Language of document : ECLI:EU:C:2018:635

ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

7 août 2018 (*)

« Renvoi préjudiciel – Marchés publics – Procédures de recours – Directive 89/665/CE – Action en dommages et intérêts – Article 2, paragraphe 6 – Réglementation nationale subordonnant la recevabilité de toute action en dommages et intérêts à la constatation préalable et définitive de l’illégalité de la décision du pouvoir adjudicateur à l’origine du dommage allégué – Recours en annulation – Recours préalable devant une commission arbitrale – Contrôle juridictionnel des sentences de la commission arbitrale – Réglementation nationale excluant la production de moyens non soulevés devant la commission arbitrale – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 47 – Droit à une protection juridictionnelle effective – Principes d’effectivité et d’équivalence »

Dans l’affaire C‑300/17,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Kúria (Cour suprême, Hongrie), par décision du 11 mai 2017, parvenue à la Cour le 24 mai 2017, dans la procédure

Hochtief AG

contre

Budapest Főváros Önkormányzata,

LA COUR (troisième chambre),

composée de M. L. Bay Larsen, président de chambre, MM. J. Malenovský, M. Safjan, D. Šváby et M. Vilaras (rapporteur), juges,

avocat général : M. M. Wathelet,

greffier : Mme R. Şereş, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 30 avril 2018,

considérant les observations présentées :

–        pour Hochtief AG, par MM. A. László, ügyvéd, et I. Varga, konzulens,

–        pour le gouvernement hongrois, par MM. M. Z. Fehér et G. Koós, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement hellénique, par Mmes M. Tassopoulou, D. Tsagkaraki et E. Tsaousi ainsi que par M. K. Georgiadis, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement autrichien, par M. M. Fruhmann, en qualité d’agent,

–        pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,

–        pour la Commission européenne, par MM. P. Ondrůšek et A. Tokár, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 7 juin 2018,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO 1989, L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014 (JO 2014, L 94, p. 1) (ci-après la « directive 89/665 »).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Hochtief AG au Budapest Főváros Önkormányzata (gouvernement local de Budapest, Hongrie, ci-après le « pouvoir adjudicateur ») dans le cadre d’une action en réparation d’un dommage que Hochtief aurait subi à la suite d’une violation des règles en matière de marchés publics.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        L’article 1er, paragraphe 1, quatrième alinéa, de la directive 89/665 prévoit :

« Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés relevant du champ d’application de la directive 2014/24/UE [du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (JO 2014, L 94, p. 65)] ou de la directive [2014/23], les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l’objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles 2 à 2 septies de la présente directive, au motif que ces décisions ont violé le droit de l’Union en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit. »

4        L’article 1er, paragraphe 3, de cette directive dispose :

« Les États membres s’assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon des modalités que les États membres peuvent déterminer, au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée. »

5        L’article 2, paragraphes 1, 2 et 6, de ladite directive prévoit :

« 1.      Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l’article 1er prévoient les pouvoirs permettant :

[…]

b)      d’annuler ou de faire annuler les décisions illégales, y compris de supprimer les spécifications techniques, économiques ou financières discriminatoires figurant dans les documents de l’appel à la concurrence, dans les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation du marché en cause ;

c)      d’accorder des dommages et intérêts aux personnes lésées par une violation.

2.      Les pouvoirs visés au paragraphe 1 et aux articles 2 quinquies et 2 sexies peuvent être conférés à des instances distinctes responsables d’aspects différents des procédures de recours.

[…]

6.      Les États membres peuvent prévoir que, lorsque des dommages et intérêts sont réclamés au motif que la décision a été prise illégalement, la décision contestée doit d’abord être annulée par une instance ayant la compétence nécessaire à cet effet. »

 Le droit hongrois

6        L’article 108, paragraphe 3, du közbeszerzésekről szóló 2003. évi CXXIX. törvény (loi no CXXIX de 2003 relative aux marchés publics, Magyar Közlöny 2003/157, ci-après la « loi relative aux marchés publics »), dispose :

« Le candidat peut modifier sa demande de participation à l’expiration du délai de présentation des candidatures au plus tard. »

7        L’article 350 de cette loi prévoit :

« La possibilité de faire valoir une prétention de droit civil en cas d’infraction aux règles gouvernant les marchés publics et l’attribution des marchés publics est subordonnée à la condition que l’infraction soit constatée de manière définitive par la commission arbitrale des marchés publics ou – dans le cadre du contrôle juridictionnel d’une sentence de la commission arbitrale – un tribunal. »

8        L’article 351 de ladite loi est rédigé comme suit :

« Si le soumissionnaire ne réclame de compensation au pouvoir adjudicateur que pour les frais qu’il a exposés dans le cadre de la préparation de l’offre et de la participation à la procédure d’attribution du marché, il suffit, pour faire valoir cette créance d’indemnisation, qu’il prouve que

a)      le pouvoir adjudicateur a enfreint une disposition des règles gouvernant les marchés publics et l’attribution des marchés publics,

b)      il avait de réelles chances d’obtenir le marché et

c)      l’infraction a eu une influence défavorable sur ses chances d’obtenir le marché. »

9        L’article 339/A du Polgári perrendtartásról szóló 1952. évi III. törvény (loi no III de 1952 instituant le code de procédure civile, ci-après le « code de procédure civile ») prévoit :

« Sauf disposition législative contraire, un tribunal contrôle une décision administrative sur la base des règles juridiques en vigueur lorsque la décision a été prise et des éléments de fait tels qu’ils se présentaient à l’époque. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

10      Le 5 février 2005, le pouvoir adjudicateur a publié un appel à participer à une procédure de passation d’un marché public de travaux d’un montant dépassant le seuil prévu par le droit de l’Union, suivant la procédure négociée avec publication préalable d’un avis de marché. Cinq candidatures ont été reçues dans le délai requis, dont l’une était celle du consortium HOLI (ci-après le « consortium »), dirigé par Hochtief.

11      Le 19 juillet 2005, le pouvoir adjudicateur a annoncé au consortium que sa candidature était invalide en raison d’une incompatibilité et avait été rejetée. Cette décision était motivée par le fait que le consortium avait désigné comme chef de projet un expert qui avait participé à la préparation de l’appel d’offres aux côtés du pouvoir adjudicateur.

12      Par sentence du 12 septembre 2005, le Közbeszerzési Döntőbizottság (commission arbitrale des marchés publics, Hongrie, ci-après la « commission arbitrale ») a rejeté le recours introduit par le consortium contre cette décision. Cette commission a estimé que la désignation de l’expert dans la demande de participation ne pouvait être considérée comme une erreur administrative, comme le faisait valoir Hochtief. Si cette dernière était autorisée à corriger cette erreur, cela impliquerait une modification de la demande de participation, exclue par l’article 108, paragraphe 3, de la loi relative aux marchés publics. La commission arbitrale a également considéré que le pouvoir adjudicateur n’avait pas agi illégalement en poursuivant la procédure avec deux candidats seulement, dès lors que l’article 130, paragraphe 7, de cette loi prévoyait que, s’il restait un nombre de candidats ayant présenté une demande de participation appropriée se situant dans la fourchette fixée, ces derniers devaient être invités à soumissionner.

13      Par jugement du 28 avril 2006, le Fővárosi Bíróság (tribunal de Budapest, Hongrie) a rejeté le recours introduit par le consortium contre la sentence du 12 septembre 2005.

14      Par décision du 13 février 2008, la Fővárosi Ítélőtábla (cour d’appel régionale de Budapest-Capitale, Hongrie), saisie de l’appel interjeté par le consortium contre le jugement du 28 avril 2006, a saisi la Cour d’une demande de décision préjudicielle, qui a donné lieu à l’arrêt du 15 octobre 2009, Hochtief et Linde-Kca-Dresden (C‑138/08, EU:C:2009:627).

15      Dans le courant de cette même année 2008, la Commission européenne a constaté, dans le cadre de l’examen de la procédure de passation de marché en cause au principal, que le pouvoir adjudicateur avait enfreint les règles en matière de marchés publics, d’une part, en publiant un avis de procédure négociée et, d’autre part, en excluant l’un des candidats au cours de la procédure de présélection, sans lui avoir donné la possibilité, conformément à l’arrêt du 3 mars 2005, Fabricom (C‑21/03 et C‑34/03, EU:C:2005:127), d’établir que le concours de l’expert désigné en tant que chef de projet n’était pas de nature à fausser la concurrence.

16      Le 20 janvier 2010, à la suite de l’arrêt du 15 octobre 2009, Hochtief et Linde-Kca-Dresden (C‑138/08, EU:C:2009:627), la Fővárosi Ítélőtábla (cour d’appel régionale de Budapest-Capitale) a rendu un arrêt confirmant le jugement du 28 avril 2006. Elle a notamment indiqué qu’elle n’examinait pas la question de savoir si le pouvoir adjudicateur avait, en concluant à l’incompatibilité de la candidature du consortium, commis une infraction en ne donnant pas à ce dernier la possibilité de se défendre, parce que ledit grief ne figurait pas dans la requête en première instance. Ce n’est qu’en degré d’appel que Hochtief aurait fait valoir, pour la première fois, que l’interdiction qui avait été opposée au consortium constituait une restriction disproportionnée de son droit de présenter une candidature et de soumissionner, contraire à l’article 220 CE, à l’article 6 de la directive 93/37/CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO 1993, L 199, p. 54) et à la jurisprudence de la Cour.

17      Par arrêt du 7 février 2011, le Legfelsőbb Bíróság (dénomination antérieure de la Cour suprême, Hongrie) a confirmé l’arrêt de la Fővárosi Ítélőtábla (cour d’appel régionale de Budapest-Capitale) du 20 janvier 2010.

18      Le 11 août 2011, Hochtief a, en se fondant sur les constatations de la Commission, engagé une procédure de révision contre le même arrêt de la Fővárosi Ítélőtábla (cour d’appel régionale de Budapest-Capitale).

19      Le 6 juin 2013, le Fővárosi Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Budapest-Capitale, Hongrie) a adopté une ordonnance de rejet du recours en révision, confirmée par ordonnance de la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie), statuant en dernier ressort.

20      Se prévalant toujours des constatations de la Commission, Hochtief a, alors, introduit un recours tendant à la condamnation du pouvoir adjudicateur à une indemnité d’un montant de 24 043 685 forints hongrois (HUF) (environ 74 000 euros), correspondant aux frais qu’elle a exposés au titre de sa participation à la procédure de passation du marché public.

21      Ce recours ayant été rejeté en première instance et en appel, Hochtief a introduit un pourvoi en cassation devant la juridiction de renvoi, en invoquant, notamment, une violation de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 89/665 et de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 92/13/CEE du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications (JO 1992, L 76, p. 14).

22      La juridiction de renvoi expose, en substance, qu’il ressort de la directive 89/665 que l’exercice des actions en dommages et intérêts peut être subordonné à l’annulation préalable de la décision contestée par une autorité administrative ou une juridiction (arrêt du 26 novembre 2015, MedEval, C‑166/14, EU:C:2015:779, point 35), de sorte que l’article 2 de cette directive ne semble pas, en principe, s’opposer à une disposition législative nationale telle que l’article 350 de la loi relative aux marchés publics. Toutefois, l’application de cette dernière disposition, conjointement avec d’autres dispositions de la loi relative aux marchés publics et du code de procédure civile, pourrait avoir pour effet de faire obstacle à la possibilité, pour un candidat évincé dans le cadre d’une procédure négociée de passation d’un marché public, tel que Hochtief, d’engager une action en dommages et intérêts, faute de pouvoir invoquer une décision constatant une infraction aux règles des marchés publics de manière définitive. Il pourrait, dans ces conditions, être justifié soit d’instituer la possibilité de rapporter la preuve d’une telle infraction par d’autres moyens, soit d’écarter la règle interne au nom du principe d’effectivité, soit encore d’interpréter celle-ci à la lumière du droit de l’Union.

23      C’est dans ces circonstances que la Kúria (Cour suprême, Hongrie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Le droit de l’Union s’oppose-t-il à une réglementation procédurale nationale qui impose, comme condition pour faire valoir une prétention de droit civil en cas d’infraction à une disposition des règles en matière de marchés publics, que ladite infraction soit constatée de manière définitive par la [commission arbitrale] ou – dans le cadre du contrôle juridictionnel d’une sentence de la commission arbitrale – un tribunal ?

2)      La disposition de droit national qui impose, comme condition préalable à l’engagement d’une action en indemnisation, que l’infraction soit constatée de manière définitive par la [commission arbitrale] ou – dans le cadre du contrôle juridictionnel d’une sentence de la commission arbitrale – un tribunal, peut-elle être remplacée en tenant compte du droit de l’Union ou, autrement dit, existe-t-il une possibilité pour la partie lésée de prouver l’infraction par d’autres moyens ?

3)      Une disposition de droit procédural national est-elle, dans le cadre d’une procédure d’indemnisation, contraire au droit de l’Union, en particulier aux principes d’effectivité et d’équivalence, ou peut-elle avoir un tel effet, lorsqu’elle restreint le contrôle juridictionnel de la sentence aux seuls moyens présentés au cours de la procédure devant la commission arbitrale, sachant que la partie lésée ne peut, comme fondement du manquement reproché par elle, alléguer l’illégalité – selon la jurisprudence de la Cour – de son exclusion du chef d’incompatibilité que d’une manière qui – en vertu des règles particulières applicables à la procédure négociée de passation de marché public – provoquerait son exclusion de la procédure de passation de marché pour un autre motif, à savoir une modification de sa candidature ? »

 Sur la demande de réouverture de la phase orale de la procédure

24      Par lettres déposées au greffe de la Cour les 12 et 27 juillet 2018, Hochtief a demandé que soit ordonnée la réouverture de la procédure orale, en application de l’article 83 du règlement de procédure de la Cour.

25      À l’appui de sa demande, Hochtief invoque tout d’abord la demande de décision préjudicielle introduite par le Székesfehérvári Törvényszék (cour de Székesfehérvár, Hongrie), par décision du 6 décembre 2017, parvenue à la Cour le 5 juin 2018 et enregistrée sous le numéro C-362/18. Elle fait valoir, en substance, que la réponse à apporter aux questions posées dans la présente affaire dépend de celle qui sera apportée aux questions posées dans l’affaire C-362/18 et que, afin de garantir l’unité de la jurisprudence, il convient de donner aux parties la possibilité de présenter leur point de vue sur cette dernière affaire.

26      Hochtief considère ensuite que, pour que la Cour soit en mesure de statuer sur la présente demande de décision préjudicielle, il convient de tenir compte d’éléments qui n’auraient pas fait l’objet d’un débat entre les parties. Elle souhaite, en particulier, pouvoir présenter des observations sur une déclaration formulée par l’agent du gouvernement hongrois au cours de l’audience, selon laquelle l’arrêt du 15 octobre 2009, Hochtief et Linde-Kca-Dresden (C‑138/08, EU:C:2009:627), prononcé au cours de la procédure devant les juridictions hongroises, aurait fait l’objet d’un jugement de la part de ces dernières. Elle estime qu’il est d’une importance décisive, pour répondre aux deux premières questions posées dans le cadre du présent renvoi préjudiciel, de déterminer quelle appréciation lesdites juridictions ont faite dudit arrêt.

27      Il y a lieu de rappeler à cet égard que, conformément à l’article 83 du règlement de procédure, la Cour peut, à tout moment, l’avocat général entendu, ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure, notamment si elle considère qu’elle est insuffisamment éclairée ou lorsqu’une partie a soumis, après la clôture de cette phase, un fait nouveau de nature à exercer une influence décisive sur la décision de la Cour, ou encore lorsque l’affaire doit être tranchée sur la base d’un argument qui n’a pas été débattu entre les parties ou les intéressés visés à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

28      En l’occurrence, la Cour considère, l’avocat général entendu, qu’elle dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la demande de décision préjudicielle et qu’il n’y a pas lieu d’y répondre sur le fondement d’un argument qui n’a pas été débattu devant elle.

29      D’une part, contrairement à ce que soutient Hochtief, la réponse à apporter aux questions posées dans la présente affaire ne dépend pas de celle qui sera apportée aux questions posées dans l’affaire C-362/18. En effet, si les litiges au principal dans la présente affaire et dans l’affaire C-362/18 s’inscrivent dans un contexte similaire, il n’en demeure pas moins que les questions posées dans l’affaire C-362/18 qui, comme Hochtief le relève elle-même dans sa demande, portent principalement sur la responsabilité d’un État membre pour une violation du droit de l’Union imputable à une juridiction nationale statuant en dernier ressort, se distinguent de celles posées dans la présente affaire, lesquelles portent sur les conditions de recevabilité d’une action en dommages et intérêts contre un pouvoir adjudicateur.

30      D’autre part, il n’apparaît pas que la présente demande de décision préjudicielle doit être examinée au regard d’un élément qui n’aurait pas fait l’objet d’un débat entre les parties. Notamment, l’arrêt du 15 octobre 2009, Hochtief et Linde-Kca-Dresden (C-138/08, EU:C:2009:627), invoqué par Hochtief au soutien de sa demande de réouverture de la procédure orale, a été mentionné par la juridiction de renvoi dans sa demande de décision préjudicielle et les parties au principal, tout comme les intéressés visés à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, ont eu l’opportunité de formuler leurs observations tant écrites qu’orales à cet égard.

31      Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure.

 Sur les première et deuxième questions

32      Par ses deux premières questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 2, paragraphe 6, de la directive 89/665 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation procédurale nationale, telle que celle en cause au principal, qui subordonne la possibilité de faire valoir une prétention de droit civil en cas d’infraction aux règles gouvernant les marchés publics et l’attribution des marchés publics à la condition que l’infraction soit constatée de manière définitive par la commission arbitrale ou, dans le cadre du contrôle juridictionnel d’une sentence de cette commission arbitrale, par un tribunal.

33      Il convient de rappeler, en premier lieu, que, aux termes de l’article 2, paragraphe 6, de la directive 89/665, les États membres peuvent prévoir que, lorsque des dommages et intérêts sont réclamés au motif que la décision a été prise illégalement, la décision contestée doit d’abord être annulée par une instance ayant la compétence nécessaire à cet effet.

34      Il ressort, par conséquent, du libellé même de cette disposition que les États membres disposent, en principe, de la faculté d’adopter une disposition procédurale nationale, telle que l’article 350 de la loi relative aux marchés publics, qui subordonne la possibilité de faire valoir une prétention de droit civil en cas d’infraction aux règles gouvernant les marchés publics à la condition que l’infraction soit constatée de manière définitive par une commission arbitrale, telle que celle en cause au principal, ou, dans le cadre du contrôle juridictionnel de la sentence prononcée par une telle commission arbitrale, par un tribunal (voir, par analogie, arrêt du 26 novembre 2015, MedEval, C‑166/14, EU:C:2015:779, point 36).

35      Il convient de rappeler, en second lieu, que, ainsi que la Cour l’a itérativement jugé, la directive 89/665 n’établit que les conditions minimales auxquelles doivent répondre les procédures de recours instaurées dans les ordres juridiques nationaux, afin de garantir le respect des prescriptions du droit de l’Union en matière de marchés publics (voir, notamment, arrêt du 15 septembre 2016, Star Storage e.a., C‑439/14 et C‑488/14, EU:C:2016:688, point 42 et jurisprudence citée).

36      L’article 2, paragraphe 6, de la directive 89/665 se borne, ainsi, à prévoir la faculté, pour les États membres, de subordonner l’introduction d’une action en dommages et intérêts à l’annulation de la décision contestée par une instance compétente à cet effet, sans comporter la moindre indication quant à d’éventuelles conditions ou limites auxquelles la transposition et la mise en œuvre de cette disposition serait, le cas échéant, assortie.

37      Il s’ensuit que, ainsi que M. l’avocat général l’a en substance relevé au point 39 de ses conclusions, les États membres demeurent libres de définir les conditions dans lesquelles les règles nationales transposant l’article 2, paragraphe 6, de la directive 89/665 doivent trouver application dans leur ordre juridique ainsi que les limites, exceptions ou dérogations dont cette application peut, le cas échéant, être assortie.

38      Certes, ainsi que la Cour l’a itérativement jugé, il appartient aux États membres, lorsqu’ils définissent les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits conférés par le droit de l’Union aux candidats et aux soumissionnaires lésés par des décisions des pouvoirs adjudicateurs, de veiller à ce qu’il ne soit porté atteinte ni à l’efficacité de la directive 89/665, ni aux droits conférés aux particuliers par le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 15 septembre 2016, Star Storage e.a., C‑439/14 et C‑488/14, EU:C:2016:688, points 43 et 44).

39      La Cour a jugé, à cet égard, que la faculté accordée aux États membres par l’article 2, paragraphe 6, de la directive 89/665 n’était pas sans limites et demeurait subordonnée à la condition que le recours en annulation préalable à toute action en dommages et intérêts soit effectif (voir, en ce sens, arrêt du 26 novembre 2015, MedEval, C‑166/14, EU:C:2015:779, points 36 à 44). Il leur appartient, en particulier, de garantir le plein respect du droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, conformément à l’article 47, premier et deuxième alinéas, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») (voir, en ce sens, arrêt du 15 septembre 2016, Star Storage e.a., C‑439/14 et C‑488/14, EU:C:2016:688, point 46).

40      En l’occurrence, il y a lieu de constater que la réglementation procédurale nationale qui subordonne la possibilité de faire valoir une prétention de droit civil en cas d’infraction aux règles gouvernant les marchés publics et l’attribution des marchés publics à la condition que l’infraction soit préalablement constatée de manière définitive ne prive pas le soumissionnaire concerné du droit à un recours effectif.

41      Il convient, par conséquent, de répondre aux deux premières questions que l’article 2, paragraphe 6, de la directive 89/665 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation procédurale nationale, telle que celle en cause au principal, qui subordonne la possibilité de faire valoir une prétention de droit civil en cas d’infraction aux règles gouvernant les marchés publics et l’attribution des marchés publics à la condition que l’infraction soit constatée de manière définitive par une commission arbitrale ou, dans le cadre du contrôle juridictionnel de la sentence de cette commission arbitrale, par un tribunal.

 Sur la troisième question

42      Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le droit de l’Union doit être interprété en ce sens que, dans le contexte d’une action en dommages et intérêts, il s’oppose à une règle procédurale nationale qui restreint le contrôle juridictionnel des sentences rendues par une commission arbitrale chargée en première instance du contrôle des décisions adoptées par les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre des procédures de passation des marchés publics à l’examen des seuls moyens soulevés devant cette commission.

43      Il convient, en ce qui concerne l’affaire au principal, de relever tout d’abord que, ainsi qu’il ressort de la demande de décision préjudicielle, les juridictions nationales chargées du contrôle des sentences de la commission arbitrale appelée à examiner en première instance les recours en annulation contre les décisions adoptées par les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre des procédures de passation des marchés publics doivent, en vertu de l’article 339/A du code de procédure civile, rejeter comme irrecevable tout moyen nouveau qui n’aurait pas été soulevé devant ladite commission.

44      C’est en application de cette disposition que la Fővárosi Ítélőtábla (cour d’appel régionale de Budapest-Capitale) a rejeté l’appel interjeté par la requérante au principal contre le jugement du Fővárosi Bíróság (tribunal de Budapest) rejetant le recours contre la sentence initiale de la commission arbitrale. C’est également sur le fondement de cette disposition que le Legfelsőbb Bíróság (dénomination antérieure de la Cour suprême) a rejeté le pourvoi en cassation formé par la requérante au principal contre l’arrêt de la Fővárosi Ítélőtábla (cour d’appel régionale de Budapest-Capitale).

45      Selon la juridiction de renvoi, l’application combinée de l’article 339/A du code de procédure civile et de l’article 350 de la loi relative aux marchés publics pourrait cependant avoir un effet contraire au droit de l’Union.

46      Elle souligne, à cet égard, en se référant au point 39 de l’arrêt du 26 novembre 2015, MedEval (C‑166/14, EU:C:2015:779), que le degré d’exigence de la sécurité juridique concernant les conditions de la recevabilité des recours n’est pas identique selon qu’il s’agit d’actions en dommages et intérêts ou de recours tendant à priver d’effets un contrat. Il serait, en effet, justifié, au regard des exigences de la sécurité juridique dont les rapports contractuels doivent pouvoir bénéficier, d’aménager restrictivement les voies de recours visant à priver les contrats conclus entre les pouvoirs adjudicateurs et les adjudicataires de marchés publics de leurs effets. En revanche, dans la mesure où les actions en dommages et intérêts n’ont, en principe, aucune influence sur les effets de contrats déjà conclus, il serait injustifié de soumettre celles-ci à des modalités aussi sévères que celles applicables à des recours ayant pour objet l’existence même ou l’exécution de tels contrats.

47      Il convient, à cet égard, de rappeler que la Cour a, certes, jugé, aux points 41 à 44 de l’arrêt du 26 novembre 2015, MedEval (C‑166/14, EU:C:2015:779), que le principe d’effectivité s’opposait, dans certaines circonstances, à un régime procédural national subordonnant la recevabilité des actions en dommages et intérêts engagées dans le cadre des procédures de passation des marchés publics à la constatation préalable de l’illégalité de la procédure de passation du marché concerné.

48      Il importe, toutefois, de souligner que la Cour est parvenue à cette conclusion dans un contexte très spécifique, caractérisé par la circonstance que le recours en constatation préalable de l’illégalité de la procédure de passation du marché, tirée de l’absence de publication préalable d’un avis de marché, était soumis à un délai de forclusion de six mois, qui commençait à courir à compter du lendemain de la date d’attribution du marché public concerné, indépendamment du point de savoir si la personne lésée était en mesure de connaître l’existence de l’illégalité affectant cette décision d’attribution ou pas. En effet, dans un tel contexte, un délai de six mois risquait de ne pas permettre à une personne lésée de rassembler les informations nécessaires en vue d’un recours mettant en cause la légalité de la procédure de passation du marché concerné, ce qui faisait ainsi obstacle à l’introduction de ce recours et était, partant, susceptible de rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice du droit d’intenter une action en dommages et intérêts.

49      Or, la situation en cause dans l’affaire au principal se distingue nettement de celle ayant donné lieu à l’arrêt du 26 novembre 2015, MedEval (C‑166/14, EU:C:2015:779).

50      En effet, il convient de relever que, à la différence de la règle de forclusion en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 26 novembre 2015, MedEval (C‑166/14, EU:C:2015:779), la règle procédurale prévue à l’article 339/A du code de procédure civile ne porte pas atteinte, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général aux points 47 à 49 de ses conclusions, au droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, garanti par l’article 47, premier et deuxième alinéas, de la Charte (voir, par analogie, arrêt du 26 septembre 2013, Texdata Software, C‑418/11, EU:C:2013:588, point 87).

51      Si, par ailleurs, il est vrai que cette règle procédurale nationale impose une stricte concordance des moyens soulevés devant la commission arbitrale et de ceux soulevés devant les juridictions appelées à contrôler les sentences de cette commission, en excluant donc toute possibilité pour le justiciable de soulever un moyen nouveau en cours de procédure, il n’en demeure pas moins qu’elle contribue, ainsi que M. l’avocat général l’a indiqué au point 49 de ses conclusions, à préserver l’effet utile de la directive 89/665, qui, ainsi que la Cour l’a déjà jugé, est de garantir que les décisions illégales des pouvoirs adjudicateurs puissent faire l’objet de recours efficaces et aussi rapides que possible (voir, en ce sens, arrêt du 15 septembre 2016, Star Storage e.a., C‑439/14 et C‑488/14, EU:C:2016:688, point 43 ainsi que jurisprudence citée).

52      Il convient, à cet égard, de rappeler que la Cour a jugé que le principe selon lequel l’initiative d’un procès appartient aux parties, qui implique que le juge est tenu par l’obligation de s’en tenir à l’objet du litige, de fonder sa décision sur les faits qui ont été présentés devant lui et de d’abstenir d’agir d’office, sauf à titre exceptionnel en vue de sauvegarder l’intérêt public, protège les droits de la défense et assure le bon déroulement de la procédure, notamment, en la préservant des retards inhérents à l’appréciation de moyens nouveaux (voir, en ce sens, arrêts du 14 décembre 1995, van Schijndel et van Veen, C‑430/93 et C‑431/93, EU:C:1995:441, points 20 et 21, ainsi que du 7 juin 2007, van der Weerd e.a., C‑222/05 à C‑225/05, EU:C:2007:318, points 34 et 35).

53      En l’occurrence, ainsi qu’il ressort du dossier soumis à la Cour, Hochtief n’a pas été placée dans l’impossibilité d’introduire un recours en annulation contre la décision du pouvoir adjudicateur l’évinçant de la procédure, ni devant la commission arbitrale ni, ensuite, devant les juridictions nationales chargées du contrôle juridictionnel de la sentence prononcée par cette commission.

54      Il ne saurait, pas plus, être considéré que Hochtief a été placée dans l’impossibilité de soulever en temps utile le moyen pris, en substance, de ce qu’elle n’a pas eu la possibilité d’apporter la preuve que, en l’occurrence, le concours de l’expert qu’elle avait désigné en tant que chef de projet et qui était intervenu aux côtés du pouvoir adjudicateur n’était pas de nature à fausser la concurrence, conformément à l’enseignement qui se dégage des points 33 à 36 de l’arrêt du 3 mars 2005, Fabricom (C‑21/03 et C‑34/03, EU:C:2005:127).

55      En effet, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, l’interprétation que, dans l’exercice de la compétence que lui confère l’article 267 TFUE, celle-ci donne d’une règle du droit de l’Union, éclaire et précise, lorsque besoin en est, la signification et la portée de cette règle, telle qu’elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis le moment de sa mise en vigueur (voir, notamment, arrêts du 27 mars 1980, Denkavit italiana, 61/79, EU:C:1980:100, point 16, et du 13 janvier 2004, Kühne & Heitz, C‑453/00, EU:C:2004:17, point 21).

56      Il s’ensuit que, dans une situation telle que celle en cause au principal, un soumissionnaire, tel que Hochtief, était en mesure de soulever le grief pris de ce qu’il n’a pas eu la possibilité d’établir que le fait qu’il avait désigné comme chef de projet un expert qui avait participé à la préparation de l’appel d’offres aux côtés du pouvoir adjudicateur n’était pas de nature à fausser la concurrence, même en l’absence de toute jurisprudence de la Cour pertinente à cet égard.

57      Par ailleurs, s’il est exact que l’arrêt du 3 mars 2005, Fabricom (C‑21/03 et C‑34/03, EU:C:2005:127), n’a été disponible en langue hongroise que postérieurement à l’introduction par Hochtief de son recours devant la commission arbitrale et même de son recours contre la sentence de cette dernière devant la juridiction nationale de première instance, cette circonstance ne saurait toutefois permettre, à elle seule, de conclure que celle-ci était dans l’impossibilité absolue de soulever un tel grief.

58      Il découle de ce qui précède que le droit de l’Union, et en particulier l’article 1er, paragraphes 1 et 3, de la directive 89/665, lu à la lumière de l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens que, dans le contexte d’une action en dommages et intérêts, il ne s’oppose pas à une règle procédurale nationale, telle que celle en cause au principal, qui restreint le contrôle juridictionnel des sentences rendues par une commission arbitrale chargée en première instance du contrôle des décisions adoptées par les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre des procédures de passation des marchés publics à l’examen des seuls moyens soulevés devant cette commission.

 Sur les dépens

59      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :

1)      L’article 2, paragraphe 6, de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux, telle que modifiée par la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation procédurale nationale, telle que celle en cause au principal, qui subordonne la possibilité de faire valoir une prétention de droit civil en cas d’infraction aux règles gouvernant les marchés publics et l’attribution des marchés publics à la condition que l’infraction soit constatée de manière définitive par une commission arbitrale ou, dans le cadre du contrôle juridictionnel d’une sentence de cette commission arbitrale, par un tribunal.


2)      Le droit de l’Union, et en particulier l’article 1er, paragraphes 1 et 3, de la directive 89/665, telle que modifiée par la directive 2014/23, lu à la lumière de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens que, dans le contexte d’une action en dommages et intérêts, il ne s’oppose pas à une règle procédurale nationale, telle que celle en cause au principal, qui restreint le contrôle juridictionnel des sentences rendues par une commission arbitrale chargée en première instance du contrôle des décisions adoptées par les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre des procédures de passation des marchés publics à l’examen des seuls moyens soulevés devant cette commission.

Signatures


*      Langue de procédure : le hongrois.