Language of document : ECLI:EU:C:2010:544

PRISE DE POSITION DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NIILO JÄÄSKINEN

présentée le 22 septembre 2010 (1)

Affaire C‑400/10 PPU

J. McB.

contre

L. E.

[demande de décision préjudicielle introduite par la Supreme Court (Irlande)]

«Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire et exécution des décisions – Matière matrimoniale et responsabilité parentale – Règlement (CE) nº 2201/2003 – Enfants dont les parents ne sont pas mariés – Droit de garde du père – Obligation d’être en possession d’une décision de la juridiction compétente conférant le droit de garde des enfants – Procédure préjudicielle d’urgence»





I –    Introduction

1.        Par la présente procédure préjudicielle, la Cour est invitée à se prononcer sur l’interprétation du règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) n° 1347/2000 (2), dénommé également «règlement Bruxelles II bis».

2.        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un recours introduit devant la Supreme Court (Irlande) par M. McB., père de trois enfants (3), à l’encontre de la décision de la High Court (Irlande) du 28 avril 2010, au motif que cette juridiction avait rejeté sa demande d’une décision ou attestation constatant que le déplacement des enfants au Royaume‑Uni au mois de juillet 2009 par Mme E., leur mère, est illicite au sens de l’article 2, point 11, du règlement nº 2201/2003 et que le père des enfants était titulaire d’un droit de garde à la date de ce déplacement. M. McB. n’est pas marié avec Mme E. et ne l’a jamais été. Il n’existe pas de décision juridictionnelle lui donnant le droit de garde au sens du règlement nº 2201/2003 concernant leurs enfants communs.

3.        Les juridictions irlandaises sont saisies de cette question, car la juridiction anglaise à laquelle le père s’est adressé pour obtenir le retour des enfants [la High Court of Justice (England & Wales), Family Division (Royaume-Uni)] lui a demandé, conformément à l’article 15 de la convention de La Haye, du 25 octobre 1980, sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (4), de produire une décision émanant des autorités de l’État de résidence habituelle des enfants, l’Irlande, constatant que le déplacement était illicite.

4.        En droit irlandais, le père naturel des enfants ne bénéficie pas de plein droit d’un droit de garde, mais il peut l’obtenir à la suite d’une décision juridictionnelle. Le fait que des parents non mariés aient cohabité et que le père ait participé activement à l’éducation de l’enfant, comme en l’espèce, ne lui donne pas un tel droit. La question préjudicielle vise à savoir si le règlement nº 2201/2003, éventuellement interprété conformément à l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (5), s’oppose à ce que le droit irlandais subordonne le droit de garde du père naturel à une telle décision.

II – Le cadre juridique

A –    La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales

5.        L’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (6) (ci-après la «CEDH») prévoit ce qui suit:

«Droit au respect de la vie privée et familiale

1.      Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.      Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.»

B –    La convention de La Haye de 1980

6.        L’article 1er de la convention de La Haye de 1980 prévoit:

«La présente Convention a pour objet:

a)      d’assurer le retour immédiat des enfants déplacés ou retenus illicitement dans tout État contractant;

b)      de faire respecter effectivement dans les autres États contractants les droits de garde et de visite existant dans un État contractant.»

7.        L’article 3 de la convention de La Haye de 1980 dispose:

«Le déplacement ou le non-retour d’un enfant est considéré comme illicite:

a)      lorsqu’il a lieu en violation d’un droit de garde, attribué à une personne, une institution ou tout autre organisme, seul ou conjointement, par le droit de l’État dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour; et

b)      que ce droit était exercé de façon effective seul ou conjointement, au moment du déplacement ou du non-retour, ou l’eût été si de tels événements n’étaient survenus.

Le droit de garde visé en a) peut notamment résulter d’une attribution de plein droit, d’une décision judiciaire ou administrative, ou d’un accord en vigueur selon le droit de cet État.»

8.        L’article 4 de la convention de La Haye de 1980 énonce:

«La Convention s’applique à tout enfant qui avait sa résidence habituelle dans un État contractant immédiatement avant l’atteinte aux droits de garde ou de visite. L’application de la Convention cesse lorsque l’enfant parvient à l’âge de 16 ans.»

9.        Aux termes de l’article 5 de la convention de La Haye de 1980:

«Au sens de la présente Convention:

a)      le ‘droit de garde’ comprend le droit portant sur les soins de la personne de l’enfant, et en particulier celui de décider de son lieu de résidence;

b)      le ‘droit de visite’ comprend le droit d’emmener l’enfant pour une période limitée dans un lieu autre que celui de sa résidence habituelle.»

10.      Le chapitre III de ladite convention porte sur le retour de l’enfant et son article 8, paragraphe 1, prévoit:

«La personne, l’institution ou l’organisme qui prétend qu’un enfant a été déplacé ou retenu en violation d’un droit de garde peut saisir soit l’Autorité centrale de la résidence habituelle de l’enfant, soit celle de tout autre État contractant, pour que celles‑ci prêtent leur assistance en vue d’assurer le retour de l’enfant.»

11.      L’article 15 de cette même convention prévoit:

«Les autorités judiciaires ou administratives d’un État contractant peuvent, avant d’ordonner le retour de l’enfant, demander la production par le demandeur d’une décision ou d’une attestation émanant des autorités de l’État de la résidence habituelle de l’enfant constatant que le déplacement ou le non-retour était illicite au sens de l’article 3 de la Convention, dans la mesure où cette décision ou cette attestation peut être obtenue dans cet État. Les Autorités centrales des États contractants assistent dans la mesure du possible le demandeur pour obtenir une telle décision ou attestation.»

C –    Les traités

12.      L’article 6 TUE prévoit:

«1.      L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités.

Les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités.

Les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte sont interprétés conformément aux dispositions générales du titre VII de la Charte régissant l’interprétation et l’application de celle‑ci et en prenant dûment en considération les explications visées dans la Charte, qui indiquent les sources de ces dispositions.

[…]

3.      Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux.»

13.      L’article 4 TFUE énonce:

«1.      L’Union dispose d’une compétence partagée avec les États membres lorsque les traités lui attribuent une compétence qui ne relève pas des domaines visés aux articles 3 et 6.

2.      Les compétences partagées entre l’Union et les États membres s’appliquent aux principaux domaines suivants:

[…]

j)      l’espace de liberté, de sécurité et de justice».

14.      L’article 81 TFUE prévoit:

«1.      L’Union développe une coopération judiciaire dans les matières civiles ayant une incidence transfrontière, fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et extrajudiciaires. Cette coopération peut inclure l’adoption de mesures de rapprochement des dispositions législatives et réglementaires des États membres.

2.      Aux fins du paragraphe 1, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, adoptent, notamment lorsque cela est nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur, des mesures visant à assurer:

a)      la reconnaissance mutuelle entre les États membres des décisions judiciaires et extrajudiciaires, et leur exécution;

[…]

c)      la compatibilité des règles applicables dans les États membres en matière de conflit de lois et de compétence;

[…]

e)      un accès effectif à la justice».

15.      Le protocole (n° 30) sur l’application de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne à la Pologne et au Royaume‑Uni énonce à son article 1er:

«1.      La Charte n’étend pas la faculté de la Cour de justice de l’Union européenne, ou de toute juridiction de la Pologne ou du Royaume‑Uni, d’estimer que les lois, règlements ou dispositions, pratiques ou action administratives de la Pologne ou du Royaume‑Uni sont incompatibles avec les droits, les libertés et les principes fondamentaux qu’elle réaffirme.

2.      En particulier, et pour dissiper tout doute, rien dans le titre IV de la Charte ne crée des droits justiciables applicables à la Pologne ou au Royaume‑Uni, sauf dans la mesure où la Pologne ou le Royaume‑Uni a prévu de tels droits dans sa législation nationale.»

D –    La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

16.      L’article 7 de la charte prévoit ce qui suit:

«Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications.»

17.      L’article 24, paragraphe 3, de la charte dispose:

«Tout enfant a le droit d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à son intérêt.»

18.      Le titre VII de la charte contient les dispositions générales régissant l’interprétation et l’application de la charte. L’article 51, intitulé «Champ d’application», prévoit:

«1.      Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. En conséquence, ils respectent les droits, observent les principes et en promeuvent l’application, conformément à leurs compétences respectives et dans le respect des limites des compétences de l’Union telles qu’elles lui sont conférées dans les traités.

2.      La présente Charte n’étend pas le champ d’application du droit de l’Union au‑delà des compétences de l’Union, ni ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les traités.»

E –    Le règlement nº 2201/2003

19.      Le cinquième considérant du règlement nº 2201/2003 se lit comme suit:

«En vue de garantir l’égalité de tous enfants, le présent règlement couvre toutes les décisions en matière de responsabilité parentale, y compris les mesures de protection de l’enfant, indépendamment de tout lien avec une procédure matrimoniale.»

20.      Le dix‑septième considérant dudit règlement prévoit:

«En cas de déplacement ou de non-retour illicite d’un enfant, son retour devrait être obtenu sans délai et à ces fins la convention de La Haye du 25 octobre 1980 devrait continuer à s’appliquer telle que complétée par les dispositions de ce règlement et en particulier de l’article 11. Les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant a été déplacé ou retenu illicitement devraient être en mesure de s’opposer à son retour dans des cas précis, dûment justifiés. Toutefois, une telle décision devrait pouvoir être remplacée par une décision ultérieure de la juridiction de l’État membre de la résidence habituelle de l’enfant avant son déplacement ou non-retour illicites. Si cette décision implique le retour de l’enfant, le retour devrait être effectué sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure pour la reconnaissance et l’exécution de ladite décision dans l’État membre où se trouve l’enfant enlevé.»

21.      Il ressort du trentième considérant du règlement nº 2201/2003 que l’Irlande et le Royaume‑Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord ont notifié leur souhait de participer à l’adoption et à l’application de ce règlement.

22.      Le trente‑troisième considérant du règlement nº 2201/2003 se lit comme suit:

«Le présent règlement reconnaît les droits fondamentaux et observe les principes consacrés par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Il veille notamment à assurer le respect des droits fondamentaux de l’enfant tels qu’énoncés à l’article 24 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne».

23.      L’article 1er du règlement nº 2201/2003 dispose:

«1.      Le présent règlement s’applique, quelle que soit la nature de la juridiction, aux matières civiles relatives:

[…]

b)      à l’attribution, à l’exercice, à la délégation, au retrait total ou partiel de la responsabilité parentale.

2.      Les matières visées au paragraphe 1, point b, concernent notamment:

a)      le droit de garde et le droit de visite;

[…]»

24.      L’article 2, points 7, 9 et 11, du règlement nº 2201/2003 contient les définitions suivantes:

«Aux fins du présent règlement, on entend par:

[…]

7)      ‘responsabilité parentale’ l’ensemble des droits et obligations conférés à une personne physique ou une personne morale sur la base d’une décision judiciaire, d’une attribution de plein droit ou d’un accord en vigueur, à l’égard de la personne ou des biens d’un enfant. Il comprend notamment le droit de garde et le droit de visite;

[…]

9)      ‘droit de garde’ les droits et obligations portant sur les soins de la personne d’un enfant, et en particulier le droit de décider de son lieu de résidence;

[…]

11)      ‘déplacement ou non-retour illicites d’un enfant’ le déplacement ou le non-retour d’un enfant lorsque:

a)      il a eu lieu en violation d’un droit de garde résultant d’une décision judiciaire, d’une attribution de plein droit ou d’un accord en vigueur en vertu du droit de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour

et

b)      sous réserve que le droit de garde était exercé effectivement, seul ou conjointement, au moment du déplacement ou du non-retour, ou l’eût été si de tels événements n’étaient survenus. La garde est considérée comme étant exercée conjointement lorsque l’un des titulaires de la responsabilité parentale ne peut, conformément à une décision ou par attribution de plein droit, décider du lieu de résidence de l’enfant sans le consentement d’un autre titulaire de la responsabilité parentale.»

25.      L’article 10 du règlement nº 2201/2003, intitulé «Compétence en cas d’enlèvement d’enfant», dispose:

«En cas de déplacement ou de non-retour illicites d’un enfant, les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour illicites conservent leur compétence jusqu’au moment où l’enfant a acquis une résidence habituelle dans un autre État membre et que

a)      toute personne, institution ou autre organisme ayant le droit de garde a acquiescé au déplacement ou au non-retour

ou

b)      l’enfant a résidé dans cet autre État membre pendant une période d’au moins un an après que la personne, l’institution ou tout autre organisme ayant le droit de garde a eu ou aurait dû avoir connaissance du lieu où se trouvait l’enfant, que l’enfant s’est intégré dans son nouvel environnement et que l’une au moins des conditions suivantes est remplie:

i)      dans un délai d’un an après que le titulaire d’un droit de garde a eu ou aurait dû avoir connaissance du lieu où se trouvait l’enfant, aucune demande de retour n’a été faite auprès des autorités compétentes de l’État membre où l’enfant a été déplacé ou est retenu;

ii)      une demande de retour présentée par le titulaire d’un droit de garde a été retirée et aucune nouvelle demande n’a été présentée dans le délai fixé au point i);

iii)      une affaire portée devant une juridiction de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour illicites a été close en application de l’article 11, paragraphe 7;

iv)      une décision de garde n’impliquant pas le retour de l’enfant a été rendue par les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour illicites.»

26.      L’article 11 dudit règlement, intitulé «Retour de l’enfant», prévoit:

«1.      Lorsqu’une personne, institution ou tout autre organisme ayant le droit de garde demande aux autorités compétentes d’un État membre de rendre une décision sur la base de [la convention de La Haye de 1980] en vue d’obtenir le retour d’un enfant qui a été déplacé ou retenu illicitement dans un État membre autre que l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour illicites, les paragraphes 2 à 8 sont d’application.

[…]

3.      Une juridiction saisie d’une demande de retour d’un enfant visée au paragraphe 1 agit rapidement dans le cadre de la procédure relative à la demande, en utilisant les procédures les plus rapides prévues par le droit national.

Sans préjudice du premier alinéa, la juridiction rend sa décision, sauf si cela s’avère impossible en raison de circonstances exceptionnelles, six semaines au plus tard après sa saisine.

[…]»

27.      Les articles 60 et 62 du règlement nº 2201/2003 prévoient:

«Article 60

Relations avec certaines conventions multilatérales

Dans les relations entre les États membres, le présent règlement prévaut sur les conventions suivantes dans la mesure où elles concernent des matières réglées par le présent règlement:

[…]

e)      convention de La Haye [de] 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants.

[…]

Article 62

Étendue des effets

1.      Les accords et conventions visés à l’article 59, paragraphe 1, et aux articles 60 et 61 continuent à produire leurs effets dans les matières non réglées par le présent règlement.

2.      Les conventions mentionnées à l’article 60, notamment la convention de La Haye de 1980, continuent à produire leurs effets entre les États membres qui en sont parties contractantes, dans le respect de l’article 60.»

F –    Le droit national

28.      En vertu de l’article 6A de la loi de 1964 relative à la tutelle des mineurs (7), «lorsque le père et la mère ne sont pas mariés ensemble, le tribunal peut, à la demande du père, le désigner, par un jugement, comme tuteur du mineur». De plus, l’article 11, paragraphe 4, de la loi de 1964 (8) dispose:

«Dans le cas d’un mineur dont le père et la mère ne sont pas mariés ensemble, le droit d’introduire, au titre du présent article, une demande concernant la garde du mineur et le droit de visite de son père ou de sa mère s’étend au père qui n’est pas le tuteur de l’enfant et, à cette fin, les références faites par le présent article au père ou au parent d’un mineur sont interprétées comme l’incluant.»

29.      La loi de 1991 relative à l’enlèvement des enfants et à l’exécution des jugements en matière de garde (9) (ci‑après la «loi de 1991») prévoit en son article 15, paragraphe 1, qu’une juridiction compétente peut constater que le déplacement des enfants en dehors de l’Irlande constitue, dans le cas du déplacement ou du maintien dans un État membre, un déplacement ou un non-retour illicite au sens de l’article 2 du règlement nº 2201/2003, ou est illicite au sens de l’article 3 de la convention de La Haye de 1980.

III – Les faits au principal et la question préjudicielle

30.      La mère des enfants dont la garde fait l’objet du litige est de nationalité britannique. Le père est de nationalité irlandaise. Ils n’ont jamais été mariés, mais ont vécu ensemble en Angleterre, en Australie, en Irlande du Nord et, à partir du mois de novembre 2008, en Irlande. Les principaux éléments du cadre factuel et procédural du litige peuvent se résumer sous forme de tableau synoptique.

Date

Irlande

Royaume-Uni

2000

 

Naissance d’un premier enfant (Angleterre).

2002

 

Naissance d’un deuxième enfant (Angleterre).

2007

 

Naissance d’un troisième enfant (Irlande du Nord). 

novembre 2008

Les parties se sont établies en Irlande.

 

11 juillet 2009

La mère a emmené les enfants dans un foyer pour femmes.

 

25 juillet 2009

 

La mère a emmené les enfants au Royaume-Uni.

2 novembre 2009

 

Le père a fait déposer devant la High Court of Justice (England & Wales), Family Division, un acte introductif d’instance par lequel il lui demandait d’ordonner le retour des enfants en Irlande, conformément à la législation du Royaume-Uni qui met en œuvre la convention de La Haye de 1980 et le règlement nº 2201/2003.

20 novembre 2009

 

La juridiction anglaise a demandé au père, conformément à l’article 15 de la convention de La Haye de 1980, d’obtenir de la High Court (Irlande) une décision ou une attestation constatant que le déplacement des enfants en dehors de l’Irlande était illicite au sens de l’article 3 de ladite convention.

22 décembre 2009

Le père a engagé, devant la High Court (Irlande), une procédure visant à obtenir qu’il soit déclaré, conformément à la législation irlandaise qui met en œuvre la convention de La Haye de 1980 et l’article 15 de celle-ci, que le déplacement des enfants en dehors de l’Irlande au mois de juillet 2009 était illicite, au sens à la fois de l’article 3 de ladite convention et de l’article 2 du règlement nº 2201/2003.

Par la même action, le père a demandé à ladite High Court d’ordonner que la tutelle et la garde des enfants lui soient confiées. Ces deux dernières questions n’ont pas encore été tranchées par les juridictions irlandaises.

 

28 avril 2010

1        La High Court (Irlande) a décidé que le réquérant au principal n’avait aucun droit de garde à l’égard des enfants au moment de leur déplacement en dehors de l’Irlande et que ce déplacement n’était, par conséquent, pas illicite, au sens de ladite convention ou de ce règlement.

 

1        La High Court (Irlande) a décidé que le réquérant au principal n’avait aucun droit de garde à l’égard des enfants au moment de leur déplacement en dehors de l’Irlande et que ce déplacement n’était, par conséquent, pas illicite, au sens de ladite convention ou de ce règlement.

 
 

Le père a formé un recours contre cet arrêt devant la Supreme Court.

 

30 juillet 2010

La Supreme Court a formulé une question à titre préjudiciel.

 


31.      Dans sa décision de renvoi, la Supreme Court observe que le père n’avait aucun droit de garde relatif à ses enfants à la date du 25 juillet 2009, au sens des dispositions de la convention de La Haye de 1980. Toutefois, elle relève que la notion de «droit de garde» est désormais définie, aux fins des demandes de retour d’enfants d’un État membre à l’autre sur la base de ladite convention, à l’article 2, paragraphe 9, du règlement nº 2201/2003.

32.      La juridiction de renvoi considère que ni les dispositions du règlement nº 2201/2003 ni l’article 7 de la charte n’impliquent que le père naturel d’un enfant doit nécessairement être considéré comme ayant un droit de garde sur celui‑ci, aux fins de la détermination du caractère illicite ou non de l’éloignement de l’enfant, en l’absence d’une décision judiciaire lui accordant un tel droit. Toutefois, elle relève que l’interprétation de ces dispositions du droit de l’Union relève de la compétence de la Cour.

33.      La Supreme Court a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Le règlement [no 2201/2003], interprété conformément à l’article 7 de la [charte] ou autrement, fait-il obstacle à ce que la loi d’un État membre exige que le père d’un enfant qui n’est pas marié avec la mère de celui-ci obtienne de la juridiction compétente un jugement lui confiant la garde de cet enfant de manière à ce qu’il se voie reconnaître un ‘droit de garde’ qui rende le déplacement de l’enfant en dehors du pays de sa résidence habituelle illicite aux fins de l’article 2, point 11, de ce règlement?»

IV – La prise de position

A –    Sur la recevabilité

34.      La Commission européenne a excipé de l’irrecevabilité potentielle de la question préjudicielle. La République fédérale d’Allemagne a également évoqué l’incompétence de la Cour pour répondre à la question préjudicielle. Selon le gouvernement allemand, il s’agit en réalité de l’interprétation de la convention de La Haye de 1980 et non de l’interprétation du règlement nº 2201/2003. Les problématiques soulevées concernent aussi l’articulation entre ladite convention et ce règlement.

35.      La Commission note que les juridictions irlandaises ont été saisies, en vertu de l’article 15 de la loi de 1991, d’un recours présenté conformément à l’article 15 de la convention de La Haye de 1980, visant à faire constater que le déplacement des enfants du réquérant au principal en dehors de l’Irlande était illicite au sens de l’article 3 de ladite convention et de l’article 2 du règlement nº 2201/2003.

36.      La Commission a des doutes sur le point de savoir si la question préjudicielle a effectivement trait à l’interprétation de l’article 2, point 11, du règlement nº 2201/2003, ou si elle concerne plutôt l’interprétation des articles 1er et 3 de la convention de La Haye de 1980. Si tel était le cas, la Cour ne serait pas habilitée à répondre à la question qui lui a été posée, car l’Union européenne n’est pas partie à ladite convention, même si tous les États membres sont parties contractantes.

37.      Selon la Commission, une interprétation restrictive est corroborée par le fait que, à l’époque où les juridictions irlandaises ont été saisies, le règlement nº 2201/2003 n’était pas encore d’application.

38.      Il convient de rappeler en premier lieu que le litige au fond devant la Supreme Court concerne expressément l’application du règlement nº 2201/2003 et de la charte, et non pas l’application de la convention de La Haye de 1980. Le fait que le litige pendant au Royaume-Uni concerne l’applicabilité de ladite convention ne change rien à cela. Ainsi se pose une question relative au droit de l’Union qui n’est ni hypothétique ni sans pertinence pour la juridiction de renvoi.

39.      En deuxième lieu, je rappelle que la convention de La Haye de 1980 ne fait pas partie, en tant que telle, de l’ordre juridique de l’Union et que la Cour n’est dès lors pas compétente pour l’interpréter (10).

40.      Toutefois, en vertu des dispositions du traité, l’Union est compétente pour légiférer sur les questions relatives à la compétence, à la reconnaissance et à l’exécution des décisions en matière de responsabilité parentale (11). En particulier, l’article 1er du règlement nº 2201/2003 prévoit que ce règlement s’applique, quelle que soit la nature de la juridiction, aux matières civiles relatives à l’attribution, à l’exercice, à la délégation, au retrait total ou partiel de la responsabilité parentale, reprenant donc le champ d’application de la convention de La Haye de 1980. Ce n’est que par le jeu des articles 60 et 62 du règlement nº 2201/2003 que le législateur a rétabli les effets de ladite convention en la déclarant applicable dans les relations entre les États membres pour les questions non couvertes par ledit règlement. En effet, le règlement nº 2201/2003 prévaut sur la convention de La Haye de 1980 dans la mesure où ladite convention concerne des matières régies par ce règlement, mais la convention de La Haye de 1980 continue à produire ses effets dans les matières non réglées par ledit règlement (12). Le législateur a donc fait le choix de renvoyer aux dispositions d’un instrument existant du droit international public au lieu d’adopter des dispositions du droit de l’Union portant sur la même matière.

41.      La nécessité d’inclure dans le projet de règlement nº 2201/2003 des dispositions traitant de la même matière que la convention de La Haye de 1980 était une question controversée à l’époque (13). Le règlement nº 2201/2003, tel qu’adopté, couvre une multitude de situations concernant la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière de responsabilité parentale. Selon ledit règlement, en cas de déplacement ou de non-retour illicite d’un enfant, la convention de La Haye de 1980 «devrait continuer à s’appliquer telle que complétée par les dispositions de ce règlement et en particulier l’article 11» (14).

42.      Même si l’article 11 du règlement nº 2201/2003 semble subordonner l’applicabilité de ce règlement à une constatation de l’applicabilité de la convention de La Haye de 1980, il n’en reste pas moins que, s’agissant des déplacements entre les États membres, la convention de La Haye de 1980 et le règlement nº 2201/2003 sont inextricablement liés pour ce qui est de leur application.

43.      En outre, dans la mesure où une définition similaire est utilisée aussi bien dans la convention de La Haye de 1980 que dans le règlement nº 2201/2003, il y a lieu de considérer qu’une telle formulation a été «communautarisée» et que la Cour peut l’interpréter (15). Tel est le cas par exemple en ce qui concerne la question de savoir si un déplacement ou un non-retour est licite ou non, ce qui est défini à l’article 3 de la convention de La Haye de 1980 et à l’article 2, point 11, du règlement nº 2201/2003. Cependant, il convient de remarquer qu’il existe certaines différences entre ce règlement et ladite convention (16).

44.      Le renvoi préjudiciel portant bien sur l’interprétation du droit de l’Union, je propose dès lors à la Cour de considérer que la question est recevable.

B –    Sur le fond

1.      Interprétation de l’article 2, point 11, sous a), du règlement nº 2201/2003

45.      Je relève que l’article 2, point 11, sous a), dudit règlement prévoit que l’expression «déplacement ou non-retour illicites» signifie le déplacement ou le non-retour d’un enfant lorsque «il a eu lieu en violation d’un droit de garde résultant d’une décision judiciaire, d’une attribution de plein droit ou d’un accord en vigueur en vertu du droit de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour». L’expression «droit de garde», conformément à l’article 2, point 9, du même règlement, couvre «les droits et obligations portant sur les soins de la personne d’un enfant, et en particulier le droit de décider de son lieu de résidence».

46.      À l’instar de la Supreme Court et de la Commission, j’estime que le libellé de ces deux dispositions ne laisse planer ni doute ni ambiguïté sur leur interprétation: c’est clairement au droit de l’État membre dans lequel l’enfant résidait habituellement avant son déplacement ou son non-retour qu’il incombe de déterminer si ledit déplacement ou non-retour est licite ou non. La Supreme Court ayant clairement constaté que le père n’était pas titulaire d’un droit de garde conformément au droit irlandais et que celui-ci ne pouvait pas se prévaloir des dispositions lui permettant de s’opposer au déplacement des enfants, il s’ensuit que le déplacement des enfants en dehors de l’Irlande et leur non-retour au Royaume-Uni n’étaient pas illicites au sens de l’article 2, point 11, du règlement nº 2201/2003.

47.      La distinction nette entre l’attribution quasi-automatique ou non du droit de garde au père en fonction du fait qu’il est marié ou pas semble être assez généralisée dans les États membres.

48.      À cet égard, il est utile de mentionner un rapport récent qui fait le point sur l’attribution de la «responsabilité parentale» dans certains pays membres du Conseil de l’Europe (17). Ce rapport examinant la question de la «responsabilité parentale», il y a lieu de noter que cela n’est pas nécessairement la même chose que le droit de garde visé par le règlement nº 2201/2003. En tout état de cause, le professeur Lowe constate que les «États membres enquêtés confèrent tous une responsabilité parentale conjointe aux parents d’enfants nés dans le mariage et la responsabilité parentale aux mères d’enfants nés hors mariage». Cela correspond aux recommandations allant dans le même sens formulées par certains instruments internationaux.

49.      Pour les enfants issus de couples non mariés, la situation est différente, et assez diverse. Dans onze pays, une fois que la paternité est établie, par reconnaissance ou décision judiciaire, les deux parents sont investis d’une responsabilité parentale conjointe. Toutefois, dans onze autres pays, cela ne suffit pas. Le père doit prendre d’autres mesures pour acquérir la responsabilité parentale (par exemple, en épousant la mère, en passant un accord avec elle ou en obtenant une décision judiciaire). Cette divergence des approches se reflète dans la divergence des instruments internationaux sur cette question (18).

50.      Par conséquent, la législation irlandaise, qui semble être proche du deuxième groupe évoqué, ne semble nullement exceptionnelle.

51.      Pour conclure, le règlement nº 2201/2003 ne fixe pas de conditions d’attribution du droit de garde, même s’il énumère la décision judiciaire, l’attribution de plein droit ou un accord en vigueur comme étant les trois formes de celle-ci, en omettant l’adverbe «notamment» qui est mentionné par la convention de La Haye de 1980 (19), ce qui permet de considérer que la liste est ici limitative. Le règlement nº 2201/2003 n’établit pas quel parent devrait avoir le droit de garde. Cette question n’est pas non plus régie par la convention de La Haye de 1980. C’est une question qui relève du droit national.

52.      Enfin, l’article 2, point 11, du règlement nº 2201/2003 contient aussi une règle de conflit de lois. Il détermine la loi applicable à la définition du droit de garde dans le contexte d’enlèvement illicite d’enfants. Parmi les différentes possibilités, le choix opéré par ce règlement s’est porté sur le «droit de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour». À cet égard, et pour l’applicabilité du règlement nº 2201/2003, tout autre droit de garde éventuellement acquis dans un autre pays que celui où la famille avait résidé antérieurement semble être sans effet.

2.      Existe-t-il un droit de garde «implicite» («inchoate right») dans le droit de l’Union pour le père naturel?

53.      L’argument principal du père semble être le suivant, à savoir nonobstant la législation irlandaise, il devrait se voir reconnaître un droit de garde «implicite», susceptible d’être reconnu («inchoate right») (20). Ce droit devrait être reconnu dans le droit de l’Union au père naturel qui a cohabité avec la mère et qui, de ce fait, a accepté de participer aux responsabilités de la vie familiale à l’instar d’un père marié. Ce droit serait basé sur l’article 8 de la CEDH et sur les articles 7 et 24, paragraphe 3, de la charte. À l’appui de cette thèse, il se réfère notamment à un certain nombre d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme.

54.      En ce qui concerne la charte, il y a lieu de rappeler deux aspects essentiels. Certes, la charte a la même valeur juridique que les traités, mais les dispositions de la charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités (21). Si le traité ne donne pas à l’Union la compétence de légiférer sur les conditions de fond du droit de garde, la charte ne le permet pas non plus (22).

55.      Le cas échéant, la compatibilité des conditions de l’octroi du droit de garde au père peut être contrôlée au regard de la CEDH. À cet égard, il convient de formuler trois observations.

56.      D’abord, la Cour veille à l’évidence au respect des droits fondamentaux, dont ceux garantis par la CEDH (23), mais elle exerce cette fonction dans le champ d’application du droit de l’Union. Toutefois, en l’état actuel, l’Union n’a pas de compétences pour légiférer sur la question de l’attribution du droit de garde. Les compétences de l’Union, même si elles sont multiples, ne couvrent pas les questions de droit matériel en cause ici, à savoir quelle personne doit avoir le droit de garde (24).

57.      Étant donné que les conditions de fond de l’attribution du droit de garde ne sont absolument pas régies par le droit de l’Union, il en résulte qu’il n’existe pas de lien entre le droit de l’Union et la CEDH dans le cas d’espèce.

58.      Toutefois, au cas où les conditions d’attribution du droit de garde selon la législation d’un État membre s’avéreraient contraires à la CEDH, il ne me semble pas exclu que ce fait pourrait avoir des conséquences en ce qui concerne l’application du règlement nº 2201/2003. En particulier, l’obligation pour un autre État membre de reconnaître des décisions portant sur l’attribution du droit de garde devrait le cas échéant être analysée par la Cour.

59.      Je voudrais encore examiner, à titre surabondant, quelques aspects de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui ont été évoqués par le père, M. McB.

60.      La jurisprudence citée par M. McB. semble porter sur l’attribution du droit de garde et les limites qui lui sont imposées par le droit national, notamment en ce qui concerne les pères célibataires. Ainsi, dans l’affaire Zaunegger c. Allemagne, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté une violation de la CEDH par la République fédérale d’Allemagne. La Cour européenne des droits de l’homme a considéré que les conditions très restrictives, en droit allemand, de l’attribution du droit de garde au père célibataire, qui donnent un droit de veto absolu à la mère, n’étaient pas compatibles avec la CEDH (25).

61.      Il me semble que les circonstances de l’affaire Guichard c. France sont très proches de l’affaire qui nous occupe (26).

62.      Dans cette affaire, le père avait invoqué la violation de la CEDH devant la Cour européenne des droits de l’homme. Dans son arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme relève qu’il ressort des dispositions de la convention de La Haye de 1980 que les autorités centrales doivent prendre toutes les mesures appropriées pour assurer le retour immédiat des enfants déplacés illicitement. Ladite convention prévoit à cet égard que doit être considéré comme «illicite» un déplacement ayant eu lieu en violation d’un «droit de garde», qui comprend le droit portant sur les soins de la personne de l’enfant, et en particulier celui de décider de son lieu de résidence. La convention de La Haye de 1980 précise notamment, en son article 3, que le droit de garde peut notamment résulter d’une attribution de plein droit. Tel était bien le cas en l’espèce, puisque, à la date du déplacement de l’enfant de la France au Canada, les dispositions françaises confiaient de plein droit à la mère l’exercice de l’autorité parentale (qui implique un droit de garde), le père et la mère ayant l’un et l’autre reconnu leur enfant naturel. Dans ces conditions, le déplacement ne pouvait être considéré comme «illicite» au sens de la convention de La Haye de 1980. Dès lors, le requérant, qui n’était pas titulaire du «droit de garde» au sens de la convention de La Haye de 1980, ne pouvait se prévaloir de la protection offerte par cette convention.

63.      Au vu de ces considérations, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que, en l’espèce, l’article 8 de la CEDH, interprété à la lumière de la convention de La Haye de 1980, ne mettait pas à la charge des autorités françaises d’obligations positives tendant au retour de l’enfant. L’affaire a toutefois été jugée irrecevable, car le père n’avait pas épuisé les voies de droit internes avant de s’adresser à la Cour européenne des droits de l’homme.

64.      Toutes les affaires susmentionnées ont en commun que la demande visant à être autorisé à exercer les prérogatives résultant du droit de garde avait été rejetée par les autorités nationales.

65.      Or, dans l’affaire qui nous occupe, au moment du déplacement, le père n’avait même pas introduit de demande tendant à l’octroi du droit de garde, même si cette possibilité est prévue par la législation nationale. Je note aussi que la mère ne pourrait empêcher l’attribution d’un tel droit au père si la juridiction nationale compétente statuait en ce sens.

66.      En l’absence d’une décision nationale refusant un droit de garde à M. McB., il n’est même pas possible de s’interroger sur l’existence d’une violation éventuelle de la CEDH.

67.      Pour être complet, je constate, toutefois, que les conditions d’octroi du droit de garde ne me semblent pas être en contradiction avec les droits garantis par la CEDH. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ne corrobore nullement l’affirmation de M. McB. selon laquelle il serait contraire à la CEDH de considérer que les droits d’un père naturel relatifs à la responsabilité parentale n’existent pas de plein droit, même en cas de cohabitation, mais dépendent d’une attribution par voie de décision judiciaire (ou, le cas échéant, en vertu d’un accord). Or, aucun droit de garde ne découle de la CEDH au profit du père. Il a seulement le droit de se faire attribuer de tels droits sur un pied d’égalité avec la mère dans la mesure où cela est compatible avec l’intérêt de l’enfant.

68.      En ce qui concerne plus précisément la protection de la vie familiale, invoquée par le père et mentionnée à l’article 7 de la charte, cet aspect a été analysé par la Cour européenne des droits de l’homme sous l’angle vertical, à savoir dans le cadre (27) des interventions par les autorités affectant ladite protection au sein d’une famille (28). Or, le cadre dans lequel le père l’invoque ici est tout à fait différent: c’est l’angle horizontal des relations entre les membres de la famille qui est invoqué, et non des relations avec les autorités irlandaises qui n’ont pas été saisies par lui en vue d’obtenir la protection de son droit fondamental à la vie familiale suivant les modalités prévues par la législation applicable, ou en vue d’obtenir l’attribution du droit de garde. En réalité, M. McB. demande à la Cour de fournir une interprétation selon laquelle il pourrait obtenir de la CEDH un droit de garde implicite, inconnu dans le droit de l’État membre concerné, qui serait opposable, ex post, à la mère et qui limiterait ainsi, ex post, le droit de garde de celle-ci, reconnu dans le droit de l’État en question. Cela n’est pas possible. L’interprétation que le père, M. McB., sollicite reviendrait à appliquer directement la CEDH à l’encontre d’un particulier.

69.      Reconnaître au père naturel un droit de garde «implicite», ex post, poserait d’ailleurs plusieurs problèmes. D’abord, cette construction entraverait potentiellement la libre circulation des personnes, qui, selon le traité, vise aussi la mère. La mère ne pourrait plus décider librement de la résidence de l’enfant et, par conséquent, de sa propre résidence. Ensuite, la personne en question, à savoir la mère, ne pourrait pas connaître sa propre situation juridique exacte.

70.      Enfin, un tel droit de garde «implicite» découlant seulement de la paternité biologique, même dans le contexte de la cohabitation de fait, sans fondement juridique clair et vérifiable tel qu’un acte d’état civil ou un document administratif ou judiciaire relatif à l’existence d’une telle qualité juridique (de plein droit ou en vertu d’une décision juridictionnelle ou d’un accord en vigueur concernant le droit de garde) ne serait pas non plus compatible avec l’exigence de la clarté nécessaire à la sécurité juridique, pour la bonne application du règlement nº 2201/2003 par les autorités judiciaires et administratives des États membres. Selon moi, exiger une telle clarté en ce qui concerne les rapports juridiques entre les parents et les enfants est pleinement compatible avec le droit fondamental de l’enfant d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, qui est prévu à l’article 24, paragraphe 3, de la charte, et qui, à son tour, est mentionné au trente-troisième considérant du règlement nº 2201/2003.

71.      Pour revenir à l’objet même de la demande de décision préjudicielle, je rappelle pour terminer, en ce qui concerne le droit de l’Union, qu’il ne s’agit pas ici de définir si le père devrait avoir le droit de garde ou non, pas plus que de définir dans quelles conditions le droit de garde peut être attribué et de quelle façon. L’objectif de cette procédure devant la Cour est d’interpréter les conditions qui doivent être réunies pour que le règlement nº 2201/2003 s’applique en cas d’enlèvement présumé d’enfants.

V –    Conclusion

72.      Dans ces conditions, je propose à la Cour de répondre comme suit à la question préjudicielle posée par la Supreme Court:

«Le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce que, aux fins de l’article 2, point 11, du règlement (CE) nº 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) n° 1347/2000, pour démontrer qu’il y a eu violation d’un droit de garde résultant d’une décision judiciaire, d’une attribution de plein droit ou d’un accord en vigueur en vertu du droit de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour, la législation d’un État membre exige que le père d’un enfant qui n’est pas marié avec la mère de celui-ci obtienne de la juridiction compétente un jugement lui confiant la garde de cet enfant de manière à ce qu’il se voie reconnaître un ‘droit de garde’ au sens de l’article 2, point 11, de ce règlement.»


1 – Langue originale: le français.


2 – JO L 338, p. 1.


3 – Le représentant de M. McB. a précisé lors de l’audience que celui‑ci est mentionné comme père dans le certificat de naissance du premier enfant, mais non pas dans celui des deux autres enfants communs de M. McB. et de Mme E. Il me semble néanmoins que la paternité des trois enfants n’est pas contestée par les parties.


4 – Ci-après la «convention de La Haye de 1980».


5 – Proclamée à Nice le 7 décembre 2000 (JO C 364, p. 1), modifiée et dotée d’une valeur juridique contraignante lors de l’adoption du traité de Lisbonne (JO 2007, C 303, p. 1), ci-après la «charte».


6 – Signée à Rome le 4 novembre 1950.


7 – Guardianship of Infants Act 1964, tel qu’inséré par l’article 12 de la loi de 1987 relative au statut des enfants (Status of Children Act 1987).


8 – Tel que modifié par l’article 13 de la loi de 1987.


9 – Child Abduction and Enforcement of Custody Orders Act, No. 6/1991.


10 – Les États membres sont parties contractantes à cette convention, mais l’Union ne l’est pas. Pour un résumé récent de la jurisprudence, voir arrêt du 4 mai 2010, TNT Express Nederland (C‑533/08, non encore publié au Recueil, points 58 à 61).


11 – Le règlement nº 2201/2003 cite comme base juridique l’article 61, sous c), CE [qui se réfère à l’article 65 CE] et l’article 67, paragraphe 1, CE; après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, voir article 81 TFUE.


12 – Voir articles 60 et 62 du règlement nº 2201/2003.


13 – Voir, notamment, McEleavy, P., «The New Child Abduction Regime of the European Union: Symbiotic Relationship or Forced Partnership?», Journal of Private International Law, avril 2005, p. 5.


14 – Voir dix‑septième considérant du règlement nº 2201/2003.


15 – Voir Borrás, A., «Protection of Minors and Child Abduction under the Hague Conventions and the Brussels II bis Regulation», Japanese and European Private International Law in Comparative perspective, sous la direction de Basedow, J., e.a., Mohr Siebeck, Tübingen, 2008, p. 345.


16 – Par exemple, en ce qui concerne les trois formes d’attribution du droit de garde, ladite convention les fait précéder de l’adverbe «notamment», ce qui introduit l’idée que la liste est dressée à titre seulement illustratif, alors que selon le libellé du règlement nº 2201/2003 la même liste semble être exhaustive.


17 – Voir le rapport du professeur Lowe, N., «Une étude sur les droits et le statut juridique des enfants qui sont élevés dans différentes formes maritales et non maritales de partenariat et de cohabitation», Conseil de l’Europe, Strasbourg, 25 septembre 2009, CJ‑FA(2008) 5, p. 32. Ce rapport couvre une trentaine de pays, à savoir presque tous les États membres de l’Union ainsi qu’un certain nombre des autres pays membres du Conseil de l’Europe.


18 – Le professeur Lowe se demande dans son rapport op. cit. s’il ne conviendrait pas d’harmoniser les approches pour les couples mariés ou non mariés dans l’avenir, mais tel n’est pas encore le cas actuellement.


19 – Pour la convention de La Haye de 1980, la précision de l’adverbe «notamment» semble avoir une importance certaine: «De même, les sources dont peut découler le droit de garde qu’on essaie de protéger sont toutes celles qui peuvent fonder une réclamation dans le cadre du système juridique en question. À cet égard, l’alinéa 2 de l’article 3 considère certaines – les plus importantes sans doute – de ces sources, mais en soulignant la nature non exhaustive de l’énumération […]. Or, comme nous le verrons dans les paragraphes suivants, les sources retenues couvrent un vaste éventail juridique; la précision de leur caractère partiel doit donc être surtout comprise comme favorisant une interprétation souple des concepts employés, qui permette d’appréhender le maximum d’hypothèses possibles». Voir rapport explicatif de Pérez‑Vera, E., Actes et documents de la quatorzième session (1980), conférence de La Haye de droit international privé, tome III, p. 446, point 67 (le rapport explicatif peut être consulté à l’adresse suivante http://hcch.e‑vision.nl/upload/expl28.pdf).


20 – Il n’est pas aisé de trouver une traduction exacte pour l’expression «inchoate right». Il me semble toutefois que le terme utilisé dans la base de données de la convention de La Haye de 1980 («droit de garde implicite») ne couvre pas exactement ce que M. McB. vise ici.


21 – Voir article 6, paragraphe 1, TUE.


22 – Voir article 51, paragraphe 1, de la charte.


23 – Voir article 6, paragraphe 3, TUE.


24 – Je note d’ailleurs que le traité prévoit dorénavant l’adhésion de l’Union à la CEDH, et ce à l’article 6, paragraphe 2, TUE. Le même paragraphe souligne, à l’instar de la disposition figurant au paragraphe précédent, que cette adhésion ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les traités.


25 – Cour eur. D. H., arrêt Zaunegger c. Allemagne du 3 décembre 2009 (requête nº 22028/04). Sur cette base, la Cour constitutionnelle allemande (BVerfG) a récemment dit pour droit que la législation allemande sur ce point est contraire à la Constitution allemande (arrêt du 21 juillet 2010, 1 BvR 420/09).


26 – Cour eur. D. H., arrêt Guichard c. France du 2 septembre 2003 (requête nº 56838/00).


27 – Je rappelle que M. McB. ne figure pas sur le certificat de naissance de deux des trois enfants concernés.


28 – Voir article 7, paragraphe 2, de la CEDH et, par exemple, Cour eur. D. H., arrêt A.W. Khan c. Royaume-Uni du 12 janvier 2010 (requête nº 47486/06).