Language of document : ECLI:EU:C:2001:320

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TRADUCTION PROVISOIRE DU

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ANTONIO TIZZANO

présentées le 7 juin 2001 (1)

Affaire C-212/00

Salvatore Stallone

contre

Office national de l'emploi (ONEM)

(demande de décision préjudicielle formée par le tribunal du travail de Mons)

«Sécurité sociale des travailleurs migrants - Règlement (CEE) n° 1408/71 - Allocation de chômage - Condition de cohabitation pour les membres de la famille à charge»

I - Introduction

1.
.    La législation d'un État membre qui subordonne l'octroi de l'allocation de chômage au taux avantageux de «chef de ménage» à la condition que l'intéressé cohabite avec d'autres membres de la famille, et donc sans tenir compte de ceux qui résident dans un autre État membre, est-elle compatible avec le droit communautaire? C'est là, en substance, la question préjudicielle qui nous est soumise au titre de l'article 234 CE par le Tribunal du travail de Mons, Belgique (ci-après, le «tribunal»), et qui concerne en particulier l'interprétation des articles 1er, sous f), et 68, paragraphe 2, du règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l'application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés et à leur famille qui se déplacent à l'intérieur de la Communauté (JO L 149, p. 2; ci-après le «règlement n° 1408/71»), tant dans la version en vigueur au 1er décembre 1990 que dans la version suivante, résultant des modifications et mises à jour apportées au règlement n° 1408/71 par le règlement (CE) n° 118/97 du Conseil du 2 décembre 1996 (JO L 28, p. 1; ci-après, le «règlement n° 118/97»), entré en vigueur le 1er février 1997.

II - Le cadre juridique

A - Les dispositions communautaires pertinentes

2.
.    La disposition pertinente en la matière est surtout l'article 1er, sous f), i) du règlement n° 1408/71, tel que modifié par le règlement n° 118/97. Elle est identique, en substance, à l'ancien article 1er, sous f), tel que modifié par l'article 1er, paragraphe 2, sous c), du règlement (CEE) n° 1390/81 du Conseil, du 12 mai 1981, étendant aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille le règlement (CEE) n° 1408/71 relatif à l'application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés et à leur famille qui se déplacent à l'intérieur de la Communauté (JO L 143, p. 1; ci-après le «règlement n°1390/81»). Afin d'éviter toute confusion, nous précisons que, dans le présent contexte, les références que nous ferons à l'article 1er, sous f), c'est-à-dire à la numérotation d'origine de la disposition en cause, devront être entendues comme visant uniquement l'article 1er, sous f), i.

3.
.    Conformément à cette disposition:

«Le terme "membre de la famille" désigne toute personne définie ou admise comme membre de la famille ou désignée comme membre du ménage par la législation au titre de laquelle les prestations sont servies ou, dans les cas visés à l'article 22, paragraphe 1, point a) et à l'article 31, par la législation de l'État membre sur le territoire duquel elle réside; toutefois, si ces législations ne considèrent comme membre de la famille ou du ménage qu'une personne vivant sous le toit du travailleur salarié ou non salarié, cette condition est réputée remplie lorsque la personne en cause est principalement à la charge de ce dernier.»

4.
.    Quant à lui, l'article 3, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71, disposition qui n'a pas été modifiée, prévoit que:

« Les personnes qui résident sur le territoire de l'un des États membres et auxquelles les dispositions du présent règlement sont applicables sont soumises aux obligations et sont admises au bénéfice de la législation de tout État membre dans les mêmes conditions que les ressortissants de celui-ci, sous réserve de dispositions particulières contenues dans le présent règlement.»

5.
.    Pour le calcul des prestations de chômage, l'article 68, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71, qui est également resté inchangé pendant la période pertinente, énonce que:

« L'institution compétente d'un État membre dont la législation prévoit que le montant des prestations varie avec le nombre des membres de la famille tient compte également des membres de la famille de l'intéressé qui résident sur le territoire d'un autre État membre, comme s'ils résidaient sur le territoire de l'État compétent. Cette disposition ne s'applique pas si, dans le pays de résidence des membres de la famille, une autre personne a droit à des prestations de chômage, pour autantque les membres de la famille soient pris en considération lors du calcul de ces prestations» (2).

6.
.    Il convient enfin de rappeler encore, même uniquement par référence aux prestations familiales, l'article 74 du règlement n° 1408/71, dans la version résultant du règlement n° 118/97 (identique en substance à l'ancien article 74, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71, tel que modifié par le règlement n°1390/81), aux termes duquel:

«Le travailleur salarié ou non salarié en chômage qui bénéficie des prestations de chômage au titre de la législation d'un État membre a droit, pour les membres de sa famille qui résident sur le territoire d'un autre État membre, aux prestations familiales prévues par la législation du premier État, comme s'ils résidaient sur le territoire de celui-ci...» (3).

B - Les dispositions nationales

7.
.    En vertu de l'article 66 de l‘arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage ( Moniteur belge du 31 décembre 1991, p. 29 888; ci-après, l'«arrêté royal»), le bénéfice des allocations de chômage est accordé exclusivement aux chômeurs qui résident effectivement sur le territoire belge. En outre, pour ceux «ayant charge de famille», l'indemnité est accordée à un taux plus avantageux, dit «chef de ménage». A cet égard, l'article 110, paragraphe 1, de l'arrêté royal est rédigé comme suit (4):

«Par travailleur ayant charge de famille, il faut entendre le travailleur qui:

1° cohabite avec un conjoint ne disposant ni de revenus professionnels, ni de revenus de remplacement; dans ce cas il n'est pas tenu compte de l'existence éventuelle de revenus d'autres personnes avec lesquelles le travailleur cohabite;

2° ne cohabite pas avec un conjoint mais cohabite exclusivement avec:

a) un ou plusieurs enfants, à condition qu'il puisse prétendre pour au moins un de ceux-ci aux allocations familiales ou qu'aucun de ceux-ci ne dispose de revenus professionnels ou de revenus de remplacement;

b) un ou plusieurs enfants et d'autres parents ou alliés jusqu'au troisième degré inclus, à condition qu'il puisse prétendre aux allocations familiales pour au moins un de ces enfants et que les autres parents ou alliés ne disposent ni de revenus professionnels, ni de revenus de remplacement;

c) un ou plusieurs parents ou alliés jusqu'au troisième degré inclus qui ne disposent ni de revenus professionnels, ni de revenus de remplacement;

3° habite seul et est redevable d'une pension alimentaire sur base soit d'une décision judiciaire, soit d'un acte notarié intervenu dans le cadre d'une procédure en divorce ou de séparation de corps par consentement mutuel».

8.
.    En outre, l'article 114, paragraphe 3, de l'arrêté royal prévoit que:

«Le montant journalier de base de l'allocation de chômage est, pour le travailleur ayant charge de famille, majoré durant toute la durée du chômage, d'un complément pour perte d'un revenu unique, fixé à 5 p.c. de la rémunération journalière moyenne» (5).

9.
.    Quant à la notion de «cohabitation», sur laquelle se fonde l'article 110 de l'arrêté royal, l'article 59 de l'arrêté ministériel du 26 novembre 1991 portant dispositions d'application de l'arrêté royal (Moniteur belge du 25 janvier 1992, p. 1593; ci-après, l'«arrêté ministériel») énonce:

«Par cohabitation, il y a lieu d'entendre le fait, pour deux ou plusieurs personnes, de vivre ensemble sous le même toit et de régler principalement en commun les questions ménagères.

Sont également censés cohabiter les membres du ménage qui:

1° sont appelés sous les drapeaux ou accomplissent un service d'objecteur de conscience;

2° sont emprisonnés, internés ou placés dans un établissement pour malades mentaux, pendant les douze premiers mois;

3° ont temporairement une autre résidence pour des raisons professionnelles.»

III - Les faits et la question préjudicielle

10.
.    M. Stallone, d'origine italienne, a été admis pour la première fois au bénéfice des allocations de chômage en Belgique le 20 février 1978, après y avoir travaillé du 16 mai 1977 au 19 février 1978. Il ressort du dossier de la présente affaire que, après avoir reçu ces allocation au taux prévu pour les personnes sans famille à charge entre 1991 et 1993, M. Stallone a saisi, le 20 septembre 1993, l'Office national de l'emploi (ci-après l'«ONEM»), d'une demande de paiement de ces allocations au taux «chef de ménage» en précisant que, bien que résidant en Italie, sa femme et ses enfants étaient restés à sa charge. L'ONEM, le défendeur dans l'affaire au principal, a rejeté cette demande en se fondant sur les dispositions nationales précitées, notamment sur l'article 110 de l'arrêté royal. M. Stallone a été avisé du rejet de sa demande le 1er décembre 1993 lorsqu'il s'est présenté auprès de l'organisme compétent pour le paiement.

11.    Le 2 décembre 1993, M. Stallone a donc introduit contre la décision de refus le recours à l'origine de la présente affaire. En raison de l'apparente contradiction entre les dispositions du droit communautaire qui, pour le calcul du montant d'une prestation de chômage, interdisent une condition de résidence des membres de la famille sur le territoire de l'État membre compétent, et la législation belge sur le chômage qui subordonne en substance le bénéfice de cette indemnité au taux de «chef de ménage» à la résidence des membres de la famille de l'intéressé sur le territoire belge, la juridiction nationale a jugé opportun de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Les traités européens, la réglementation européenne et spécialement les articles 1er, f et 68, § 2 du règlement (C.E.) 118/97 du Conseil du 2 décembre 1996, tels qu'ils sont rédigés actuellement ou dans leur rédaction entre le 01.12.1990 et ce jour, s'opposent-ils à l'article 110, § 1er, 1° et 2° de l'arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage en ce que cette disposition nationale soumet le bénéfice d'un taux d'allocation de chômage avantageux à la condition de cohabitation avec certains membres de la famille et non pas uniquement à la condition de prise en charge principale ou effective?»

IV - Analyse juridique

A - Introduction

12.    Par cette unique question, le juge de renvoi demande essentiellement à la Cour si les articles 1er, sous f), et 68, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71, dans leur version originale et dans celle qui résulte de l'entrée en vigueur du règlement n° 118/97, font obstacle à une disposition nationale selon laquelle le bénéfice d'allocations de chômage à un taux avantageux (dit taux «chef de ménage») accordé aux chômeurs ayant une famille à charge est subordonné à la condition de cohabitation du chômeur et des membres de sa famille sur le territoire de l'État membre compétent. Comme nous l'avons déjà signalé, les dispositions du règlement n° 1408/71 qui viennent d'être mentionnéessont restées pratiquement inchangées pendant la période qui intéresse le plus le juge national, c'est-à-dire celle qui va du 1er décembre 1990 à aujourd'hui, de sorte que la solution de la question préjudicielle n'est pas affectée par les modifications introduites par le règlement n° 118/97.

B - L'applicabilité du règlement n° 1408/71

13.    Le gouvernement belge objecte à titre liminaire que le règlement n° 1408/71 n'est pas applicable en l'espèce parce que la situation de M. Stallone serait purement interne à un État membre. En effet, il a été admis au bénéfice de l'allocation de chômage sur la base d'une activité salariée exercée exclusivement en Belgique et, dans la demande présentée à cette fin, il a déclaré vivre en Belgique avec son épouse et un enfant. Par ailleurs, la qualité de travailleur migrant ne saurait lui revenir du seul fait que sa famille est rentrée en Italie.

14.    Il nous semble toutefois que cette objection est incompatible avec les règles pertinentes du droit communautaire et la jurisprudence même de la Cour. Cette dernière a en effet précisé que les règlements de coordination en matière de sécurité sociale ne s'appliquaient pas seulement aux «travailleurs migrants stricto sensu ou aux seuls déplacements relatifs à l'exercice de leur emploi», mais «à toutes les personnes qui bénéficiaient de prestations en vertu de la législation d'unÉtat membre» (6). En effet, constate la Cour (mais la Commission l'a également rappelé à l'audience), l'article 1er, sous a), i), du règlement n° 1408/71 définit comme travailleur au sens de ce règlement, «toute personne qui est assurée au titre d'une assurance obligatoire ou facultative continuée contre une ou plusieurs éventualités correspondant aux branches d'un régime de sécurité sociale s'appliquant aux travailleurs salariés ou non salariés» (7) et l'article 2, paragraphe 1, précise que le règlement s'applique aux travailleurs salariés ou non salariés «qui sont ou ont été soumis à la législation d'un seul État membre». En outre, selon le cinquième considérant du règlement n° 1408/71, dans sa version initiale, les règles de coordination des législations nationales de sécurité sociale prévues au règlement visent également la situation où des membres de la famille du travailleur se déplacent à l'intérieur de la Communauté. Il convient en conséquence d'estimer qu'un travailleur tel que M. Stallone, qui bénéficie d'une allocation de chômage dans un État membre, et est donc «assuré» au sens de l'article 1er, sous a), i), du règlement n° 1408/71, et dont la famille est retournée dans son pays d'origine, entre dans le champ d'application rationae personae du règlement, même lorsqu'il n'a exercé son activité salariée que dans l'État membre qui paye l'allocation (8).

C - Les principes qui peuvent être déduits des règles communautaires pertinentes

15.    Pour en venir au fond de la question, nous devons avant tout rappeler que la base juridique du règlement n° 1408/71 est l'article 51 du traité CE (devenu, après modification, article 42 CE), qui habilite le Conseil à adopter des mesures en matière de sécurité sociale pour favoriser, sous cet aspect également, la libre circulation des travailleurs dans la Communauté, telle qu'elle est consacrée à l'article 48 du traité CE (devenu, après modification, article 39 CE). On a voulu en fait garantir au travailleur que son droit aux prestations de sécurité sociale ne subirait pas des limitations injustifiées comme conséquence d'une migration éventuelle, évitant ainsi que la crainte de ces limitations puisse décourager ou pénaliser l'exercice de la liberté de circulation (9).

16.    Pour atteindre ce résultat, les règles du droit communautaire s'inspirent, dans ce secteur également, du principe fondamental des libertés consacrées par le traité CE, c'est-à-dire celui de l'interdiction des discriminations fondées sur la nationalité. En évoquant explicitement, en effet, le principe de l'égalité de traitement entre les travailleurs migrants et les ressortissants de l'État membre d'accueil, l'article 3, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71 ne fait quesanctionner, dans le champ d'application de ce règlement, le principe énoncé à l'article 48, paragraphe 2, du traité CE, et, en termes plus généraux, à l'article 6 du traité CE (à l'origine, article 7 du traité, puis devenu, après modification, article 12 CE) qui interdit justement toute discrimination fondée sur la nationalité.

17.    Comme on le sait, et comme l'a constamment dit la Cour, le principe de l'égalité de traitement a une portée extrêmement large, qui transcende la simple interdiction des discriminations fondées sur la nationalité pour s'étendre à toutes les restrictions qui affectent le travailleur (et, en général, le titulaire de droits de libre circulation) du seul fait qu'il exerce une telle liberté. Selon une jurisprudence abondante et constante de la Cour, en effet, «[le principe de l'égalité de traitement, dont l'article 48, paragraphe 2, du traité constitue une expression spécifique prohibe] non seulement les discriminations ostensibles, fondées sur la nationalité, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d'autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat» (10). En somme, l'égalité de traitement doit être assurée absolument pleinement etimplique donc l'interdiction stricte de toute mesure nationale qui, exclusivement ou de manière prédominante à l'égard des ressortissants communautaires établis dans un autre État membre, empêchent ou entravent, en droit ou en fait, l'exercice de la liberté de circulation: il en est ainsi que la mesure ait cet effet de manière directe et manifeste ou qu'elle constitue une discrimination indirecte ou dissimulée (11).

18.    C'est précisément dans ce contexte que s'inscrivent plusieurs dispositions du règlement n° 1408/71, telles que, justement, les articles 1er, sous f), i), 68, paragraphe 2, 73 et 74, qui visent à éviter qu'un État membre puisse refuser des prestations de sécurité sociale à un travailleur migrant au seul motif que les membres de sa famille résident dans un État membre autre que celui compétent pour le paiement de ces prestations. En effet, comme le fait observer le gouvernement espagnol intervenu dans la présente affaire, ce refus constituerait un obstacle à la libre circulation, car le problème de la résidence des membres de la famille en dehors de l'État membre responsable du paiement de certaines prestations sociales se pose normalement pour lestravailleurs migrants (12) et une solution contraire pourrait donc décourager le travailleur communautaire d'exercer cette liberté (13).

19.    Le sens et la portée des règles communautaires pertinentes ainsi reconstitués, il ne nous paraît pas difficile d'apprécier la compatibilité avec ces règles du droit belge en cause, spécialement de l'article 110, paragraphe 1, de l'arrêté royal, dans la mesure où il y est prévu, aux fins du calcul de l'allocation de chômage versée aux travailleurs qui résident effectivement en Belgique, que le taux «chef de ménage» plus avantageux n'est octroyé qu'à la condition que le conjoint ou d'autres membres de la famille à la charge du travailleur cohabitent avec ce dernier. Il nous semble, en fait, qu'une telle condition est en contradiction flagrante, tant avec les principes généraux en la matière évoqués ci-dessus, qu'avec les dispositions du règlement n° 1408/71 qui concrétisent ces principes. En effet, la condition en cause, même si elle est indistinctement applicable, engendre en réalité une discrimination au détriment des travailleurs migrants puisque, comme nous venons de le rappeler, ce sont surtout ces travailleurs qui se trouveront dans lasituation où la condition ne sera pas remplie, c'est-à-dire la situation où les membres de leur famille résident dans un autre État membre.

20.    Le gouvernement belge et l'ONEM opposent toutefois à cette constatation toute une série d'objections que nous examinerons maintenant, en distinguant entre celles qui tiennent exclusivement à l'article 68, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71 et celles qui se fondent en outre sur les spécificités du droit belge en cause.

D - Les arguments fondés sur l'article 68, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71

1. Le champ d'application de la disposition

21.    En premier lieu, l'ONEM soutient que l'article 68, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71 ne serait pas applicable en l'espèce, car il vise uniquement à éviter une pénalisation du travailleur migrant dont la famille n'a pu se déplacer avec lui et qui a donc été contrainte de rester dans le pays d'origine; le cas de M. Stallone concerne en revanche l'autre hypothèse où, après que le travailleur se soit déplacé avec toute sa famille en Belgique, la famille est retournée dans son pays d'origine. Or, selon l'ONEM, il n'y a dans cette hypothèse aucune restriction à la liberté de circulation, car c'est la famille qui se déplace à l'intérieur de la Communauté et non le travailleur.

22.    On le voit, l'objection reproduit en partie celle que nous venons d'examiner et de rejeter à propos de l'applicabilité du règlement n° 1408/71. Toutefois, mis à part cela ainsi que le fait que, nous le verrons, l'objection contredit d'autres arguments développés pour défendre la réglementation belge en cause, nous devons avouer que nous n'avons pas réussi à comprendre sur quelle base repose la distinction faite par l'ONEM. Comme on n'en trouve en fait aucune trace dans le texte de l'article 68, paragraphe 2, force est de penser qu'elle est le fruit d'une interprétation arbitraire, d'autant plus discutable qu'elle s'inspire de critères diamétralement opposés à ceux qui, selon la jurisprudence constante de la Cour, doivent présider à l'interprétation de dispositions visant à favoriser la libre circulation dans la Communauté. En effet, il est clair que cette thèse aboutit à réduire de manière totalement injustifiée la portée d'une disposition qui vise au contraire précisément, comme le reconnaît l'ONEM lui même, à garantir une telle liberté, en réduisant les effets négatifs de son exercice dans les hypothèses, qui n'ont rien de rares, où il conduit à la séparation des membres d'une famille. Il est évident que, de ce point de vue, le moment de la séparation (en même temps que le déplacement du travailleur ou ensuite) est dénué de pertinence, tout comme le sont la destination dudéplacement (dans l'État d'origine ou dans un autre) ou son motif (raisons familiales, études, traitement médical, etc.) (14).

2 - La difficulté des contrôles requis par la disposition

23.    Toujours pour justifier la non-applicabilité de l'article 68, paragraphe 2, au cas de M. Stallone, l'ONEM invoque ensuite les difficultés de nature administrative qu'il rencontrerait si les travailleurs migrants se trouvant dans la situation de M. Stallone étaient admis, conformément à cette disposition, au bénéfice de l'allocation de chômage au taux «chef de ménage», car cet organisme ne dispose pas de moyens idoines pour vérifier si les membres de la famille de l'intéressé rentrés au pays d'origine sont effectivement à sa charge.

24.    Nous rappelons avant tout à cet égard que, comme l'a souligné à l'audience le représentant de M. Stallone, l'article 84 du règlement n° 1408/71, intitulé «Coopération des autorités compétentes», dispose que, pour l'application du règlement, les autorités et les institutions des Étatsmembres se prêtent leurs bons offices, comme s'il s'agissait de l'application de leur propre législation. L'ONEM aurait donc la possibilité de demander la collaboration de l'organisme italien compétent pour vérifier si les membres de la famille de M. Stallone sont effectivement à sa charge. Cela mis à part, toutefois, nous devons aussi observer que les difficultés évoquées par l'ONEM pour le cas de la famille d'un travailleur communautaire rentrée dans le pays d'origine ne diffèrent en rien de celles qui pourraient survenir dans le cas où cette famille n'aurait pas voulu ou pas pu suivre le travailleur migrant dès le début, hypothèse que, comme nous venons de le rappeler, l'ONEM considère comme certainement couverte par l'article 68, paragraphe 2. Nous pourrions également noter, enfin, que les difficultés invoquées sont probablement moindres que celles que doit affronter l'ONEM pour contrôler la condition, requise comme nous le verrons sous peu par la réglementation belge, de vie en commun des membres de la famille sous le même toit, car les vérifications à cet effet pourraient s'avérer plus complexes que celles nécessaires pour vérifier l'existence réelle de la dépendance économique, ce qui implique seulement de rechercher si les membres de la famille disposent ou non de ressources propres. Quoi qu'il en soit, même si de tels contrôles devaient comporter des difficultés de la nature indiquée par l'ONEM, cela ne pourrait justifier en soi une discrimination interdite par le droit communautaire: on le sait, en effet, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, un État membre ne peut se prévaloir de dispositions, pratiques ou situationspropres à son ordre juridique pour justifier le non - respect d'obligations imposées par le droit communautaire (15).

E - Les arguments fondés sur la spécifité de la réglementation belge en cause

1 - La pertinence de l'affaire Acciardi

25.    Pour répondre à la question déférée par le juge belge, ce dernier, mais également d'autres parties à la présente procédure, ont évoqué un arrêt précédent de la Cour qui semble confirmer pleinement la thèse du caractère discriminatoire des règles belges en cause. Nous faisons allusion, c'est clair, à l'arrêt Acciardi (16), où la Cour a estimé que «l'article 68, paragraphe 2, première phrase, du règlement n° 1408/71 s'oppose, sous réserve des dispositions de la deuxième phrase de ce même paragraphe, à une disposition ... en vertu de laquelle les prestations octroyées à un ressortissant d'un autre État membre sont calculées sans tenir compte de son conjoint qui réside dans un autre État membre» (point 27). Selon le gouvernement belge et l'ONEM,toutefois, l'affaire Acciardi présente, par rapport à celle en examen ici, deux différences importantes qui induiraient à en exclure la pertinence aux fins de la présente affaire. Comme les deux différences alléguées concernent des aspects sur lesquels ces parties ont beaucoup insisté, il convient de leur accorder une attention particulière.

a - La question du nombre des membres de la famille à charge

26.    En premier lieu, l'ONEM, surtout, soutient que la loi néerlandaise en cause dans l'affaire Acciardi faisait dépendre le montant des prestations du nombre des membres de la famille à charge du bénéficiaire; on se trouvait donc pleinement dans l'hypothèse prévue à l'article 68, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71 qui vise précisément le cas de législations dans lesquelles «le montant des prestations varie avec le nombre des membres de la famille», ce pourquoi il impose expressément la prise en compte également de ceux qui résident à l'étranger. Au contraire, toujours selon l'ONEM, conformément à l'article 110, paragraphe 1, de l'arrêté royal, le taux «chef de ménage» pour l'allocation de chômage une fois accordé ne varie pas en fonction du «nombre des membres de la famille» qui vivent avec le travailleur; pour en bénéficier, il suffit que ce dernier cohabite même avec une seule des personnes visées dans cette disposition, laquelle peut de surcroît être étrangère au cercle familial (comme on l'a vu, l'article 110, paragraphe 1, envisage même, sous certaine conditions, le cas où le travailleur vit seul). Le fait que ces personnes soient plusieurs ou non,et qu'elles soient ou non des membres de la famille, est sans importance pour l'octroi et pour le montant de l'avantage social en question, car ce qui compte est que le travailleur ne cohabite pas avec une personne disposant de revenus salariaux ou autres. C'est pourquoi l'article 110, paragraphe 1, de l'arrêté royal ne relèverait pas, en fait, du champ d'application de l'article 68, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71 puisque ce dernier se réfèrerait, répètons-le, uniquement aux législations dans lesquelles «le montant des prestations varie avec le nombre des membres de la famille».

27.    Notre impression est, à vrai dire, que les règles néerlandaises examinées dans l'affaire Acciardi ne différaient pas beaucoup, en substance, des règles belges. Il ne nous paraît toutefois pas nécessaire de nous attarder sur ce point, car nous estimons que la thèse qui vient d'être mentionnée revient véritablement à forcer le sens du texte de l'article 68, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71 et en propose une interprétation qui, par son caractère extrêmement et injustement restreint, est diamétralement contraire aux finalités déclarées des règles communautaires et fait fi de tous les critères d'interprétation que la Cour a imposés de longue date et sans équivoque pour les dispositions visant à favoriser la liberté de circulation. Selon cette thèse, en effet, la disposition imposerait aux législations nationales qui lient le montant d'un avantage social aux dimensions de la famille de tenir compte de tous les membres de la famille à charge, indépendamment de leur lieu de résidence; en revanche, on ne devrait pas tenir compte de cesmembres lorsqu'il s'agit d'éviter que le fait qu'ils résident dans un autre État membre puisse affecter la reconnaissance même de cet avantage social. Ainsi, une disposition visant, comme l'admet l'ONEM lui-même, à protéger les travailleurs migrants, et qui interdit de ce fait toute limitation à l'augmentation du taux des prestations au motif de la résidence des membres de la famille, autoriserait en revanche même à refuser, pour ce même motif, le bénéfice du taux avantageux. Ainsi, si d'aventure la législation belge avait prévu un taux «chef de ménage» variable en fonction du nombre des membres de la famille, son calcul aurait dû inclure également les membres de la famille à charge résidant à l'étranger; ce taux n'étant en revanche pas variable, on peut aller jusqu'à en refuser le bénéfice. Il nous semble que ce résultat est si paradoxal qu'il rend superflu tout autre argument qui pourrait encore être développé pour souligner que la thèse examinée ici trahit totalement le sens et la portée de la disposition et, plus généralement, des règles du droit communautaire sur la liberté de circulation. En effet, si la logique du système et les indications normatives [l'article 68, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71 lui-même, mais aussi la définition de la notion de membre de la famille à l'article 1er, sous f), i), citée ci-dessus] plaident sans équivoque en ce sens que le travailleur ne doit pas être pénalisé en raison de la résidence des membres de sa famille dans un autre État membre, une interprétation qui se veut cohérente avec ces indications et ne pas se contenter de jouer avec les mots ne peut que reconnaître pour acquis que le «plus» de la variation en fonction dumontant des prestations doit nécessairement inclure le «moins» de leur octroi.

b - La condition de la cohabitation

28.    L'autre différence présentée, d'après le gouvernement belge et l'ONEM, par l'affaire Acciardi par rapport aux circonstances examinées ici, viendrait du fait que cette affaire concernait une règle nationale qui conditionnait expressément le montant des prestations à la résidence des membres de la famille dans l'État membre payeur; les règles belges discutées ici exigent au contraire la cohabitation des membres du ménage avec le travailleur au chômage dans l'État membre compétent. Il s'agit donc d'une condition tout à fait différente et qui ne coïncide pas avec celle de la résidence, car elle peut faire défaut même si les intéressés résident dans cet État. C'est pourquoi, d'ailleurs, cette condition n'entraînerait aucune discrimination entre les travailleurs migrants et les autres, car elle affecte de la même façon tous les travailleurs résidant en Belgique, quelle qu'en soit la nationalité et indépendamment du fait que les membres de la famille qui ne cohabitent pas avec le travailleur résident en Belgique ou ailleurs.

29.    La première objection qui doit être opposée à cette thèse, comme cela est fait dans l'ordonnance de renvoi, est qu'elle paraît contredite par l'article 1er, sous f), i), du règlement (CEE) n° 1408/71, règle dont la portée générale en la matière est évidente et qui imposeaux législations qui «ne considèrent comme membre de la famille ou du ménage qu'une personne vivant sous le toit du travailleur» de considérer cette condition comme remplie lorsque la personne en cause est à la charge de ce dernier. Le fait d'exiger la cohabitation, à l'instar de la réglementation belge en cause, reviendrait donc à enfreindre cette obligation.

30.    Le gouvernement belge et l'ONEM répondent qu'en réalité l'article 1er, sous f), i), du règlement (CEE) n° 1408/71 ne serait pas réellement applicable en l'espèce, car il concerne les législations qui «ne considèrent comme membre de la famille ou du ménage qu'une personne vivant sous le toit du travailleur», alors que la réglementation belge autorise l'octroi du taux «chef de ménage» également dans des cas où il n'y a pas vraiment de vie sous le même toit. C'est vrai en particulier dans les hypothèses énumérées à l'article 59, deuxième alinéa, de l'arrêté ministériel, précité, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit de membres du ménage: appelés sous les drapeaux ou accomplissant un service d'objecteur de conscience; emprisonnés ou dans une situation analogue; ayant temporairement une autre résidence pour des raisons professionnelles.

31.    Mis à part le fait que, présenté dans ces termes, l'argument est en contradiction avec celui, que nous examinerons tout de suite après, qui se fonde rigoureusement au contraire sur l'exigence de la cohabitation pour justifier l'octroi de l'avantage social en cause, nousdevons observer qu'il néglige une considération, décisive selon nous, à savoir qu'en réalité il y a «cohabitation» également dans les cas qui viennent d'être indiqués; simplement, cette cohabitation repose sur un fiction légale et non sur les faits. En d'autres termes, l'article 59, deuxième alinéa, de l'arrêté ministériel établit une présomption légale de cohabitation, qui assimile les personnes énumérées dans cette disposition à des «cohabitants», et, comme il s'agit justement d'une présomption légale, elle n'implique aucune vérification de fait. D'ailleurs, dans ces cas, la cohabitation n'existe certainement pas en fait; toutefois, grâce à la règle de droit, on «fait comme si». Or, cela signifie que les cas indiqués constituent, non une exception, mais une confirmation de la règle de la cohabitation puisque, pour pallier les conséquences de certaines situations tout en préservant la règle, la loi utilise ladite présomption. L'article 1er, sous f), i), du règlement (CEE) n° 1408/71 est donc pleinement applicable également à la législation nationale en cause.

32.    Le gouvernement belge et l'ONEM objectent toutefois que, alors que cette dernière disposition communautaire parle seulement de vie sous le même toit, la législation belge parle de cohabitation, c'est-à-dire qu'elle impose une condition supplémentaire et différente qui qualifie l'autre condition , parce qu'elle met plus ouvertement et plus directement l'accent sur l'idée de «communauté» familiale, à savoir sur l'idée, comme le précise l'article 59 de l'arrêté ministériel, d'un ménage dont les membres, non seulement vivent sous le même toit, mais règlent aussien commun les questions ménagères. Nous pensons toutefois que cette précision, sur laquelle il a beaucoup été insisté au cours de la procédure, n'est pas elle non plus apte à préserver la compatibilité de la législation belge avec le droit communautaire.

33.    Il convient avant tout d'observer que, si le fait de vivre physiquement sous le même toit n'est pas en soi synonyme de «cohabitation», comme l'admet la législation belge, le fait de ne pas partager le même toit n'implique pas nécessairement, pour sa part, l'absence d'une communauté familiale. Cela signifie qu'on ne peut pas exclure que les membres d'un ménage résidant dans des États membres différents puissent quand même former une «communauté» affrontant et réglant - de façon rendue moins facile par la distance, certes, mais possible malgré tout, surtout de nos jours - les problèmes principaux du ménage. Ce qui nous paraît vraiment décisif à cette fin, en somme, n'est pas tant le fait de vivre sous le même toit, qui à lui seul peut tout au plus engendrer une présomption, mais l'«animus», la volonté de sauvegarder l'unité et la cohésion de la famille. En ce sens, on ne peut pas non plus exclure qu'une famille que des motifs légitimes contraignent à vivre séparée, mais qui veut néanmoins maintenir et préserver la communauté familiale, puisse parfois y réussir, et même plus et mieux que certains qui vivent ou sont censés vivre sous le même toit. Il est certain, en tout cas, que ses chances de succès seront plus grandes que dans le cas d'une famille qui - pour prendre un exemple précisément tiré de l'article 59 de l'arrêté ministériel et plusieurs foisévoqué à l'audience - compte parmi ses membres une personne incarcérée ou internée, peut-être pour un fait ou un délit commis contre sa propre famille, et que la réglementation belge considère toutefois comme «cohabitant» par définition. Mais même sans vouloir utiliser des hypothèses aussi extrêmes, bien que non imaginaires, il reste que les exemples tirés de l'article 59 de l'arrêté ministériel, justement, prouvent que le fait de vivre physiquement sous le même toit n'est pas toujours indispensable pour permettre de parler de cohabitation; si l'on a jugé nécessaire de recourir à une telle présomption légale pour faire face à des exigences légitimes, il conviendrait a fortiori de suivre cette voie dans les cas de séparations provoquées par l'exercice de la liberté de circulation, en conformant ainsi la législation nationale aux règles communautaires. Ce que nous voulons dire, en somme, est que, à la lumière des principes et des règles en vigueur en la matière, la législation belge en cause devrait être interprétée en ce sens que l'exigence de cohabitation doit être présumée remplie, comme pour les cas indiqués à l'article 59 de l'arrêté ministériel et conformément à ce que prescrit l'article 1er, sous f), i), du règlement (CEE) n° 1408/71 en ce qui concerne la vie sous le même toit, également en ce qui concerne les membres de la famille d'un travailleur migrant qui sont rentrés dans leur État d'origine.

34.     A défaut, tout en comprenant les choix de politique législative de l'État belge, nous ne pouvons que répéter l'opinion que nous avons déjà exprimée plus haut, c'est-à-dire que la condition de la cohabitationdoit être considérée comme contraire à la réglementation communautaire. En effet, comme l'ont souligné toutes les autres parties à la présente procédure et le juge de renvoi lui-même, elle revient à imposer en fait aux membres de la famille du travailleur migrant une condition semblable (et même plus rigide par certains aspects) à celle de la résidence dans l'État membre compétent, c'est-à-dire à imposer une restriction rigoureusement interdite par le droit communautaire pour l'acquisition d'un avantage social par le travailleur. Ce sont donc les mêmes raisons qui s'appliquent à cet égard que celles qui conduisent à interdire la condition de la résidence, parce que, quoi qu'aient pu dire le gouvernement belge et l'ONEM, l'exigence d'une cohabitation n'affecte pas de la même manière les travailleurs migrants et ceux qui ne le sont pas, et implique donc elle aussi une discrimination dissimulée, fondée sur la résidence.

35.    Á vrai dire, comme nous l'avons déjà dit, l'ONEM conteste l'existence de cette discrimination et retourne même l'objection. Á son avis, en effet, ce qui aurait des résultats discriminatoires serait justement la thèse tendant à étendre l'application de l'article 68, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71 aux travailleurs qui se trouvent dans la situation de M. Stallone. Cela impliquerait en fait une discrimination au détriment des travailleurs belges ayant des membres de la famille à charge qui ne vivent pas sous le même toit, mais résident aussi en Belgique; à la différence des travailleurs migrants, en effet, ces travailleurs n'auraient pas droit à l'allocation de chômage au taux «chef de ménage». Ensubordonnant au contraire l'octroi de ce taux aux mêmes conditions pour tous les travailleurs, la réglementation belge éviterait une telle discrimination.

36.    Nous estimons toutefois que ce raisonnement omet encore une fois de tenir compte du fait que les deux situations évoquées ne sont pas identiques, et que c'est justement pourquoi, selon des principes bien connus, elles ne peuvent pas être traitées de la même manière. En particulier, il néglige le fait que, dans un cas et non dans l'autre, il y a eu émigration d'un État membre à un autre. Voilà précisément pourquoi, d'ailleurs, une jurisprudence communautaire constante et des plus connues a précisé que les articles 48 et 51 du traité CE, de même que le règlement n° 1408/71, ne s'appliquent pas à des situations dont tous les éléments se cantonnent à l'intérieur d'un seul État membre (17) et que, «par conséquent, la réglementation communautaire en matière de libre circulation des travailleurs ne saurait être appliquée à la situation de travailleurs qui n'ont jamais exercé le droit de libre circulation à l'intérieur de la Communauté» (18). Ces règles ne s'opposent donc pas à ce qu'un travailleur non migrant ne puisse pas prétendre à un avantage social auquel a droit, en revanche, dans le même Étatmembre, le travailleur d'un autre État membre, justement parce que c'est un travailleur migrant (19).

37.    En définitive, nous pouvons conclure, à la lumière des observations qui précèdent, que les dispositions nationales qui font l'objet de la demande préjudicielle comportent une discrimination interdite par le droit communautaire.

V - Conclusions

38.    Sur la base des considérations qui précèdent, nous proposons donc à la Cour de déclarer que:

«Les règles du droit communautaire et spécialement les articles 1er, sous f), et 68, paragraphe 2, du règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l'application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés et à leur famille qui se déplacent à l'intérieur de la Communauté, tant dans leur version originale que dans celle résultant des modifications apportées par le règlement (CE) n° 118/97 du Conseil du 2 décembre 1996, doivent être interprétées en ce sens que, sous réserve des dispositions de l'article 68, paragraphe 2, deuxième phrase,elles s'opposent à la réglementation d'un État membre, telle que l'article 110, paragraphe 1, 1° et 2° de l'arrêté royal belge du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage qui soumet le bénéfice d'un taux d'allocation de chômage avantageux, pour un chômeur ayant une famille à sa charge, à la condition de cohabitation avec certains membres de la famille sur le territoire de l'État membre compétent.»


1: -     Langue originale: l'italien.


2: -     Il existe une disposition analogue pour ce qui concerne les prestations de maladie (article 23, paragraphe 3), les pensions (article 47, paragraphe 3) et les indemnités pour accidents du travail (article 58, paragraphe 3).


3: -     Nous signalons que, en dehors de l'article 74 qui vient d'être visé, le règlement n° 1408/71 comporte une disposition analogue, l'article 73, concernant le cas des travailleurs en fonctions, dont les familles résident dans un État autre que l'État compétent (l'actuel article 73 du règlement n° 1408/71, tel que mis à jour par le règlement n° 118/97, est identique en substance à l'ancien article 73, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71, tel que modifié par le règlement n° 1390/81).


4: -     Cette note ne concerne pas la version française.


5: -     Sur la notion de rémunération journalière moyenne, voir les articles 65 à 69 de l'arrêté ministériel du 26 novembre 1991 visé ci-après.


6: -     Arrêt de la Cour du 5 mars 1998, Kulzer (C-194/96, Rec. p. I-895, point 29, par référence à une espèce quasi identique à celle qui concerne M. Stallone).


7: -     Nous visons le texte de la disposition dans sa version actuellement en vigueur.


8: -     En dehors de l'arrêt Kulzer, précité, voir aussi en ce sens l'arrêt de la Cour du 12 mai 1998, Martínez Sala (C-85/96, Rec. p. I-2691, point 44).


9: -     Voir, par référence à l'article 51, les arrêts du 13 juillet 1966, Hagenbeek/Raad van Arbeid (4/66, Rec. p. 617), et du 10 janvier 1980, Jordens-Vosters (69/79, Rec. p. 75, point 11).


10: -     Arrêt du 16 mai 2000, Zurstrassen (C-87/99, Rec. p. I-3337, point 18; italiques ajoutées). Dans le même sens, voir aussi, parmi tant d'autres, les arrêts du 12 juillet 1979, Toia (237/78, Rec. p. 2645, point 12); du 12 septembre 1996, Commission/Belgique (C-278/94, Rec. p. I-4307, points 28 à 30); du 25 juin 1997, Mora Romero (C-131/96, Rec. p. I-3659, point 32); du 27 novembre 1997, Meints (C-57/96, Rec. p. I-6689, points 45 et 46); du 7 mai 1998, Clean Car Autoservice (C-350/96, Rec. p. I-2521, points 29 et 30), et du 24 septembre 1998, Commission/France (C-35/97, Rec. p. I-5325, point 39).


11: -     Parmi les nombreux arrêts qui énoncent ce principe, voir, outre ceux déjà cités, les arrêts du 12 février 1974, Sotgiu/Deutsche Bundespost (152/73, Rec. p. 153, point 11); du 15 janvier 1986, Pinna/Caisse d'allocations familiales de la Savoie -«Pinna I»- (41/84, Rec. p. 1, point 23); du 27 septembre 1988, Lenoir/Caisse d'allocations familiales des Alpes-Maritimes (313/86, Rec. p. 5391, point 14); du 21 novembre 1991, Le Manoir (C-27/91, Rec. p. I-5531, point 10); et, plus récemment, les arrêts du 23 février 1994, Scholz (C-419/92, Rec. p. I-505, point 7, où figurent d'autres références) et du 12 juin 1997, Merino García (C-266/95, Rec. p. I-3279, point 33).


12: -     Voir, en ce sens, les arrêts Pinna I, précité, point 24; du 30 janvier 1997, Stöber et Piosa Pereira (C-4/95, C-5/95, Rec. p. I-511, point 38); Merino Garcia, précité, point 35 et Zurstrassen, précité, point 19.


13: -     Voir les arrêts du 22 février 1990, Bronzino (228/88, Rec. p. I-531, point 12) et du 10 octobre 1996, Hoever et Zachow (C-245/94, C-312/94, Rec. p. I-4895, point 34 où figurent d'autres références), tous deux sur l'article 73; et l'arrêt du 22 février 1990, Gatto (C-12/89, Rec. p. I-557, pub. som.) concernant l'article 74.


14: -     Par exemple, en se référant à l'interdiction de discrimination en matière d'avantages sociaux inscrite à l'article 7, paragraphe 2, du règlement (CEE) n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2), la Cour a estimé qu'elle s'appliquait aussi aux aides à la formation destinés aux enfants des travailleurs migrants retournés dans leur pays d'origine pour y étudier (voir l'arrêt du 13 novembre 1990, Di Leo, C-308/89, Rec. p. I-4185, point 4; voir aussi l'arrêt du 26 février 1992, Bernini, C-3/90, Rec. p. I-1071, points 3 et 4).


15: -     Par référence spécifique au cas de l'application d'un règlement communautaire, voir, en dernier lieu, l'arrêt du 1er février 2001, Commission/France, C-333/99 (non encore publié au Recueil, point 44, où figurent d'autres références).


16: -     Arrêt du 2 août 1993, C-66/92 (Rec. p. I-4567).


17: -     Pour tous les autres, voir les arrêts du 22 septembre 1992, Petit (C-153/91, Rec. p. I-4973, points 8 et 10, où figurent d'autres références) et du 16 décembre 1992, Koua Poirrez (C-206/91, Rec. p. I-6685, points 10 et suivants, où figurent d'autres références).


18: -     Koua Poirrez, précité, point 12.


19: -    Koua Poirrez, précité, point 15 et dispositif; dans le même sens, voir l'arrêt de la Cour du 5 juin 1997, Uecker et Jacquet (C-64/96, C-65/96, Rec. p. I-3171, points 16 à 21).