Language of document : ECLI:EU:C:2004:489

Arrêt de la Cour

ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)
7 septembre 2004 (1)


«Manquement d'État – Allocations d'interruption de carrière – Condition de résidence – Discrimination indirecte fondée sur la nationalité – Article 39 CE – Article 7 du règlement (CEE) n° 1612/68 – Article 73 du règlement (CEE) n° 1408/71»

Dans l'affaire C-469/02,

ayant pour objet un recours en manquement au titre de l'article 226 CE,

introduit le 23 décembre 2002,

Commission des Communautés européennes, représentée par Mme H. Michard, en qualité d'agent, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

contre

Royaume de Belgique, représenté initialement par Mme A. Snoecx, puis par Mme E. Dominkovits, en qualité d'agents,

partie défenderesse,



LA COUR (deuxième chambre),



composée de M. C. W. A. Timmermans (rapporteur), président de chambre, MM. J.-P. Puissochet, J. N. Cunha Rodrigues et R. Schintgen, et Mme N. Colneric, juges,

avocat général: M. M. Poiares Maduro,
greffier: M. R. Grass,

vu la procédure écrite,

vu la décision prise, l'avocat général entendu, de juger l'affaire sans conclusions,

rend le présent



Arrêt



1
Par sa requête, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que, en soumettant l’octroi et le paiement d’une allocation dans le cadre du régime de l’interruption de carrière prévu par la législation nationale à la condition que la personne concernée ait sa résidence ou son domicile en Belgique, le royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 39 CE, de l’article 7 du règlement (CEE) n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2), ainsi que plus spécifiquement, en ce qui concerne l’interruption de carrière dans le cadre d’un congé parental, de l’article 73 du règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, tel que modifié et mis à jour par le règlement (CE) n° 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996 (JO 1997, L 28, p. 1, ci-après le «règlement n° 1408/71»).


Le cadre juridique

Le règlement n° 1612/68

2
L’article 7 du règlement n° 1612/68 prévoit:

«1.    Le travailleur ressortissant d’un État membre ne peut, sur le territoire des autres États membres, être, en raison de sa nationalité, traité différemment des travailleurs nationaux, pour toutes conditions d’emploi et de travail, notamment en matière de rémunération, de licenciement, et de réintégration professionnelle ou de réemploi s’il est tombé en chômage.

2.      Il y bénéficie des mêmes avantages sociaux et fiscaux que les travailleurs nationaux.

[…]

4.      Toute clause de convention collective ou individuelle ou d’autre réglementation collective portant sur l’accès à l’emploi, l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail et de licenciement, est nulle de plein droit dans la mesure où elle prévoit ou autorise des conditions discriminatoires à l’égard des travailleurs ressortissant des autres États membres.»

Le règlement n° 1408/71

3
L’article 4, paragraphe 1, sous h), du règlement n° 1408/71 dispose:

«Le présent règlement s’applique à toutes les législations relatives aux branches de sécurité sociale qui concernent:

[…]

h) les prestations familiales.»

4
Par ailleurs, aux termes de l’article 73 du même règlement:

«Le travailleur salarié ou non salarié soumis à la législation d’un État membre a droit, pour les membres de sa famille qui résident sur le territoire d’un autre État membre, aux prestations familiales prévues par la législation du premier État, comme s’ils résidaient sur le territoire de celui-ci […]».


La procédure précontentieuse et le recours

5
À la suite de nombreuses plaintes de travailleurs frontaliers travaillant en Belgique mais bénéficiant, temporairement, d’un congé parental prévu par la législation belge sur l’interruption de carrière – lesquelles plaintes visaient, en substance, le refus des autorités belges de verser à ces travailleurs l’allocation d’interruption de carrière prévue par ladite législation au motif qu’ils ne résidaient pas en Belgique – la Commission a, par lettre de mise en demeure notifiée le 21 mai 1999, invité le gouvernement belge à lui faire part de ses observations à ce propos.

6
Les autorités belges ont présenté leurs observations par lettre du 25 octobre 1999. Sans se prononcer, de manière spécifique, sur la condition de résidence susmentionnée, elles se sont bornées à rappeler les caractéristiques essentielles du système belge de congé parental, ainsi que celles du régime de l’interruption de carrière. À ce dernier égard, elles ont fait valoir que ce régime constituait une suspension du contrat de travail et ne pouvait donc, en aucun cas, être assimilé à une forme de chômage indemnisé. Elles ont soutenu par ailleurs que ledit régime d’interruption de carrière et, plus particulièrement, les cas spécifiques de congé parental dans lesquels une indemnité est octroyée devaient être considérés comme un programme de mise au travail des chômeurs et nullement comme un système s’intégrant dans les régimes de prestations familiales.

7
Ne partageant pas l’analyse des autorités belges quant à la nature de cette prestation et ayant été saisie, entre-temps, de nouvelles plaintes relatives à l’exigence d’une condition de résidence dans d’autres situations d’interruption de carrière, la Commission a, le 23 avril 2001, adressé une lettre de mise en demeure complémentaire aux autorités belges, ayant pour objet d’étendre le grief formulé dans la première lettre de mise en demeure à tous les systèmes d’interruption de carrière alors en vigueur en Belgique, y compris les systèmes mis en place par des conventions collectives de travail rendues obligatoires par décisions des autorités belges. Relevant, en effet, que la condition de résidence en Belgique était une condition générale d’octroi des allocations dans tous les cas d’interruption de carrière prévus par la législation nationale et, notamment, dans les cas d’interruption de carrière justifiés par des motifs spécifiques tels que la volonté de s’occuper de l’éducation de ses enfants ou celle d’octroyer des soins à un membre du ménage ou de la famille gravement malade, la Commission a estimé que cette condition constituait une discrimination indirecte sur la base de la nationalité et qu’elle était, à ce titre, prohibée tant par l’article 39 CE que par l’article 7 du règlement n° 1612/68. Elle a ajouté que, pour autant que l’allocation d’interruption de carrière doive, dans certains cas, être considérée comme une prestation familiale au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous h), du règlement n° 1408/71, la condition de résidence en Belgique devait également être jugée contraire à l’article 73 de ce dernier règlement.

8
Les autorités belges n’ayant pas donné suite à leur courrier du 28 mai 2001, dans lequel elles faisaient part de leur intention d’examiner le problème soulevé par la Commission dans les meilleurs délais, celle-ci a, le 30 octobre 2001, émis un avis motivé – notifié aux autorités belges le 5 novembre suivant – dans lequel elle a réitéré les préoccupations qu’elle avait exprimées dans ses deux lettres de mise en demeure et invité le royaume de Belgique à prendre les mesures requises pour se conformer audit avis dans un délai de deux mois à compter de sa réception par les autorités belges.

9
Par lettre du 13 décembre 2001, ces dernières ont invité la Commission à mettre un terme aux poursuites engagées contre le royaume de Belgique au motif que la condition de résidence contestée avait été supprimée par l’arrêté royal du 12 décembre 2001, pris en exécution du chapitre IV de la loi du 10 août 2001 relative à la conciliation entre l’emploi et la qualité de vie concernant le système du crédit-temps, la diminution de carrière et la réduction des prestations de travail à mi-temps (Moniteur belge du 18 décembre 2001, p. 43639). L’article 10, premier alinéa, dudit arrêté prévoit à cet égard que, «[p]our pouvoir bénéficier d’allocations d’interruption, le travailleur concerné doit disposer d’un domicile dans un pays appartenant à l’Union européenne».

10
Par lettre du 27 mars 2002, la Commission a demandé aux autorités belges d’apporter certains éclaircissements quant à la portée exacte de cette nouvelle réglementation et à sa compatibilité avec le droit communautaire. Lesdites autorités ont déféré à cette demande par lettre du 18 juin 2002, parvenue au secrétariat général de la Commission le 20 juin suivant.

11
Considérant toutefois que les explications fournies par le gouvernement belge ne dissipaient pas toutes ses interrogations, la Commission a décidé d’introduire le présent recours dans le cadre duquel elle invoque, premièrement, la persistance du manquement puisque, dans certaines hypothèses, l’octroi des allocations d’interruption de carrière serait toujours subordonné à l’obligation, pour le bénéficiaire desdites allocations, d’avoir un domicile ou une résidence en Belgique, deuxièmement, l’absence, dans l’arrêté royal susmentionné, d’une référence explicite à la possession d’un domicile dans un pays appartenant à l’Espace économique européen, troisièmement, l’entrave à la libre circulation des travailleurs que constituerait l’exigence du paiement des allocations précitées sur un compte bancaire en Belgique et, quatrièmement, les incertitudes qui découleraient des réponses apportées par le gouvernement belge en ce qui concerne le sort des demandes d’allocations introduites sous l’empire des anciennes dispositions prévoyant indûment une condition de résidence en Belgique.


Sur le manquement

12
S’il admet que toutes les mesures nécessaires à la mise en conformité de sa législation avec le droit communautaire n’ont pas encore été adoptées, le gouvernement belge relève toutefois, dans sa défense, que l’obligation d’avoir un domicile en Belgique pour bénéficier d’allocations d’interruption de carrière n’existe plus, dans les faits, depuis octobre 2002. En effet, l’Office national de l’emploi aurait donné pour instruction aux directeurs des bureaux de chômage du pays, d’une part, de ne plus récupérer les allocations déjà payées au motif que les intéressés n’auraient pas de résidence en Belgique et, d’autre part, de ne plus refuser, pour ce même motif, les demandes d’allocations introduites dans le cadre d’une interruption de carrière ou d’un «crédit-temps» postérieurement au 30 octobre 2002. Dans ces conditions – et dès lors que l’Office national de l’emploi se serait également désisté de toutes les actions judiciaires en cours – la condition de résidence litigieuse aurait un caractère purement virtuel et le recours de la Commission serait devenu sans objet.

13
À cet égard, il suffit de relever que, en vertu d’une jurisprudence constante, de simples pratiques administratives, par nature modifiables au gré de l’administration et dépourvues d’une publicité adéquate, ne sauraient être considérées comme constituant une exécution valable des obligations découlant du droit communautaire dès lors qu’elles maintiennent, pour les sujets de droit concernés, un état d’incertitude quant à l’étendue de leurs droits et obligations dans un domaine régi par ce droit. L’incompatibilité de dispositions nationales avec les dispositions du traité ou du droit dérivé, même directement applicables, ne peut donc être définitivement éliminée qu’au moyen de dispositions internes à caractère contraignant ayant la même valeur juridique que celles qui doivent être modifiées (voir, notamment, en ce sens, arrêts du 26 octobre 1995, Commission/Luxembourg, C-151/94, Rec. p. I-3685, point 18; du 20 novembre 2003, Commission/France, C-296/01, non encore publié au Recueil, point 54, et du 24 juin 2004, Commission/Autriche, C-212/02, non publié au Recueil, points 25 et 26).

14
Dès lors qu’il est constant, en l’espèce, que de telles dispositions n’avaient pas encore été adoptées par le royaume de Belgique à l’expiration du délai fixé par l’avis motivé – lequel délai revêt, en vertu d’une jurisprudence constante, un caractère déterminant pour établir l’existence d’un manquement – il y a lieu d’accueillir le recours introduit par la Commission pour autant qu’il porte sur l’incompatibilité de la condition de résidence susmentionnée avec les articles 39 CE, 7 du règlement n° 1612/68 et 73 du règlement n° 1408/71.

15
D’une part, en effet, l’exigence selon laquelle tout bénéficiaire d’allocations d’interruption de carrière prévues par la législation nationale doit avoir son domicile ou sa résidence en Belgique constitue bien une discrimination indirecte fondée sur la nationalité, prohibée tant par l’article 39 CE que par l’article 7 du règlement n° 1612/68, dans la mesure où il est constant que cette exigence sera nécessairement plus facilement rencontrée par les travailleurs nationaux que par les travailleurs des autres États membres. Or, le gouvernement belge n’a avancé, au cours de la procédure précontentieuse ou dans le cadre du présent recours, aucun motif qui serait de nature à justifier pareille entrave, qu’il s’est au contraire proposé d’éliminer dans les meilleurs délais.

16
En ce qui concerne, d’autre part, le cas des allocations d’interruption de carrière octroyées, sous certaines conditions, aux travailleurs interrompant leur carrière dans le cadre d’un congé parental, doit être assimilée à une prestation familiale, au sens des articles 1er, sous u), i), et 4, paragraphe 1, sous h), du règlement n° 1408/71, une prestation qui vise à permettre à l’un des parents de se consacrer à l’éducation d’un jeune enfant, plus précisément à rétribuer l’éducation dispensée à l’enfant, à compenser les autres frais de garde et d’éducation et, le cas échéant, à atténuer les désavantages financiers qu’implique la renonciation à un revenu provenant d’une activité professionnelle (voir, notamment, arrêts du 10 octobre 1996, Hoever et Zachow, C-245/94 et C-312/94, Rec. p. I-4895, point 25, et du 11 juin 1998, Kuusijärvi, C‑275/96, Rec. p. I-3419, point 60). Dès lors qu’il est constant, en l’espèce, que tels sont précisément les objectifs poursuivis par la législation nationale en cause, les allocations d’interruption de carrière octroyées dans le cadre d’un congé parental constituent des prestations familiales au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous h), du règlement n° 1408/71. En subordonnant l’octroi et le paiement de telles allocations à la condition que leur bénéficiaire ait son domicile ou sa résidence en Belgique, le royaume de Belgique a donc également méconnu les termes de l’article 73 dudit règlement, lequel prévoit que le travailleur salarié ou non salarié soumis à la législation d’un État membre a droit, pour les membres de sa famille qui résident sur le territoire d’un autre État membre, aux prestations familiales prévues par la législation du premier État membre, comme s’ils résidaient sur le territoire de celui-ci.

17
En ce qui concerne, en revanche, les griefs de la Commission tirés, respectivement, d’une méconnaissance des termes de l’accord sur l’Espace économique européen (JO 1994, L 1, p. 3 et 572), d’une entrave à la libre circulation des travailleurs trouvant sa source dans le fait que les allocations d’interruption de carrière ne seraient payables qu’en Belgique et des incertitudes liées au sort des demandes d’allocations d’interruption de carrière introduites avant l’entrée en vigueur de l’arrêté royal du 12 décembre 2001, il y a lieu de relever que de tels griefs n’ont été formulés qu’à une date ultérieure à l’envoi de l’avis motivé, dans le présent recours de la Commission.

18
Or, il résulte d’une jurisprudence constante que l’avis motivé et le recours doivent être fondés sur des griefs identiques, la procédure précontentieuse ayant pour but de donner à l’État membre concerné l’occasion, d’une part, de se conformer à ses obligations découlant du droit communautaire et, d’autre part, de faire utilement valoir ses moyens de défense à l’encontre des griefs formulés par la Commission (voir, notamment, arrêts du 15 janvier 2002, Commission/Italie, C‑439/99, Rec. p. I-305, point 10, et du 27 novembre 2003, Commission/Finlande, C-185/00, non encore publié au Recueil, points 79 et 80).

19
Certes, il résulte de cette même jurisprudence que cette exigence ne saurait aller jusqu’à imposer en toute hypothèse une coïncidence parfaite entre l’énoncé des griefs dans la lettre de mise en demeure, le dispositif de l’avis motivé et les conclusions de la requête. Cette absence de coïncidence n’est toutefois admissible qu’à la condition expresse que l’objet du litige, tel qu’il a été circonscrit au cours de la procédure précontentieuse, n’ait pas été étendu ou modifié.

20
Or, en l’espèce, aucun des trois griefs précités ne saurait être considéré comme couvert, fût-ce de manière implicite, par l’objet du litige tel que circonscrit lors de la procédure précontentieuse.

21
Dans ces conditions, il y a lieu de déclarer irrecevables ces trois griefs.

22
Au vu des considérations qui précèdent, il y a donc lieu de constater que, en soumettant l’octroi et le paiement des allocations d’interruption de carrière prévues par la législation nationale à la condition que la personne concernée ait sa résidence ou son domicile en Belgique, le royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 39 CE, 7 du règlement n° 1612/68 et 73 du règlement n° 1408/71.


Sur les dépens

23
En vertu de l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation du royaume de Belgique et celui-ci ayant succombé en l’essentiel de ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.


Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) déclare et arrête:

1)
En soumettant l'octroi et le paiement des allocations d'interruption de carrière prévues par la législation nationale à la condition que la personne concernée ait sa résidence ou son domicile en Belgique, le royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 39 CE, 7 du règlement (CEE) n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, et 73 du règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l'application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l'intérieur de la Communauté, tel que modifié et mis à jour par le règlement (CE) n° 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996.

2)
Le royaume de Belgique est condamné aux dépens.


Signatures.


1
Langue de procédure: le français.