Language of document : ECLI:EU:C:2007:304

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. JÁN MAZÁK

présentées le 24 mai 2007 (1)

Affaire C‑199/06

Centre d’exportation du livre français (CELF)

Ministre de la Culture et de la Communication

contre

Société internationale de diffusion et d’édition

[demande de décision préjudicielle formée par le Conseil d’État (France)]

«Aides d’État – Article 88, paragraphe 3, CE – Juridictions nationales – Recouvrement d’aide non notifiée – Aide déclarée compatible avec le marché commun»





I –    Introduction

1.        La juridiction de renvoi souhaite obtenir des précisions quant à l’étendue de l’obligation faite aux autorités nationales par l’article 88, paragraphe 3, CE de recouvrer les aides d’État accordées au mépris des obligations de notification et de suspension («standstill») imposées par cette disposition, dans l’hypothèse où la Commission des Communautés européennes déclare ultérieurement les aides compatibles avec le marché commun.

II – Contexte

A –    Procédure au niveau communautaire

2.        Le Centre d’exportation du livre français (ci-après le «CELF») a reçu des aides d’État chaque année à compter de 1980 et jusqu’en 2002. Les aides, accordées sans notification préalable à la Commission, étaient destinées à réduire le coût du traitement des petites commandes provenant de l’étranger et portant sur des livres rédigés en langue française.

3.        En 1992, la Société internationale de diffusion et d’édition (ci-après la «SIDE»), une société concurrente du CELF, s’est plainte des aides en question à la Commission. Par une décision du 18 mai 1993, la Commission a considéré qu’elles étaient compatibles avec le marché commun (2).

4.        Cette décision a été annulée en partie par le Tribunal, dans un arrêt du 18 septembre 1995, en raison de vices de procédure (3). Le Tribunal a estimé que la Commission avait manqué à son obligation d’ouvrir la procédure contradictoire prévue à l’article 88, paragraphe 2, CE. En conséquence de cet arrêt, la Commission a engagé cette procédure formelle le 30 juillet 1996.

5.        Le 10 juin 1998, la Commission a adopté une deuxième décision portant sur les aides accordées au CELF. Selon les termes de l’article 1er de la décision, «[l]’aide accordée au CELF pour le traitement des petites commandes de livres d’expression française est une aide au sens de l’article [87, paragraphe 1, CE]. Étant donné que le gouvernement français a omis de notifier cette aide à la Commission avant de la mettre en œuvre, celle-ci a été octroyée illégalement. L’aide est cependant compatible du fait qu’elle remplit les conditions pour bénéficier de la dérogation prévue à l’article [87, paragraphe 3, sous d), CE]» (4).

6.        Deux recours en annulation ont été intentés contre cette décision devant les juridictions communautaires. La SIDE a saisi le Tribunal, tandis que la République française a intenté une action devant la Cour où elle reproche à la Commission d’avoir commis une erreur de droit en omettant d’appliquer l’article 86, paragraphe 2, CE.

7.        Compte tenu du fait que les deux recours contestaient la validité du même acte, le Tribunal a suspendu la procédure engagée devant lui jusqu’à ce que la Cour se prononce.

8.        Par un arrêt du 22 juin 2000, la Cour a rejeté le recours introduit par la République française (5).

9.        Le Tribunal a, par un arrêt rendu le 28 février 2002, annulé l’article 1er, dernière phrase, de la décision 1999/133, où la Commission avait déclaré que l’aide d’État octroyée au CELF était compatible avec le marché commun. L’arrêt reposait sur le motif que la Commission avait commis une erreur manifeste d’appréciation quant à la définition du marché (6).

10.      Par une troisième décision prise le 20 avril 2004 (7), la Commission a une nouvelle fois, après avoir constaté la nature illégale de l’aide (8), conclu à sa compatibilité avec le marché commun. Une procédure d’annulation dirigée contre la troisième décision de la Commission est actuellement en cours devant le Tribunal (9).

B –    Procédures au niveau national

11.      Diverses procédures concernant l’aide au CELF ont été introduites, parallèlement aux recours intentés devant les juridictions communautaires, auprès des autorités et des juridictions françaises.

12.      Après l’arrêt du Tribunal du 18 septembre 1995, la SIDE a demandé au ministre de la Culture et de la Communication de cesser le versement des aides au CELF et de récupérer les aides qui avaient déjà été versées à ce dernier.

13.      Le ministre a rejeté la réclamation de la SIDE par une décision en date du 9 octobre 1996. La SIDE a introduit un recours contre cette décision devant le tribunal administratif de Paris. Celui-ci a, par un jugement du 26 avril 2001, annulé cette décision.

14.      Tant le ministre de la Culture et de la Communication que le CELF ont fait appel de ce jugement devant la cour administrative d’appel de Paris. Cette cour a, par un arrêt rendu le 5 octobre 2004, confirmé le jugement rendu en première instance et enjoint à l’État français de procéder à la mise en recouvrement des sommes qui ont été versées au CELF à compter de 1980 et jusqu’en 2002 dans un délai de trois mois, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard.

15.      Le ministre de la Culture et de la Communication et le CELF ont introduit un pourvoi contre l’arrêt de la cour administrative devant le Conseil d’État.

1.      Questions déférées

16.      C’est dans ce contexte que le Conseil d’État a, par décision du 29 mars 2006, soumis à la Cour les questions suivantes en vue d’une décision préjudicielle:

«1)      […] [L]’article 88 [CE] permet-il à un État dont une aide à une entreprise est illégale, illégalité constatée par les juridictions de cet État en raison de ce que cette aide n’a pas fait l’objet d’une notification préalable à la Commission européenne dans les conditions prévues à ce même article 88 paragraphe 3, [CE] de ne pas récupérer cette aide auprès de l’opérateur économique qui en a été le bénéficiaire en raison de ce que la Commission, saisie par un tiers, a déclaré l’aide compatible avec les règles du marché commun et a, ainsi, assuré de manière effective le contrôle exclusif qu’elle exerce sur cette compatibilité?

2)      […] [S]i cette obligation de restitution est confirmée, y a-t-il lieu de tenir compte dans le calcul du montant des sommes à restituer des périodes pendant lesquelles l’aide en cause a été déclarée compatible avec les règles du marché commun par la Commission européenne avant que ces décisions ne fassent l’objet d’une annulation par le Tribunal de première instance des Communautés européennes?»

2.      Procédure devant la Cour

17.      Des observations écrites ont été présentées par la SIDE, le CELF, par les gouvernements français, danois, néerlandais, allemand et hongrois, ainsi que par la Commission et l’Autorité de surveillance de l’AELE. Tous, à l’exception des gouvernements néerlandais et hongrois, ont formulé des observations orales à l’audience du 27 février 2007.

III – Appréciation

A –    Première question

18.      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 88, paragraphe 3, CE impose à un État membre qui a accordé une aide illégale, au mépris des obligations de notification et de suspension prévues par cette disposition, de recouvrer cette aide auprès du bénéficiaire lorsque la Commission adopte ultérieurement une décision par laquelle elle déclare cette aide compatible avec le marché commun.

19.      Le CELF ainsi que les représentants des gouvernements danois, allemand et français soutiennent qu’un État membre ne devrait pas recouvrer une aide accordée avant une décision finale de la Commission, si ladite décision déclare l’aide compatible avec le marché commun. La position du gouvernement allemand, telle que mentionnée ci-dessus, a été exposée à l’audience et diffère substantiellement de celle qu’il a fait valoir dans ses observations écrites. Quant à la SIDE, au gouvernement néerlandais et à l’Autorité de surveillance de l’AELE, ils considèrent que l’aide doit, dans les circonstances décrites ci-dessus, être recouvrée. La Commission estime, pour sa part, qu’une juridiction nationale n’est pas, dans ces conditions, obligée d’ordonner la récupération, mais qu’il ne lui est pas interdit de le faire si, conformément aux règles nationales applicables, la récupération est la conséquence à tirer du défaut de notification de l’aide. Le gouvernement hongrois, qui a répondu aux deux questions ensemble, soutient, quant à lui, que la juridiction nationale – pour autant que le droit national l’y autorise – ne peut ordonner la restitution de l’aide que pour la période où cette aide a été qualifiée d’illégale. En l’occurrence, cette période ne s’étend que de 1980 à 1993. Dès lors que la Commission n’avait pas eu connaissance de l’aide pendant cette période, la République de Hongrie fait valoir que la Commission ne pouvait pas remédier rétroactivement à l’irrégularité de l’aide.

20.      Le régime de contrôle des aides d’État institué par les articles 87 CE et 88 CE fait intervenir aussi bien la Commission que les juridictions nationales. Celles-ci remplissent des rôles distincts, mais complémentaires, pour garantir le respect des règles communautaires relatives aux aides d’État (10).

21.      En ce qui concerne le rôle de la Commission, les articles 87 CE à 89 CE instituent notamment un cadre procédural habilitant la Commission à déterminer si des versements effectués par un État membre ou au moyen de ressources d’État constituent une aide au sens de ces dispositions. L’article 88 CE institue une procédure par laquelle la Commission contrôle et examine de façon permanente les aides existantes et les projets. La procédure est détaillée dans le règlement (CE) n° 659/1999, qui fixe les modalités d’application de cette disposition (11).

22.      Afin de garantir l’efficacité du rôle de la Commission dans le contrôle et l’examen des aides dans l’intérêt de la Communauté, l’article 88, paragraphe 3, CE impose deux obligations non équivoques aux États membres lorsque ceux-ci envisagent d’instituer une aide nouvelle ou de modifier une aide existante: il s’agit d’une obligation de notification et d’une obligation de suspension (dite «de standstill»). La première phrase de l’article 88, paragraphe 3, CE impose à tout État membre d’informer la Commission, en temps utile, des projets relatifs à des aides. La dernière phrase de l’article 88, paragraphe 3, CE y ajoute l’obligation pour l’État membre de s’abstenir de mettre à exécution les mesures projetées avant que la procédure prévue à l’article 88 CE ait abouti à une décision finale de la Commission. C’est ainsi que, comme la Cour l’a souligné dans son arrêt Adria-Wien Pipeline et Wietersdorfer & Peggauer Zementwerke (12), l’article 88 CE «impose [aux États membres] des obligations précises en vue de faciliter cette tâche de la Commission et d’éviter que celle-ci ne soit placée devant un fait accompli».

23.      Les États membres ne peuvent pas octroyer une aide tant que la Commission n’a pas adopté une décision finale où elle déclare que l’aide est compatible avec le marché commun. Toute aide accordée au mépris de ces obligations est illégale (13).

24.      Apprécier la compatibilité de l’aide avec le marché commun relève de la compétence exclusive de la Commission, sous le contrôle des juridictions communautaires (14). Cependant, la Commission n’a pas le pouvoir de déclarer une aide d’État illégale pour le seul motif que les obligations de notification et de suspension prévues à l’article 88, paragraphe 3, CE n’ont pas été respectées (15). Elle peut seulement ordonner le remboursement de l’aide lorsqu’elle conclut, après avoir effectué une enquête, que l’aide est incompatible avec le marché commun (16).

25.      L’importance de la clause de suspension dans le régime communautaire de contrôle des aides d’État est mise en évidence par le fait que les juridictions nationales interviennent dans l’application de ce régime en conséquence de l’effet direct de la clause. En effet, la clause de suspension crée des droits pour les justiciables, que les juridictions nationales sont tenues de sauvegarder (17). Selon une jurisprudence constante, il appartient aux juridictions nationales, en cas de méconnaissance de l’article 88, paragraphe 3, CE, d’en tirer toutes les conséquences, conformément à leur droit national, en ce qui concerne tant la validité des actes comportant mise à exécution des mesures d’aide, que le recouvrement des soutiens financiers accordés au mépris de cette disposition. En particulier, la constatation qu’une aide a été octroyée en violation de la dernière phrase de l’article 88, paragraphe 3, CE doit, en principe, entraîner son remboursement conformément aux règles internes de procédure (18).

26.      Il est de jurisprudence constante qu’une décision de la Commission déclarant une aide compatible avec le marché commun ne vaut que pour l’avenir (19).

27.      Ce principe a été rappelé plus récemment dans l’arrêt Transalpine Ölleitung in Österreich, où la Cour déclare que, «[s]ous peine de porter atteinte à l’effet direct de l’article 88, paragraphe 3, dernière phrase, CE et de méconnaître les intérêts des justiciables que les juridictions nationales ont pour mission de préserver, une décision de la Commission déclarant une aide non notifiée compatible avec le marché commun n’a pas pour conséquence de régulariser, a posteriori, les actes d’exécution qui sont invalides du fait qu’ils ont été pris en méconnaissance de l’interdiction visée par cette disposition. Toute autre interprétation conduirait à favoriser l’inobservation, par l’État membre concerné, de ladite disposition et la priverait de son effet utile» (20).

28.      Un certain nombre d’intervenants ont demandé à la Cour de reconsidérer le principe décrit ci-dessus et la jurisprudence où celui-ci a été appliqué, ou, à tout le moins, de distinguer le cas d’espèce, en raison des circonstances qui lui sont propres.

29.      Le gouvernement français a notamment fait valoir que les affaires FNCE et van Calster e.a., précitées, qui concernaient une demande de remboursement de taxes parafiscales versées en vue de financer une aide illégale, se distinguent de façon substantielle de l’affaire pendante devant la juridiction de renvoi. En l’espèce, il est question d’un concurrent du bénéficiaire d’une aide illégale qui demande à une juridiction nationale que celle-ci ordonne le recouvrement de l’aide. Le gouvernement danois soutient qu’il y a lieu de distinguer le cas d’espèce de l’affaire Transalpine Ölleitung in Österreich, précitée, dans la mesure où celle‑ci concernait l’élargissement du cercle des bénéficiaires d’une aide illégale et est, dès lors, dénuée de pertinence pour l’appréciation du cas d’espèce. Le gouvernement allemand soutient que les arrêts FNCE, van Calster e.a. et Transalpine Ölleitung in Österreich doivent être interprétés en ce sens que les juridictions nationales assument une obligation d’ordonner le recouvrement des aides illégales, même lorsque celles-ci sont considérées comme compatibles avec le marché commun. Toutefois, il invite la Cour à reconsidérer sa jurisprudence à la lumière des observations des gouvernements français et danois. La Commission fait valoir qu’une injonction de recouvrement d’une aide illégale prononcée par une juridiction nationale priverait, en l’espèce, sa décision relative à la compatibilité d’effet utile. Elle soutient qu’un ordre de la juridiction nationale en vue du recouvrement de l’aide octroyée aurait, en l’espèce, le même effet qu’une décision de la Commission déclarant l’aide incompatible et ordonnant son recouvrement.

30.      À notre sens, les obligations de notification et de suspension prévues à l’article 88, paragraphe 3, CE constituent l’une des pierres angulaires des règles en matière d’aides d’État instituées par le traité. En effet, dans ses conclusions formulées dans l’affaire Boussac (21), l’avocat général Jacobs a relevé que l’obligation de notifier les aides projetées revêt une importance tellement manifeste pour le fonctionnement du marché commun que l’obligation doit être rigoureusement respectée sur le plan à la fois du contenu et de la forme (22). Dans son arrêt Adria-Wien Pipeline et Wietersdorfer & Peggauer Zementwerke, la Cour a rappelé que l’obligation de suspension «constitue la sauvegarde du mécanisme de contrôle institué par [l’article 88 CE], lequel, à son tour, est essentiel pour garantir le fonctionnement du marché commun» (23).

31.      Nous pensons, dans l’intérêt de la sauvegarde du régime soigneusement élaboré pour l’examen des aides d’État, que le non-respect des exigences de l’article 88, paragraphe 3, CE doit constituer plus qu’un simple vice de forme susceptible d’être réparé ex post facto par une décision de la Commission déclarant l’aide compatible avec le marché commun. Si, en effet, cette dernière conception devait l’emporter, les États membres seraient considérablement moins enclins à respecter l’article 88, paragraphe 3, CE et la portée de l’obligation qu’assume la Commission d’examiner les aides d’État avant leur mise à exécution se trouverait fortement réduite. Il importe, par conséquent, d’assortir toute infraction à l’article 88, paragraphe 3, CE d’une sanction dissuasive.

32.      Nous ne sommes pas d’avis, contrairement à plusieurs des intervenants, qu’une sanction efficace en cas de non-respect des obligations de notification et de suspension prévues à l’article 88, paragraphe 3, CE consisterait notamment en une condamnation par la juridiction nationale du bénéficiaire d’une aide illégale déclarée compatible avec le marché commun au paiement d’intérêts pour la période pour laquelle l’aide doit être considérée comme prématurée. Nous ne pensons pas davantage que la possibilité pour les concurrents de demander une indemnisation pour le préjudice souffert en raison du versement prématuré de l’aide serait une sanction efficace. Il est extrêmement douteux que les justiciables seraient, dans ces circonstances, encouragés à agir devant les juridictions nationales, si la sanction actuelle du recouvrement de l’aide illégale devait être remplacée, par exemple, par une simple obligation de payer des intérêts dans la mesure du caractère prématuré de l’aide ou par la simple possibilité d’intenter une action en réparation du préjudice subi. De fait, le représentant du gouvernement français a fait valoir, à l’audience, qu’il est improbable qu’un concurrent soit capable de prouver un lien de causalité entre le versement prématuré de l’aide et un quelconque préjudice qu’il dirait avoir subi. Une telle approche ne constituerait pas une mesure de dissuasion suffisamment forte, à même de prévenir les infractions à l’article 88, paragraphe 3, CE, et elle réduirait considérablement la capacité de la Commission d’examiner efficacement les aides en conformité avec l’article 88 CE.

33.      C’est pourquoi les juridictions nationales devraient, selon nous, continuer, en principe, à sanctionner de tels comportements en ordonnant le recouvrement des aides illégales en conformité avec les règles de procédure nationales, et ce même si la Commission a déclaré l’aide compatible avec le marché commun. Une telle approche, loin d’affaiblir le rôle de la Commission, en réduisant ou en supprimant, comme cela a été allégué, l’importance de sa décision finale de compatibilité dans certains cas, renforce au contraire le rôle joué par la Commission dans le régime de contrôle des aides d’État institué par les articles 87 CE et 88 CE, et elle garantit que sa mission ne se trouvera pas diminuée.

34.      De plus, contrairement à ce qu’avancent certains des intervenants, il n’est pas possible, selon nous, de réinterpréter ou de modifier la jurisprudence constante de la Cour en cette matière, telle qu’elle a été confirmée récemment dans l’affaire Transalpine Ölleitung in Österreich, ou encore d’effectuer une quelconque distinction utile en tenant compte des circonstances de fait soumises à l’appréciation des juridictions nationales dans le cas d’espèce, et dans les affaires précitées FNCE, van Calster e.a. et Transalpine Ölleitung in Österreich. Il est, par exemple, tout à fait évident, à la lecture des arrêts FNCE et van Calster e.a., que la Cour a eu l’intention d’étendre au cas des taxes parafiscales perçues pour financer une aide illégale le champ d’application du principe général selon lequel la Commission ne peut pas remédier a posteriori à l’illégalité de l’aide. La Cour n’a pas eu pour intention de restreindre ce principe général au remboursement des taxes parafiscales. Quant à sa décision dans l’arrêt Transalpine Ölleitung in Österreich, la Cour y a reconfirmé le principe énoncé de longue date, selon lequel il appartient aux juridictions nationales, en vertu de l’article 88, paragraphe 3, CE, de sauvegarder les droits des justiciables contre l’éventuelle non-observance de la part des autorités nationales de l’interdiction de mettre à exécution une aide avant que la Commission ait autorisé cette aide par une décision finale. En outre, et sans préjudice du point précédent, la Cour a estimé que, compte tenu des circonstances très particulières de la cause, où certaines parties avaient demandé que le champ d’application d’une aide consistant dans le remboursement de certaines taxes soit étendu afin qu’elles puissent également en bénéficier, la juridiction nationale doit s’efforcer de préserver les intérêts des justiciables tout en prenant pleinement en considération l’intérêt communautaire et elle ne doit pas adopter une décision qui aurait pour seul effet d’étendre le cercle des bénéficiaires de l’aide. C’est ainsi que la Cour a déclaré, au point 50 de son arrêt, que «les juridictions nationales doivent veiller à ce que les mesures de réparation qu’elles accordent puissent effectivement supprimer les effets de l’aide octroyée en violation de l’article 88, paragraphe 3, CE et elles ne doivent pas simplement étendre l’aide à un groupe plus large de bénéficiaires».

35.      À l’audience, les représentants des gouvernements français, danois et allemand ont indiqué que la décision de la Cour dans la présente affaire pourrait avoir des conséquences financières considérables. Durant la période entre les arrêts Ferring (24), d’une part, et Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg (25), d’autre part, des versements ont été effectués par des États membres, à titre de compensation pour l’accomplissement de certaines missions de service public, dont il pouvait s’avérer ultérieurement qu’ils ne réunissaient pas les quatre conditions dégagées dans l’arrêt Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg, et qu’ils relevaient, par conséquent, de l’article 87, paragraphe 1, CE. Compte tenu de l’arrêt Ferring, en effet, ces États membres ont pu ne pas notifier certains versements, dans la croyance qu’ils ne constituaient pas une aide.

36.      Selon nous, à supposer qu’il aurait existé une quelconque ambiguïté, pendant la période entre les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Ferring et Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg, en ce qui concerne les versements effectués par des États membres à titre de compensation pour des prestations de service public, une telle ambiguïté ne semble pas présenter la moindre pertinence dans les circonstances soumises à l’appréciation de la juridiction de renvoi. Étant donné que les versements au CELF ont été effectués annuellement entre 1980 et 2002, il semble peu probable que ces versements, effectués sur une période aussi longue, aient pu l’être par méprise en conséquence de l’arrêt Ferring, lequel a été rendu le 22 novembre 2001.

37.      Par conséquent, nous concluons que, conformément à l’article 88, paragraphe 3, CE, un État membre qui a octroyé une aide qui est illégale, du fait du non-respect des obligations de notification et de suspension prévues par cette disposition, doit recouvrer cette aide auprès de son bénéficiaire, et ce même lorsque la procédure de l’article 88 CE a abouti à une décision finale déclarant l’aide en question compatible avec le marché commun.

B –    Seconde question

38.      La seconde question de la juridiction de renvoi se pose lorsque la première reçoit la réponse que nous suggérons au point 37 ci-dessus. À supposer que telle soit la réponse qui s’impose, la juridiction de renvoi demande s’il y a lieu de tenir compte, dans le calcul du montant des sommes à restituer, de la période pendant laquelle une aide a été déclarée compatible avec le marché commun par la Commission avant que cette décision fasse l’objet d’une annulation par le Tribunal.

39.      Cette question semble avoir été suscitée par le fait que la Commission a, à trois occasions, déclaré l’aide en question compatible avec le marché commun et que le Tribunal a, jusqu’à présent, annulé les décisions de la Commission par deux fois. Par cette question, la juridiction de renvoi interroge, en fait, la Cour sur le point de savoir si une telle situation pourrait constituer une circonstance exceptionnelle susceptible d’exclure le remboursement de l’aide illégale pour certaines périodes.

40.      À l’instar de la première question, la seconde a provoqué des réactions divergentes de la part des intervenants.

41.      Il est constant, dans la jurisprudence, que les actes des institutions communautaires jouissent, en principe, d’une présomption de légalité et produisent, dès lors, des effets juridiques aussi longtemps qu’ils n’ont pas été retirés, annulés dans le cadre d’un recours en annulation ou déclarés invalides à la suite d’un renvoi préjudiciel ou d’une exception d’illégalité (26). Toutefois, l’article 231 CE dispose que, si le recours en annulation est fondé, la Cour doit déclarer l’acte contesté nul et non avenu. L’annulation fait rétroactivement disparaître l’acte erga omnes (27).

42.      En l’espèce, les décisions du 18 mai 1993 et 1999/133, dans lesquelles la Commission a conclu que l’aide octroyée au CELF était compatible avec le marché commun, ont été annulées par les arrêts du 18 septembre 1995 et du 28 février 2002, respectivement, du Tribunal. Ces arrêts ont fait disparaître rétroactivement les décisions en question. Compte tenu de la réponse proposée pour la première question ci‑dessus, la troisième décision, datée du 20 avril 2004, par laquelle la Commission a déclaré compatible avec le marché commun l’aide versée au CELF entre 1980 et 2002 n’a pas pour effet de régulariser les versements illégaux et ceux-ci doivent, en principe, être recouvrés par l’État membre.

43.      Toutefois, la juridiction nationale doit, avant d’ordonner le recouvrement de l’aide versée au CELF, apprécier si ce dernier peut se prévaloir d’une confiance légitime ou s’il existe une circonstance particulière qui s’opposerait au remboursement de l’aide. À ce propos, plusieurs intervenants ont soutenu que, puisque la Commission a, en vertu de sa compétence exclusive dans ce domaine, adopté un certain nombre de décisions déclarant que l’aide octroyée au CELF est compatible avec le marché commun, la juridiction nationale ne devrait pas, lorsqu’elle calcule le montant à recouvrer, prendre en compte les montants versés pendant la période entre une décision de compatibilité de la Commission et l’annulation de celle-ci par le Tribunal.

44.      Nous ne partageons pas ce point de vue. Ainsi que nous l’avons indiqué ci‑dessus, il appartient normalement à tout État membre, en vertu de l’article 88, paragraphe 3, CE, de notifier toute aide projetée et de ne pas mettre celle-ci à exécution tant que la Commission n’aura pas adopté une décision finale par laquelle elle déclare l’aide compatible avec le marché commun. Il est de jurisprudence constante que, compte tenu du caractère impératif du contrôle des aides étatiques opéré par la Commission au titre de l’article 88 CE, les entreprises bénéficiaires d’une aide ne sauraient avoir, en principe, une confiance légitime dans la régularité de l’aide que si celle-ci a été accordée dans le respect de la procédure prévue par ledit article. Un opérateur économique diligent doit normalement être en mesure de s’assurer que cette procédure a été respectée (28).

45.      En outre, comme l’a souligné l’avocat général Tizzano dans ses conclusions formulées dans l’affaire P&O Ferries et Diputación/Commission (29), un opérateur économique diligent devrait également être conscient du fait qu’une décision de la Commission est susceptible d’être attaquée devant les juridictions communautaires. Dans une affaire Italie/Commission, la Cour a également déclaré que, «tant que la Commission n’a pas pris une décision d’approbation et même, tant que le délai de recours à l’encontre de cette décision n’est pas écoulé, le bénéficiaire n’a pas de certitude quant à la légalité de l’aide envisagée, seule susceptible de faire naître chez lui une confiance légitime» (30).

46.      En outre, comme l’a indiqué le Tribunal, ne pas conclure en ce sens priverait d’effet utile le contrôle effectué par le juge communautaire de la légalité d’un acte par lequel la Commission déclare une aide compatible avec le marché commun (31). L’annulation d’un tel acte constituerait, en définitive, une victoire à la Pyrrhus, dans la mesure où il n’y aurait pas de recouvrement de l’aide pour remédier aux effets négatifs de celle-ci. Si une décision de la Commission déclarant une aide illégale compatible avec le marché commun devait, en soi, créer une confiance légitime chez les bénéficiaires de l’aide, les concurrents de ces derniers ou d’autres tiers lésés par la décision de la Commission n’auraient aucun intérêt à poursuivre son annulation.

47.      Selon nous, il convient, dans le contexte du recouvrement d’une aide illégale par un État membre et à la lumière de la jurisprudence de la Cour, d’entendre par «décision finale», au sens de l’article 88, paragraphe 3, CE, une décision de la Commission déclarant une aide compatible avec le marché commun qui n’a pas, en vertu de l’article 230 CE, fait l’objet d’une procédure de contrôle de légalité introduite dans le délai de deux mois requis par cette disposition ou, si une telle procédure a été engagée, dont la légalité a été confirmée par les juridictions communautaires.

48.      Nous estimons, par conséquent, qu’il y aurait lieu de répondre à la seconde question que l’obligation de recouvrer une aide illégale se rapporte à n’importe quelle période antérieure à l’adoption par la Commission, selon la procédure prévue à l’article 88 CE, d’une décision finale déclarant l’aide compatible avec le marché commun, étant entendu que la notion de «décision finale» signifie une décision qui n’a pas, en vertu de l’article 230 CE, fait l’objet d’une procédure de contrôle de légalité introduite dans le délai de deux mois requis par cette disposition ou, si une telle procédure a été engagée, dont la légalité a été confirmée par les juridictions communautaires.

IV – Conclusion

49.      Nous considérons qu’il conviendrait de répondre comme suit aux questions déférées par le Conseil d’État:

«1)      Conformément à l’article 88, paragraphe 3, CE, un État membre qui a octroyé une aide qui est illégale, du fait du non-respect des obligations de notification et de suspension prévues par cette disposition, doit recouvrer cette aide auprès de son bénéficiaire, et ce même lorsque la procédure de l’article 88 CE a abouti à une décision finale déclarant l’aide en question compatible avec le marché commun.

2)      L’obligation de recouvrer une aide illégale se rapporte à n’importe quelle période antérieure à l’adoption par la Commission des Communautés européennes, selon la procédure prévue à l’article 88 CE, d’une décision finale déclarant l’aide compatible avec le marché commun, étant entendu que la notion de ‘décision finale’ signifie une décision qui n’a pas, en vertu de l’article 230 CE, fait l’objet d’une procédure de contrôle de légalité introduite dans le délai de deux mois requis par cette disposition ou, si une telle procédure a été engagée, dont la légalité a été confirmée par les juridictions communautaires.»


1 – Langue originale: l’anglais.


2 – Aides aux exportateurs de livres français, NN 127/92 (JO 1993, C 174, p. 6).


3 – Arrêt SIDE/Commission (T‑49/93, Rec. p. II‑2501). Au premier point du dispositif de l’arrêt, le Tribunal a annulé la décision de la Commission, du 18 mai 1993, déclarant compatibles avec le marché commun certaines aides (NN 127/92) accordées par le gouvernement français aux exportateurs de livres en langue française, pour autant qu’elle concernait la subvention accordée exclusivement au CELF pour compenser le surcoût de traitement des petites commandes de livres en langue française passées par des libraires établis à l’étranger.


4 – Décision 1999/133/CE, relative à l’aide d’État en faveur de la Coopérative d’exportation du livre français (CELF) (JO 1999, L 44, p. 37).


5 – Arrêt France/Commission (C‑332/98, Rec. p. I‑4833).


6 – Arrêt SIDE/Commission (T‑155/98, Rec. p. II‑1179 ).


7 – Décision 2005/262/CE, relative à l’aide mise à exécution par la France en faveur de la Coopérative d’exportation du livre français (CELF) (JO 2005, L 85, p. 27).


8 – L’article 1er de la décision dispose que «[l]’aide en faveur de la Coopérative d’exportation du livre français (CELF) pour le traitement des petites commandes de livres d’expression française, mise à exécution par la France entre 1980 et 2001, constitue une aide relevant de l’article 87, paragraphe 1, du traité. Étant donné que la France a omis de notifier cette aide à la Commission avant de la mettre en œuvre, celle-ci a été octroyée illégalement. L’aide est cependant compatible avec le marché commun au titre de l’article 87, paragraphe 3, point d), du traité».


9 – Affaire SIDE/Commission (T-348/04, actuellement pendante devant le Tribunal, JO 2004, C 262, p. 57).


10 – Arrêts du 11 juillet 1996, SFEI e.a. (C‑39/94, Rec. p. I‑3547, point 41), et, plus récemment, du 5 octobre 2006, Transalpine Ölleitung in Österreich (C‑368/04, Rec. p. I-9957, point 37).


11 – Règlement du Conseil, du 22 mars 1999, portant modalités d’application de l’article [88] du traité CE (JO L 83, p. 1).


12 – Arrêt du 8 novembre 2001 (C‑143/99, Rec. p. I‑8365, point 23).


13 – Arrêt Transalpine Ölleitung in Österreich, précité note 10, point 40 et jurisprudence citée.


14 – Arrêts du 21 novembre 1991, Fédération nationale du commerce extérieur des produits alimentaires et Syndicat national des négociants et transformateurs de saumon (C‑354/90, Rec. p. I‑5505, point 14, ci-après l’«arrêt FNCE»); SFEI e.a., précité note 10, point 42, et du 17 juin 1999, Piaggio (C‑295/97, Rec. p. I‑3735, point 31). Une juridiction nationale ne peut donc pas déclarer une aide d’État incompatible avec le marché commun (voir, par analogie, ordonnance du 24 juillet 2003, Sicilcassa e.a., C‑297/01, Rec. p. I‑7849, point 47). Cela vaut sans préjudice des pouvoirs limités accordés au Conseil en vertu des articles 87, paragraphe 3, sous e), CE et 88, paragraphe 2, CE.


15 – Voir, par exemple, arrêt FNCE, précité note 14, points 13 et 14.


16 – Cela sans préjudice du pouvoir de la Commission de prendre une décision provisoire par laquelle elle ordonne la suspension du versement de l’aide tant que sa décision finale n’aura pas été adoptée.


17 – Arrêts du 11 décembre 1973, Lorenz (120/73, Rec. p. 1471, point 8); FNCE, précité note 14, point 11, et SFEI e.a., précité note 10, point 39.


18 – Voir, par exemple, arrêt du 21 juillet 2005, Xunta de Galicia (C‑71/04, Rec. p. I‑7419, point 49).


19 – Arrêts FNCE, précité note 14, points 16 et 17; du 21 octobre 2003, van Calster e.a. (C‑261/01 et C‑262/01, Rec. p. I‑12249, points 62 et 63), et Xunta de Galicia, précité note 18, point 31.


20 – Arrêt précité note 10, point 41.


21 – Arrêt du 14 février 1990, France/Commission, dit «Boussac» (C-301/87, Rec. p. I‑307).


22 – Point 19 des conclusions. L’avocat général a insisté sur la nécessité de garantir une scrupuleuse observance des procédures prévues à l’article 88 CE, compte tenu, en particulier, de l’absence de règlement procédural en la matière.


23 – Arrêt précité note 12, point 25.


24 – Arrêt du 22 novembre 2001 (C‑53/00, Rec. p. I‑9067).


25 – Arrêt du 24 juillet 2003 (C‑280/00, Rec. p. I‑7747).


26 – Arrêt du 5 octobre 2004, Commission/Grèce (C‑475/01, Rec. p. I‑8923, point 18 et jurisprudence citée).


27 – Arrêt du 1er juin 2006, P & O Ferries et Diputación/Commission (C‑442/03 P et C‑471/03 P, Rec. p. I‑4845, point 43 et jurisprudence citée).


28 – Arrêts du 20 septembre 1990, Commission/Allemagne (C‑5/89, Rec. p. I‑3437, point 14), et du 14 janvier 1997, Espagne/Commission (C‑169/95, Rec. p. I‑135, point 51).


29 – «[L]e contrôle juridictionnel exercé par le juge communautaire sur les décisions en matière d’aides d’État ne peut être considéré comme un événement exceptionnel et imprévisible puisqu’il constitue une partie intégrante et essentielle du système institué par le traité en la matière. Un opérateur économique diligent devrait donc savoir qu’une décision de la Commission déclarant qu’une mesure étatique ne constitue pas une aide d’État est, jusqu’à l’expiration du délai de deux mois prévu à l’article 230 CE, susceptible d’être attaquée devant le juge communautaire», arrêt précité note 27, point 153 des conclusions.


30 – Arrêt du 29 avril 2004 (C‑91/01, Rec. p. I‑4355, point 66).


31 – Arrêt du 5 août 2003, P & O Ferries et Diputación/Commission (T‑116/01 et T‑118/01, Rec. p. II‑2957, point 209).