CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE
présentées le 2 juin 2016 (1)
Affaire C‑119/15
Biuro podróży « Partner » Sp. z o.o., Sp. komandytowa w Dąbrowie Górniczej
contre
Prezes Urzędu Ochrony Konkurencji i Konsumentów
[demande de décision préjudicielle formée par le Sąd Apelacyjny w Warszawie VI Wydział Cywilny (cour d’appel de Varsovie, division civile, Pologne)]
« Renvoi préjudiciel – Protection des consommateurs – Directive 93/13/CE – Directive 2009/22/CE – Effet erga omnes d’une décision judiciaire constatant le caractère abusif d’une clause de conditions générales dès l’inscription de cette clause dans un registre public – Sanction pécuniaire infligée au professionnel ayant utilisé une telle clause ou une clause équivalente dans ses conditions générales sans que celui-ci ait participé à la procédure visant à la constatation du caractère abusif de la clause – Article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit d’être entendu »
I – Introduction
1. Une décision judiciaire constatant le caractère abusif d’une clause figurant dans un contrat de consommation peut évidemment avoir un caractère contraignant en tant que précédent juridique. Les États membres peuvent-ils cependant accorder à une telle décision un effet erga omnes, de manière à lier des professionnels n’ayant pas participé à la procédure ? Telle est la question qui se pose à la Cour dans cette affaire.
2. La demande de décision préjudicielle s’inscrit dans le cadre d’un litige opposant un professionnel aux autorités polonaises de protection de la concurrence et des consommateurs au sujet de l’imposition d’une amende à ce professionnel au motif qu’il utilise, dans ses contrats avec des consommateurs, des clauses de conditions générales considérées comme équivalentes à des clauses antérieurement jugées abusives et inscrites, à ce titre, à un registre public, alors que ce professionnel n’a pas participé à la procédure ayant abouti à la constatation du caractère abusif des clauses figurant au registre.
3. La juridiction de renvoi interroge la Cour principalement sur le point de savoir, en substance, si l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7 de la directive 93/13/CEE (2), lus en combinaison avec les articles 1er et 2 de la directive 2009/22/CE (3), s’opposent à une réglementation telle que celle en cause dans le litige dont cette juridiction est saisie.
4. Dans ce contexte, la Cour est invitée à déterminer, de façon inédite, les limites de l’autonomie procédurale des États membres dans le cadre de la directive 93/13 et le juste équilibre entre la protection efficace des consommateurs contre des clauses abusives et le droit du professionnel d’être entendu, garanti par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
II – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
1. La directive 93/13
5. L’article 3 de la directive 93/13 dispose :
« 1. Une clause d’un contrat n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle est considérée comme abusive lorsque, en dépit de l’exigence de bonne foi, elle crée au détriment du consommateur un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties découlant du contrat.
2. Une clause est toujours considérée comme n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle lorsqu’elle a été rédigée préalablement et que le consommateur n’a, de ce fait, pas pu avoir d’influence sur son contenu, notamment dans le cadre d’un contrat d’adhésion.
[…]
Si le professionnel prétend qu’une clause standardisée a fait l’objet d’une négociation individuelle, la charge de la preuve lui incombe.
3. L’annexe contient une liste indicative et non exhaustive de clauses qui peuvent être déclarées abusives. »
6. En ce qui concerne l’appréciation du caractère abusif d’une clause contractuelle, l’article 4, paragraphe 1, de cette directive prévoit :
« 1. Sans préjudice de l’article 7, le caractère abusif d’une clause contractuelle est apprécié en tenant compte de la nature des biens ou services qui font l’objet du contrat et en se référant, au moment de la conclusion du contrat, à toutes les circonstances qui entourent sa conclusion, de même qu’à toutes les autres clauses du contrat, ou d’un autre contrat dont il dépend. »
7. L’article 6, paragraphe 1, de ladite directive, dispose :
« 1. Les États membres prévoient que les clauses abusives figurant dans un contrat conclu avec un consommateur par un professionnel ne lient pas les consommateurs, dans les conditions fixées par leurs droits nationaux, et que le contrat restera contraignant pour les parties selon les mêmes termes, s’il peut subsister sans les clauses abusives. »
8. L’article 7 de la directive 93/13 dispose :
« 1. Les États membres veillent à ce que, dans l’intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l’utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel.
2. Les moyens visés au paragraphe 1 comprennent des dispositions permettant à des personnes ou à des organisations ayant, selon la législation nationale, un intérêt légitime à protéger les consommateurs de saisir, selon le droit national, les tribunaux ou les organes administratifs compétents afin qu’ils déterminent si des clauses contractuelles, rédigées en vue d’une utilisation généralisée, ont un caractère abusif et appliquent des moyens adéquats et efficaces afin de faire cesser l’utilisation de telles clauses.
3. Dans le respect de la législation nationale, les recours visés au paragraphe 2 peuvent être dirigés, séparément ou conjointement, contre plusieurs professionnels du même secteur économique ou leurs associations qui utilisent ou recommandent l’utilisation des mêmes clauses contractuelles générales, ou de clauses similaires. »
9. L’article 8 de la directive 93/13 prévoit que les États membres peuvent adopter ou maintenir des dispositions plus strictes que celles prévues dans cette directive, dans la mesure où elles sont compatibles avec le traité.
10. L’article 8 bis, paragraphe 1, de la directive 93/13 se lit comme suit (4) :
« 1. Lorsqu’un État membre adopte des dispositions conformément à l’article 8, il informe la Commission de l’adoption desdites dispositions ainsi que de toutes modifications ultérieures, en particulier lorsque ces dispositions :
[...]
– contiennent des listes de clauses contractuelles réputées abusives. »
2. La directive 2009/22
11. L’article 1er de la directive 2009/22, dans sa version en vigueur au moment des faits du litige au principal, intitulé « Champ d’application », dispose :
« 1. La présente directive a pour objet de rapprocher les dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives aux actions en cessation, mentionnées à l’article 2, visant à protéger les intérêts collectifs des consommateurs inclus dans les directives énumérées à l’annexe I, afin de garantir le bon fonctionnement du marché intérieur.
2. Aux fins de la présente directive, on entend par infraction tout acte qui est contraire aux directives énumérées à l’annexe I telles que transposées dans l’ordre juridique interne des États membres et qui porte atteinte aux intérêts collectifs visés au paragraphe 1. »
12. L’annexe I de la directive 2009/22, intitulée « Liste des directives visées à l’article 1er », mentionne, au point 5, la directive 93/13.
13. L’article 2, paragraphe 1, de la directive 2009/22, intitulé « Actions en cessation », dispose :
« 1. Les États membres désignent les tribunaux ou autorités administratives compétents pour statuer sur les recours formés par les entités qualifiées au sens de l’article 3 visant :
a) à faire cesser ou interdire toute infraction, avec toute la diligence requise et, le cas échéant, dans le cadre d’une procédure d’urgence ;
b) le cas échéant, à obtenir la prise de mesures telles que la publication de la décision, en tout ou en partie, sous une forme réputée convenir et/ou la publication d’une déclaration rectificative, en vue d’éliminer les effets persistants de l’infraction ;
c) dans la mesure où le système juridique de l’État membre concerné le permet, à faire condamner le défendeur qui succombe à verser au trésor public ou à tout bénéficiaire désigné ou prévu par la législation nationale, en cas de non-exécution de la décision au terme du délai fixé par les tribunaux ou les autorités administratives, une somme déterminée par jour de retard ou toute autre somme prévue par la législation nationale aux fins de garantir l’exécution des décisions. »
B – Le droit polonais
1. La loi sur la protection de la concurrence et des consommateurs
14. L’article 24, paragraphe 1 et paragraphe 2, point 1, de l’Ustawa o ochronie konkurencji i konsumentów (loi sur la protection de la concurrence et des consommateurs), du 16 février 2007 (Dz. U. n° 50, position 331), dans sa version applicable à l’affaire au principal, dispose (5):
« 1. Le recours à des pratiques portant atteinte aux intérêts collectifs des consommateurs est prohibé.
2. On entend par pratique portant atteinte aux intérêts collectifs des consommateurs tout comportement illicite d’un professionnel menaçant ces intérêts, en particulier :
1) l’utilisation de clauses de conditions générales qui ont été inscrites au registre des clauses de conditions générales jugées illicites, visé à l’article 47945 de la loi du 17 novembre 1964, portant code de procédure civile (Dz. U., n° 43, position 296, telle que modifiée). »
15. L’article 26, paragraphe 1, de la loi sur la protection de la concurrence et des consommateurs dispose :
« 1. Lorsque le [président de l’office de la protection de la concurrence et des consommateurs] constate la violation de l’interdiction visée à l’article 24, il prend une décision déclarant que la pratique en question porte atteinte aux intérêts collectifs des consommateurs et en exigeant la cessation [...] »
16. L’article 106, paragraphe 1, point 4, de la loi sur la protection de la concurrence et des consommateurs dispose :
« 1. Le [président de l’office de la protection de la concurrence et des consommateurs] peut imposer au professionnel, par voie de décision, une amende dont le montant ne peut dépasser 10 % du chiffre d’affaires réalisé lors de l’exercice précédant l’année d’imposition de l’amende, lorsque, ne serait-ce que de façon involontaire, ce professionnel :
[…]
4) a eu recours à une pratique portant atteinte aux intérêts collectifs des consommateurs, au sens de l’article 24. »
2. Le code de procédure civile
17. Les articles 47942, paragraphe 1, 47943 et 47945, paragraphes 1 à 3, de l’Ustawa – Kodeks postępowania cywilnego (loi sur le code de procédure civile) du 17 novembre 1964 (Dz. U. de 2014, position 101), dans sa version applicable à l’affaire au principal (ci-après le « code de procédure civile »), disposent (6) :
« Article 47942
1. S’il est fait droit à la demande, le tribunal reproduit, dans le dispositif de son jugement, le contenu des clauses de conditions générales jugées illicites et interdit leur utilisation.
Article 47943
Le jugement définitif produit ses effets à l’égard des tiers dès l’inscription de la clause de conditions générales jugée illicite au registre visé à l’article 47945, paragraphe 2.
Article 47945
1. Une copie du jugement définitif faisant droit à la demande est transmise par le tribunal au [président de l’office de la protection de la concurrence et des consommateurs].
2. Le [président de l’office de la protection de la concurrence et des consommateurs] tient, sur le fondement des jugements visés au paragraphe 1, le registre des clauses de conditions générales jugées illicites.
3. Le registre visé au paragraphe 2 est public. »
III – Les faits et le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
18. Par décision du 22 novembre 2011, le président de l’Urząd Ochrony Konkurencji i Konsumentów (Office de la protection de la concurrence et des consommateurs, Pologne, ci-après l’« UOKiK ») a infligé une amende de 21 127 zlotys polonais (PLN) (environ 4 940 euros) à la société HK Zakład Usługowo Handlowy « Partner » Sp. z o.o. (ci-après « HK Partner »), exerçant une activité économique, entre autres, dans le domaine des services touristiques. Cette décision a été adoptée en vertu de l’article 24, paragraphes 1, et de l’article 24, paragraphe 2, point 1, ainsi que de l’article 106, paragraphe 1, point 4, de la loi sur la protection de la concurrence et des consommateurs, au motif que HK Partner a utilisé des clauses de conditions générales de vente de voyages considérées comme étant équivalentes à des clauses antérieurement jugées illicites, puis inscrites au registre public des clauses abusives, visé à l’article 47945, paragraphe 2, du code de procédure civile (ci-après le « registre des clauses abusives ») (7).
19. HK Partner a introduit un recours à l’encontre de la décision du président de l’UOKiK du 22 novembre 2011 devant le Sąd Okręgowy w Warszawie – Sąd Ochrony Konkurencji i Konsumentów (tribunal régional de Varsovie – tribunal de la protection de la concurrence et des consommateurs, ci-après le « SOKiK »), en sollicitant l’annulation de cette décision et, à titre subsidiaire, la réduction de la sanction pécuniaire. Au cours de la procédure devant le SOKiK, la scission de HK Partner est intervenue, à l’issue de laquelle le requérant, la société Biuro podróży « Partner » Sp. z o.o. (ci-après la « Biuro podróży Partner »), a repris tous les droits et obligations de HK Partner liés à l’activité touristique. Par jugement du 19 novembre 2013, le SOKiK a rejeté le recours, en partageant l’appréciation du président de l’UOKiK quant à l’équivalence des clauses utilisées par HK Partner aux clauses figurant au registre des clauses abusives.
20. La Biuro podróży Partner a interjeté appel devant le Sąd Apelacyjny w Warszawie VI Wydział Cywilny (cour d’appel de Varsovie, division civile, Pologne), en réclamant l’annulation de la décision du 22 novembre 2011 du président de l’UOKiK et, à titre subsidiaire, l’annulation du jugement du 19 novembre 2013 du SOKiK et le renvoi de l’affaire devant ce tribunal pour réexamen.
21. Le Sąd Apelacyjny w Warszawie VI Wydział Cywilny (cour d’appel de Varsovie, division civile) ayant des doutes concernant l’interprétation du droit de l’Union, elle a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1. À la lumière des dispositions combinées de l’article 6, paragraphe 1, et de l’article 7 de la [directive 93/13], et des articles 1er et 2 de la [directive 2009/22], l’utilisation de clauses des conditions générales dont le contenu est équivalent à celui de clauses jugées illicites par une décision de justice définitive et inscrites au registre des clauses des conditions générales jugées illicites peut-elle être considérée, à l’égard d’un autre professionnel qui n’a pas participé à la procédure ayant abouti à l’inscription au registre des clauses des conditions générales jugées illicites, comme un comportement illicite constituant, au regard du droit national, une pratique portant atteinte aux intérêts collectifs des consommateurs et justifiant, dans la procédure administrative nationale, l’imposition d’une amende ?
2. À la lumière de l’article 267, troisième alinéa, TFUE, une juridiction de deuxième instance dont la décision, rendue en appel, peut faire l’objet d’un pourvoi en cassation, tel qu’il est prévu dans le code de procédure civile de la République de Pologne, est‑elle une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, ou bien s’agit-il du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne), compétent pour connaître d’un pourvoi en cassation ? »
22. Au vu de la jurisprudence claire de la Cour relative à l’interprétation de l’article 267, troisième alinéa, TFUE(8), la deuxième question préjudicielle ne soulève pas de nouvelles questions de droit. Il y a donc lieu de conclure uniquement sur la première question préjudicielle qui seule est inédite.
23. Des observations écrites ont été déposées par le gouvernement polonais ainsi que par la Commission européenne. Le gouvernement polonais ainsi que la Commission ont participé à l’audience qui s’est tenue le 9 mars 2016.
IV – Analyse juridique
A – Observations liminaires
1. Sur le système polonais de protection des consommateurs contre les clauses abusives
24. Au préalable, il convient de détailler quelque peu le système polonais de protection des consommateurs contre les clauses abusives, qui met en place trois formes de contrôle des clauses abusives, à savoir un contrôle individuel, un contrôle in abstracto et un contrôle administratif (9).
25. Le contrôle individuel est exercé à l’occasion des litiges devant les juridictions ordinaires opposant des consommateurs et des professionnels au sujet du caractère abusif des clauses figurant dans les contrats particuliers. La décision judiciaire relative à un contrôle individuel ne lie que les parties à la procédure.
26. En revanche, le contrôle in abstracto est exercé par une juridiction spécialisée, à savoir le SOKiK, et est soumis à une procédure particulière réglementée, entre autres, par l’article 47942, paragraphe 1, l’article 47943 et l’article 47945, paragraphes 1 à 3, du code de procédure civile (10). Ce contrôle, qui porte uniquement sur les clauses figurant dans des conditions générales, a pour objectif d’éliminer des clauses ayant un caractère abusif. L’appréciation du SOKiK se fonde sur le libellé de la clause contestée et est ainsi indépendante de la manière dont cette clause est utilisée dans les contrats particuliers (11). Le SOKiK peut être saisi, entre autres, par tout consommateur, qu’il soit lié ou non par un contrat, par les organisations non gouvernementales œuvrant pour la défense des intérêts des consommateurs ainsi que par le président de l’UOKiK (12).
27. Lorsque le SOKiK statue sur le caractère abusif d’une clause de conditions générales dans le cadre du contrôle in abstracto, il reproduit, en vertu de l’article 47942, paragraphe 1, du code de procédure civile, dans le dispositif de son jugement, la teneur de la clause contestée et interdit son utilisation. Le jugement définitif faisant droit à la demande est ensuite publié et la clause jugée abusive inscrite au registre des clauses abusives tenu par le président de l’UOKiK. Selon le gouvernement polonais, lorsqu’une clause a été inscrite au registre, il n’est pas possible de la corriger ou de la supprimer du registre.
28. Le contrôle administratif est, selon le gouvernement polonais, étroitement lié au contrôle in abstracto, car il met en œuvre les jugements du SOKiK. En effet, lors du contrôle administratif, le président de l’UOKiK détermine si la clause contestée est identique ou équivalente à une clause contractuelle inscrite au registre des clauses abusives, eu égard, notamment, au contenu de la clause contestée et à ses effets pour le consommateur. Pour qu’il y ait équivalence, il n’est pas nécessaire que le contenu des clauses comparées soit identique. Il suffit de constater que la clause contestée correspond au cas de figure de la clause inscrite à ce registre. Le professionnel dont les clauses de conditions générales font l’objet du contrôle administratif n’a généralement pas la possibilité de contester le caractère abusif de la clause contestée, dans les circonstances particulières, mais seulement son équivalence à des clauses déjà inscrites au registre.
29. Lorsque le président de l’UOKiK constate une violation de l’interdiction prévue à l’article 24, paragraphe 2, point 1, de la loi sur la protection de la concurrence et des consommateurs (13), il ordonne, par décision, la cessation de la pratique portant atteinte aux intérêts collectifs des consommateurs et, éventuellement, l’imposition d’une amende au professionnel en vertu de l’article 106, paragraphe 1, point 4, de cette loi.
30. Les décisions du président de l’UOKiK sont soumises à un contrôle juridictionnel exercé par le SOKiK comme juridiction de première instance et par le Sąd Apelacyjny w Warszawie VI Wydział Cywilny (cour d’appel de Varsovie, division civile) comme juridiction de deuxième instance (14). Il ressort de la décision de la juridiction de renvoi que ce contrôle juridictionnel a pour objet non pas d’examiner le caractère abusif de la clause contestée, mais uniquement son équivalence à d’autres clauses figurant au registre des clauses abusives.
2. Sur la teneur de la première question préjudicielle
31. Il ressort de la décision de renvoi qu’il existe des doutes relatifs à l’interprétation de l’article 24, paragraphe 2, point 1, de la loi sur la protection de la concurrence et des consommateurs, et de l’article 47943 du code de procédure civile (15), suscitant des divergences tant en jurisprudence qu’en doctrine. Selon la juridiction de renvoi, deux thèses s’affrontent en la matière.
32. Selon la première thèse, défendue par le président de l’UOKiK, dans l’affaire au principal, et fondée sur une lecture littérale de l’article 47943 du code de procédure civil, les décisions rendues par le SOKiK dans le cadre du contrôle in abstracto ont un effet erga omnes à l’égard de tous professionnel, dès leur inscription au registre des clauses abusives (16) (ci-après la « première thèse d’interprétation »).
33. Selon la seconde thèse, telle que décrite par la juridiction de renvoi et le gouvernement polonais, une décision du SOKiK constatant l’illicéité d’une clause de conditions générales ne concerne que la clause concrète visée par la procédure et ne lie que les parties au litige.
34. La juridiction de renvoi estime que, pour interpréter correctement les dispositions nationales en cause, il faut tenir compte des exigences du droit de l’Union, ce qui justifie la demande de décision préjudicielle. Plus spécifiquement, cette juridiction se demande si l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, de la directive 93/13, ainsi que les articles 1er et 2 de la directive 2009/22, s’opposent à la réglementation polonaise applicable telle qu’interprétée selon la première thèse d’interprétation et, notamment, si une telle interprétation serait conforme au droit fondamental du professionnel d’être entendu.
35. S’il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’une procédure introduite en vertu de l’article 267 TFUE, de se prononcer sur l’interprétation des dispositions du droit interne, y compris sur le choix entre deux modes d’interprétation, ni sur la compatibilité de normes de droit interne avec les dispositions du droit de l’Union, ces missions incombant exclusivement à la juridiction de renvoi, la Cour, statuant sur renvoi préjudiciel, est compétente pour fournir à la juridiction nationale tous les éléments d’interprétation relevant du droit de l’Union qui permettent à celle-ci d’apprécier la compatibilité de normes de droit interne avec la réglementation de l’Union (17).
36. Je rappelle, à cet égard, qu’il incombe à la juridiction de renvoi de faire tout ce qui relève de sa compétence pour interpréter les règles nationales applicables au principal, dans toute la mesure possible, à la lumière du texte ainsi que de la finalité du droit de l’Union, en prenant en considération l’ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci, afin de garantir la pleine effectivité de la directive 93/13 et d’aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celle-ci (18).
37. Nonobstant la formulation de la première question préjudicielle, j’estime qu’il convient d’examiner cette question à la lumière de la directive 93/13 dans son intégralité, en tenant compte également des exigences découlant de la Charte, notamment son article 47 portant sur le droit d’être entendu. Je rappelle, à cet égard, qu’en vue de fournir à la juridiction qui lui a adressé une question préjudicielle une réponse utile, la Cour peut être amenée à prendre en considération des normes de droit de l’Union auxquelles le juge national n’a pas fait référence dans l’énoncé de sa question (19).
38. Dès lors, la question préjudicielle doit être entendue, selon moi, comme visant à savoir si la directive 93/13, lue en combinaison avec les articles 1er et 2 de la directive 2009/22 et avec l’article 47 de la Charte, doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale prévoyant l’imposition d’une amende au professionnel qui utilise, dans ses contrats avec les consommateurs, des clauses de conditions générales qui sont considérées comme équivalentes aux clauses déjà jugées abusives et inscrites, à ce titre, à un registre public, alors que ce professionnel n’a pas participé à la procédure ayant abouti à la constatation du caractère abusif des clauses figurant au registre.
B – Sur l’interprétation de la directive 93/13
1. Remarques générales
39. Le système de protection mis en œuvre par la directive 93/13 repose sur l’idée que le consommateur se trouve dans une situation d’infériorité à l’égard du professionnel en ce qui concerne tant le pouvoir de négociation que le niveau d’information (20). À cet égard, les articles 6 et 7 de cette directive imposent aux États membres d’assurer des « moyens adéquats et efficaces » afin de faire cesser l’utilisation des clauses abusives dans les contrats de consommation (21) et de prévoir que les clauses abusives ne lient pas les consommateurs, en tendant, selon les termes de la Cour, « à substituer à l’équilibre formel que le contrat établit entre les droits et les obligations des cocontractants un équilibre réel de nature à rétablir l’égalité entre ces derniers » (22).
40. Il ne fait guère de doutes qu’un régime tel que celui prévu dans la réglementation polonaise est apte à assurer un niveau élevé de protection des consommateurs (23). En accordant aux décisions rendues dans le cadre du contrôle in abstracto un effet erga omnes et en permettant l’imposition d’amendes substantielles (24) aux professionnels, un tel régime fait efficacement et rapidement obstacle à l’utilisation des clauses jugées abusives ainsi que des clauses analogues ayant un effet négatif similaire pour le consommateur. En outre, un tel régime empêche le contournement de la législation par voie de légères modifications, d’ordre rédactionnel et stylistique, des clauses déjà interdites (25).
41. Comme le fait valoir le gouvernement polonais, la directive 93/13 ne prévoit pas un modèle particulier qui doit être appliqué par les États membres afin de faire cesser l’utilisation des clauses abusives. Elle ne précise pas non plus l’effet juridique d’une constatation du caractère abusif d’une clause contractuelle, la directive reposant sur le principe de l’autonomie procédurale des États membres. L’article 6, paragraphe 1, de cette directive renvoie ainsi aux conditions fixées par les droits nationaux des États membres (26), et l’article 8 de ladite directive autorise même l’adoption ou le maintien des dispositions nationales plus strictes que celles prévues dans la directive (27). Il n’en résulte cependant pas que les États membres jouissent d’une liberté absolue pour adopter des dispositions plus strictes applicables aux clauses abusives. Ainsi qu’il ressort de l’article 8 de la directive 93/13, ces dispositions doivent être compatibles avec les traités.
42. Or, contrairement à ce que fait valoir le gouvernement polonais, j’estime qu’un régime tel que celui préconisé par les défenseurs de la première thèse d’interprétation n’est pas conforme aux exigences découlant de la directive 93/13, lues à la lumière de la Charte. Cette conclusion s’appuie sur les considérations exposées ci-dessous visant à répondre aux arguments soulevés par le gouvernement polonais et par la Commission.
2. Sur l’appréciation concrète et individuelle du caractère abusif
a) Sur l’article 4, paragraphe 1, de la directive 93/13
43. Il ressort de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 93/13 que le caractère abusif d’une clause figurant dans les contrats de consommation est apprécié « en tenant compte de la nature des biens ou services qui font l’objet du contrat et en se référant, au moment de la conclusion du contrat, à toutes les circonstances qui entourent sa conclusion, de même qu’à toutes les autres clauses du contrat, ou d’un autre contrat dont il dépend » (28).
44. Ainsi, en ce que concerne l’appréciation du caractère abusif, une clause contractuelle ne peut pas être isolée de son contexte. Cette appréciation est, par conséquent, non pas absolue, mais plutôt relative, dans la mesure où elle dépend des faits particuliers entourant la conclusion du contrat (29), dont l’effet cumulatif de toutes les clauses du contrat (30).
45. Il ressort également de la jurisprudence constante de la Cour qu’elle ne saurait se prononcer sur l’application des critères généraux utilisés par le législateur de l’Union pour définir la notion de clause abusive à une clause particulière qui doit être examinée en fonction des circonstances propres au cas d’espèce, appréciation qui incombe au juge national (31).
46. Une clause contractuelle peut ainsi être considérée comme abusive dans certaines circonstances mais ne pas l’être dans d’autres (32), notamment en fonction du prix payé par le consommateur (33). L’appréciation du caractère abusif pourrait également changer au fil du temps en fonction d’une modification du droit applicable au contrat (34).
47. Évidemment, il existe des clauses contractuelles manifestement abusives, ce qui facilite l’appréciation incombant au juge national en vertu de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 93/13, sans pour autant priver cette appréciation de son caractère concret. De telles clauses seraient souvent également contraires aux règles impératives des droits nationaux de la consommation ou des contrats.
48. Une décision judiciaire nationale constatant, de manière générale, le caractère abusif d’une clause contractuelle ou la non-conformité de celle-ci aux règles impératives aurait bien évidemment, en tant que précédent, des effets indirects significatifs sur d’autres professionnels qui utilisent, dans leurs contrats avec des consommateurs, des clauses identiques ou similaires, de tels professionnels devant bien entendu s’attendre à une appréciation similaire lors d’un contrôle juridictionnel portant sur leurs contrats. Il n’en demeure pas moins que l’appréciation du caractère abusif varie d’un contrat à l’autre en fonction des circonstances particulières et du droit applicable entourant le contrat et la clause concernés.
49. Par conséquent, un régime prévoyant, de manière générale, que le caractère abusif des clauses de conditions générales soit établi une fois pour toutes, lors d’une procédure juridictionnelle in abstracto, me semble difficile, voire impossible, à concilier avec l’article 4, paragraphe 1, de la directive 93/13, ce dernier exigeant que l’appréciation du caractère abusif soit concrète et fondée sur les circonstances particulières.
b) Sur la liste des clauses abusives figurant en annexe de la directive 93/13
50. La directive 93/13 contient, dans son annexe, une liste que son article 3, paragraphe 3, qualifie de « liste indicative et non exhaustive des clauses qui peuvent être déclarées abusives » (35).
51. La Commission avait initialement proposé d’introduire une véritable liste « noire » des clauses considérées comme abusives en toutes circonstances, puis une liste « grise » des clauses présumées abusives. Ces approches n’ont toutefois pas obtenu le soutien du Conseil de l’Union européenne qui a opté pour une liste à titre purement indicatif (36). La Cour a confirmé qu’« une clause qui y figure ne doit pas nécessairement être considérée comme abusive, et [que], inversement, une clause qui n’y figure pas peut néanmoins être déclarée abusive » (37).
52. Le choix du législateur quant au caractère de la liste montre bien, à mes yeux, les difficultés rencontrées dans l’identification des clauses qui seront abusives en toutes circonstances, même pour des clauses telles que celles figurant dans cette liste qui sont considérées comme étant particulièrement problématiques s’agissant du déséquilibre créé au détriment du consommateur (38). Cela se manifeste également par la souplesse qu’offre le texte de la liste (39).
c) Sur la possibilité d’adopter des listes nationales des clauses abusives en vertu de l’article 8 de la directive 93/13
53. Lorsque, en application de l’article 8 de la directive 93/13, un État membre « adopte des dispositions […] [qui] contiennent des listes de clauses contractuelles réputées abusives », il a, en vertu de l’article 8 bis, paragraphe 1, de cette directive, l’obligation d’en informer la Commission (40). Contrairement à la liste indicative figurant en annexe de cette directive, les listes nationales adoptées en vertu de l’article 8 peuvent avoir un effet contraignant, qu’elles soient « noires » ou « grises » (41).
54. L’expression « adopte des dispositions », figurant à l’article 8 bis, paragraphe 1, de la directive 93/13, implique cependant, selon moi, qu’une telle liste nationale doit être établie par voie législative, c’est-à-dire par une loi ou par des règles administratives adoptées en vertu de la loi. Le mécanisme instauré par l’article 8 et l’article 8 bis, paragraphe 1, de cette directive implique ainsi que le législateur formule avec précision les clauses interdites ou présumées abusives, en mettant soigneusement en balance des intérêts différents et parfois concurrents, et que lesdites clauses soient notifiées à la Commission. Je relève que la procédure législative, susceptible d’associer des parties prenantes, tend par nature à l’adoption de règles générales et abstraites.
55. Or, un régime tel que celui préconisé par les partisans de la première thèse d’interprétation habilite en fait les tribunaux nationaux, plutôt que le législateur, à établir, au cas par cas, une liste « noire » sur la base de laquelle peut être sanctionnée l’utilisation des clauses identiques ou équivalentes. Dans ce contexte, les clauses jugées abusives sont introduites les unes après les autres dans le registre des clauses abusives qui est en réalité rédigé par les professionnels. Il en ressort clairement qu’un tel régime n’est pas comparable à l’adoption des listes nationales autorisée par l’article 8 de la directive 93/13.
56. En outre, un tel régime me semble difficilement conciliable avec le principe de la légalité des délits et des peines, consacré à l’article 49 de la Charte, et exigeant que la loi définisse clairement les infractions et les peines qui les répriment (42).
57. Au vu du nombre significatif et croissant d’inscriptions au registre des clauses abusives (43), ce régime suscite aussi des doutes quant au principe de sécurité juridique qui fait partie des principes généraux du droit de l’Union (44), les professionnels ayant forcément des difficultés à identifier la situation juridique dans laquelle ils agissent et à en prévoir les conséquences. Ces doutes sont particulièrement sérieux en ce qui concerne la possibilité de sanctionner l’utilisation de clauses seulement « équivalentes » aux clauses inscrites au registre (45).
3. Sur le droit du professionnel d’être entendu
58. Étroitement liée aux considérations exposées ci-dessus, relatives à l’appréciation concrète du caractère abusif d’une clause contractuelle, se pose la question du droit d’un professionnel de réfuter le caractère abusif des clauses qu’il utilise dans ses contrats avec des consommateurs.
59. Il ressort d’une lecture a contrario de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 93/13 qu’une clause contractuelle n’est pas considérée comme abusive si elle a fait l’objet d’une négociation individuelle (46). À cet égard, l’article 3, paragraphe 2, troisième alinéa, de cette directive prévoit que la charge de la preuve incombe au professionnel qui prétend qu’une clause standardisée a fait l’objet d’une négociation individuelle. J’en déduis que la directive 93/13 accorde au professionnel, au minimum, le droit de démontrer que la clause contestée a fait l’objet d’une négociation individuelle et qu’elle n’est, par conséquent, pas abusive, dans le cas particulier, au sens de cette directive.
60. Le droit du professionnel, en vertu de l’article 3, paragraphe 2, troisième alinéa, de la directive 93/13 de fournir des arguments et des preuves afin de s’acquitter de la charge de la preuve, me semble faire partie du droit plus général et plus large découlant de l’article 47 de la Charte, à la lumière de laquelle les dispositions de la directive 93/13 doivent être lues (47).
61. L’article 47 de la Charte garantit à toute personne (48), dans les situations entrant dans le champ d’application de la Charte (49), le droit d’être entendue, tant au cours d’une procédure administrative que d’une procédure juridictionnelle (50). Selon les termes de la Cour, ce droit inclut la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue, avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts, pour que l’autorité compétente soit mise à même de tenir utilement compte de l’ensemble des éléments pertinents (51). Cela vaut, évidemment, pour une décision imposant une sanction pécuniaire à un professionnel.
62. Dans le cadre d’un contrôle juridictionnel tel que celui visé par la réglementation en cause, le droit du professionnel d’être entendu servirait deux fonctions distinctes. En premier lieu, il donnerait au professionnel la possibilité de prouver que les circonstances particulières entourant la conclusion du contrat concerné étaient différentes de celles déjà appréciées lors d’une procédure antérieure établissant le caractère abusif d’une clause identique ou équivalente. En second lieu, le droit d’être entendu donne au professionnel la possibilité d’invoquer des moyens, qu’ils soient de caractère factuel ou juridique, qui n’ont pas été invoqués, peu importe la raison, lors de la procédure antérieure in abstracto, et de corriger des erreurs commises au cours de cette procédure (52).
63. J’en conclus que le droit du professionnel d’être entendu dans le cadre de la directive 93/13 ne peut pas se limiter à la question de savoir si la clause contestée a fait l’objet d’une négociation individuelle, mais doit inclure tout élément pertinent pour l’appréciation, au regard de l’article 4, paragraphe 1, de cette directive, du caractère abusif de cette clause (53). Ainsi, le professionnel devrait aussi avoir la possibilité de prouver que la clause contestée ne crée pas, dans les circonstances particulières, un déséquilibre significatif au détriment du consommateur, en démontrant, notamment, que l’effet nuisible de cette clause est contrebalancé par d’autres clauses du même contrat ou par le prix réduit payé par le consommateur (54).
64. Sur la base des informations soumises par la juridiction de renvoi et par le gouvernement polonais, il m’apparaît qu’un régime tel que celui qui découle de la première thèse d’interprétation ne tient pas suffisamment compte du droit du professionnel d’être entendu, dès lors que ce dernier n’a pas la possibilité, ni au cours du contrôle administratif ni au cours du contrôle juridictionnel devant le SOKiK et le Sąd Apelacyjny w Warszawie VI Wydział Cywilny (cour d’appel de Varsovie, division civile), d’invoquer l’absence, dans les circonstances particulières, de caractère abusif de la clause contestée et d’en apporter la preuve (55). Comme le relève la juridiction de renvoi, ces procédures n’ont pas pour objet le contrôle du caractère abusif de la clause contestée en soi, mais uniquement son équivalence aux clauses figurant au registre des clauses abusives.
65. S’il ne peut pas être exclu, comme le fait valoir le gouvernement polonais, que les tribunaux nationaux, en examinant l’équivalence entre la clause contestée et celle figurant au registre des clauses abusives, tiennent compte des facteurs mentionnés à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 93/13 (56), il demeure toutefois que cette appréciation a, en tout état de cause, uniquement pour but de déterminer l’identité ou l’équivalence des deux clauses (57) et que le professionnel ne peut pas remettre en question le caractère abusif même de la clause contestée en se référant aux circonstances particulières, y compris la négociation individuelle de la clause contestée, ou aux nouveaux arguments qui n’ont pas été invoqués lors du contrôle in abstracto. Dans un tel régime, le droit du professionnel prévu à l’article 47 de la Charte fait ainsi l’objet de restrictions significatives (58).
66. Parallèlement, la compétence du tribunal effectuant le contrôle juridictionnel est considérablement limitée, ce qui soulève en soi des questions à l’égard de l’article 47 de la Charte qui exige un « recours effectif » (59). En outre, un tel régime porterait également atteinte au droit du consommateur de renoncer à la non-application d’une clause abusive (60).
67. Certes, conformément à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, le droit d’être entendu peut comporter des restrictions à la condition que celles-ci répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis et qu’elles respectent le principe de proportionnalité (61). À cet égard, le gouvernement polonais fait valoir, à mon sens à juste titre, que la réglementation nationale vise à faire cesser, rapidement et effectivement, l’utilisation de clauses illicites dans les différentes situations qui peuvent survenir sur le marché et à éviter une pluralité de procédures judiciaires concernant des clauses équivalentes des conditions générales utilisées par différents professionnels (62).
68. Or, ces considérations, tout en étant certainement valables, ne peuvent pas justifier, à mes yeux, la restriction particulièrement grave du droit du professionnel d’être entendu résultant de l’article 47943 du code de procédure civile et de l’article 24, paragraphe 2, point 1, de la loi sur la protection de la concurrence et des consommateurs, tels qu’interprétés selon la première thèse d’interprétation, compte tenu, également, du caractère non négligeable des amendes susceptibles d’être infligées au professionnel en vertu de l’article 106, paragraphe 1, point 4, de cette loi (63).
69. Le caractère définitif de l’inscription des clauses au registre des clauses abusives corrobore également la conclusion selon laquelle la réglementation nationale en question, telle qu’interprétée selon la première thèse d’interprétation, n’est pas conforme au principe de proportionnalité (64).
70. Comme l’affirme la Commission, il semble exister des mesures alternatives qui faciliteraient une protection efficace des consommateurs contre les clauses abusives tout en garantissant le droit du professionnel d’être entendu. Ainsi, les États membres ne sauraient être empêchés de mettre en œuvre des mesures établissant une présomption du caractère abusif de certaines clauses de conditions générales (65), dont l’utilisation pourrait être sanctionnée, sauf si le professionnel démontre, au cours d’une procédure administrative ou juridictionnelle, qu’elles ne le sont pas dans les circonstances particulières en prouvant, notamment, qu’elles ont fait l’objet d’une négociation individuelle.
71. D’ailleurs, l’absence d’un effet erga omnes ne signifie pas qu’une constatation du caractère abusif d’une clause de conditions générales n’aurait pas un effet dissuasif, dans la mesure où d’autres professionnels auraient tendance à cesser d’utiliser les conditions analogues (66).
C – Sur les actions collectives en cessation
1. Sur l’article 7, paragraphes 2 et 3, de la directive 93/13
72. La directive 93/13 autorise, comme l’affirme la Commission, en vertu de son article 7, paragraphes 2 et 3, des actions collectives en cessation qui dépassent effectivement la relation contractuelle en ce sens qu’elles sont indépendantes de tout conflit individuel et peuvent être introduites par les personnes et les organisations ayant un intérêt légitime à protéger les consommateurs (67). Ainsi que l’indique l’expression « [s]ans préjudice de l’article 7 », figurant à l’article 4, paragraphe 1, de cette directive, les actions visées à l’article 7, paragraphe 2, de la même directive ont un caractère complémentaire à l’égard des actions individuelles (68).
73. L’article 7, paragraphe 2, de la directive, prévoit un contrôle in abstracto de nature préventive et dissuasive (69) visant à déterminer « si des clauses contractuelles, rédigées en vue d’une utilisation généralisée, ont un caractère abusif », alors que l’article 7, paragraphe 3, de la même directive permet de diriger les actions visées à l’article 7, paragraphe 2, de cette dernière, séparément ou conjointement, contre plusieurs professionnels du même secteur ou leurs associations.
74. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que les actions individuelles et collectives ont, dans le cadre de la directive 93/13, « des objets et des effets juridiques différents » (70). En outre, selon les termes du vingt-troisième considérant de la directive 93/13, les actions collectives n’impliquent pas « un contrôle préalable des conditions générales utilisées dans tel ou tel secteur économique » . J’en déduis que le contrôle ex ante effectué dans le cadre d’une action collective ne peut pas préjuger le contrôle ex post effectué dans le cadre d’une action individuelle visant d’autres parties (71), ce qui exclut effectivement le fait d’étendre les effets des décisions prises aux termes des actions collectives aux professionnels n’ayant pas participé à la procédure (72).
75. Cette conclusion se trouve renforcée par l’ajout que constitue le paragraphe 3 de l’article 7 de la directive 93/13. Ainsi, il n’y aurait pas de sens, à mes yeux, de permettre l’introduction des procédures multipartites, en vertu de ce paragraphe, si les décisions rendues dans le cadre des actions collectives visées à l’article 7, paragraphe 2, de la même directive liaient déjà de façon contraignante tout professionnel. Les travaux préparatoires de cette directive militent également en faveur de l’interprétation selon laquelle les décisions prises au cours des actions collectives en cessation visées à l’article 7, paragraphes 2 et 3, ne lient que les parties à l’action collective particulière (73).
76. Certes, en ce qui concerne les clauses de conditions générales qui font rarement l’objet d’une négociation individuelle, l’appréciation à effectuer par les tribunaux nationaux, respectivement, dans le cadre d’une action collective et d’une action individuelle, sera souvent similaire, voire identique, bien que les parties des actions ne soient pas les mêmes. Par conséquent, la décision rendue dans le cadre d’une action collective constituerait un précédent fort pour l’appréciation à effectuer au cours d’une action individuelle postérieure portant sur une clause identique ou équivalente et peut même créer une présomption quant au caractère abusif de cette clause. Il demeure cependant que le professionnel qui n’a pas participé à la procédure collective ne devrait pas être privé de la possibilité, en vertu de l’article 3, paragraphe 2, troisième alinéa, de la directive 93/13 et de l’article 47 de la Charte, de réfuter une telle présomption dans le cadre de l’action individuelle.
2. Sur la portée de l’arrêt Invitel
77. Comme le mettent en exergue le gouvernement polonais et la Commission, la Cour a jugé, dans l’arrêt Invitel, que l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13, lu en combinaison avec l’article 7, paragraphes 1 et 2, de cette directive, ne s’oppose pas à l’extension de l’effet des décisions constatant le caractère abusif d’une clause de conditions générales, dans le cadre d’une action en cessation visée à l’article 7 de ladite directive, « à l’égard de tous les consommateurs ayant conclu avec le professionnel concerné un contrat auquel s’appliquent les mêmes [conditions générales], y compris à l’égard des consommateurs qui n’étaient pas parties à la procédure en cessation » (74).
78. Ce résultat n’est guère surprenant, mais plutôt le corollaire de la nature et de l’objectif des actions collectives en cessation. Lorsqu’une clause contractuelle a été déclarée nulle et interdite dans le cadre d’une action en cessation, il faut bien évidemment s’assurer que le professionnel concerné n’utilise plus les mêmes conditions générales, y compris la clause jugée abusive, dans aucun de ses contrats. Sinon, les actions en cessation prévues à l’article 7, paragraphes 2 et 3, de la directive 93/13 seraient privées d’effet utile.
79. Au point 40 de l’arrêt Invitel, la Cour a justement souligné que l’application d’une sanction de nullité d’une clause abusive à l’égard de tous les consommateurs qui ont conclu avec le professionnel concerné un contrat de consommation auquel s’appliquent les mêmes conditions générales « garantit que ces consommateurs ne sont pas liés par ladite, clause » (75), la Cour faisant ainsi référence à l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13, imposant aux États membres, selon les termes de la Cour, « de tirer toutes les conséquences » qui découlent, en vertu du droit national, d’une constatation du caractère abusif d’une clause de conditions générales, afin que les consommateurs ne soient pas liés par cette clause (76).
80. Il ne fait guère de doutes, à mes yeux, que cette jurisprudence n’est pas transposable au présent cas de figure.
81. Dans la motivation de sa conclusion dans l’arrêt Invitel (77), la Cour a ainsi explicitement fait référence aux points 57 à 61 des conclusions de l’avocat général qui, pour sa part, a exprimé de « sérieuses objections » quant à un effet erga omnes à l’égard des professionnels qui n’ont pas participé à la procédure visant à la constatation du caractère abusif de la clause contestée, préoccupations auxquelles je souscris pleinement (78).
82. En outre, la question qui se présentait à la Cour dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, à savoir l’extension de la sanction de nullité d’une clause abusive à l’égard des consommateurs ayant conclu avec le professionnel concerné un contrat de consommation auquel s’appliquent les mêmes conditions générales, était manifestement différente de celle soulevée par la juridiction de renvoi dans la présente affaire, portant sur l’imposition de sanctions pécuniaires aux professionnels n’ayant pas participé à la procédure de contrôle in abstracto.
83. Une interprétation large de la portée de l’arrêt Invitel (79), telle qu’elle couvrirait une réglementation prévoyant un effet erga omnes à l’égard de tout professionnel n’ayant pas participé à la procédure, ne me semble donc pas justifiée, et serait, en tout état de cause, peu en accord avec les droits fondamentaux du professionnel (80).
3. Sur l’interprétation de la directive 2009/22
84. L’interprétation de la directive 93/13 que je préconise n’est pas susceptible d’être remise en cause à la lumière des articles 1er et 2 de la directive 2009/22, auxquels la juridiction de renvoi a fait référence dans sa première question préjudicielle.
85. La directive 2009/22 portant sur des actions collectives en cessation en matière de protection des intérêts des consommateurs a pour objectif d’assurer le plein effet d’un certain nombre de directives, y compris la directive 93/13, et, en particulier, de combattre les infractions au sein de l’Union (81).
86. À cet égard, l’article 2, paragraphe 1, sous a) à c), de la directive 2009/22 impose aux États membres de désigner les tribunaux ou autorités administratives compétents pour statuer sur les recours collectifs formés par les entités qualifiées au sens de l’article 3 de cette directive, visant, entre autres, à faire cesser tout acte contraire à la directive 93/13, à obtenir la publication de la décision ou d’une déclaration rectificative et à faire condamner le défendeur qui succombe à verser une somme au trésor public ou à tout bénéficiaire désigné par le droit national, en cas de non-exécution de la décision.
87. En ce qui concerne l’articulation entre la directive 2009/22 et la directive 93/13, la première a un caractère complémentaire à l’égard de l’article 7, paragraphes 2 et 3, de la directive 93/13, portant également sur les actions en cessation (82).
88. Je ne vois aucune indication, ni dans le texte de la directive 2009/22 ni dans les travaux préparatoires de celle-ci (83), en ce sens que les États membres seraient autorisés à accorder aux décisions rendues dans le cadre des actions visées par cette directive un effet erga omnes à l’égard des professionnels n’ayant pas participé à la procédure en cessation. Si tel était le cas, la directive 2009/22 outrepasserait le régime établi par la directive 93/13, que cette première directive vise à compléter, ce qu’on ne saurait présumer en l’absence de volonté expresse du législateur de l’Union.
89. Une modification du droit de l’Union de manière à permettre aux États membres d’étendre les effets des décisions déclarant une clause contractuelle abusive à l’égard des « contrats analogues » a cependant été abordée sous les auspices de la Commission (84). Or, cela ne fait que confirmer qu’une telle solution n’est pas possible dans l’état actuel du droit de l’Union, à savoir dans le cadre des directives 93/13 et 2009/22.
V – Conclusion
90. Eu égard à ce qui précède, je propose à la Cour de répondre comme suit à la première question préjudicielle posée par le Sąd Apelacyjny w Warszawie VI Wydział Cywilny (cour d’appel de Varsovie, division civile, Pologne) :
La directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, lue en combinaison avec les articles 1er et 2 de la directive 2009/22/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2009, relative aux actions en cessation en matière de protection des intérêts des consommateurs et avec l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale prévoyant l’imposition d’une amende au professionnel qui utilise, dans ses contrats avec les consommateurs, des clauses de conditions générales qui sont considérées comme équivalentes aux clauses déjà jugées abusives et inscrites, à ce titre, à un registre public, alors que ce professionnel n’a pas participé à la procédure ayant abouti à la constatation du caractère abusif des clauses figurant au registre.