ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)
27 octobre 1998 (1)
«Convention de Bruxelles Interprétation des articles 5, points 1 et 3, et 6
Demande d'indemnisation formée par le destinataire ou l'assureur de la
marchandise sur le fondement du connaissement, contre un défendeur n'ayant
pas émis le connaissement mais considéré par le demandeur comme le
transporteur maritime réel»
Dans l'affaire C-51/97,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application du protocole du
3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27
septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en
matière civile et commerciale, par la Cour de cassation (France) et tendant à
obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Réunion européenne SA e.a.
et
Spliethoff's Bevrachtingskantoor BV,
Capitaine commandant le navire «Alblasgracht V002»,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation des articles 5, points 1 et 3, et
6 de la convention du 27 septembre 1968, précitée (JO 1972, L 299, p. 32), telle
que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du royaume
de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande
du Nord (JO L 304, p. 1, et texte modifié p. 77), par la convention du 25
octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1) et
par la convention du 26 mai 1989 relative à l'adhésion du royaume d'Espagne et
de la République portugaise (JO L 285, p. 1),
LA COUR (troisième chambre),
composée de MM. J.-P. Puissochet, président de chambre, J. C. Moitinho de
Almeida (rapporteur) et C. Gulmann, juges,
avocat général: M. G. Cosmas,
greffier: M. R. Grass,
considérant les observations écrites présentées:
pour Spliethoff's Bevrachtingskantoor BV et le capitaine commandant le
navire «Alblasgracht V002», par Me D. Le Prado, avocat au barreau de
Paris,
pour le gouvernement français, par Mme K. Rispal-Bellanger, sous-directeur
à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,
et M. J.-M. Belorgey, chargé de mission à la même direction, en qualité
d'agents,
pour le gouvernement allemand, par M. P. Gass, Ministerialdirigent au
ministère fédéral de la Justice, en qualité d'agent,
pour la Commission des Communautés européennes, par M. J. L. Iglesias,
conseiller juridique, en qualité d'agent, assisté par Me H. Lehman, avocat
au barreau de Paris,
vu le rapport du juge rapporteur,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 5 février 1998,
rend le présent
Arrêt
- 1.
- Par arrêt du 28 janvier 1997, parvenu à la Cour le 7 février suivant, la Cour de
cassation a, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la
Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence
judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, posé quatre
questions relatives à l'interprétation des articles 5, points 1 et 3, et 6 de cette
convention (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9
octobre 1978 relative à l'adhésion du royaume de Danemark, de l'Irlande et du
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et texte
modifié p. 77), par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la
République hellénique (JO L 388, p. 1) et par la convention du 26 mai 1989
relative à l'adhésion du royaume d'Espagne et de la République portugaise
(JO L 285, p. 1, ci-après la «convention»).
- 2.
- Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant neuf compagnies
d'assurances et la compagnie Réunion européenne, apéritrice (ci-après les
«assureurs»), subrogées dans les droits de la société Brambi fruits (ci-après
«Brambi»), qui a son siège à Rungis (France), à Spliethoff's Bevrachtingskantoor
BV, qui a son siège à Amsterdam (Pays-Bas), et au capitaine commandant le navire
Alblasgracht V002, domicilié aux Pays-Bas, à la suite de la constatation d'avaries,
lors de la livraison à Brambi d'un chargement de 5 199 cartons de poires dans le
transport duquel sont intervenus les défendeurs.
La convention
- 3.
- L'article 2, premier alinéa, de la convention énonce:
«Sous réserve des dispositions de la présente convention, les personnes domiciliées
sur le territoire d'un État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité,
devant les juridictions de cet État.»
- 4.
- L'article 3, premier alinéa, prévoit ensuite:
«Les personnes domiciliées sur le territoire d'un État contractant ne peuvent être
attraites devant les tribunaux d'un autre État contractant qu'en vertu des règles
énoncées aux sections 2 à 6 du présent titre.»
- 5.
- Selon l'article 5 de la convention,
«Le défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être attrait,
dans un autre État contractant:
1) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l'obligation qui sert
de base à la demande a été ou doit être exécutée...
...
3) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le
fait dommageable s'est produit;
...»
- 6.
- L'article 6, point 1, de la convention ajoute que ce même défendeur peut être
attrait, s'il y a plusieurs défendeurs, devant le tribunal du domicile de l'un d'eux.
- 7.
- Enfin, l'article 22 stipule:
«Lorsque des demandes connexes sont formées devant des juridictions d'États
contractants différents et sont pendantes au premier degré, la juridiction saisie en
second lieu peut surseoir à statuer».
Le litige au principal
- 8.
- Chargées dans huit conteneurs frigorifiques, les marchandises qui sont à l'origine
du litige au principal ont été transportées par voie maritime de Melbourne
(Australie) à Rotterdam (Pays-Bas) sur le navire Alblasgracht V002, sous couvert
d'un connaissement au porteur émis le 8 mai 1992 à Sydney (Australie) par la
société Refrigerated container carriers PTY Ltd (ci-après «RCC»), qui a son siège
à Sydney, puis par voie routière, sous couvert d'une lettre de voiture internationale,
de Rotterdam jusqu'à Rungis (France) où Brambi a fait constater l'existence des
avaries. Celles-ci résultaient d'une maturation précoce des fruits, due à une rupture
de la chaîne du froid.
- 9.
- Les assureurs ont pris en charge le préjudice subi par Brambi. Subrogés dans les
droits de cette dernière société après l'avoir indemnisée, ils ont assigné en
réparation de leur préjudice RCC, qui a émis à son en-tête le connaissement
couvrant la partie maritime du transport, Spliethoff's Bevrachtingskantoor BV, qui
a effectivement assuré le transport maritime bien qu'elle ne soit pas mentionnée
sur le connaissement, et, enfin, le capitaine commandant le navire Alblasgracht
V002, en sa qualité de représentant des armateurs, affréteurs et propriétaire de ce
navire, devant le tribunal de commerce de Créteil, dans le ressort duquel se trouve
Rungis.
- 10.
- Par jugement du 17 mai 1994, le tribunal de commerce de Créteil a retenu sa
compétence à l'égard de RCC, considérant que les marchandises devaient être
livrées à Brambi à Rungis. En revanche, il a décliné sa compétence au titre des
dispositions de l'article 5, point 1, de la convention en ce qui concerne Spliethoff's
Bevrachtingskantoor BV et le capitaine commandant le navire Alblasgracht V002
en estimant qu'il ne s'agissait pas d'un cas de transport combiné de Melbourne à
Rungis, puisqu'une lettre de voiture internationale avait été établie pour le
transport de Rotterdam à Rungis. Le tribunal de commerce de Créteil a donc
estimé qu'il devait se déclarer incompétent en ce qui concerne le litige entre les
assureurs, d'une part, et Spliethoff's Bevrachtingskantoor BV et le capitaine
commandant le navire Alblasgracht V002, d'autre part, au profit des tribunaux de
Rotterdam, en tant que lieu où l'obligation a été exécutée, au sens de l'article 5,
point 1, de la convention, ou de ceux d'Amsterdam ou de Sydney, en vertu de
l'article 6, point 1, de la convention, selon lequel le défendeur peut aussi être
attrait, s'il y a plusieurs défendeurs, devant le tribunal du domicile de l'un d'eux.
- 11.
- La cour d'appel de Paris ayant confirmé, par arrêt du 16 novembre 1994,
l'incompétence internationale du tribunal de commerce de Créteil à l'égard de
Spliethoff's Bevrachtingskantoor BV et du capitaine commandant le navire
Alblasgracht V002, les assureurs se sont pourvus en cassation en faisant valoir qu'il
n'était pas établi que Brambi ait conclu une convention avec ces défendeurs et que
la cour d'appel ne pouvait donc faire application à leur égard de l'article 5, point
1, de la convention. Selon les assureurs, la cour d'appel aurait dû appliquer l'article
5, point 3, de la convention, relatif à l'attribution de compétence en cas de
responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle.
- 12.
- A titre subsidiaire, les assureurs ont fait valoir que le litige présentait un caractère
indivisible dans la mesure où RCC, d'une part, et Spliethoff's Bevrachtingskantoor
BV et le capitaine commandant le navire Alblasgracht V002, d'autre part, avaient
participé à la même opération de transport. Le tribunal de commerce de Créteil
aurait dû par conséquent se déclarer compétent pour connaître du litige dès lors
qu'il s'était reconnu compétent pour statuer sur la demande dirigée contre RCC.
- 13.
- Estimant que la solution du litige nécessitait l'interprétation de la convention, la
Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer pour demander à la Cour
«1) si l'action par laquelle le destinataire de marchandises reconnues avariées
à l'issue d'un transport maritime puis terrestre, ou son assureur subrogé
dans ses droits pour l'avoir indemnisé, réclame réparation de son préjudice,
en se fondant sur le connaissement couvrant le transport maritime, non pas
à l'encontre de celui qui a émis ce document à son en-tête, mais à
l'encontre de la personne que le demandeur tient pour être le transporteur
maritime réel, a pour base le contrat de transport et relève, à ce titre ou à
un autre, de la matière contractuelle au sens de l'article 5, point 1, de la
convention;
2) si, en cas de réponse négative à la question précédente, la matière est
délictuelle ou quasi délictuelle au sens de l'article 5, point 3, de la
convention ou s'il y a lieu de revenir à la règle de compétence de principe
en faveur des juridictions de l'État sur le territoire duquel le défendeur est
domicilié, fixée à l'article 2 de la convention;
3) si, dans l'hypothèse où la matière doit être considérée comme délictuelle ou
quasi délictuelle, le lieu où le destinataire, après l'exécution du transport
maritime puis du transport terrestre final, n'a fait que constater l'existence
des avaries aux marchandises qui lui ont été livrées peut, et à quelles
conditions, constituer le lieu de survenance du dommage que l'arrêt du 30
novembre 1976, Bier/Mines de Potasses d'Alsace (21/76, Rec. p. 1735), a
visé comme pouvant être celui 'où le fait dommageable s'est produit au
sens de l'article 5, point 3, de la convention;
4) si un défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être
attrait dans un autre État contractant devant la juridiction saisie d'une
demande dirigée à l'encontre d'un codéfendeur domicilié en dehors du
territoire de tout État contractant, au motif que le litige présenterait un
caractère indivisible, et pas seulement connexe.»
Sur la première et la deuxième question
- 14.
- Selon Spliethoff's Bevrachtingskantoor BV et le capitaine commandant le navire
Alblasgracht V002, le litige relève de la matière contractuelle au sens de l'article5, point 1, de la convention dans la mesure où l'action intentée contre eux aurait
pour base le connaissement, instrumentum du contrat de transport.
- 15.
- Il y a lieu de relever que, selon une jurisprudence constante (arrêts du 22 mars
1983, Peters, 34/82, Rec. p. 987, points 9 et 10; du 8 mars 1988, Arcado, 9/87, Rec.
p. 1539, points 10 et 11, et du 17 juin 1992, Handte, C-26/91, Rec. p. I-3967, point
10), la notion de «matière contractuelle», figurant à l'article 5, point 1, de la
convention, doit être interprétée de façon autonome, en se référant principalement
au système et aux objectifs de cette convention, en vue d'assurer l'application
uniforme de celle-ci dans tous les États contractants; cette notion ne saurait, dès
lors, être comprise comme renvoyant à la qualification que la loi nationale
applicable donne au rapport juridique en cause devant la juridiction nationale.
- 16.
- Il résulte également d'une jurisprudence constante que, dans le système de la
convention, la compétence des juridictions de l'État contractant sur le territoire
duquel le défendeur a son domicile constitue le principe général et que ce n'est que
par dérogation à ce principe que la convention prévoit des cas limitativement
énumérés dans lesquels le défendeur peut ou doit, selon le cas, être attrait devant
une juridiction d'un autre État contractant. En conséquence, les règles de
compétence dérogatoires à ce principe général ne sauraient donner lieu à une
interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées par la convention (voir,
notamment, arrêt du 3 juillet 1997, Benincasa, C-269/95, Rec. p. I-3767, point 13).
- 17.
- Il s'ensuit, ainsi que la Cour l'a indiqué dans l'arrêt Handte, précité, point 15, que
la notion de «matière contractuelle», figurant à l'article 5, point 1, de la
convention, ne saurait être comprise comme visant une situation dans laquelle il
n'existe aucun engagement librement assumé d'une partie envers une autre.
- 18.
- En l'espèce, il ressort des constatations faites par les juridictions de première
instance et d'appel que le connaissement au porteur émis par RCC couvre le
transport maritime de la marchandise jusqu'à Rotterdam, port de déchargement
et de livraison, qu'il mentionne Brambi comme étant la personne à laquelle
l'arrivée des marchandises doit être notifiée et qu'il indique que le transport doit
être effectué sur le navire Alblasgracht V002.
- 19.
- Force est dès lors de constater que ledit connaissement ne permet d'établir aucun
lien contractuel librement consenti entre Brambi, d'une part, et Spliethoff's
Bevrachtingskantoor BV et le capitaine commandant du navire Alblasgracht V002,
d'autre part, lesquels constitueraient, selon les assureurs, les transporteurs
maritimes réels de la marchandise.
- 20.
- Dans ces conditions, l'action intentée contre ces derniers par les assureurs ne
saurait relever de la matière contractuelle au sens de l'article 5, point 1, de la
convention.
- 21.
- Il convient d'examiner ensuite si une telle action relève de la matière délictuelle ou
quasi délictuelle au sens de l'article 5, point 3, de ladite convention.
- 22.
- A cet égard, il y a lieu de relever que, dans l'arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis
(189/87, Rec. p. 5565, point 18), la Cour a défini la notion de matière délictuelle
ou quasi délictuelle au sens de l'article 5, point 3, de la convention comme une
notion autonome comprenant toute demande qui vise à mettre en cause la
responsabilité d'un défendeur et qui ne se rattache pas à la «matière contractuelle»
au sens de l'article 5, point 1.
- 23.
- Tel est le cas de l'action au principal. Une action par laquelle des assureurs
subrogés dans les droits du destinataire de marchandises reconnues avariées à
l'issue d'un transport maritime puis terrestre réclament réparation du préjudice, en
se fondant sur le connaissement couvrant le transport maritime, à l'encontre des
personnes qu'ils tiennent pour être les transporteurs maritimes réels, vise en effet
à mettre en cause la responsabilité de ces derniers et ne se rattache pas, ainsi qu'il
résulte des points 18 à 20 du présent arrêt, à la «matière contractuelle» au sens de
l'article 5, point 1, de la convention.
- 24.
- Dans ces conditions, il convient de constater qu'une telle action relève de la
matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens de l'article 5, point 3, de ladite
convention et que, partant, l'application du principe général de la compétence des
juridictions de l'État du domicile du défendeur, consacré à l'article 2, premier
alinéa, de la convention, doit être écartée.
- 25.
- En effet, la compétence, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, du tribunal du
lieu où le fait dommageable s'est produit figure parmi les «compétences spéciales»
énumérées aux articles 5 et 6 de la convention, qui constituent des dérogations au
principe général énoncé à l'article 2, premier alinéa.
- 26.
- Il y a lieu dès lors de répondre aux deux premières questions posées que l'action
par laquelle le destinataire de marchandises reconnues avariées à l'issue d'un
transport maritime puis terrestre, ou son assureur subrogé dans ses droits pour
l'avoir indemnisé, réclame réparation de son préjudice, en se fondant sur le
connaissement couvrant le transport maritime non pas à l'encontre de celui qui a
émis ce document à son en-tête, mais à l'encontre de la personne que le
demandeur tient pour être le transporteur maritime réel, ne relève pas de la
matière contractuelle au sens de l'article 5, point 1, de la convention, mais de la
matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens de l'article 5, point 3, de ladite
convention.
Sur la troisième question
- 27.
- Il convient de rappeler d'abord que, ainsi que la Cour l'a relevé à plusieurs reprises
(voir arrêts Mines de potasse d'Alsace, précité, point 11; du 11 janvier 1990,
Dumez France et Tracoba, C-220/88, Rec. p. I-49, point 17; du 7 mars 1995, Shevill
e.a., C-68/93, Rec. p. I-415, point 19, et du 19 septembre 1995, Marinari, C-364/93,
Rec. p. I-2719, point 10), la règle de compétence spéciale énoncée à l'article 5,
point 3, de la convention, dont le choix dépend d'une option du demandeur, est
fondée sur l'existence d'un lien de rattachement particulièrement étroit entre la
contestation et des juridictions autres que celles du domicile du défendeur, qui
justifie une attribution de compétence à ces juridictions pour des raisons de bonne
administration de la justice et d'organisation utile du procès.
- 28.
- Il y a lieu de rappeler ensuite que, dans les arrêts précités Mines de potasse
d'Alsace, points 24 et 25, et Shevill e.a., point 20, la Cour a considéré que, dans le
cas où le lieu où se situe le fait susceptible d'entraîner une responsabilité délictuelle
ou quasi délictuelle et le lieu où ce fait a entraîné un dommage ne sont pas
identiques, l'expression «lieu où le fait dommageable s'est produit» figurant dans
l'article 5, point 3, de la convention doit être entendue en ce sens qu'elle vise à la
fois le lieu où le dommage est survenu et le lieu de l'événement causal, de sorte
que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de
l'un ou l'autre de ces deux lieux.
- 29.
- Dans l'arrêt Marinari, précité, point 13, la Cour a précisé que l'option ainsi ouverte
au demandeur ne saurait toutefois être étendue au-delà des circonstances
particulières qui la justifient, sous peine de vider de son contenu le principe
général, énoncé à l'article 2, premier alinéa, de la convention, de la compétence
des juridictions de l'État contractant sur le territoire duquel le défendeur a son
domicile et d'aboutir à reconnaître, en dehors des cas expressément prévus, la
compétence des juridictions du domicile du demandeur pour laquelle les auteurs
de la convention ont manifesté leur défaveur en écartant, dans son article 3,
deuxième alinéa, l'application de dispositions nationales prévoyant de tels fors de
compétence à l'égard de défendeurs domiciliés sur le territoire d'un État
contractant.
- 30.
- La Cour en a déduit au point 14 dudit arrêt que, s'il est ainsi admis que la notion
de «lieu où le fait dommageable s'est produit», au sens de l'article 5, point 3, de
la convention, peut viser à la fois le lieu où le dommage est survenu et celui de
l'événement causal, cette notion ne saurait toutefois être interprétée de façon
extensive au point d'englober tout lieu où peuvent être ressenties les conséquences
préjudiciables d'un fait ayant déjà causé un dommage effectivement survenu dans
un autre lieu.
- 31.
- Pour les mêmes motifs, dans l'arrêt Dumez France et Tracoba, précité, la Cour a
dit pour droit que la règle de compétence juridictionnelle énoncée à l'article 5,
point 3, de la convention ne peut être interprétée comme autorisant un demandeur
qui invoque un dommage qu'il prétend être la conséquence du préjudice subi par
d'autres personnes, victimes directes du fait dommageable, à attraire l'auteur de ce
fait devant les juridictions du lieu où il a lui-même constaté le dommage dans son
patrimoine.
- 32.
- Il résulte de ce qui précède que le destinataire de marchandises qui, après
l'exécution du transport maritime puis du transport terrestre final, constate des
avaries aux marchandises qui lui ont été livrées peut attraire la personne qu'il tient
pour être le transporteur maritime réel soit devant le tribunal du lieu où le
dommage est survenu, soit devant le tribunal du lieu où l'événement causal s'est
produit.
- 33.
- Ainsi que le souligne M. l'avocat général aux points 54 à 56 de ses conclusions, lors
d'un transport international tel que celui en cause dans l'espèce au principal, le lieu
où l'événement causal s'est produit peut être difficile voire impossible à déterminer.
Dans une telle hypothèse, il appartiendra au destinataire des marchandises avariées
d'attraire le transporteur maritime réel devant le tribunal du lieu où le dommage
est survenu. Il y a lieu de relever à cet égard que, dans le cas d'un transport
international tel que celui en cause dans l'espèce au principal, le lieu de survenance
du dommage ne saurait être ni le lieu de livraison finale, lequel, comme l'observe
à juste titre la Commission, peut être modifié en cours de route, ni le lieu de
constatation du dommage.
- 34.
- En effet, permettre au destinataire d'attraire le transporteur maritime réel devant
le tribunal du lieu de livraison finale ou devant le tribunal du lieu de constatation
du dommage aboutirait le plus souvent à reconnaître la compétence des tribunaux
du domicile du demandeur, compétence pour laquelle les auteurs de la convention
ont manifesté leur défaveur en dehors des cas qu'elle prévoit expressément (voir,
en ce sens, arrêts Dumez France et Tracoba, précité, points 16 et 19, et du 19
janvier 1993, Shearson Lehman Hutton, C-89/91, Rec. p. I-139, point 17). En outre,
une telle interprétation de la convention ferait dépendre la détermination de la
juridiction compétente de circonstances incertaines et fortuites, ce qui serait
incompatible avec l'objectif, poursuivi par la convention, de définir des attributions
de compétence certaines et prévisibles (voir, en ce sens, arrêts précités Marinari,
point 19, et Handte, point 19).
- 35.
- Dans ces conditions, le lieu de survenance du dommage dans le cas d'un transport
international tel que celui en cause dans l'espèce au principal ne peut être que le
lieu où le transporteur maritime réel devait livrer les marchandises.
- 36.
- Un tel lieu répond en effet aux exigences de prévisibilité et de certitude posées par
la convention et présente un lien de rattachement particulièrement étroit avec le
litige au principal, de telle sorte que l'attribution de la compétence au tribunal de
ce lieu se justifie par des raisons de bonne administration de la justice et
d'organisation utile du procès.
- 37.
- Il convient dès lors de répondre à la troisième question que le lieu où le
destinataire de marchandises, après l'exécution du transport maritime puis dutransport terrestre final, n'a fait que constater l'existence des avaries aux
marchandises qui lui ont été livrées ne peut servir à déterminer le «lieu où le fait
dommageable s'est produit» au sens de l'article 5, point 3, de la convention, tel
qu'interprété par la Cour.
Sur la quatrième question
- 38.
- Il y a lieu de constater tout d'abord que la convention ne se réfère pas à la notion
de litige «indivisible», mais seulement à celle, mentionnée à l'article 22, de
demandes «connexes».
- 39.
- Ainsi que la Cour l'a précisé dans l'arrêt du 24 juin 1981, Elefanten Schuh (150/80,
Rec. p. 1671, point 19), l'article 22 de la convention a pour objet de régler le sort
de demandes connexes dont les juridictions de différents États contractants sont
saisies. Il n'est pas attributif de compétences; en particulier, il n'établit pas la
compétence d'un juge d'un État contractant pour statuer sur une demande qui est
connexe à une autre demande dont ce juge est saisi en application des règles de
la convention.
- 40.
- Dans ledit arrêt, la Cour a dès lors dit pour droit que l'article 22 de la convention
est seulement d'application lorsque des demandes connexes sont formées devant
les juridictions de deux ou plusieurs États contractants.
- 41.
- Or, il ressort du dossier que, en l'espèce, des actions séparées n'ont pas été
introduites devant les juridictions de différents États contractants, de telle sorte
que, en toute hypothèse, les conditions d'application de l'article 22 ne sont pas
réunies.
- 42.
- Il convient de rappeler ensuite que, conformément à l'article 3 de la convention,
les personnes domiciliées sur le territoire d'un État contractant ne peuvent être
attraites devant les tribunaux d'un autre État contractant qu'en vertu des règles
énoncées aux sections 2 à 6 du titre II.
- 43.
- Au nombre de celles-ci figure l'article 6, point 1, de la convention, selon lequel le
défendeur peut aussi être attrait «s'il y a plusieurs défendeurs, devant le tribunal
du domicile de l'un d'eux».
- 44.
- Ainsi qu'il résulte du libellé même de l'article 6, point 1, celui-ci n'est applicable
que si le litige en cause est porté devant les tribunaux du lieu du domicile de l'un
des défendeurs.
- 45.
- Or, tel n'est pas le cas en l'espèce.
- 46.
- A cet égard, il y a lieu d'observer que l'objectif de sécurité juridique que poursuit
la convention ne serait pas atteint si le fait que le tribunal d'un État contractant se
soit reconnu compétent à l'égard d'un des défendeurs non domicilié dans un État
contractant permettait d'attraire un autre défendeur, domicilié dans un État
contractant, devant ce même tribunal, en dehors des cas prévus par la convention,
le privant ainsi du bénéfice des règles protectrices qu'elle énonce.
- 47.
- En tout état de cause, il convient de relever que l'exception énoncée à l'article 6,
point 1, de la convention, dérogeant au principe de la compétence des juridictions
de l'État du domicile du défendeur, doit être interprétée de telle sorte qu'elle ne
puisse remettre en question l'existence même de ce principe, notamment en
permettant au requérant de former une demande dirigée contre plusieurs
défendeurs à seule fin de soustraire l'un de ces défendeurs aux tribunaux de l'État
où il est domicilié (arrêt Kalfelis, précité, points 8 et 9).
- 48.
- Dès lors, après avoir rappelé que l'article 6, point 1, de la convention, de même
que l'article 22, a pour but d'éviter que des décisions incompatibles entre elles ne
soient rendues dans les États contractants, la Cour a dit pour droit dans l'arrêt
Kalfelis, précité, que, pour l'application de l'article 6, point 1, il doit exister entre
les différentes demandes formées par un même demandeur à l'encontre de
différents défendeurs un lien de connexité, tel qu'il y a intérêt à les juger ensemble
afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient
jugées séparément.
- 49.
- A cet égard, la Cour a également dit pour droit, dans l'arrêt précité, qu'un tribunal
compétent au titre de l'article 5, point 3, de la convention pour connaître de
l'élément d'une demande reposant sur un fondement délictuel n'est pas compétent
pour connaître des autres éléments de la même demande reposant sur des
fondements non délictuels.
- 50.
- Il résulte de ce qui précède que deux demandes d'une même action en réparation,
dirigées contre des défendeurs différents et fondées, l'une, sur la responsabilité
contractuelle et, l'autre, sur la responsabilité délictuelle, ne peuvent être
considérées comme présentant un lien de connexité.
- 51.
- Il convient de rappeler enfin que, ainsi que la Cour l'a relevé dans l'arrêt Kalfelis,
précité, point 20, s'il est vrai qu'il existe des inconvénients à ce que les divers
aspects d'un même litige soient jugés par des tribunaux différents, d'une part, le
demandeur a toujours la faculté de porter l'ensemble de sa demande devant le
tribunal du domicile du défendeur et, d'autre part, l'article 22 de la convention
permet, dans certaines conditions, au tribunal premier saisi de connaître de
l'ensemble du litige, dès lors qu'existe un lien de connexité entre des demandes
portées devant des juges différents.
- 52.
- Il y a lieu dès lors de répondre à la quatrième question que l'article 6, point 1, de
la convention doit être interprété en ce sens qu'un défendeur domicilié sur le
territoire d'un État contractant ne peut être attrait dans un autre État contractant
devant la juridiction saisie d'une demande dirigée à l'encontre d'un codéfendeur
domicilié en dehors du territoire de tout État contractant, au motif que le litige
présenterait un caractère indivisible, et pas seulement connexe.
Sur les dépens
- 53.
- Les frais exposés par les gouvernements français et allemand ainsi que par la
Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet
d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le
caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à
celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (troisième chambre)
statuant sur les questions à elle soumises par la Cour de cassation, par arrêt du 28
janvier 1997, dit pour droit:
1) L'action par laquelle le destinataire de marchandises reconnues avariées à
l'issue d'un transport maritime puis terrestre, ou son assureur subrogé
dans ses droits pour l'avoir indemnisé, réclame réparation de son préjudice,
en se fondant sur le connaissement couvrant le transport maritime non pas
à l'encontre de celui qui a émis ce document à son en-tête, mais à
l'encontre de la personne que le demandeur tient pour être le transporteur
maritime réel, ne relève pas de la matière contractuelle au sens de l'article
5, point 1, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence
judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle
que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du
royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de
Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, par la convention du 25 octobre
1982 relative à l'adhésion de la République hellénique et par la convention
du 26 mai 1989 relative à l'adhésion du royaume d'Espagne et de la
République portugaise, mais de la matière délictuelle ou quasi délictuelle
au sens de l'article 5, point 3, de ladite convention.
2) Le lieu où le destinataire de marchandises, après l'exécution du transport
maritime puis du transport terrestre final, n'a fait que constater l'existence
des avaries aux marchandises qui lui ont été livrées ne peut servir à
déterminer le «lieu où le fait dommageable s'est produit» au sens de
l'article 5, point 3, de la convention du 27 septembre 1968, tel qu'interprété
par la Cour.
3) L'article 6, point 1, de la convention du 27 septembre 1968 doit être
interprété en ce sens qu'un défendeur domicilié sur le territoire d'un État
contractant ne peut être attrait dans un autre État contractant devant la
juridiction saisie d'une demande dirigée à l'encontre d'un codéfendeur
domicilié en dehors du territoire de tout État contractant, au motif que le
litige présenterait un caractère indivisible, et pas seulement connexe.
Puissochet Moitinho de Almeida Gulmann
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Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 27 octobre 1998.
Le greffier
Le président de la troisième chambre
R. Grass
J.-P. Puissochet