d’abord sur les [RDT] reportés, puis sur la [DCR] reportée (dont le report est limité aux “sept périodes imposables suivantes”), puis sur le solde des pertes antérieures récupérables,
entraîne la réduction, à hauteur de tout ou partie des dividendes reçus de la filiale, des pertes que la société mère aurait pu déduire si les dividendes avaient été purement et simplement écartés des bénéfices de l’exercice fiscal durant lequel ils ont été obtenus (avec pour effet de réduire le résultat imposable de cet exercice fiscal et d’augmenter, le cas échéant, les pertes fiscales reportables) plutôt que d’être maintenus dans ces bénéfices et d’être ensuite l’objet de règles d’exonération et de report du montant exonér[é] en cas d’insuffisance des bénéfices,
à savoir la réduction du solde des pertes antérieures récupérables de la société mère, pouvant survenir lors des exercices fiscaux suivant un exercice fiscal pour lequel les [RDT], la [DCR] et le solde des pertes antérieures récupérables excèdent le montant des bénéfices imposables [? »
32. Des observations écrites ont été déposées devant la Cour par Brussels Securities, par le gouvernement belge et par la Commission européenne. Lors des deux audiences, tenues le 4 avril 2019 et le 3 juillet 2019, les mêmes parties et intéressés ont été représentés.
IV. Analyse
33. En substance, la juridiction de renvoi interroge la Cour sur le point de savoir si l’article 4, paragraphe 1, de la directive 90/435 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la réglementation d’un État membre, telle que le régime belge des RDT, qui prévoit que les dividendes reçus de ses filiales par une société mère sont d’abord inclus dans sa base imposable puis déduits de celle‑ci à concurrence de 95 % (10), que cette déduction est reportable sur tous les exercices d’imposition ultérieurs lorsqu’elle n’a pas pu être opérée durant un exercice d’imposition donné, faute d’un solde positif après la soustraction des autres bénéfices exonérés, et que ladite déduction est imputable avant un avantage fiscal dont la possibilité de report est limitée dans le temps, en l’occurrence la DCR (11).
34. Le gouvernement belge soutient qu’une réponse négative doit être apportée à la question posée par la juridiction de renvoi. En revanche, Brussels Securities et la Commission proposent de lui donner une réponse affirmative. Je partage ce dernier point de vue, pour les motifs qui vont suivre.
35. Avant d’examiner plus précisément l’objet de la présente demande de décision préjudicielle (B), j’estime utile de retracer succinctement l’évolution que le régime belge des RDT a suivie en raison de précédentes décisions de la Cour relatives à l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 90/435 (A).
A. Sur l’évolution suivie par le régime belge des RDT en relation avec la jurisprudence de la Cour
36. Premièrement, il convient de souligner que, comme cela a été confirmé lors des débats tenus devant la Cour, en adoptant les normes en cause au principal, le Royaume de Belgique a entendu adapter le régime préexistant des RDT (12) afin de transposer les dispositions de la directive 90/435, et plus particulièrement, l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de celle‑ci, qui prévoit un système d’exonération des revenus que constituent les bénéfices reçus par une société mère de sa filiale établie dans un autre État membre, à la différence du second tiret dudit paragraphe 1, qui prévoit un système d’imputation sur l’impôt dû par la société mère de l’impôt payé déjà par la filiale sur ces bénéfices (13).
37. Même s’ils ne conduisent pas nécessairement au même résultat concret dans le chef du bénéficiaire des dividendes (14), l’un et l’autre desdits systèmes ont pour finalité essentielle d’éviter que les bénéfices distribués de façon transfrontalière fassent l’objet d’une double imposition, en termes économiques (15), d’abord dans le chef de la société distributrice, puis dans le chef la société réceptrice. En effet, comme l’énonce son troisième considérant, la directive 90/435 vise à éliminer, par l’instauration d’un régime fiscal commun, toute pénalisation de la coopération entre sociétés d’États membres différents par rapport à la coopération entre sociétés d’un même État membre et à faciliter ainsi le regroupement des sociétés à l’échelle de l’Union. L’ensemble des dispositions de cette directive, et en particulier son article 4, paragraphe 1, tendent ainsi à assurer la neutralité, sur le plan fiscal, de la distribution de bénéfices par une société filiale sise dans un État membre à sa société mère établie dans un autre (16).
38. Deuxièmement, je rappelle que, aux termes de l’arrêt Cobelfret, l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435 a été interprété en ce sens qu’il s’opposait à une réglementation d’un État membre telle que celle du régime belge des RDT qui était applicable dans l’affaire ayant donné lieu audit arrêt (17).
39. À cet égard, la Cour a relevé que, dans la version de ce régime alors en vigueur, il était prévu que, aux fins de l’exonération des dividendes perçus par une société mère établie en Belgique d’une filiale ayant son siège dans un autre État membre, ces dividendes étaient inclus dans la base imposable de la société mère pour en être par la suite déduits, à hauteur de 95 %, uniquement dans la mesure où, pour la période d’imposition concernée, un solde bénéficiaire positif subsistait après déduction des autres bénéfices exonérés. En d’autres termes, la déduction desdits dividendes était possible seulement pour autant qu’il restât suffisamment de bénéfices imposables dans le chef de cette société lors de la période d’imposition durant laquelle la distribution des dividendes avait eu lieu.
40. La Cour a aussi constaté qu’une telle réglementation nationale conduisait à ce que la société mère ne puisse entièrement bénéficier de cet avantage fiscal qu’à la condition de ne pas avoir subi, s’agissant de ses autres revenus imposables, un résultat négatif au titre de cette période et que, en outre, lorsque la société mère ne réalisait pas d’autres bénéfices imposables au titre de la même période, ladite réglementation avait pour effet corrélatif de réduire les pertes reportables de l’intéressée à hauteur des dividendes perçus. Or, les États membres ne sauraient unilatéralement instaurer des mesures restrictives et subordonner à des conditions la possibilité de tirer profit des avantages prévus par la directive 90/435.
41. Partant, la Cour a jugé que, même si les dividendes reçus n’étaient pas soumis, directement, à l’impôt sur les sociétés au titre de l’exercice fiscal au cours duquel ils avaient été distribués, la réduction corrélative des pertes de la société mère pouvant être reportées sur des exercices ultérieurs était susceptible d’avoir pour conséquence que cette dernière subisse indirectement une imposition sur ces dividendes lors des exercices fiscaux ultérieurs, dans les cas où son résultat était positif (18). Or, un tel effet de la limitation de la possibilité, pour une société mère, de déduire les dividendes reçus de ses filiales, au titre des RDT, n’est compatible ni avec le libellé ni avec les objectifs et le système de ladite directive.
42. Je comprends cette décision comme signifiant que, pour être conforme à l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435, une réglementation d’un État membre relative aux sociétés mères ayant reçu des dividendes d’une filiale sise dans un autre État membre ne saurait entraîner de facto pour celles‑ci la perte d’un autre avantage fiscal prévu en droit national, dont elles auraient pu pleinement profiter si ces dividendes n’avaient pas fait l’objet d’un tel traitement, perte qui est assimilable à une taxation indirecte de ceux‑ci.
43. Troisièmement, je note que, dans l’ordonnance KBC, prononcée quelques mois après l’arrêt Cobelfret, la Cour a, tout d’abord, réitéré en substance les considérations susmentionnées figurant dans celui‑ci, eu égard aux analogies qui existaient entre les circonstances factuelles et juridiques ayant donné lieu audit arrêt et celles ayant suscité la première question examinée dans ladite ordonnance (19).
44. Ensuite, la Cour a interprété l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435, lu en combinaison avec le paragraphe 2 du même article, en ce sens qu’il ne contraint pas un État membre à nécessairement permettre que les bénéfices distribués à une société mère par sa filiale établie dans un autre État membre soient intégralement déductibles du montant des bénéfices de l’exercice d’imposition concerné et que la perte qui en découle soit susceptible d’être reportée sur un exercice ultérieur. Il appartient à chaque État membre de déterminer les modalités selon lesquelles le résultat prescrit au paragraphe 1, premier tiret, dudit article est atteint. Toutefois, lorsqu’un État membre a choisi le système de l’exonération prévu audit paragraphe 1, premier tiret, et admet en principe le report des pertes sur des exercices ultérieurs, cette disposition s’oppose à une réglementation ayant pour effet de réduire les pertes de la société mère qui sont susceptibles de bénéficier d’un tel report à hauteur des dividendes perçus (20).
45. Quatrièmement, j’observe que, à la suite de l’arrêt Cobelfret et de l’ordonnance KBC, les dispositions du droit belge concernées ont été modifiées. Comme l’indique la décision de renvoi, l’État belge a réformé son système de déduction des RDT en ajoutant un paragraphe 3 à l’article 205 CIR 1992, qui est applicable ratione temporis dans le cas d’espèce (21).
46. Cette disposition permet désormais que les RDT, à concurrence de 95 % de leur montant, qui n’ont pas pu être tous déduits immédiatement par une société mère, en raison de l’insuffisance de bénéfices imposables lors de l’exercice durant lequel les dividendes ont été distribués par sa filiale, soient reportés sur les exercices d’imposition ultérieurs. De surcroît, ce report des excédents de RDT peut être effectué sans limitation dans le temps. Partant, la possibilité de soustraire les RDT n’est plus restreinte aux cas où, uniquement pour l’exercice durant lequel la distribution a eu lieu, il subsiste un solde bénéficiaire positif après déduction des autres bénéfices exonérés.
47. La juridiction de renvoi estime que, nonobstant les améliorations apportées par ladite réforme, une violation de la directive 90/435 par le régime belge de déduction des RDT, dans sa version en vigueur à l’époque des faits du litige au principal, n’est pas exclue pour autant, ce qu’il y a lieu d’évaluer à présent.
B. Sur l’appréciation de la compatibilité avec le droit de l’Union d’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal
48. Selon la juridiction de renvoi, Brussels Securities « conclut de manière exacte », dans le litige au principal, que « le régime d’exonération des RDT, prévu par le [CIR 1992], combiné à l’ordre d’imputation prévu par l’[AR/CIR 1992], aboutit indirectement – mais certainement – à taxer plus lourdement la société [mère] que si les dividendes avaient été exclus purement et simplement de la base imposable », ce qui pourrait être incompatible avec l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435. Devant la Cour, Brussels Securities maintient cette position. En revanche, le gouvernement belge défend le point de vue opposé. Pour sa part, la Commission estime qu’un régime tel que celui des RDT est incompatible avec cette disposition non pas en lui‑même, mais en raison de son application combinée avec les règles établissant l’ordre d’imputation et de report éventuel d’autres déductions fiscales. Je partage ce dernier point de vue.
49. Il m’apparaît que la présente demande de décision préjudicielle soulève deux problématiques, qui consistent à savoir s’il est conforme audit article 4, paragraphe 1, premier tiret, qu’une réglementation d’un État membre prévoie une inclusion puis une déduction des dividendes reçus, au lieu de les exclure immédiatement de la base imposable de la société mère (1), ainsi qu’un ordre d’imputation obligeant à déduire ces dividendes ou les excédents de ceux‑ci, en l’occurrence au titre des RDT, préalablement à un autre avantage fiscal prévu en droit national dont le report est quant à lui limité dans le temps, ici la DCR (2). J’estime que ladite disposition doit être interprétée en ce sens qu’une telle réglementation nationale est incompatible avec elle au regard de ce second aspect.
1. Sur l’inclusion des dividendes dans la base imposable de la société mère suivie de leur déduction de cette base
50. Avant tout, je constate que la Cour ne s’est pas encore prononcée sur le point de savoir si une réglementation nationale, telle que le régime belge des RDT, qui exige que les bénéfices distribués par une filiale soient d’abord inclus dans la base imposable de sa société mère établie dans un autre État membre puis déduits de cette base (22), est en soi conforme à l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435, en vertu duquel les États membres ayant opté pour le système prévu à cette disposition, à savoir un système d’exonération, doivent s’abstenir d’imposer des bénéfices de cette nature. Je note que des doutes relatifs à la compatibilité d’un tel mécanisme avec ladite directive ont été émis lors de la transposition de celle‑ci en Belgique ainsi qu’au sein de la doctrine s’étant ultérieurement penchée sur le sujet (23).
51. Certes, la Cour a été saisie de problématiques adjacentes, dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt Cobelfret et à l’ordonnance KBC, puisque les litiges au principal concernaient aussi des dispositions du régime belge des RDT qui étaient partiellement identiques à celles ici visées, en ce que les dispositions alors en vigueur prévoyaient déjà un mécanisme d’inclusion des dividendes, dans la base imposable de la société mère, puis de déduction de ceux‑ci à hauteur de 95 %. Cependant, les demandes de décision préjudicielle examinées dans lesdites affaires ne portaient pas sur la conformité à la directive 90/435 d’un tel mécanisme, en lui‑même, mais étaient focalisées sur des questions de droit connexes à cet aspect dudit régime, et plus spécifiquement sur les conditions auxquelles la déduction des RDT était alors soumise (24).
52. Ainsi, bien que s’inscrivant dans un cadre juridique en partie analogue à celui de la présente affaire, ces affaires antérieures n’ont pas conduit la Cour à trancher la question, qui m’apparaît ici soumise en substance par la juridiction de renvoi, de la compatibilité avec l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de cette directive d’une réglementation nationale obligeant à inclure, dans un premier temps, et déduire, dans un second temps, les dividendes reçus d’une filiale par une société mère établie dans un autre État membre, au lieu de les exclure « purement et simplement » de la base imposable de cette dernière (25).
53. Or, j’estime qu’une telle façon de procéder n’est pas en elle‑même incompatible avec le système d’exonération des bénéfices distribués par une filiale qui est prévu à l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435. Cette conclusion s’impose, selon moi, au regard non seulement du libellé et de la genèse de ce texte, mais aussi de ses objectifs et de son contexte (26), éléments dont il y a lieu de dégager les éléments d’appréciation pertinents, avant d’examiner au regard de ceux‑ci la réglementation nationale mise en cause dans le cas d’espèce.
54. S’agissant de la terminologie employée à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 90/435, de même qu’à son quatrième considérant, je relève qu’il y est énoncé que, lors de la transposition de cette directive, tout État membre doit, s’agissant des sociétés mères établies sur son territoire, soit s’abstenir d’imposer les bénéfices que celles‑ci reçoivent de leurs filiales sises dans un autre État membre (premier tiret), soit imposer ces bénéfices mais tout en autorisant chaque société mère à déduire du montant de son impôt la fraction de l’impôt afférente aux mêmes bénéfices qui a été acquittée par la filiale (second tiret).
55. Au vu de cette formulation, je considère que la première des deux voies ainsi ouvertes, qui consiste en un « système d’exonération » (27) pour lequel le Royaume de Belgique a opté (28), implique seulement que les bénéfices distribués ne soient in fine pas soumis au prélèvement d’un impôt (29), ni de façon directe ni de façon indirecte, et non qu’ils soient nécessairement exclus ab initio de la base imposable de la société mère, interprétation qui me semble non contredite par les travaux législatifs ayant précédé la directive 90/435 (30). Je note que, en revanche, la seconde voie, qui consiste en un « système d’imputation », permet que ces bénéfices fassent l’objet d’une imposition, mais avec une possibilité de déduction de l’impôt acquitté par la filiale s’exerçant dans les conditions susmentionnées (31).
56. S’agissant des objectifs de la directive 90/435, et en particulier de son article 4, paragraphe 1, premier tiret, j’observe que la Cour a déjà mis en exergue qu’il ressort, notamment, de son troisième considérant que cette directive vise à éliminer, par l’instauration d’un régime fiscal commun, toute pénalisation de la coopération entre sociétés d’États membres différents par rapport à la coopération entre sociétés d’un même État membre et à faciliter ainsi le regroupement de sociétés à l’échelle de l’Union. Afin d’atteindre l’objectif de la neutralité, sur le plan fiscal, de la distribution de bénéfices par une société filiale sise dans un État membre à sa société mère établie dans un autre État membre, ladite directive entend éviter une double imposition de ces bénéfices, en termes économiques, c’est‑à‑dire éviter que les bénéfices distribués ne soient frappés, une première fois, dans le chef de la société filiale et, une seconde fois, dans celui de la société mère (32). La façon dont je propose d’interpréter ledit paragraphe 1, premier tiret, est tout à fait conforme à ces objectifs.
57. S’agissant du contexte dans lequel s’inscrit l’article 4, paragraphe 1, de la directive 90/435, je souligne que celle‑ci fixe le résultat à atteindre par les États membres, à savoir empêcher une double imposition des bénéfices concernés en choisissant l’un ou l’autre des systèmes qui sont prévus à cette disposition, mais que, en raison des caractéristiques propres à ce type d’actes du droit de l’Union, ladite directive ne contraint pas les États membres quant aux modalités à utiliser dans ce but.
58. La Cour a mis ces règles en exergue dans l’ordonnance KBC (33), en rappelant d’abord qu’il appartient à chaque État membre d’organiser, dans le respect du droit de l’Union, son système d’imposition des bénéfices distribués et de définir, dans ce cadre, l’assiette imposable ainsi que le taux d’imposition qui s’appliquent dans le chef de l’actionnaire bénéficiaire. Elle a ajouté que l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435 ne prescrit pas la manière dont un État membre ayant choisi le système de l’exonération doit le mettre en œuvre, étant donné que, aux termes de l’article 249 CE (devenu article 288 TFUE), les États membres bénéficient du choix de la forme et des moyens de transposition des directives permettant de garantir au mieux le résultat auquel ces dernières tendent. La Cour en a déduit qu’ils sont libres de déterminer, notamment compte tenu des nécessités de leur ordre juridique interne, les modalités permettant d’atteindre le résultat exigé par ledit article 4, paragraphe 1, premier tiret.
59. Il est constant que, en l’état actuel du droit de l’Union, la fiscalité directe est un domaine relevant traditionnellement de la compétence des États membres, lesquels sont toutefois tenus d’exercer cette compétence en se conformant aux obligations découlant de ce droit (34). En particulier, dans le cadre couvert par l’harmonisation que la directive 90/435 réalise, les États membres doivent respecter les dispositions de celle‑ci qui répartissent la compétence fiscale entre eux en faisant interdiction à l’État de la société mère de taxer, directement (35) ou même indirectement, les bénéfices distribués par la filiale à celle‑ci, afin d’éviter une double imposition de ces bénéfices. Après avoir rappelé ces principes en substance, dans l’ordonnance KBC, la Cour en a tiré des conséquences à l’égard plus spécifiquement du système d’exonération prévu à l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de ladite directive (36).
60. Au vu de l’ensemble des considérations ci‑dessus, je suis d’avis que, en l’occurrence, un mécanisme consistant à devoir d’abord inclure lesdits bénéfices dans la base imposable de la société mère puis les déduire de cette base, comme le prévoit le régime belge des RDT en cause au principal, n’est pas en soi incompatible avec l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435, pour autant que l’application dudit mécanisme permette effectivement d’atteindre le résultat prescrit par cette disposition.
61. En effet, j’observe tout d’abord que, comme le gouvernement belge l’a indiqué, les dispositions en cause au principal satisfont à l’exigence de la directive 90/435 selon laquelle les groupes de sociétés transfrontaliers doivent ne pas faire l’objet d’un traitement différencié par rapport aux groupes de sociétés du Royaume de Belgique. Le fait de remplir ce critère, relatif à l’absence de pénalisation de la coopération entre sociétés d’États membres différents par rapport à la coopération entre sociétés d’un même État membre, est nécessaire, même s’il n’est cependant pas suffisant à lui seul pour caractériser la compatibilité du mécanisme susmentionné avec les exigences découlant de l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de ladite directive (37).
62. Ensuite, je souligne que cet article 4, paragraphe 1, premier tiret, définit le résultat à atteindre, à savoir que les bénéfices distribués par une filiale établie dans un autre État membre ne soient pas imposés aussi dans l’État membre de sa société mère, mais ne prescrit pas les moyens devant être employés à cette fin. Il en résulte, selon moi, qu’un État membre ayant opté pour le système de l’exonération prévu à ladite disposition conserve la possibilité d’appliquer une méthode d’inclusion‑déduction de ces bénéfices, telle que celle mise en place par le régime belge des RDT, même s’il existe à l’évidence des méthodes plus simples pour atteindre le résultat susmentionné, comme celle consistant à exclure dès l’origine lesdits bénéfices de la base imposable de la société mère. J’insiste sur le point que ni le libellé, ni l’économie, ni les objectifs de la directive 90/435 ne commandent, à mon avis, de suivre cette dernière méthode, que je qualifierai de « basique », quand bien même une telle variante apparaît avoir été choisie par certains États membres (38). Cependant, quel que soit le procédé retenu par un État membre, son application doit nécessairement aboutir, en toute hypothèse et en toutes circonstances, à une exonération effective dans le chef de la société mère.
63. À cet égard, j’estime que l’essentiel est qu’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal permette que les dividendes distribués par les filiales qui sont inclus dans la base imposable en soient toujours déduits au final (39), de sorte que ce mécanisme d’inclusion‑déduction n’ait pas pour effet de placer les sociétés mères concernées dans une position moins favorable, sur le plan économique, que si les bénéfices reçus de leurs filiales établies dans d’autres États membres avaient été purement et simplement écartés du calcul de l’impôt desdites sociétés. Or, à l’instar de la Commission (40), je considère que, grâce à la faculté de report illimitée dans le temps qui a été instaurée à la suite de l’arrêt Cobelfret et de l’ordonnance KBC, le régime belge des RDT permet désormais potentiellement à toute société mère concernée de déduire à hauteur de 95 % (41) les dividendes excédentaires (42), à plus ou moins long terme, afin qu’il n’y ait pas de double imposition de ces dividendes.
64. Par conséquent, des règles nationales qui, telles que celles en cause au principal, prévoient un mécanisme consistant à inclure les bénéfices distribués par une filiale dans la base imposable d’une société mère puis à les en déduire durant l’exercice de distribution ou durant tous les exercices ultérieurs, à mon sens, ne sont pas en elles‑mêmes incompatibles avec l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435, pour autant que la société concernée ne se trouve pas de facto privée d’un autre avantage fiscal prévu en droit interne dont elle aurait pu profiter, toutes choses étant égales par ailleurs, en cas d’exonération ab initio.
65. Dès lors, il reste à apprécier si un mécanisme de cette nature, bien qu’admissible en soi, génère néanmoins des effets prohibés par ledit article 4, paragraphe 1, premier tiret, qui se matérialiseraient durant les années suivant celle de la distribution desdits bénéfices (43), plus particulièrement en raison de l’interaction d’un tel mécanisme avec l’ordre exigé de déduction d’autres avantages fiscaux, facteur d’incompatibilité avec cette disposition qui est précisément constitué à mon avis.
2. Sur la combinaison du régime de déduction différée des dividendes avec l’ordre d’imputation d’autres avantages fiscaux
66. Ainsi que je l’ai souligné, la juridiction de renvoi invite également la Cour à déterminer si l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435 s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle l’obligation, pesant sur une société mère, de procéder à la déduction des bénéfices reçus de filiales établies dans un autre État membre – en l’occurrence, au titre du régime belge des RDT – a pour effet indirect d’affecter le droit à déduction d’autres avantages fiscaux – en l’espèce, la DCR –, en raison de l’ordre dans lequel il est exigé que les déductions concernées soient imputées sur la base imposable de ladite société. Je propose de répondre par l’affirmative à cette interrogation.
67. En premier lieu, il me paraît nécessaire de mettre en relief les deux principaux aspects pertinents, à ce titre, de la réglementation nationale en cause dans le litige au principal.
68. D’une part, le régime belge des RDT interagit avec l’autre avantage fiscal que constitue la DCR (44), en ce que cette dernière peut également être soustraite de la base imposable d’une société mère, mais ce uniquement à concurrence des bénéfices subsistant après la déduction des RDT. L’imputation de la DCR est donc postérieure à celle des RDT (45). Il ressort de la décision de renvoi que cet ordre d’imputation a été instauré dès l’année 2005, donc bien avant la réforme suscitée par l’arrêt Cobelfret (46). S’agissant des considérations ayant conduit à adopter cette règle, dans ses observations orales, le gouvernement belge a indiqué qu’il y avait « une certaine logique » à retirer d’abord les éléments de nature comptable que le législateur ne souhaite pas imposer, tels que les RDT ou les revenus de brevets (47), avant de soustraire les éléments de nature non comptable, notamment au titre de la déduction pour investissement (48) ou au titre de la DCR (49).
69. D’autre part, contrairement aux excédents de RDT, qui peuvent être reportés de façon illimitée sur les exercices d’imposition ultérieurs, les excédents éventuels de DCR ne peuvent l’être que pendant une période de sept années, en vertu de l’article 205 quinquies du CIR 1992 dans sa version applicable au litige au principal (50). Selon le gouvernement belge, la limitation temporelle des reports de la DCR a eu pour but de contrebalancer l’ampleur de cette dernière déduction, dont la base de calcul s’étendait, à l’époque de son adoption, à l’ensemble des fonds propres de la société.
70. En deuxième lieu, il convient d’analyser si une telle réglementation nationale est compatible ou non avec l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435, en s’attachant principalement aux effets auxquels conduit en pratique l’application combinée du régime des RDT, consistant à inclure les dividendes reçus dans la base imposable de la société mère puis à les en déduire, et du devoir d’imputer les RDT avant la DCR, dont les reports sont de surcroît limités à sept exercices d’imposition.
71. À cet égard, la juridiction de renvoi observe à bon droit que, à la différence de ce qui se produit en vertu d’une réglementation telle que celle en cause au principal (51), dans le cadre d’un régime d’exonération pouvant être qualifié de « basique » (52), les dividendes distribués par la filiale sont purement et simplement écartés des bénéfices de l’exercice fiscal durant lequel ils ont été reçus, mise à l’écart immédiate qui réduit d’autant le résultat imposable et, le cas échéant, augmente d’autant les pertes reportables sur les exercices fiscaux ultérieurs.
72. En se référant à une illustration chiffrée aussi présentée dans les écritures de Brussels Securities (53), la juridiction de renvoi relève, à juste titre selon moi, que dans les cas où la société mère réalise un résultat positif durant l’une des « sept périodes imposables suivantes » visées à l’article 205 quinquies du CIR 1992, lequel limite les reports de la DCR, le régime de déduction des RDT est susceptible d’entraîner une charge fiscale plus lourde que celle qu’impliquerait un régime de mise à l’écart immédiate des dividendes reçus d’une filiale, en raison de l’ordre des imputations prévu par le CIR 1992 et l’AR/CIR 1992. Cette juridiction expose que si une théorique mise à l’écart immédiate de ces dividendes était appliquée, l’imputation de la DCR aurait alors lieu en priorité par rapport à celle du solde des pertes antérieures récupérables, de sorte que le solde de ces pertes à reporter sur la période imposable suivante serait plus élevé qu’en vertu du régime belge des RDT, dans le cadre duquel, en cas de réalisation d’un résultat positif au cours desdites « sept périodes imposables suivantes », l’imputation du solde des RDT reportés a obligatoirement lieu avant celle du solde de la DCR reportée, ce qui nuit donc à l’usage de ce dernier avantage fiscal.
73. En outre, les tableaux comparatifs produits au cours de la procédure orale par la Commission confirment que le régime des RDT combiné à l’ordre impératif des déductions est susceptible d’empêcher une société mère de reporter intégralement les excédents de DCR, contrairement à un mécanisme consistant à ce que cette société puisse exclure immédiatement les dividendes perçus de sa base imposable ou bien choisir l’ordre dans lequel elle veut procéder aux déductions des avantages fiscaux dont elle est titulaire (54). Même s’il cherche à en minimiser l’incidence dans la présente affaire, vainement selon moi (55), le gouvernement belge ne conteste pas ces données (56), dont il ressort que la perte d’un avantage fiscal, et donc une taxation d’autant plus lourde, peut être générée par la réglementation en cause au principal.
74. Compte tenu de ces éléments, je partage le point de vue de Brussels Securities et de la Commission selon lequel, en application de la réglementation nationale mise en cause dans le litige au principal, la faculté de tirer profit de la DCR est affectée par l’obligation de déduire au préalable les RDT de la base imposable. De fait, la règle selon laquelle la priorité doit être donnée aux RDT a pour objet de désemplir le stock des RDT, qui sont susceptibles d’un report illimité vers les exercices d’imposition ultérieurs, mais elle a aussi pour effet de jouer au détriment de la DCR, que la société mère aurait pourtant intérêt à imputer au plus vite, puisque le droit de report de la DCR est, quant à lui, limité aux sept exercices d’imposition suivants, de sorte que ce droit risque davantage de devenir à terme caduc à cause du traitement réservé aux dividendes au titre des RDT.
75. En d’autres termes, la combinaison des dispositions nationales en question conduit à taxer la société mère plus lourdement qu’elle ne l’aurait été si les exigences de la directive 90/435 avaient été pleinement respectées, car le régime belge des RDT peut avoir pour effet, en raison de son application conjointe avec l’ordre des déductions édicté, d’empêcher une société déficitaire d’imputer le report d’un autre montant déductible, à savoir la DCR, lors des exercices d’imposition postérieurs, alors que cette société aurait avantage à faire passer celui‑ci en priorité, pour éviter qu’il n’expire avant d’avoir pu être pleinement utilisé. Une telle réglementation nationale a ainsi pour résultat concret d’entraîner que les sociétés mères concernées soient privées, dans certaines circonstances, d’un avantage fiscal prévu par le droit interne dont elles auraient pu pleinement profiter si les dividendes reçus de filiales n’avaient pas été traités de la façon prévue par cette réglementation.
76. Or, je rappelle que la Cour a déjà interprété l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435 en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale ayant pour effet de réduire les pertes reportables de la société mère à proportion des dividendes distribués, lorsque – comme c’est ici le cas – un État membre a choisi le système de l’exonération prévu à cette disposition et admet en principe le report des pertes dans le futur, sachant que cette réduction des pertes est susceptible d’aboutir à ce que la société concernée subisse indirectement une imposition sur lesdits dividendes lors des exercices suivants, dans les cas où son résultat est positif (57).
77. À l’instar de la Commission, j’estime que ces considérations sont tout à fait transposables dans la présente affaire, s’agissant des conséquences pratiques de la combinaison entre le régime d’inclusion‑déduction réservé aux RDT et l’ordre dans lequel ceux‑ci doivent être déduits en présence d’autres déductions fiscales. Je souligne qu’un tel régime ne saurait être considéré comme conforme aux exigences de la directive 90/435, selon moi, que pour autant que son application ait un résultat parfaitement neutre, c’est‑à‑dire que les sociétés mères concernées ne se trouvent pas, quelles que soient les circonstances, traitées moins favorablement sur un plan économique que si les dividendes distribués avaient été exclus dès le début de la base imposable de ces sociétés.
78. Partant, je suis d’avis qu’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal n’est pas compatible avec l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435 en ce qu’elle a pour effet de pouvoir faire perdre un avantage fiscal aux sociétés mères ayant reçu des dividendes de filiales établies dans d’autres États membres, en réduisant les pertes reportables sur des exercices d’imposition ultérieurs à hauteur desdits dividendes, et est donc assimilable à une imposition indirecte de ceux‑ci, résultat qui est contraire tant à l’objectif d’exonération de ces derniers visé spécifiquement par cette disposition qu’à l’objectif général de neutralité fiscale visé par ladite directive (58).
79. Autrement dit, en entendant remédier aux dysfonctionnements identifiés par la Cour dans l’arrêt Cobelfret et dans l’ordonnance KBC, la réforme adoptée en décembre 2009 par le législateur belge a généré un autre facteur de non‑conformité à cette même directive, puisque le nouveau régime des RDT a des répercussions négatives sur le report de la DCR, en ce que le traitement réservé aux dividendes distribués par des filiales a engendré un risque accru de perte des excédents de DCR dans le chef des sociétés mères concernées (59).
80. En troisième lieu, les arguments présentés par le gouvernement belge pour défendre la thèse de la conformité d’une telle réglementation nationale, au regard de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 90/435, n’emportent pas ma conviction.
81. Tout d’abord, le gouvernement belge soutient que même si le report de la déduction des RDT est susceptible de s’accompagner d’une impossibilité d’imputer, à terme, un report de DCR, cette situation ne saurait être considérée comme une imposition indirecte des dividendes reçus, puisqu’une telle imposition n’interviendrait pas forcément (60).
82. Toutefois, j’estime que la circonstance que les effets néfastes de la réglementation nationale concernée, à savoir une double imposition de bénéfices distribués par une filiale à sa société mère, soient susceptibles de ne survenir que dans certains cas de figure (61), et non de façon systématique, n’affecte en rien l’ensemble des considérations ci‑dessus, dès lors que l’existence en soi de tels effets potentiels suffit à caractériser un défaut de compatibilité avec le droit de l’Union.
83. Ensuite, le gouvernement belge affirme qu’en tout état de cause, même lorsque la perte du report de DCR implique bien une imposition pour les sociétés mères concernées (62), cette imposition ne porte pas sur les dividendes reçus par celles‑ci, ne serait‑ce qu’indirectement, comme tel était le cas dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Cobelfret. Il fait valoir que si, lors du calcul de l’impôt, des bénéfices subsistent au stade de l’imputation de la DCR, c’est forcément dû au fait qu’il n’y a plus de RDT à imputer, puisque la déduction de ceux‑ci précède celle de la DCR, et donc que les dividendes reçus de filiales ont été intégralement soustraits de la base imposable, de sorte que l’imposition susceptible d’être consécutive à la perte d’un report de DCR ne peut pas porter sur ces dividendes. En outre, il allègue qu’une imposition qui ne porte pas sur les dividendes perçus par une société mère ne saurait méconnaître l’article 4, paragraphe 1, de la directive 90/435, pas plus qu’une imposition prélevée lors de la distribution de dividendes par une filiale qui ne porte pas sur ceux‑ci ne saurait méconnaître l’article 5, paragraphe 1, de cette directive (63).
84. Or, je considère que le bien‑fondé de cette argumentation est infirmé par l’arrêt Cobelfret et par l’ordonnance KBC, dans lesquels la Cour a interprété les obligations découlant de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 90/435 en tenant compte des effets qu’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal peut corrélativement produire sur la réduction des pertes reportables de la société mère concernée, réduction susceptible de conduire à une imposition indirecte des dividendes reçus d’une filiale lors des exercices ultérieurs (64). Ce faisant, la Cour a assimilé la « perte de pertes » à une « imposition de bénéfices » indirecte, en optant ainsi pour une approche « économique », qui est conforme au but poursuivi par cette directive (65), car le fait que des pertes reportables ne soient plus disponibles pour compenser de futurs bénéfices imposables a pour effet de pouvoir engendrer une double imposition de tels dividendes. Il convient selon moi précisément d’adopter une approche similaire dans la présente affaire, comme je l’ai indiqué ci‑avant (66).
85. Enfin, le gouvernement belge invoque que les choix litigieux opérés par le Royaume de Belgique, à savoir l’ordre d’imputation et la durée limitée des reports de la DCR, relèvent de la compétence exclusive des législateurs nationaux.
86. Cependant, je rappelle que les États membres sont tenus de respecter les dispositions de la directive 90/435, et notamment de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour atteindre le résultat prescrit à son article 4, paragraphe 1, premier tiret (67), à savoir de ne pas taxer une seconde fois – même indirectement – des dividendes reçus de filiales établies dans d’autres États membres, but qui n’est pas atteint, comme je l’ai précédemment souligné, par des règles nationales telles que celles découlant de la combinaison entre le régime belge des RDT et les normes limitant l’imputation de la DCR.
87. Par conséquent, je suis d’avis que l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’un État membre qui prévoit, d’une part, que les dividendes perçus par une société mère sont inclus dans la base imposable de celle‑ci puis déduits de cette base à hauteur de 95 %, dans la mesure où un solde bénéficiaire subsiste au cours de la période d’imposition concernée ou de toute période d’imposition ultérieure, et, d’autre part, que ces dividendes doivent être déduits préalablement à un autre avantage fiscal prévu en droit national dont le report est quant à lui limité dans le temps.
V. Conclusion
88. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles (Belgique) de la manière suivante :
L’article 4, paragraphe 1, premier tiret, de la directive 90/435/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d’États membres différents, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’un État membre qui prévoit, d’une part, que les dividendes perçus par une société mère sont inclus dans la base imposable de celle‑ci puis déduits de cette base à hauteur de 95 %, dans la mesure où un solde bénéficiaire subsiste au cours de la période d’imposition concernée ou de toute période d’imposition ultérieure, et, d’autre part, que ces dividendes doivent être déduits préalablement à un autre avantage fiscal prévu en droit national dont le report est quant à lui limité dans le temps.