Language of document : ECLI:EU:C:2009:774

ARRÊT DE LA COUR (sixième chambre)

10 décembre 2009 (*)

«Manquement d’État – Article 39 CE – Emplois dans l’administration publique – Capitaines et officiers (second) de navires – Attribution de prérogatives de puissance publique à bord – Exigence de la nationalité de l’État membre du pavillon»

Dans l’affaire C‑460/08,

ayant pour objet un recours en manquement au titre de l’article 226 CE, introduit le 20 octobre 2008,

Commission européenne, représentée par MM. G. Rozet et D. Triantafyllou, en qualité d’agents, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

contre

République hellénique, représentée par Mme E. Mamouna, en qualité d’agent, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie défenderesse,

LA COUR (sixième chambre),

composée de M. J.‑C. Bonichot, président de la quatrième chambre, faisant fonction de président de la sixième chambre, MM. P. Kūris (rapporteur) et L. Bay Larsen, juges,

avocat général: M. J. Mazák,

greffier: Mme L. Hewlett, administrateur principal,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 9 septembre 2009,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1        Par sa requête, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que, en maintenant dans sa législation l’exigence de la nationalité grecque pour l’accès aux emplois de capitaine et d’officier (second) sur tous les navires battant pavillon grec, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 39 CE.

 Le cadre juridique

2        L’article 2, paragraphe 1, du décret présidentiel 12/1993 (FEK A’ 5/1.2.1993) énonce:

«Les ressortissants des États membres des Communautés européennes ayant la qualité de gens de mer conformément à la législation desdits États ont les mêmes possibilités d’accès aux emplois sur les navires marchands grecs que celles qui sont réservées par les dispositions pertinentes de la législation grecque aux gens de mer grecs, à l’exception des emplois de capitaine et de second.»

 La procédure précontentieuse

3        Le 13 août 2005, une lettre de mise en demeure a été adressée par la Commission à la République hellénique. Dans celle-ci, la Commission a attiré l’attention de cet État membre sur les arrêts du 30 septembre 2003, Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española (C‑405/01, Rec. p. I‑10391), ainsi que Anker e.a. (C‑47/02, Rec. p. I‑10447), ayant statué que la condition de nationalité requise pour accéder aux emplois de capitaine et d’officier (second) sur les navires battant pavillon des États membres concernés n’était pas compatible avec les règles communautaires relatives à la libre circulation des travailleurs.

4        La Commission a confirmé, dans sa lettre de mise en demeure, l’interprétation de l’article 39, paragraphe 4, CE donnée par la Cour et rejeté tout argument fondé sur la simple probabilité de l’exercice de prérogatives de puissance publique par le capitaine et le second de navire. Selon elle, la République hellénique ne pouvait pas invoquer les dispositions de l’article 39, paragraphe 4, CE et la législation nationale en cause devait être considérée comme contraire au droit communautaire. La Commission, par cette lettre, invitait la République hellénique à présenter ses observations dans un délai de deux mois à compter de la réception de celle-ci.

5        Par lettre du 20 septembre 2005, la République hellénique a fait savoir que la question pourrait être réglée par une modification de la législation nationale en cause, en ajoutant à l’article 2, paragraphe 1, du décret présidentiel 12/93 un alinéa ainsi libellé:

«L’exception ci-dessus s’applique lorsque les prérogatives de puissance publique du capitaine, et en cas d’absence ou d’incapacité de ce dernier, de son second, sont effectivement exercées de façon habituelle et ne représentent pas une part très réduite de leurs activités.»

6        Cet État membre a également souligné qu’il appartiendra à la direction de la main-d’œuvre maritime du ministère de la Marine marchande, en cas de doute sur l’application de ladite exception à un navire marchand grec, de trancher la question après consultation du Conseil de la marine marchande.

7        Par lettre du 24 mai 2006, la Commission a demandé à la République hellénique des informations supplémentaires sur les types de navires pour lesquels les emplois de capitaine et de second sont soumis à une condition de nationalité selon la législation en vigueur et ceux pour lesquels cette condition serait maintenue une fois les nouvelles règles adoptées ainsi que sur les règles administratives qui seraient introduites afin de s’assurer que l’application pratique des nouvelles dispositions soit conforme au droit communautaire.

8        En réponse, la République hellénique a, par lettre du 12 juillet 2006, porté à la connaissance de la Commission que, en vertu de la législation en vigueur, la condition de nationalité pour les emplois de capitaine et de second s’appliquait à tous les navires marchands battant pavillon grec, sans distinction quant au type de navire ou aux caractéristiques particulières de celui-ci.

9        Cet État membre a précisé, dans sa réponse, que les nouvelles règles prévoient que ladite condition soit imposée aux emplois de capitaine et de second de navires hauturiers et côtiers, mais non à ceux de navires de faible capacité effectuant de courts trajets dans les eaux nationales. Pour ces derniers, les nouvelles règles s’appliqueraient en raison de l’accès direct aux ports où les pouvoirs publics sont basés. Ledit État membre a également précisé qu’il n’était pas nécessaire d’adopter des dispositions administratives pour l’application des nouvelles règles.

10      Par lettre du 1er février 2007, la Commission a émis un avis motivé en soulignant à nouveau l’incompatibilité de la législation nationale en cause avec l’article 39 CE et en faisant valoir la jurisprudence de la Cour (arrêts précités Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española ainsi que Anker e.a.).

11      La République hellénique a, par lettre du 13 mars 2007, répondu qu’elle avait déjà communiqué un projet de modification de ladite législation qui s’alignait sur la jurisprudence de la Cour, mais qui n’avait pas encore été adopté.

12      Par lettre du 26 juillet 2007, la Commission a de nouveau demandé audit État membre des précisions afin d’assurer l’efficacité de la modification future. Ne disposant d’aucune information permettant de conclure que les modifications de la législation nationale en cause avaient été définitivement adoptées par la République hellénique, elle a introduit le présent recours.

 Sur le recours

 Argumentation des parties

13      Dans sa requête, la Commission, s’appuyant sur les arrêts précités Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española ainsi que Anker e.a., ainsi que sur les arrêts du 11 mars 2008, Commission/France (C‑89/07), et du 11 septembre 2008, Commission/Italie (C‑447/07), soutient que la législation nationale en cause n’est pas conforme à l’article 39 CE. Selon elle, cette législation doit être modifiée de sorte que la nationalité grecque ne soit requise que pour les emplois de capitaine et de second comportant effectivement l’exercice par les personnes concernées, de façon habituelle et pour une part de leurs activités qui ne soit pas très réduite, des prérogatives de puissance publique qui leur sont attribuées.

14      La Commission fait observer que, dans la procédure en manquement, la République hellénique n’a pas présenté d’autres arguments que ceux qu’elle avait formulés dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts précités Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española ainsi que Anker e.a et qui ont été rejetés par la Cour dans ces arrêts.

15      La Commission prend acte de ce que la République hellénique a reconnu la nécessité de compléter sa législation, mais considère que si le projet de modification de la législation nationale en cause reprend les solutions dégagées par la Cour dans lesdits arrêts, il ne contient aucune indication relative aux modalités d’application de ces critères. Aucune disposition de ce projet ne préciserait ce que signifie l’exigence selon laquelle les prérogatives de puissance publique du capitaine et du second de navire devraient être exercées de façon habituelle et ne devraient pas représenter une part très réduite de leurs activités.

16      La République hellénique, dans son mémoire en défense, fait valoir que, contrairement à ce qu’a indiqué la Commission, elle a répondu à la demande d’information de cette institution adressée par lettres des 24 mai 2006 et 26 juillet 2007, qu’une rencontre avec la Commission a également eu lieu et qu’elle a répondu à la lettre du 13 février 2008.

17      Cet État membre estime, par ailleurs, que la Cour, dans les arrêts précités Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española ainsi que Anker e.a, a posé les conditions dans lesquelles les États membres peuvent recourir à la dérogation prévue à l’article 39, paragraphe 4, CE.

18      La République hellénique indique également que la législation nationale en cause attribue expressément au capitaine, et en cas d’incapacité de ce dernier, au second, des prérogatives de puissance publique aux fins de la sauvegarde des intérêts généraux de l’État. L’exercice de ces prérogatives sur les navires marchands serait lié à l’obligation imposée par le droit international qui exige un «lien réel» entre le navire et l’État dont il bat pavillon.

19      En outre, en raison de la situation géographique de la Grèce et de son caractère insulaire, il est prévu que les navires marchands battant pavillon grec peuvent être appelés à participer à la défense nationale et à la gestion de crises dans des situations relatives à la protection de la santé publique et d’intérêts publics importants. En vertu du droit grec, les prérogatives de puissance publique conférées au capitaine et au second sont liées au maintien de la sécurité sur le navire, à l’exercice de pouvoirs de police assortis de pouvoirs d’enquête, de coercition ou de sanction et à l’exercice de responsabilités en matière notariale et d’état civil.

20      Toutefois, à supposer même que les prérogatives de puissance publique ne soient pas exercées de manière exceptionnelle, ne représentent pas une part très réduite des activités des capitaines ou des seconds et soient prévues en raison de la nature insulaire de la Grèce, la République hellénique a néanmoins préparé un projet de modification de la législation nationale en cause.

21      Cet État membre précise que, en cas de doute sur l’application de l’exception, prévue à l’article 2, paragraphe 1, du décret présidentiel 12/93, il a été prévu que la question soit tranchée par la direction de la main-d’œuvre maritime du ministère de la Marine marchande, après consultation du Conseil de la marine marchande auquel participeront des représentants des partenaires sociaux du secteur maritime. Si ladite procédure ne donnait pas le résultat escompté, les personnes intéressées auraient le droit d’introduire un recours auprès des tribunaux nationaux compétents, conformément aux dispositions nationales.

22      Selon ledit État membre, l’adoption du projet de modification de la législation nationale en cause a été retardée en raison de la longueur des négociations avec la Commission et non en raison de sa propre négligence. Ledit projet fait l’objet d’un décret présidentiel qui a déjà été signé par le ministre compétent.

 Appréciation de la Cour

23      À titre liminaire, il convient de souligner que dans sa requête, la Commission vise le décret présidentiel 12/92 sur l’accès aux emplois dans la marine marchande grecque pour les marins ressortissants d’États membres des Communautés européennes et la reconnaissance des services maritimes accomplis par des marins grecs sur des navires battant pavillon d’États membres des Communautés européennes et non le décret présidentiel 12/93 ayant le même objet. L’erreur d’indication du numéro de la législation nationale en cause, déjà commise lors de la phase précontentieuse, n’a été contestée dans aucune étape de la procédure par la République hellénique. Elle semble résulter d’une confusion ayant sa source dans la date d’adoption du décret présidentiel 12/93, soit le 31 décembre 1992, alors que celle de sa publication est le 1er février 1993, d’où le numéro 12/93. Il s’ensuit que ladite erreur, sans conséquences sur le développement de la procédure, tant dans la phase précontentieuse que contentieuse, doit être traitée comme une erreur de plume. Une erreur identique avait déjà été commise dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 2 juillet 1996, Commission/Grèce (C‑290/94, Rec. p. I‑3285, point 24).

24      Par le présent recours, la Commission reproche à la République hellénique d’avoir maintenu dans sa législation l’exigence de la nationalité grecque pour l’accès aux emplois de capitaine et de second sur tous les navires battant pavillon grec.

25      Il convient de rappeler que l’article 39, paragraphes 1 à 3, CE consacre le principe de la libre circulation des travailleurs et l’abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres. L’article 39, paragraphe 4, CE prévoit toutefois que les dispositions de cet article ne sont pas applicables aux emplois dans l’administration publique.

26      Selon la jurisprudence de la Cour, la notion d’«administration publique», au sens de l’article 39, paragraphe 4, CE, doit recevoir une interprétation et une application uniformes dans l’ensemble de la Communauté européenne et ne saurait, dès lors, être laissée à la totale discrétion des États membres (voir arrêt Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española, précité, point 38 et jurisprudence citée).

27      Elle concerne les emplois qui comportent une participation, directe ou indirecte, à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’État ou des autres collectivités publiques, et supposent ainsi, de la part de leurs titulaires, l’existence d’un rapport particulier de solidarité à l’égard de l’État ainsi que la réciprocité des droits et devoirs qui sont le fondement du lien de nationalité (voir arrêt Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española, précité, point 39 et jurisprudence citée).

28      En revanche, l’exception prévue à l’article 39, paragraphe 4, CE ne s’applique pas à des emplois qui, tout en relevant de l’État ou d’autres organismes de droit public, n’impliquent cependant aucun concours à des tâches relevant de l’administration publique proprement dite ni, a fortiori, à des emplois au service d’un particulier ou d’une personne morale de droit privé, quelles que soient les tâches qui incombent à l’employé (voir arrêt Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española, précité, point 40 et jurisprudence citée).

29      Il ressort de la jurisprudence de la Cour que, en tant que dérogation à la règle fondamentale de la libre circulation et de la non-discrimination des travailleurs communautaires, l’article 39, paragraphe 4, CE doit recevoir une interprétation qui limite sa portée à ce qui est strictement nécessaire pour sauvegarder les intérêts que cette disposition permet aux États membres de protéger (arrêts précités Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española, point 41; Anker e.a., point 60 et jurisprudence citée, ainsi que Commission/Italie, point 15 et jurisprudence citée).

30      À cet égard, s’agissant des emplois de capitaine et de second de la marine marchande et de capitaine de navires de pêche, la Cour a jugé, aux points 44 et 63 respectivement des arrêts précités Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española ainsi que Anker e.a., que le recours à la dérogation à la règle de la libre circulation et de la non-discrimination des travailleurs communautaires, prévue à l’article 39, paragraphe 4, CE, ne saurait être justifié du seul fait que des prérogatives de puissance publique sont attribuées par le droit national aux titulaires des emplois en cause, mais qu’il faut encore que ces prérogatives soient effectivement exercées de façon habituelle par lesdits titulaires et ne représentent pas une part très réduite de leurs activités (arrêt Commission/Italie, précité, point 16).

31      Ainsi, la Cour a dit pour droit dans les arrêts précités Colegio de Oficiales de la Marina Mercante Española ainsi que Anker e.a. que l’article 39, paragraphe 4, CE doit être interprété en ce sens qu’il n’autorise un État membre à réserver à ses ressortissants les emplois de capitaine et de second des navires battant son pavillon qu’à la condition que les prérogatives de puissance publique qui leur sont attribuées soient effectivement exercées de façon habituelle et ne représentent pas une part très réduite de leurs activités (voir arrêt Commission/Italie, précité, point 18 et jurisprudence citée).

32      Il s’ensuit que, en faisant valoir son droit à l’usage de la dérogation prévue à l’article 39, paragraphe 4, CE, la République hellénique doit établir que les conditions requises sont réunies.

33      Or, en l’espèce, il convient de constater que la République hellénique n’a pas fourni les éléments nécessaires qui établiraient que l’exercice desdites prérogatives de puissance publique serait lié à l’obligation qu’imposerait le droit international et en vertu de laquelle un «lien réel» serait exigé entre le navire et l’État dont il bat le pavillon, de sorte qu’elle pourrait bénéficier de la dérogation prévue à l’article 39, paragraphe 4, CE.

34      Il ne ressort pas non plus du dossier que les capitaines et les seconds sur tous les navires battant pavillon grec sont détenteurs de prérogatives de puissance publique en raison de la situation géographique de la Grèce et de son caractère insulaire. La République hellénique n’a pas davantage établi que ces éventuelles prérogatives seraient, pour les mêmes raisons tirées de la situation géographique de la Grèce et de son caractère insulaire, exercées effectivement de façon habituelle pour une part importante de leurs activités.

35      Il convient de rappeler, par ailleurs, que, selon une jurisprudence constante, l’existence d’un manquement doit être appréciée en fonction de la situation de l’État membre telle qu’elle se présentait au terme du délai fixé dans l’avis motivé et que les changements intervenus par la suite ne sauraient être pris en compte par la Cour (arrêt Commission/Italie, précité, point 23 et jurisprudence citée). En conséquence, les modifications de la législation nationale en cours, qui d’ailleurs n’ont à ce jour pas été adoptées, ne peuvent en tout état de cause être prises en compte par la Cour.

36      Dans ces conditions, le recours introduit par la Commission doit être considéré comme fondé.

37      Par conséquent, il convient de constater que, en maintenant dans sa législation l’exigence de la nationalité grecque pour l’accès aux emplois de capitaine et d’officier (second) sur tous les navires battant pavillon grec, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 39 CE.

 Sur les dépens

38      Aux termes de l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de la République hellénique et cette dernière ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) déclare et arrête:

1)      En maintenant dans sa législation l’exigence de la nationalité grecque pour l’accès aux emplois de capitaine et d’officier (second) sur tous les navires battant pavillon grec, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 39 CE.

2)      La République hellénique est condamnée aux dépens.

Signatures


* Langue de procédure: le grec.