Language of document : ECLI:EU:C:2018:1028

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Mme ELEANOR SHARPSTON

présentées le 19 décembre 2018 (1)

Affaire C431/17

Monachos Eirinaios, kata kosmon Antonios Giakoumakis tou Emmanouil

contre

Dikigorikos Syllogos Athinon

[demande de décision préjudicielle formée par le Symvoulio tis Epikrateias (Conseil d’État, Grèce)]

« Renvoi préjudiciel  ‑ Directive 98/5/CE – Article 3 – Article 6 – Inscription d’un moine en tant qu’avocat dans un État membre autre que celui dans lequel il a obtenu sa qualification professionnelle – Règles nationales s’opposant à l’inscription »





1.        Un homme peut-il servir deux maîtres ? Lorsque l’un de ces maîtres est Dieu, le chrétien peut trouver dans les évangiles une première directive : « Nul ne peut servir deux maîtres : car, ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre : vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (2). (L’échange juridique limpide entre Jésus de Nazareth et un jeune juriste, qui a été conservé dans la parabole du Bon Samaritain, démontre cependant clairement qu’il est parfaitement possible de servir Dieu tout en étant un homme de loi (3)). Il n’en demeure pas moins que lorsqu’un moine est désireux de s’inscrire en tant qu’avocat au barreau d’un État membre autre que celui dans lequel il a acquis son titre professionnel et servir à la fois la justice et Dieu, il convient également d’examiner la directive 98/5/CE (4).

2.        Par la présente demande de décision préjudicielle, le Symvoulio tis Epikrateias (Conseil d’État, Grèce, ci-après la « juridiction de renvoi ») demande si le refus, par les autorités compétentes, d’inscrire Monachos Eirinaios (5), un moine qui vit dans un monastère en Grèce, en tant qu’avocat pratiquant sous son titre d’origine, au motif que les moines ne peuvent tout simplement pas, en droit national, être inscrits aux tableaux des barreaux, est compatible avec la directive 98/5. Cela soulève la question de savoir comment concilier les dispositions de la directive 98/5 concernant l’inscription des avocats exerçant sous leur titre d’origine, qui introduisent des obligations contraignantes, avec celles concernant les règles professionnelles et déontologiques applicables à de tels avocats, qui laissent aux États membres un large pouvoir d’appréciation. L’interprétation de la Cour devra garantir que la directive sera interprétée de manière cohérente et uniforme.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

 La directive 98/5

3.        Le considérant 1 de la directive 98/5 souligne l’importance de la faculté, pour les ressortissants des États membres, d’exercer une profession, à titre indépendant ou salarié, dans un État membre autre que celui où ils ont acquis leurs qualifications professionnelles. Les considérants 2 et 3 expliquent que la directive offre un moyen autre que celui prévu dans la directive 89/48/CEE pour obtenir l’accès à la profession d’avocat dans un État membre d’accueil (6).

4.        Aux termes du considérant 5, une action « se justifie au niveau communautaire non seulement parce que, par rapport au système général de reconnaissance, elle offre aux avocats une voie plus aisée leur permettant d’intégrer la profession dans un État membre d’accueil, mais aussi parce qu’elle répond, en donnant la possibilité à des avocats d’exercer à titre permanent dans un État membre d’accueil sous leur titre professionnel d’origine, aux besoins des usagers du droit, lesquels, en raison des flux d’affaires croissant résultant notamment du marché intérieur, recherchent des conseils lors de transactions transfrontalières dans lesquelles sont souvent imbriqués le droit international, le droit communautaire et les droits nationaux ».

5.        Le considérant 6 explique qu’une action se justifie également « en raison du fait que seuls quelques États membres permettent déjà, sur leur territoire, l’exercice d’activités d’avocat, autrement que sous forme de prestations de services, par des avocats venant d’autres États membres et exerçant sous leur titre professionnel d’origine ; [...] toutefois, dans les États membres où cette possibilité existe, elle revêt des modalités très différentes, en ce qui concerne, par exemple, le champ d’activité et l’obligation d’inscription auprès des autorités compétentes ; [...] une telle diversité de situations se traduit par des inégalités et des distorsions de concurrence entre les avocats des États membres et constitue un obstacle à la libre circulation ; [...] seule une directive fixant les conditions d’exercice de la profession, autrement que sous forme de prestations de services, par des avocats exerçant sous leur titre professionnel d’origine est à même de résoudre ces problèmes et d’offrir dans tous les États membres les mêmes possibilités aux avocats et aux usagers du droit ».

6.        Le considérant 7 indique que la directive s’abstient de réglementer des situations purement internes et ne touche aux règles professionnelles nationales que dans la mesure nécessaire pour permettre d’atteindre effectivement son but. Elle ne porte notamment pas atteinte aux réglementations nationales régissant l’accès à la profession d’avocat et son exercice sous le titre professionnel de l’État membre d’accueil.

7.        Le considérant 8 explique qu’« il convient de soumettre les avocats visés par la présente directive à l’obligation de s’inscrire auprès de l’autorité compétente de l’État membre d’accueil afin que celle-ci puisse s’assurer qu’ils respectent les règles professionnelles et déontologiques de l’État membre d’accueil ; [...] l’effet de cette inscription quant aux circonscriptions judiciaires, aux degrés et aux types de juridictions devant lesquelles des avocats peuvent agir, est déterminé par la législation applicable aux avocats de l’État membre d’accueil ».

8.        Le considérant 9 indique que « les avocats qui ne se sont pas intégrés dans la profession de l’État membre d’accueil sont tenus d’exercer dans cet État sous le titre professionnel d’origine et ce, afin de garantir la bonne information des consommateurs et de permettre la distinction entre eux et les avocats de l’État membre d’accueil qui exercent sous le titre professionnel de celui-ci ».

9.        L’article 1er, paragraphe 1, de la directive définit l’objet de celle‑ci comme étant de faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre autre que celui dans lequel a été acquise la qualification professionnelle. L’article 1er, paragraphe 2, définit un « avocat » comme toute personne, ressortissant d’un État membre, habilitée à exercer ses activités professionnelles sous l’un des titres professionnels mentionnés ci-après : [...] « en Grèce : Δικηγόρος [Dikigoros] [...] à Chypre : Δικηγόρος [Dikigoros] ».

10.      L’article 2 établit le droit de tout avocat d’exercer à titre permanent, dans tout autre État membre, sous son titre professionnel d’origine, les activités professionnelles qui sont détaillées à l’article 5.

11.      Aux termes de l’article 3 :

« 1.      L’avocat voulant exercer dans un État membre autre que celui où il a acquis sa qualification professionnelle est tenu de s’inscrire auprès de l’autorité compétente de cet État membre.

2.      L’autorité compétente de l’État membre d’accueil procède à l’inscription de l’avocat au vu de l’attestation de son inscription auprès de l’autorité compétente de l’État membre d’origine. Elle peut exiger que cette attestation, délivrée par l’autorité compétente de l’État membre d’origine n’ait pas, lors de sa production, plus de trois mois de date. Elle informe l’autorité compétente de l’État membre d’origine de cette inscription.

[...] ».

12.      L’article 4 prévoit que l’avocat exerçant dans l’État membre d’accueil sous son titre professionnel d’origine « est tenu de le faire sous ce titre, qui doit être indiqué dans la ou l’une des langues officielles de l’État membre d’origine, mais de manière intelligible et susceptible d’éviter toute confusion avec le titre professionnel de l’État membre d’accueil ».

13.      L’article 5, paragraphe 1, définit le domaine d’activité d’un avocat exerçant sous son titre professionnel d’origine comme couvrant « les mêmes activités professionnelles que l’avocat exerçant sous le titre professionnel approprié de l’État membre d’accueil ». Il peut notamment « donner des consultations juridiques dans le droit de son État membre d’origine, en droit communautaire, en droit international et dans le droit de l’État membre d’accueil. Il respecte, en tout cas, les règles de procédure applicables devant les juridictions nationales ».

14.      L’article 6, paragraphe 1, prévoit que « [i]ndépendamment des règles professionnelles et déontologiques auxquelles il est soumis dans son État membre d’origine, l’avocat exerçant sous son titre professionnel d’origine est soumis aux mêmes règles professionnelles et déontologiques que les avocats exerçant sous le titre professionnel approprié de l’État membre d’accueil pour toutes les activités qu’il exerce sur le territoire de celui-ci ». Aux termes de l’article 6, paragraphe 3, l’État membre d’accueil « peut imposer à l’avocat exerçant sous son titre professionnel d’origine, soit de souscrire une assurance de responsabilité professionnelle, soit de s’affilier à un fonds de garantie professionnelle, selon les règles qu’il fixe pour les activités professionnelles exercées sur son territoire ».

15.      L’article 7 de la directive concerne les procédures disciplinaires qui s’appliquent en cas de manquement de l’avocat exerçant sous son titre professionnel d’origine aux obligations en vigueur dans l’État membre d’accueil. Aux termes de l’article 7, paragraphe 1, « les règles de procédure, les sanctions et les recours prévus dans l’État membre d’accueil sont d’application ». L’article 7, paragraphes 2 à 5, prévoit que :

« 2.      Avant d’ouvrir une procédure disciplinaire à l’encontre de l’avocat exerçant sous son titre professionnel d’origine, l’autorité compétente de l’État membre d’accueil en informe dans les plus brefs délais l’autorité compétente de l’État membre d’origine en lui donnant toutes les informations utiles.

Le premier alinéa s’applique mutatis mutandis lorsqu’une procédure disciplinaire est ouverte par l’autorité compétente de l’État membre d’origine [...]

3.      Sans préjudice du pouvoir décisionnel de l’autorité compétente de l’État membre d’accueil, celle-ci coopère tout au long de la procédure disciplinaire avec l’autorité compétente de l’État membre d’origine. [...]

4.      L’autorité compétente de l’État membre d’origine décide des suites à donner en application de ses propres règles de forme et de fond à la décision prise par l’autorité compétente de l’État membre d’accueil à l’égard de l’avocat exerçant sous son titre professionnel d’origine.

5.      Bien qu’il ne soit pas un préalable à la décision de l’autorité compétente de l’État membre d’accueil, le retrait temporaire ou définitif de l’autorisation d’exercer la profession par l’autorité compétente de l’État membre d’origine, entraîne automatiquement pour l’avocat concerné l’interdiction temporaire ou définitive d’exercer sous son titre professionnel d’origine dans l’État membre d’accueil. »

16.      L’article 9 prévoit que « [l]es décisions de refus de l’inscription visée à l’article 3 ou de retrait de cette inscription ainsi que les décisions prononçant des sanctions disciplinaires doivent être motivées ». Ces décisions doivent être susceptibles d’un recours juridictionnel.

 Le droit grec

 Le décret présidentiel 152/2000

17.      La directive 98/5 a été transposée en droit grec par le Proedriko Diatagma 152/2000, Diefkolynsi tis monimis askisis tou dikigorikou epangelmatos stin Ellada apo dikigorous pou apektisan ton epangelmatiko tous titlo se allo kratos-melos tis EE (décret présidentiel 152/2000 facilitant l’exercice permanent de la profession d’avocat en Grèce par des avocats ayant acquis leur titre professionnel dans un autre État membre de l’Union européenne (ci-après le « décret présidentiel »).

18.      L’article 5, paragraphe 1, du décret présidentiel prévoit que, pour exercer la profession d’avocat en Grèce, l’intéressé doit s’inscrire au barreau du ressort géographique dans lequel il entend exercer et qu’il doit conserver un cabinet dans ce même ressort. L’article 5, paragraphe 2, énonce que le conseil d’administration dudit barreau se prononce sur une demande d’inscription après présentation des justificatifs suivants : i) un document officiel attestant de la nationalité d’un État membre ; ii) un extrait de casier judiciaire ; et, iii) un certificat émis par l’autorité compétente de l’État membre d’origine ayant délivré le titre professionnel ou par toute autre autorité compétente de l’État d’origine, attestant de l’inscription de l’intéressé.

19.      En outre, l’article 8, paragraphe 1, prévoit que « [i]ndépendamment des règles professionnelles et déontologiques auxquelles il est soumis dans son État membre d’origine, l’avocat est soumis aux mêmes règles professionnelles et déontologiques que les autres avocats membres du barreau concerné, pour toutes les activités qu’il exerce sur le territoire grec. Il est notamment soumis [...] [à] toute règle régissant l’exercice en Grèce de la profession d’avocat, notamment [aux] règles relatives aux incompatibilités et à l’exercice d’activités étrangères au statut d’avocat, au secret professionnel, à la déontologie professionnelle, à la publicité, à la dignité de l’avocat et à l’exercice approprié de la profession ».

 Le code des avocats

20.      L’article 1er du nomos 4194/2013, Kodikas dikigoron (loi 4194/2013 sur le code des avocats, ci-après le « code des avocats ») prévoit que l’avocat est investi d’une charge publique qui constitue un des fondements de l’État de droit. Dans l’exercice de ses fonctions, l’avocat gère ses dossiers conformément à son jugement professionnel et il n’est soumis à aucune instruction ni aucun ordre contraires à la loi ou incompatibles avec l’intérêt de son client (7).

21.      L’article 6 du code des avocats est intitulé « Conditions à remplir pour devenir avocat – Empêchements ». Il énonce deux conditions positives à remplir afin d’être avocat, à savoir i) détenir la nationalité grecque ou la nationalité d’un autre État membre ou d’un État membre de l’Espace économique européen (EEE) et ii) détenir un diplôme en droit ; il énonce également quatre empêchements, parmi lesquels figure celui de ne pas être un ecclésiastique ou un moine.

22.      L’article 7, paragraphe 1, de ce code est intitulé « Perte de plein droit de la qualité d’avocat ». Il prévoit, entre autres, que perd de plein droit la qualité d’avocat et est radié du tableau du barreau dont il est membre celui qui est ecclésiastique ou moine ou est nommé à un poste rémunéré ou détient un tel poste en vertu d’un contrat impliquant une relation en tant que salarié ou agent public auprès d’une personne morale de droit public (8). Un avocat qui relève du champ d’application de l’article 7, paragraphe 1, est tenu d’effectuer une déclaration au barreau dont il est membre et de démissionner(9).

23.      L’article 23 dudit code prévoit qu’un avocat est tenu d’avoir son siège et son cabinet dans le ressort de la juridiction de première instance où il est nommé. En vertu de l’article 82, l’avocat n’est pas autorisé à fournir ses services à titre gratuit, sous réserve de quelques exceptions qui sont énumérées.

 La charte statutaire de l’Église de Grèce

24.      Le nomos 590/1977, Katastatikos Chartis tis Ekklisias tis Ellados (loi 590/1977 relative à la charte statutaire de l’Église de Grèce) prévoit, dans son article 39, que les monastères sont des institutions religieuses dans lesquels des hommes ou des femmes vivent dans l’ascèse conformément aux vœux monacaux et aux règles et traditions sacrées de l’Église orthodoxe relatives à la vie monastique. Les monastères fonctionnent sous la tutelle spirituelle de l’archevêque territorialement compétent.

25.      L’article 56, paragraphe 3, de cette charte interdit à une personne soumise à la discipline monastique de se déplacer hors des limites de sa province ecclésiastique sans l’autorisation de son supérieur religieux. Une telle personne doit également obtenir l’autorisation de l’évêque diocésain pour demeurer dans une autre province pendant plus de deux mois, que ce soit de manière continue ou interrompue, dans une même année civile.

 La loi relative au trésor général de l’Église et à l’administration des monastères

26.      Le nomos 3414/1909 peri Genikou Ekklisastikou Tameiou kai dioikiseos Monastirion, (loi 3414/0909 relative au trésor général de l’Église et à l’administration des monastères) prévoit, en son article 18, que tout le patrimoine de celui qui devient moine est transmis au monastère, à l’exception de la réserve héréditaire prévue par le droit des successions.

 Les faits, la procédure et la question préjudicielle

27.      Monachos Eirinaios est un moine qui vit dans un monastère en Grèce (10). Il dispose également de la qualification requise pour exercer la profession d’avocat et est membre du Pagkyprios Dikigorikos Syllogos (association du barreau de Chypre) depuis le 11 décembre 2014.

28.      Le 12 juin 2015, il a sollicité son inscription au Dikigorikos Syllogos Athinon (association du barreau d’Athènes, ci-après le « DSA ») en tant qu’avocat ayant acquis son titre professionnel dans un autre État membre. Sa demande a été rejetée par le conseil d’administration du DSA le 18 juin 2015. Cette décision était fondée sur l’article 8, paragraphe 1, du décret présidentiel, qui prévoit que les règles nationales en matière d’incompatibilités (en l’occurrence, être ecclésiastique ou moine) s’appliquent également aux avocats désireux d’exercer en Grèce sous leur titre professionnel d’origine.

29.      Le 29 septembre 2015, Monachos Eirinaios a saisi la juridiction de renvoi d’un recours contre ladite décision.

30.      La juridiction de renvoi observe que les règles professionnelles et déontologiques qui s’appliquent aux avocats grecs ne permettent pas à des moines d’exercer la profession d’avocat pour des raisons telles que celles invoquées par le DSA, à savoir l’absence de garantie concernant leur indépendance, l’existence de doutes quant à leur capacité à se consacrer entièrement à l’exercice de leurs fonctions et quant à la question de savoir s’ils peuvent traiter d’affaires contentieuses, l’exigence qu’ils soient établis effectivement (et non fictivement) dans le ressort de la juridiction de première instance voulue et l’obligation de ne pas fournir de services à titre gratuit. Si le barreau en cause était tenu d’inscrire un moine conformément à l’article 3 de la directive 98/5 afin qu’il exerce sous son titre d’origine, il serait alors dans l’obligation de constater immédiatement que celui-ci a violé les règles professionnelles et déontologiques établies par le droit national, ainsi que le permet l’article 6 de la directive 98/5, car lesdites règles interdisent aux moines d’exercer la profession d’avocat.

31.      La juridiction de renvoi se réfère également à sa propre jurisprudence, dans laquelle elle a considéré que la disposition du code des avocats en vigueur antérieurement et qui interdisait aux ecclésiastiques de devenir avocats n’était contraire ni au principe d’égalité ni à celui de la liberté professionnelle. Premièrement, l’intérêt public impose que l’avocat se consacre exclusivement à ses fonctions, et, deuxièmement, l’exercice de la profession d’avocat implique la controverse, laquelle est incompatible avec la qualité de ministre du culte (11). En outre, la juridiction de renvoi a déjà considéré que la disposition en cause n’est contraire ni à l’article 13 de la constitution grecque, ni à l’article 52 du traité CE (devenu article 49 TFUE) (dès lors que les faits de l’affaire antérieure en cause concernaient une situation purement interne), ni à l’article 9 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (12).

32.      Dans ce contexte, la juridiction de renvoi sollicite une décision préjudicielle sur la question suivante :

« Convient-il d’interpréter l’article 3 de la directive 98/5/CE en ce sens que l’inscription d’un moine de l’Église de Grèce en tant qu’avocat dans les registres de l’autorité compétente d’un État membre autre que celui où la qualification a été acquise afin qu’il y exerce la profession d’avocat sous son titre professionnel d’origine, peut être interdite par le législateur national, au motif qu’en vertu du droit national, les moines de l’Église de Grèce ne peuvent pas être inscrits dans les registres des barreaux car, du fait de leur statut, ils ne présentent pas certaines garanties nécessaires à l’exercice de la profession d’avocat ? »

33.      Des observations écrites ont été présentées par Monachos Eirinaios, les gouvernements grec et néerlandais ainsi que la Commission européenne. Lors de l’audience du 18 septembre 2018, Monachos Eirinaios, le DSA, le gouvernement grec et la Commission ont présenté des observations orales.

 Analyse

 Le droit applicable

34.      Plusieurs directives s’appliquent aux différents aspects du cas de figure d’un avocat désireux d’exercer dans un autre État membre. La directive 2005/36 traite, en effet, de la reconnaissance des qualifications professionnelles, tandis que la directive 77/249/CEE concerne la libre prestation de services (13). La directive 2006/123/CE concerne un large éventail d’activités au sein du marché intérieur, y compris la fourniture de conseils juridiques dans le contexte de l’établissement et de la fourniture de services (14). La directive 98/5 s’applique aux avocats désireux d’exercer à titre permanent dans l’État membre d’accueil.

35.      Dans ses observations écrites, le gouvernement néerlandais a fait valoir que, dès lors que la directive 98/5 n’établit pas de règles professionnelles et déontologiques pour les avocats, des orientations pourraient être recherchées dans les autres directives susceptibles de s’appliquer.

36.      Je ne partage pas cet avis.

37.      La directive 77/249 traite de la fourniture de services par les avocats, et non de la liberté d’établissement (15). Or, la procédure devant la juridiction de renvoi concerne le refus, par un barreau, d’inscrire un avocat qui a obtenu ses qualifications professionnelles dans un autre État membre. Aussi la question préjudicielle a-t-elle pour objet non pas la liberté de fournir des services juridiques (16), mais l’établissement en tant qu’avocat, qui est régi par la directive 98/5.

38.      La directive 2005/36 s’applique à des avocats désireux de s’établir immédiatement sous le titre professionnel de l’État membre d’accueil. Elle n’affecte pas le fonctionnement de la directive 98/5 (17) et n’est pas pertinente en l’espèce. Monachos Eirinaios entend s’inscrire afin d’exercer sous son titre chypriote.

39.      La directive 2006/123 s’applique effectivement aux services juridiques et couvre non seulement la fourniture de services, mais également l’établissement (18). Néanmoins, l’article 25 de cette directive, qui est invoqué par le gouvernement néerlandais dans ses observations écrites, ne s’applique que pour ce qui concerne l’exercice d’activités économiques multidisciplinaires. L’activité exercée par Monachos Eirinaios « parallèlement » à l’activité d’avocat – à savoir être soumis à la discipline monastique – n’entre pas dans cette rubrique.

40.      La situation de Monachos Eirinaios relève clairement du champ d’application de la directive 98/5. Il est un avocat disposant d’un titre professionnel valable dans un État membre (il entre donc dans le champ d’application personnel de la directive 98/5, tel que celui-ci est défini à l’article 1er, paragraphes 1 et 2) et désireux d’exercer à titre permanent dans un autre État membre sous son titre d’origine (la condition tenant à l’existence d’un élément transfrontalier est donc remplie et l’on se situe dans le champ d’application matériel de la directive 98/5, tel que celui-ci est défini à l’article 1er, paragraphe 1). Il en découle que c’est à l’aune de cette directive qu’il y a lieu d’analyser la compatibilité avec le droit de l’Union de règles nationales interdisant aux moines d’être inscrits en tant qu’avocats sous leur titre professionnel d’origine au motif qu’ils ne présentent pas certaines garanties exigées des avocats.

 Remarques liminaires sur la directive 98/5

41.      L’objectif de la directive 98/5 est de promouvoir la liberté de circulation des avocats en facilitant l’exercice de la profession à titre permanent dans un État membre autre que celui dans lequel les intéressés ont obtenu leur qualification professionnelle (19) (dans la suite des présentes conclusions, je qualifierai de tels avocats d’« avocats migrants », par souci de commodité).

42.      Dans la perspective de promouvoir le marché intérieur, la directive vise à garantir que les avocats et les consommateurs de services juridiques disposent dans tous les États membres des mêmes possibilités. Elle vise en particulier à répondre aux besoins des consommateurs de services juridiques, lesquels, en raison des flux d’affaires croissants résultant notamment du marché intérieur, recherchent des conseils lors de transactions transfrontalières dans lesquelles sont souvent imbriqués le droit international, le droit communautaire et les droits nationaux (20).

43.      Ainsi, la directive vise à mettre fin à la disparité des règles nationales concernant les conditions d’inscription auprès des autorités compétentes, qui étaient à l’origine d’inégalités et d’obstacles à la libre circulation (21). La reconnaissance mutuelle des titres professionnels des avocats migrants désireux d’exercer sous leur titre professionnel d’origine sous-tend la réalisation des objectifs de la directive (22).

44.      Si la directive concerne le droit d’établissement, il n’en demeure pas moins qu’elle ne réglemente ni l’accès à la profession d’avocat ni l’exercice de cette profession sous le titre professionnel délivré dans l’État membre d’accueil (23).

45.      En poursuivant ses objectifs, la directive doit ménager un équilibre entre différents intérêts.

46.      Premièrement, elle met en balance l’octroi, aux avocats migrants, d’un droit « automatique » de s’inscrire auprès des autorités de l’État membre d’accueil, sans aucun contrôle antérieur, par ledit État membre, de leurs qualifications professionnelles (article 3, paragraphe 2) et le besoin d’informer les consommateurs de services juridiques du champ de compétence de tels avocats ; c’est ce qui explique que les avocats migrants ne sont autorisés à exercer que sous leur titre professionnel d’origine exprimé dans la langue de l’État membre d’origine (article 4, paragraphe 1) (24).

47.      Deuxièmement, les avocats migrants se voient accorder le droit de donner des consultations sur des questions juridiques ainsi que de représenter et défendre leurs clients, si nécessaire en agissant de concert avec un avocat exerçant auprès de la juridiction concernée (article 5). En retour, ils doivent s’inscrire auprès de l’autorité compétente dans l’État membre d’accueil et sont soumis aux obligations ainsi qu’aux règles professionnelles et déontologiques dudit État (articles 3 et 6) (25).

48.      En outre, bien que l’article 3, paragraphe 2, de la directive 98/5 harmonise les conditions auxquelles doivent répondre les avocats désireux d’exercer leurs activités professionnelles sous leur titre professionnel d’origine, la directive i) s’abstient de réglementer des situations purement internes (considérant 7) ; ii) ne porte pas atteinte aux réglementations nationales régissant l’accès à la profession d’avocat et son exercice sous le titre professionnel de l’État membre d’accueil (considérant 7) ; et iii) prévoit que les avocats doivent respecter les règles professionnelles et déontologiques de l’État membre d’accueil (considérant 8 et article 6) (26).

49.      En somme, la directive 98/5 est une directive hybride qui traite, en harmonisant certains aspects, de la liberté d’établissement des avocats migrants désireux d’exercer sous leur titre d’origine, tout en laissant aux États membres un important degré d’autonomie pour le reste. La promotion de la liberté de circulation est mise en balance par rapport à la nécessité de garantir que les consommateurs soient protégés et que les avocats migrants respectent, dans l’État membre d’accueil, leurs obligations professionnelles au regard de la bonne administration de la justice. Aussi en découle-t-il un potentiel intrinsèque de tension entre l’admission à l’exercice de la profession (article 3) et les règles régissant l’exercice de celle-ci (article 6).

 La question préjudicielle

50.      La juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 3 de la directive 98/5 doit être interprété en ce sens qu’il autorise des règles nationales interdisant à des moines d’être inscrits en tant qu’avocats sous leur titre professionnel d’origine, au motif qu’ils ne présentent pas certaines garanties requises pour exercer la profession d’avocat.

51.      Monachos Eirinaios et la Commission font valoir que, en vertu de la jurisprudence de la Cour, l’article 3 de la directive 98/5 a procédé à une harmonisation complète des règles pertinentes. La présentation à l’autorité compétente de l’État membre d’accueil d’une attestation d’inscription auprès de l’autorité compétente de l’État membre d’origine est l’unique condition à laquelle doit être subordonnée l’inscription de l’intéressé dans l’État membre d’accueil (27). C’est à un stade ultérieur de la procédure que le barreau compétent contrôle la question de savoir si l’intéressé présente alors les garanties nécessaires pour exercer la profession d’avocat.

52.      La Commission ajoute que la question de savoir si l’article 7, paragraphe 1, de la directive 98/5 (qui traite des procédures disciplinaires en cas de manquement de l’avocat exerçant sous son titre professionnel d’origine aux obligations en vigueur dans l’État membre d’accueil) s’applique à Monachos Eirinaios ne relève pas de la présente procédure, qui ne concerne que le droit de celui-ci à s’inscrire auprès du DSA.

53.      Lors de l’audience, le DSA a fait valoir qu’une interprétation dans leur contexte de l’article 3, paragraphe 2, et de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 98/5, à la lumière des considérants de celle-ci, devrait emporter la conclusion selon laquelle un barreau peut refuser d’inscrire un avocat désireux d’exercer sous son titre professionnel d’origine lorsqu’il ressort des documents produits qu’il existe, en droit national, un empêchement à une telle inscription.

54.      Le gouvernement grec fait valoir que l’article 3 de la directive 98/5 doit être lu en combinaison avec l’article 6 de celle-ci. Si un moine devait être inscrit auprès du DSA sous son titre professionnel d’origine, il conviendrait de le radier immédiatement, conformément aux règles professionnelles et déontologiques grecques. Cela constituerait un résultat absurde. Le gouvernement grec considère qu’un moine n’a pas l’indépendance requise pour exercer la profession d’avocat.

55.      Le gouvernement néerlandais fait valoir que l’article 3 de la directive 98/5 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale interdisant à un moine de s’inscrire et d’exercer en tant qu’avocat sous son titre professionnel d’origine. L’article 6 de cette directive ne régit pas de manière complète les règles professionnelles et déontologiques, lesquelles devraient par conséquent être examinées à la lumière d’autres dispositions de droit dérivé, telles que l’article 25, paragraphe 1, sous a), de la directive 2006/123.

 L’inscription en vertu de l’article 3 de la directive 98/5

56.      L’article 3, paragraphe 2, de la directive 98/5 ne traite que de l’inscription des avocats migrants auprès de l’autorité compétente de l’État membre d’accueil. Il prévoit que ladite autorité « procède à l’inscription » au vu de l’attestation pertinente.

57.      Cette disposition vise à mettre fin à la disparité des règles nationales concernant les conditions d’inscription auprès des autorités compétentes et à établir ainsi un mécanisme de reconnaissance mutuelle des titres professionnels des avocats migrants (voir point 43 des présentes conclusions). Elle procède à une harmonisation complète des conditions préalables requises pour l’usage du droit d’établissement conféré par la directive. Un avocat désireux d’exercer à titre permanent dans un État membre autre que celui dans lequel il a obtenu sa qualification professionnelle est tenu de s’inscrire auprès de l’autorité compétente dans cet État membre. Ladite autorité doit procéder à cette inscription « au vu de l’attestation de [...] l’inscription [dudit avocat] auprès de l’autorité compétente de l’État membre d’origine » (28).

58.      Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’unique condition à laquelle doit être subordonnée l’inscription de l’intéressé est que celui-ci présente le certificat en cause à l’autorité compétente de l’État membre d’accueil. L’inscription par cet État membre est alors obligatoire, permettant à l’intéressé d’exercer sous son titre professionnel d’origine (29). Cette analyse est confirmée par la proposition de la Commission qui, dans ses commentaires relatifs à l’article 3, indique que « l’inscription est un droit automatique lorsque le demandeur apporte la preuve de son inscription auprès de l’autorité compétente dans son État membre d’origine » (mise en italique par mes soins). L’inscription place l’avocat migrant au seuil de l’exercice de la profession dans l’État membre d’accueil.

59.      Aussi la Cour a-t-elle déjà considéré que des ressortissants italiens qui, après avoir obtenu un diplôme de droit à l’université en Italie, ont obtenu un autre diplôme de droit à l’université en Espagne et ont été inscrits en tant qu’avocats dans ce dernier État membre, doivent être considérés comme remplissant toutes les conditions requises pour leur inscription auprès d’un barreau italien, sur présentation d’un certificat attestant de leur inscription en Espagne (30).

60.      Dans la même veine, la Cour a jugé dans l’arrêt Wilson qu’il était contraire à la directive 98/5 d’exiger d’avocats exerçant sous leur titre professionnel d’origine qu’ils participent à un entretien afin de permettre au barreau de vérifier s’ils maîtrisaient les langues administratives et judiciaires de l’État membre d’accueil (31).

61.      Il découle de cette jurisprudence que les États membres ne disposent d’aucun pouvoir d’appréciation pour introduire des exigences supplémentaires tenant à l’inscription d’avocats migrants sous leur titre professionnel d’origine.

62.      Par conséquent, à un certain niveau, la réponse à la question de la juridiction de renvoi est simple. L’article 3, paragraphe 2, de la directive 98/5 interdit l’introduction d’une condition supplémentaire, telle que celle de ne pas être moine, pour l’inscription d’un avocat sous son titre professionnel d’origine.

63.      Cette conclusion est-elle remise en cause par l’interaction entre les article 3 et 6 de la directive 98/5 ainsi que par l’existence de règles nationales qui prévoient que des avocats qui sont moines (ou le deviennent) sont immédiatement radiés du barreau, ou qui imposent certaines obligations telles que l’exigence d’avoir son siège et son cabinet dans le ressort de la juridiction de première instance où l’intéressé est nommé avocat, ou de percevoir une rémunération pour ses services ?

64.      Les informations présentées à la Cour semblent indiquer que la disposition du droit national qui interdit aux moines de devenir avocats est réintroduite sous la forme d’une interdiction d’être moine et d’exercer la profession d’avocat (32). C’est à la juridiction nationale qu’il incombe de vérifier si tel est effectivement le cas et s’il s’agit d’une lecture correcte du droit national. Parmi les autres règles nationales invoquées par le DSA et le gouvernement grec figurent les obligations d’indépendance de l’intéressé, de se consacrer exclusivement à ses fonctions, d’avoir son siège et son cabinet dans le ressort de la juridiction de première instance où il est nommé, ou encore l’interdiction de fournir ses services à titre gratuit. L’argument avancé est, en substance, que dès lors qu’un moine « violera » les règles professionnelles et déontologiques, il ne devrait pas, dès le début, être inscrit en tant qu’avocat.

65.      Il est important de débuter cette partie de l’analyse en rappelant exactement ce qui est ici en cause (ainsi que, et cela est important, ce qui ne l’est pas). La présente procédure concerne un avocat migrant qui entend s’établir et exercer sous son titre professionnel d’origine. Elle ne concerne pas le droit de la Grèce, ou de tout autre État membre, d’édicter les conditions dans lesquelles une personne peut acquérir la qualification d’avocat en vertu des propres règles de cet État et d’exercer sous son propre titre professionnel.

66.      L’article 6 de la directive 98/5 permet-il à un État membre d’interdire à une personne remplissant les conditions d’inscription requises en application de l’article 3 de cette directive, d’exercer la profession d’avocat sous son titre d’origine au motif que, étant soumise à une discipline religieuse, son comportement ne saurait, par définition, présenter les garanties nécessaires à l’exercice de la profession d’avocat ?

67.      Je considère ici que l’analyse doit opérer une distinction entre la règle spécifique selon laquelle un ecclésiastique ou un moine ne saurait être avocat, d’une part, et les différentes règles professionnelles et déontologiques individuelles invoquées par le DSA (par exemple, celle relative à la nécessité de se consacrer exclusivement à ses fonctions d’avocat, ou celle d’avoir son siège et son cabinet dans la zone géographique requise), d’autre part.

68.      Je ne puis admettre que la première de ces règles doive être correctement qualifiée de règle professionnelle et déontologique qui relève de l’État membre d’accueil en vertu de l’article 6 de la directive 98/5. Une telle règle, si elle est examinée plus précisément, est, semble-t-il, une règle énonçant que des personnes présentant des caractéristiques particulières ne doivent pas être autorisées à exercer. Il est présumé sans le dire que parce qu’une personne A présente lesdites caractéristiques, elle se comportera nécessairement, lorsqu’elle commencera à exercer, d’une certaine manière qui est inacceptable au regard du code de déontologie. Mais il s’agit d’une présomption ; et les règles professionnelles et déontologiques visent à réguler un comportement présent, et non un comportement futur présumé. Si, dans l’exemple que je viens de donner, on remplace « moine » par « personne aux cheveux roux », il apparaîtra aisément qu’une telle règle n’est pas, à proprement parler, une règle professionnelle et déontologique.

69.      Qui plus est, une telle règle, semble-t-il, priverait en réalité la personne qu’elle affecte des garanties procédurales prévues par les articles 7 et 9 de la directive 98/5. S’il est présumé qu’une personne aux cheveux roux violera (par exemple) automatiquement son obligation de confidentialité à l’égard du client et que celle-ci fait alors à l’avance l’objet d’une mesure disciplinaire en étant radiée du barreau avant même de commencer à exercer, comment la procédure bilatérale soigneusement établie à l’article 7 entre l’État membre d’accueil et l’État membre d’origine ou le droit de recours juridictionnel prévu à l’article 9 garantiraient-ils une quelconque protection réelle ?

70.      Dès lors que l’article 6 de la directive 98/5 ne régit que les seules règles professionnelles et déontologiques, une règle nationale imposant à un moine une interdiction absolue d’exercer la profession d’avocat ne saurait être appliquée à un avocat migrant qui répond aux conditions pour être inscrit au titre de l’article 3 et qui est désireux d’exercer sous son titre d’origine.

71.      Qu’en est-il de la seconde catégorie de règles qui a été identifiée dans les présentes conclusions ?

72.      Il ressort de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 98/5 que les avocats exerçant sous leur titre d’origine dans un État membre d’accueil sont soumis aux mêmes règles professionnelles et déontologiques que les avocats exerçant sous le titre professionnel de cet État membre (33). Il découle donc des articles 6 et 7 de ladite directive que de tels avocats sont tenus au respect de deux corps de règles professionnelles et déontologiques : celui de leur État membre d’origine et celui de l’État membre d’accueil, et ce sous peine d’encourir des sanctions disciplinaires et d’engager leur responsabilité professionnelle (34).

73.      Cela étant dit, les autorités compétentes de l’État membre d’accueil ne sont pas en droit, me semble-t-il, de présumer d’avance que parce que la personne concernée est soumise à une discipline religieuse (ou qu’elle est athée ou membre d’un groupement politique ou philosophique particulier), son comportement violera automatiquement et inévitablement les règles professionnelles et déontologiques applicables aux avocats dans cet État membre. Au contraire, elles doivent attendre et voir comment la personne concernée se comporte effectivement en pratique. Il s’agit après tout de ce que les règles professionnelles et déontologiques visent à réguler.

74.      Ainsi que la Cour l’a considéré dans l’arrêt Jakubowska, les règles professionnelles et déontologiques, à la différence des règles portant sur les conditions préalables requises pour l’inscription, ne font pas l’objet d’une harmonisation et peuvent donc considérablement diverger de celles en vigueur dans l’État membre d’origine. En cas de manquement auxdites règles, un avocat est susceptible d’être radié du barreau de l’État membre d’accueil (35). La Cour a ici également souligné que l’absence de conflit d’intérêts est indispensable à l’exercice de la profession d’avocat et implique, notamment, que les avocats se trouvent dans une situation d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics et des autres opérateurs dont il convient qu’ils ne subissent aucune influence. Aussi, le fait que des règles professionnelles et déontologiques soient strictes n’est-il pas en soi critiquable. Il n’en demeure pas moins que lesdites règles, outre qu’elles sont appliquées sans distinction à l’ensemble des avocats inscrits dans cet État membre, ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre leur objectif (36).

75.      En effectuant l’analyse nécessaire, il y a lieu, tout d’abord, d’identifier les objectifs poursuivis par la législation nationale (37). La juridiction de renvoi a indiqué que l’interdiction faite aux moines d’exercer la profession d’avocat est justifiée par le fait qu’il est dans l’intérêt public qu’un avocat se consacre exclusivement à ses fonctions, combiné au fait que l’exercice de la profession d’avocat implique la controverse, laquelle est incompatible avec le statut de ministre du culte. De même, la juridiction de renvoi mentionne l’exigence d’indépendance professionnelle et de liberté dans le traitement des affaires. Parmi les règles professionnelles et déontologiques accessoires spécifiques invoquées auxquelles, selon la juridiction de renvoi, un moine ne sera pas en mesure de se conformer, figurent l’obligation d’avoir son siège et son cabinet dans le ressort de la juridiction de première instance dans lequel l’intéressé est nommé et l’interdiction de fournir des services à titre gratuit.

76.      Le raisonnement avancé combine, me semble-t-il, ce qui peut être qualifié à juste titre « d’objectifs » (et d’objectifs louables) qui protègent la bonne administration de la justice et garantissent que le client a accès à des avis impartiaux et à une représentation professionnelle adéquate avec la présomption récurrente que le comportement d’une personne qui est soumise à une discipline religieuse ne saurait, « à l’évidence », être compatible avec lesdits objectifs. Cette présomption, si elle est fondée sur les faits particuliers du comportement professionnel d’un avocat particulier, peut effectivement être exacte. Il n’en demeure pas moins qu’elle est également susceptible d’être erronée. Deux exemples (inventés) peuvent le démontrer au mieux.

77.      Le moine X conçoit l’exercice de la profession d’avocat comme une activité intellectuelle accessoire mineure qui complète sa vie religieuse. Il refuse régulièrement de traiter des affaires pour de « mauvaises » gens ; il présente toujours ses conseils juridiques de manière biaisée afin que ceux-ci soient en accord à tous égards avec ce que, moralement, il considère comme étant ce que son client doit faire pour observer les enseignements religieux de l’église ; et il n’est pas disponible régulièrement dans le ressort géographique dans lequel il a été nommé avocat. À l’évidence, son comportement viole, en pratique, les règles professionnelles et déontologiques de l’État membre d’accueil qui ont été énoncées et porte atteinte aux objectifs d’intérêt public desdites règles. Il est clair que les autorités compétentes de l’État membre d’accueil peuvent (et même doivent) engager une procédure disciplinaire à son égard. Dans le cadre des faits que je viens d’exposer, cette procédure aboutira à sa radiation du barreau de l’État membre d’accueil (j’ajoute qu’il se pourrait bien qu’il ait des ennuis au regard des règles disciplinaires de son État membre d’origine). Néanmoins, tout cela aura lieu dans le dû respect de la procédure ; et le moine X sera en mesure d’avoir accès à une juridiction pour contester la décision le radiant du barreau.

78.      Le moine Y discute, avec ses supérieurs religieux, des exigences professionnelles auxquelles il sera soumis s’il commence à exercer la profession d’avocat. Ils examinent ensemble point par point les règles applicables. Il reçoit la dispense nécessaire pour avoir un cabinet et un siège dans le ressort géographique dans lequel il est nommé. Il est entendu qu’il facturera des honoraires normaux pour ses services et qu’il en fera don à un organisme caritatif désigné. Il est dispensé d’une participation formelle aux prières communautaires durant les jours ouvrables afin de pouvoir se consacrer exclusivement à ses fonctions d’avocat. Ses supérieurs religieux acceptent de respecter son indépendance professionnelle. C’est sur cette base que le moine Y débute son exercice de la profession d’avocat ; et son comportement en tant qu’avocat est irréprochable. Dans le cadre des faits que je viens d’exposer, il serait à l’évidence objectivement injustifié d’engager une procédure disciplinaire à son égard, et encore moins de le radier. Tout en étant moine, il observe les règles professionnelles et déontologiques applicables.

79.      J’ai donné délibérément des exemples inventés. Il n’appartient pas à la Cour de deviner ce qu’il adviendra si Monachos Eirinaios commence à exercer. La seule conclusion que je tire ici – et le seul aspect que je suggère respectueusement à la Cour d’examiner pour répondre à la question préjudicielle – est que l’article 6 de la directive 98/5 ne permet pas à un État membre d’interdire automatiquement à une personne qui répond aux exigences requises pour être inscrite au titre de l’article 3 de ladite directive d’exercer la profession d’avocat sous son titre d’origine au motif que, étant une personne soumise à une discipline religieuse, son comportement ne saurait, par définition, présenter les garanties nécessaires à l’exercice de la profession d’avocat.

 Conclusion

80.      À la lumière des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre à la question posée par le Symvoulio tis Epikrateias (Conseil d’État, Grèce) comme suit :

L’article 3, paragraphe 2, de la directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 1998, visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise, doit être interprété comme s’opposant à l’application d’une règle nationale interdisant à une personne d’être inscrite en tant qu’avocat sous son titre professionnel d’origine, au motif que celle-ci est un moine. L’article 6 de ladite directive ne permet pas à un État membre d’interdire automatiquement à une personne qui répond aux exigences requises pour être inscrite au titre de l’article 3 d’exercer la profession d’avocat sous son titre d’origine au motif que, étant une personne soumise à une discipline religieuse, son comportement ne saurait, par définition, présenter les garanties nécessaires à l’exercice de la profession d’avocat.


1      Langue originale : l’anglais.


2      « Οὐδεὶς δύναται δυσὶ κυρίοις δουλεύειν· ἢ γὰρ τòν ἕνα μισήσει καὶ τòν ἕτερον ἀγαπήσει, ἢ ἑνòς ἀνθέξεται καὶ τοῦ ἑτέρου καταφρονήσει. Οὐ δύνασθε Θεῷ δουλεύειν καὶ μαμωνᾷ », Mathieu, 6 :24.


3      Luc, 10 :25-37.


4      Directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 1998, visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise (JO 1998, L 77, p. 36), modifiée en dernier lieu par la directive 2013/25/UE du Conseil, du 13 mai 2013, portant adaptation de certaines directives dans le domaine du droit d’établissement et de la libre prestation de services, du fait de l’adhésion de la République de Croatie (JO 2013, L 158, p. 368).


5      La traduction normale de « Monachos Eirinaios » en anglais, la langue originale des présentes conclusions, serait « Brother Eirinaios » (frère Eirinaios). Néanmoins, je conserverai ici le terme « Monachos » (moine) afin d’éviter les différentes perceptions et connotations qui pourraient accompagner les différentes versions linguistiques.


6      Directive 89/48/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, relative à un système général de reconnaissance des diplômes d’enseignement supérieur qui sanctionnent des formations professionnelles d’une durée minimale de trois ans (JO 1989, L 19, p. 16), abrogée par la directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil, du 7 septembre 2005, relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles (JO 2005, L 255, p. 22).


7      Article 5.


8      Article 7, paragraphe 1, sous a) et c).


9      Article 7, paragraphe 2.


10      La juridiction de renvoi indique que Monachos Eirinaios est moine au monastère de Petra, situé en Karditsa (Grèce). Néanmoins, lors de l’audience, l’avocat de Monachos Eirinaios a indiqué que celui-ci est actuellement basé sur l’île de Zakynthos (Grèce).


11      Juridiction de renvoi (assemblée plénière), arrêt no 2368/1988.


12      Juridiction de renvoi, arrêt no 1090/1989.


13      Directive 77/249/CEE du Conseil, du 22 mars 1977, tendant à faciliter l’exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats (JO 1977, L 78, p. 17), modifiée en dernier lieu par la directive 2013/25.


14      Directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur (JO 2006, L 376, p. 36), considérant 33 et article 1er, paragraphe 1.


15      Considérant 2 et article 1er de la directive 77/249.


16      Voir article 1er, paragraphe 4, de la directive 98/5. Voir, également, en ce sens, arrêt du 2 décembre 2010, Jakubowska (C‑225/09, EU:C:2010:729).


17      Considérant 42 de la directive 2005/36. La Cour a considéré, dans l’arrêt du 3 février 2011, Ebert (C‑359/09, EU:C:2011:44) (une affaire qui concernait la directive 89/48, qui a été abrogée par la directive 2005/36, et la directive 98/5) que ces deux directives se complètent en établissant, pour les avocats des États membres, deux moyens d’accès à la profession d’avocat dans un État membre d’accueil sous le titre professionnel de cet État membre : voir points 27 à 35.


18      Considérant 33 et article 1er, paragraphe 1, de la directive 2006/123.


19      Considérants 1 et 5 ainsi que article 1er, paragraphe 1, de la directive 98/5. Voir, également, proposition de directive du Parlement européen et du Conseil visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise, COM(94) 572 final (ci-après la « proposition de la Commission »), point 1.3.


20      Considérants 1, 5 et 6 de la directive 98/5.


21      Considérant 6 de la directive 98/5 et arrêt du 17 juillet 2014, Torresi (C‑58/13 et C‑59/13, EU:C:2014:2088, point 37 et jurisprudence citée).


22      Voir, en ce sens, arrêt du 17 juillet 2014, Torresi (C‑58/13 et C‑59/13, EU:C:2014:2088, point 36 et jurisprudence citée).


23      Arrêt du 17 juillet 2014, Torresi (C‑58/13 et C‑59/13, EU:C:2014:2088, point 56).


24      Considérant 9 de la directive 98/5. Voir, en ce sens, arrêt du 7 novembre 2000, Luxembourg/Parlement et Conseil (C‑168/98, EU:C:2000:598), dans lequel la Cour a considéré que « le législateur communautaire, en vue de faciliter l’exercice de la liberté fondamentale d’établissement d’une catégorie déterminée d’avocats migrants, a préféré, à un système de contrôle a priori d’une qualification dans le droit national de l’État membre d’accueil, un dispositif alliant une information du consommateur, des limitations apportées à l’étendue ou aux modalités d’exercice de certaines activités de la profession, un cumul des règles professionnelles et déontologiques à observer, une obligation d’assurance, ainsi qu’un régime disciplinaire associant les autorités compétentes de l’État membre d’origine et de l’État membre d’accueil. Il n’a pas supprimé l’obligation de connaissance du droit national applicable dans les dossiers traités par l’avocat en cause, mais a seulement dispensé celui-ci de la justification préalable de cette connaissance » (point 43). J’ajoute que, dès lors que le titre professionnel désignant un avocat qualifié grec et un avocat qualifié chypriote est le même (« Δικηγόρος»), le DSA serait, à mon sens, en droit d’exiger de Monachos Eirinaios qu’il indique qu’il n’est pas un avocat grec – éventuellement en utilisant le terme « Κύπρος » après son titre. Voir points 8 et 9 des présentes conclusions.


25      Voir, proposition de la Commission, point 2.


26      Voir, également, proposition de la Commission, point 3.3, qui souligne que la proposition se limite à établir des exigences minimales qui doivent être remplies par les avocats migrants. Pour le reste, elle se réfère aux règles, en particulier professionnelles et déontologiques, applicables dans l’État membre d’accueil aux avocats qui exercent sous le titre professionnel de cet État.


27      Arrêt du 19 septembre 2006, Wilson (C‑506/04, EU:C:2006:587, points 66 et 67).


28      Arrêt du 17 juillet 2014, Torresi (C‑58/13 et C‑59/13, EU:C:2014:2088, point 38, et jurisprudence citée).


29      Arrêt du 17 juillet 2014, Torresi (C‑58/13 et C‑59/13, EU:C:2014:2088, point 39, et jurisprudence citée).


30      Arrêt du 17 juillet 2014, Torresi (C‑58/13 et C‑59/13, EU:C:2014:2088, points 9 et 40).


31      Arrêt du 19 septembre 2006, Wilson (C‑506/04, EU:C:2006:587, point 77). Voir, également, arrêt du 19 septembre 2006, Commission/Luxembourg (C‑193/05, EU:C:2006:588, point 40).


32      Article 7, paragraphe 1, sous a), du code des avocats, voir point 22 des présentes conclusions.


33      Arrêt du 3 février 2011, Ebert (C‑359/09, EU:C:2011:44, point 39 et jurisprudence citée).


34      Arrêt du 19 septembre 2006, Wilson (C‑506/04, EU:C:2006:587, point 74).


35      Arrêt du 2 décembre 2010, Jakubowska, (C‑225/09, EU:C:2010:729, point 57).


36      Arrêt du 2 décembre 2010, Jakubowska (C‑225/09, EU:C:2010:729, points 59 à 62).


37      Voir, en ce sens, et seulement par analogie, arrêt du 21 octobre 1999, Zenatti (C‑67/98, EU:C:1999:514, points 26 et 30).