CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
MME JULIANE KOKOTT
présentées le 6 mai 2010 (1)
Affaire C‑499/08
Ole Andersen
[demande de décision préjudicielle formée par le Vestre Landsret (Danemark)]
«Directive 2000/78/CE – Égalité de traitement en matière d’emploi et de travail – Interdiction des discriminations fondées sur l’âge – Distinction entre discrimination directe et discrimination indirecte – Indemnités de licenciement – Refus de reconnaître le droit au versement des indemnités de licenciement en cas d’existence d’un droit à une pension de vieillesse – Justification – Politique de l’emploi – Allégement de la transition vers une nouvelle relation de travail – Préjudice financier en cas de prépension (‘minoration au titre de la retraite anticipée’)»
I – Introduction
1. La présente procédure préjudicielle offre à la Cour la possibilité de préciser sa jurisprudence relative à la discrimination fondée sur l’âge en ce qui concerne les conditions de licenciement des travailleurs âgés (2). La Cour est aussi appelée, à cette occasion, à se prononcer sur la distinction entre discrimination directe fondée sur l’âge et discrimination indirecte fondée sur l’âge.
2. Les dispositions examinées en l’espèce concernent une réglementation de droit du travail danoise qui prévoit, en cas de licenciement, le paiement d’une indemnité aux travailleurs qui ont été au service de la même entreprise pendant de nombreuses années. Toutefois, une telle indemnité de licenciement n’est pas accordée aux personnes qui peuvent déjà bénéficier du versement d’une pension de vieillesse, et cela même si le travailleur concerné avait l’intention de rechercher un nouvel emploi et, en cas de départ immédiat en retraite, devait s’accommoder d’un préjudice financier dans sa pension de vieillesse, notamment sous la forme d’une minoration au titre de la retraite anticipée.
3. La question, controversée, de savoir si le principe de l’interdiction des discriminations fondées sur l’âge, imposé par le droit de l’Union européenne, peut aussi produire des effets directs dans les relations entre particuliers (3) (la question de l’«effet direct horizontal») ne joue aucun rôle en l’espèce. En effet, le litige au principal concerne un rapport de droit «vertical» dans lequel un travailleur fait face à son employeur de droit public (4).
II – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union européenne
4. En l’espèce, le cadre juridique, dans le droit de l’Union européenne, est déterminé par la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (5). Aux termes de son article 1er, la directive 2000/78 a pour objet:
«d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, [le] handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement».
5. L’article 2 de la directive 2000/78, intitulé «Concept de discrimination», dispose:
«1. Aux fins de la présente directive, on entend par ‘principe de l’égalité de traitement’ l’absence de toute discrimination directe ou indirecte, fondée sur un des motifs visés à l’article 1er.
2. Aux fins du paragraphe 1:
a) une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er;
b) une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes, à moins que:
i) cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires, […]
[…]»
6. Le champ d’application de la directive est déterminé par son article 3:
«1. Dans les limites des compétences conférées à la Communauté, la présente directive s’applique à toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, y compris les organismes publics, en ce qui concerne:
[…]
c) les conditions d’emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération;
[…]»
7. Aux termes de l’article 6 de la directive 2000/78, intitulé «Justification des différences de traitement fondées sur l’âge»:
«1. Nonobstant l’article 2, paragraphe 2, les États membres peuvent prévoir que des différences de traitement fondées sur l’âge ne constituent pas une discrimination lorsqu’elles sont objectivement et raisonnablement justifiées, dans le cadre du droit national, par un objectif légitime, notamment par des objectifs légitimes de politique de l’emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle, et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires.
Ces différences de traitement peuvent notamment comprendre:
a) la mise en place de conditions spéciales d’accès à l’emploi et à la formation professionnelle, d’emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération, pour les jeunes, les travailleurs âgés et ceux ayant des personnes à charge, en vue de favoriser leur insertion professionnelle ou d’assurer leur protection;
[…]»
8. L’article 18, paragraphe 1, de la directive prévoit, comme délai de transposition, la date du 2 décembre 2003.
B – Le droit national
9. S’agissant du droit danois, le cadre juridique de la présente affaire est déterminé par la Lov om retsforholdet mellem arbejdsgivere og funktionærer (Funktionærloven, ci-après la «FL») (6).
10. L’article 2a de la FL dispose:
«1. En cas de licenciement d’un employé qui a été au service de la même entreprise pendant une durée ininterrompue de 12, 15 ou 18 ans, l’employeur acquitte, lors du départ de l’employé, un montant correspondant respectivement à un, deux ou trois mois de salaire.
2. Les dispositions du paragraphe 1 ne sont pas applicables si l’employé va toucher, au moment du départ, la pension de vieillesse du régime général.
3. Si l’employé va toucher, au moment du départ, une pension de vieillesse versée par l’employeur et si l’employé a adhéré au régime de retraite en question avant d’avoir atteint l’âge de 50 ans, l’indemnité de licenciement n’est pas versée.
[…]
5. Les dispositions du paragraphe 1 sont applicables mutatis mutandis en cas de congédiement abusif.»
11. Comme le précise la juridiction de renvoi, le Højesteret danois (7) interprète l’article 2a, paragraphe 3, de la FL selon une jurisprudence constante (8), en ce sens que la possibilité de bénéficier du versement d’une pension de vieillesse exclut le droit à l’indemnité de licenciement, que l’employé licencié souhaite vraiment ou ne souhaite pas bénéficier du versement d’une pension de vieillesse, même si le versement de cette pension au moment du licenciement a pour effet de minorer le montant de la pension de vieillesse par rapport au montant qui aurait été payé si l’employé avait pris sa retraite à une date ultérieure (minoration au titre de la retraite anticipée).
III – Les faits et le litige au principal
12. M. Ole Andersen, né le 31 mai 1943, a été employé pendant 27 ans, depuis le 1er janvier 1979, par la région Syddanmark (9) (anciennement Sønderjyllands Amtsråd (10)). Par lettre du 22 janvier 2006, la région Syddanmark a notifié à M. Andersen un préavis de licenciement à la fin du mois d’août de la même année, mettant fin à la relation de travail en invoquant un manque de confiance dans la capacité de M. Andersen de s’acquitter de son travail de façon satisfaisante et impartiale. Une sentence arbitrale a toutefois réfuté les manquements reprochés à M. Andersen et lui a accordé une indemnité correspondant à quatre mois de salaire pour licenciement abusif (11).
13. À la suite de son licenciement, par courriel du 2 octobre 2006, M. Andersen a réclamé le paiement de l’indemnité de licenciement prévue à l’article 2a, paragraphe 1, de la FL, s’élevant à trois mois de salaire, et il a invoqué à cet effet son ancienneté de plus de 18 ans au service de la région Syddanmark. Par lettre du 14 octobre 2006, la région Syddanmark a exprimé son refus de verser l’indemnité de licenciement, en invoquant l’article 2a, paragraphe 3, de la FL. Dans cette lettre, la région Syddanmark considérait que M. Andersen n’avait pas droit au versement de cette indemnité au motif que, au moment de la résiliation de sa relation de travail, il avait déjà atteint l’âge de 63 ans et qu’il pouvait, dès lors, faire valoir son droit à une pension de vieillesse.
14. Employé par la région Syddanmark, M. Andersen relevait d’un régime de retraite au titre d’une convention collective. Il versait tous les mois un tiers de la cotisation de retraite, tandis que la région en payait les deux tiers. Ce régime de retraite permettait à M. Andersen de prendre sa retraite et de bénéficier d’une pension de vieillesse dès l’âge de 60 ans.
15. Le montant de la pension au titre de la convention collective dépend, entre autres, du moment auquel le bénéficiaire de la pension décide de prendre sa retraite. S’il reporte son départ à la retraite, il peut bénéficier du versement d’un montant mensuel plus élevé. En l’espèce, selon les indications, sur ce point non contestées, données par la région Syddanmark dans le cadre de la procédure devant la Cour (12), telle est la situation de M. Andersen: en cas d’arrêt du versement des cotisations le 1er août 2006 et de départ immédiat en retraite de M. Andersen à cette date, le montant annuel de sa pension de vieillesse se serait élevé à 125 374 DKK; en revanche, en cas de continuation jusqu’au 1er juin 2008 du versement des cotisations d’un montant inchangé, avec report du départ en retraite jusqu’à cette date, ce montant se serait élevé à 152 611 DKK (13).
16. Après son licenciement, M. Andersen n’a pas souhaité partir en retraite. Il a, en revanche, choisi d’être demandeur d’emploi.
17. Le 12 juillet 2007, le syndicat Ingeniǿrforeningen i Danmark (14), syndicat qui représente les intérêts des ingénieurs au Danemark, agissant au nom de M. Andersen, a réclamé en justice le versement d’une indemnité de licenciement d’un montant de trois mois de salaire. Le Vestre Landsret a été saisi de ce litige. Fondamentalement, le demandeur soutient que l’article 2a, paragraphe 3, de la FL, fondement invoqué pour refuser à M. Andersen le versement de l’indemnité de licenciement, crée une discrimination fondée sur l’âge, ce que la défenderesse conteste.
IV – La demande de décision préjudicielle et la procédure devant la Cour
18. Par une ordonnance rendue le 14 novembre 2008, qui est parvenue le 19 novembre 2008 au greffe de la Cour, le Vestre Landsret a sursis à statuer et a soumis à la Cour la question préjudicielle suivante:
«L’interdiction des discriminations directes ou indirectes fondées sur l’âge, résultant des articles 2 et 6 de la directive 2000/78/CE du Conseil, doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à ce qu’un État membre maintienne un régime juridique prévoyant que, en cas de licenciement d’un employé qui a été au service de la même entreprise pendant une durée ininterrompue de 12, 15 ou 18 ans, l’employeur acquitte, lors du départ de l’employé, une indemnité correspondant respectivement à un, deux ou trois mois de salaire, mais que cette indemnité n’est pas versée si l’employé a la possibilité, au moment du départ, de toucher une pension de vieillesse servie par un régime de retraite auquel l’employeur a contribué?»
19. Dans le cadre de la procédure devant la Cour, outre les deux parties au principal, les gouvernements danois et allemand ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations par écrit et oralement. Les gouvernements néerlandais et hongrois ont également participé à la procédure écrite.
V – Appréciation
20. En posant cette question préjudicielle, la juridiction de renvoi voudrait savoir si une disposition de droit national qui ne permet pas aux travailleurs licenciés de bénéficier d’une indemnité de licenciement légalement prévue lorsque, au moment où prend fin leur relation de travail, ces travailleurs peuvent déjà bénéficier d’un droit au versement d’une pension de vieillesse enfreint les articles 2 et 6 de la directive 2000/78.
A – Observations liminaires concernant l’application de la directive 2000/78
1. Délimitation du principe général de l’interdiction des discriminations fondées sur l’âge
21. Comme la Cour l’a décidé (15), la directive 2000/78 ne consacre pas elle-même le principe de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, mais entend établir – aux termes de son titre et de son article 1er – «uniquement […] un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur divers motifs parmi lesquels figure l’âge». L’interdiction des discriminations fondées sur l’âge est à considérer comme principe général du droit de l’Union européenne.
22. S’appuyant sur ces considérations, dans deux affaires préjudicielles dont elle a eu à connaître, la Cour s’est fondée sur le principe général de l’interdiction des discriminations fondées sur l’âge (16): pour la Cour, il incombait à la juridiction nationale de laisser «au besoin inappliquée» toute disposition de la réglementation nationale contraire à cette interdiction (17). Il semble toutefois qu’il s’agisse, dans lesdites affaires, d’une construction élaborée pour résoudre des problèmes de discrimination dans le cadre de rapports de droit entre particuliers, pour lesquels la directive 2000/78 ne peut pas, en soi, faire l’objet d’une application directe et ne peut donc être invoquée en tant que telle à l’encontre de dispositions nationales du droit civil ou du droit du travail (18).
23. Il serait certes tentant de procéder à une récapitulation et à un examen approfondis du fondement doctrinal de l’effet direct horizontal, controversé, de principes généraux du droit ou de droits fondamentaux entre particuliers (19), mais, en l’occurrence, une telle démarche nous conduirait trop loin. En effet, en l’espèce, c’est un rapport de droit vertical que la Cour examine: en sa qualité de travailleur face à son employeur de droit public, M. Andersen peut indubitablement invoquer le principe d’égalité de traitement de la directive 2000/78 (20). Dès lors, pour répondre à la question préjudicielle posée par le Vestre Landsret, il suffit de partir uniquement de cette directive, qui met en œuvre le principe général de l’interdiction de la discrimination fondée sur l’âge (21). La Cour a procédé de la sorte dans des affaires récentes qui soulevaient également la problématique de la discrimination fondée sur l’âge dans des rapports de droit verticaux (22).
2. Champs d’application personnel, matériel et temporel de la directive 2000/78
24. Aux termes de son article 3, paragraphe 1, sous c), «dans les limites des compétences conférées à la Communauté», la directive 2000/78 «s’applique à toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, y compris les organismes publics, en ce qui concerne […] les conditions d’emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération» (23).
25. En tant qu’employé par une collectivité territoriale danoise, M. Andersen était employé dans le «secteur public» ou dans un «organisme public» et relevait donc du champ d’application personnel de la directive 2000/78.
26. La règle de l’article 2a de la FL régit le droit à une indemnité de licenciement en cas de préavis donné par l’employeur, soit une prestation financière qui relève des conditions d’emploi et de travail au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive 2000/78; en droit, il importe peu qu’elle relève des conditions de licenciement ou des conditions de rémunération: aucune distinction n’est faite à ce sujet. Si cette indemnité a pour caractéristiques de n’être accordée qu’après la cessation de la relation de travail et de se fonder sur une réglementation légale (24), cela n’empêche nullement de la classer comme prestation financière fondée sur la relation de travail et, à ce titre, de relever également du champ d’application matériel de la directive.
27. Les dispositions de la directive 2000/78 sont aussi applicables ratione temporis, attendu que la relation de travail de M. Andersen a été résiliée le 22 janvier 2006, soit plus de trois ans après l’expiration du délai de transposition de la directive (voir article 18, paragraphe 1, de ladite directive).
B – Sur l’appréciation d’une réglementation telle que la réglementation danoise au regard de la directive 2000/78
28. Les dispositions combinées des articles 1er et 2, paragraphe 1, de la directive 2000/78 interdisent les discriminations fondées sur l’âge, en ce qui concerne l’emploi et le travail. La discrimination est une inégalité de traitement qui est dénuée de justification (25). Dès lors, pour établir si une règle telle que celle de l’article 2a, point 3, de la FL crée une discrimination fondée sur l’âge, il convient tout d’abord de rechercher si cette règle entraîne une inégalité de traitement fondée sur l’âge (voir, à ce sujet, directement ci-après, section 1) et, dans l’affirmative, si cette inégalité de traitement est justifiée ou ne l’est pas (voir, à ce sujet, ci-après, section 2) (26).
1. Inégalité de traitement au sens de l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2000/78
29. Comme cela se déduit des dispositions combinées des articles 1er et 2, paragraphe 1, la directive 2000/78 a pour objet de lutter, en ce qui concerne l’emploi et le travail, tant contre la discrimination directe que contre la discrimination indirecte fondée sur l’âge.
30. Au sens de la directive 2000/78, une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée d’une façon qui est moins favorable que la façon dont est traitée, a été traitée ou aurait été traitée une autre personne se trouvant dans une situation comparable (dispositions combinées des articles 2, paragraphe 1, et 1er) (27); l’inégalité de traitement à la base d’une telle situation est ainsi directement liée à l’âge. Une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’un âge donné par rapport à d’autres personnes [article 2, paragraphe 2, sous b)].
31. La portée juridique de la délimitation opérée entre discrimination directe et discrimination indirecte réside, avant tout, dans des possibilités de justification différentes lorsque l’inégalité de traitement en cause est liée directement ou lorsqu’elle est liée indirectement à l’âge (28). L’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78 énonce de manière très générale les possibilités de justifier une inégalité de traitement indirecte («objectivement justifié[e] par un objectif légitime»), alors que, en revanche, une discrimination directe fondée sur l’âge ne peut être justifiée que par des objectifs légitimes de politique sociale au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la directive (29), par des exigences professionnelles spécifiques au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive (30) ou par des exigences d’ordre public au sens de l’article 5, paragraphe 2, de la directive. Il en résulte que les finalités éventuelles qui peuvent être invoquées pour justifier une inégalité de traitement directement fondée sur l’âge présentent un éventail moins large que celles qui permettent de justifier une inégalité de traitement indirecte, les exigences en matière de proportionnalité étant par ailleurs pour l’essentiel identiques.
32. Les travailleurs visés par l’article 2a, paragraphe 3, de la FL se trouvent tous dans la même situation: après de longues années (au moins douze) de service ininterrompu dans l’entreprise, ils ont été licenciés par leur employeur. Néanmoins, ils sont traités différemment du point de vue de l’indemnité de licenciement en cause en l’espèce: le traitement réservé à certains de ces travailleurs, qui peuvent déjà bénéficier du versement d’une pension de vieillesse cofinancée par l’employeur, est différent de celui réservé à d’autres, qui ne peuvent pas encore en bénéficier.
33. Au premier abord, une telle différence opérée selon l’existence ou l’inexistence d’un droit à une pension de vieillesse pouvant être versée au travailleur est indicative d’une inégalité de traitement simplement indirecte. En effet, en renvoyant à un tel droit à une pension de vieillesse, l’article 2a, paragraphe 3, paraît s’appuyer sur un critère neutre qui, pour l’essentiel, ne joue au détriment des travailleurs âgés que dans ses effets pratiques.
34. Ce point de vue, en l’occurrence adopté en particulier par le gouvernement danois et par la Commission, est toutefois trop restrictif. C’est qu’une discrimination directe peut aussi exister lorsqu’une inégalité de traitement s’appuie sur un critère qui, paraissant neutre à première vue, est en réalité indissociablement lié au motif de différenciation interdit par le législateur de l’Union européenne.
35. C’est ainsi que la Cour estime qu’il y a discrimination directe – et pas seulement indirecte – fondée sur le sexe lorsque des mesures d’un employeur sont liées à l’existence ou à l’inexistence d’une grossesse (31), car la grossesse est indissociablement liée au sexe de la travailleuse.
36. Cette jurisprudence relative à l’égalité de traitement des hommes et des femmes peut être transposée au principe d’égalité de traitement au titre de la directive 2000/78 qui est en cause en l’espèce (32). En ce sens, il convient d’admettre l’existence d’une inégalité de traitement directement fondée sur l’âge non seulement lorsqu’une personne est traitée, a été traitée ou serait traitée moins favorablement en raison de l’âge qu’une autre personne se trouvant dans une situation comparable, mais aussi lorsque ce traitement lui est accordé sur le fondement d’un critère qui est indissociablement lié à l’âge, absolu ou relatif (33).
37. Il en est ainsi s’agissant d’une disposition telle que celle de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL, qui prive du droit à une indemnité de licenciement les travailleurs qui peuvent déjà bénéficier du versement d’une pension de vieillesse. En effet, une telle disposition concerne exclusivement les travailleurs qui ont déjà atteint l’âge minimal applicable pour pouvoir bénéficier du versement d’une pension de vieillesse (âge minimal de la retraite). Concrètement, dans le système de retraite fondé sur une convention collective auquel M. Andersen est affilié, comme d’ailleurs dans la plupart des autres systèmes analogues au Danemark (34), seuls bénéficient du versement d’une pension de vieillesse les travailleurs qui ont atteint au moins un âge de la retraite déterminé, qui est au minimum de 60 ans. Le champ d’application personnel de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL ne vise donc que les travailleurs qui ont atteint un certain âge. Eux seuls se voient refuser le bénéfice de l’indemnité de licenciement prévue à l’article 2a, paragraphe 1, de la FL. En revanche, les travailleurs qui n’ont pas encore atteint cet âge minimal de la retraite conservent, à ancienneté de service égale, leur droit à l’indemnité de licenciement.
38. Tout comme la prise en compte d’une grossesse ne peut concerner que les travailleuses, la référence faite par le législateur danois à la possibilité de bénéficier du versement d’une pension de vieillesse ne peut porter à conséquences que pour les travailleurs qui ont atteint l’âge minimal de la retraite, et donc un âge déterminé. Le critère de l’existence ou de l’inexistence d’un droit au versement de la pension de vieillesse, dont dépend le point de savoir si un travailleur ayant de nombreuses années de service ininterrompu dans l’entreprise perçoit une indemnité de licenciement, n’est donc nullement un critère objectif de distinction, mais bien plutôt un critère qui est directement lié à l’âge de la personne concernée.
39. Il en résulte qu’une disposition telle que celle de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL entraîne une inégalité de traitement directement fondée sur l’âge au sens des dispositions combinées des articles 2, paragraphe 2, sous a), et 1er de la directive 2000/78 (35).
2. Justification de l’inégalité de traitement
40. Toutefois, une disposition telle que celle de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL ne peut conduire à une discrimination fondée sur l’âge interdite par la directive 2000/78 que dans la mesure où l’inégalité de traitement directement fondée sur l’âge qui lui est inhérente est dénuée de justification. Les articles 2, paragraphe 5, 4, paragraphe 1, ainsi que 6 de la directive 2000/78 permettent de déterminer les exigences auxquelles, en droit de l’Union, doit répondre la justification d’une telle inégalité de traitement (36). C’est uniquement la dernière de ces dispositions, et plus précisément son paragraphe 1, qui est pertinente en l’espèce.
a) Exigences auxquelles doit répondre la justification au titre de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78
41. Conformément à l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78, les États membres peuvent prévoir que des différences de traitement fondées sur l’âge ne constituent pas une discrimination «lorsqu’elles sont objectivement et raisonnablement justifiées, dans le cadre du droit national, par un objectif légitime, notamment par des objectifs légitimes de politique de l’emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle, et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires».
42. C’est en usant de cette formulation passablement lourde que la directive 2000/78 décrit ce qui n’est rien d’autre, finalement, que le contenu des exigences générales auxquelles, dans le droit de l’Union, doit répondre la justification d’une inégalité de traitement. Ainsi la formule initiale «objectivement et raisonnablement» ne veut-elle dire, au fond, rien d’autre que: «justifiées […] par un objectif légitime et […] appropriés et nécessaires» (37).
43. Comme la Cour l’a déjà précisé, l’adverbe «raisonnablement» (38), dans l’expression «objectivement et raisonnablement» de la première partie de phrase de l’article 6, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2000/78, ne revêt pas de signification particulière aux fins de l’appréciation de la justification (39).
44. D’autres expressions utilisées à l’article 6, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2000/78 expriment finalement, elles aussi, des évidences.
45. C’est ainsi que le terme «objectivement» souligne que les circonstances et considérations invoquées pour justifier une différence de traitement doivent pouvoir être vérifiées. En outre, le terme «objectivement» implique que des considérations dénuées de pertinence, et en particulier des considérations qui seraient étroitement liées aux critères de différenciation interdite de l’article 1er de la directive 2000/78, ne sauraient être invoquées pour justifier une inégalité de traitement fondée sur l’âge. C’est que pareille inégalité de traitement ne peut servir, en toute hypothèse, que des «objectifs légitimes» (40), dont l’article 6, paragraphe 1, fournit des exemples.
46. Tout bien considéré, l’expression «appropriés et nécessaires» figurant dans la seconde partie de phrase de l’article 6, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2000/78 recèle une description du contrôle de proportionnalité, tel qu’il est habituellement utilisé dans le droit de l’Union.
47. Ainsi, si nous récapitulons, la justification d’une inégalité de traitement directe fondée sur l’âge conformément à l’article 6, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2000/78 exige que la mesure correspondante s’appuie sur un but légitime et réponde à un contrôle de proportionnalité.
b) But légitime
48. Le libellé de la loi lui-même ne fournit pas d’indication quant aux buts poursuivis par l’article 2a, paragraphe 3, de la FL. La raison pour laquelle des travailleurs licenciés pouvant déjà prétendre à une pension de vieillesse financée par leur employeur ne pourraient pas bénéficier de l’indemnité de licenciement n’y est pas identifiable.
49. Cela ne signifie, toutefois, pas qu’une disposition telle que la disposition danoise exclurait purement et simplement une justification au titre de l’article 6, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2000/78. En effet, d’autres éléments, tirés du contexte général de la mesure concernée, peuvent permettre l’identification de l’objectif sous-tendant cette mesure (41).
50. En l’espèce, les données fournies par les travaux préparatoires de la loi (42), auxquels se sont référés tant le Vestre Landsret que certaines parties à la procédure, permettent d’élucider le but poursuivi par l’article 2a, paragraphe 3, de la FL. Selon ces données, le législateur danois est parti d’une pétition de principe: normalement, les travailleurs licenciés qui ont droit au versement d’une pension quittent le marché de l’emploi. C’est pourquoi ils ne devraient pas pouvoir bénéficier de l’indemnité de licenciement au titre de l’article 2a, paragraphe 1, de la FL, destinée à «alléger la transition vers un nouvel emploi» de «travailleurs âgés» ayant de nombreuses années de service auprès d’un seul et même employeur.
51. Par son souci de faciliter la réintégration dans le marché de l’emploi de travailleurs âgés qui, après une perte d’emploi dont ils ne sont pas responsables, doivent retrouver un emploi, et de faire en sorte de rendre socialement supportable pour ces travailleurs la transition vers une nouvelle relation de travail, le législateur danois poursuit un but légitime de politique sociale relevant des domaines de la politique de l’emploi et du marché du travail. S’appuyant sur un tel objectif, une inégalité de traitement fondée sur l’âge concernant les conditions de licenciement ou de rémunération est dès lors, en principe, susceptible d’être justifiée [dispositions combinées de l’article 6, paragraphe 1, premier et deuxième alinéas, sous a), de la directive 2000/78] (43).
c) Contrôle de la proportionnalité
52. Il convient, toutefois, de vérifier si le principe de proportionnalité tolère que, pour atteindre cet objectif légitime, le cercle des bénéficiaires soit réduit, dans le cadre de l’article 2a de la FL, aux travailleurs qui, au moment où ils quittent l’entreprise, ne peuvent pas bénéficier d’une pension de vieillesse par l’effet de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL, selon l’interprétation donnée à cette disposition par la jurisprudence danoise. En d’autres termes, il convient de s’interroger quant à la question de savoir si la limitation du cercle des bénéficiaires, telle que le législateur danois l’a prévue, était «appropriée et nécessaire» pour atteindre son objectif de politique sociale et si elle ne saurait être considérée comme portant une atteinte excessive aux prétentions légitimes des travailleurs qui sont privés du bénéfice de l’indemnité de licenciement (44).
i) Caractère approprié
53. Le moyen utilisé par le législateur national – soit n’accorder le droit à l’indemnité de licenciement qu’aux seules personnes qui ne peuvent pas encore se prévaloir d’un droit au versement de la pension de vieillesse – est «approprié» au sens de l’article 6, paragraphe 1, premier et deuxième alinéas, sous a), de la directive 2000/78, s’il est propre à atteindre l’objectif légitime visé: alléger financièrement, pour les travailleurs qui, après leur licenciement, doivent retrouver un emploi, la transition vers une nouvelle relation de travail (45).
54. La jurisprudence reconnaît que les États membres disposent d’une large marge d’appréciation dans le choix des mesures susceptibles de réaliser leurs objectifs de politique sociale et de l’emploi (46). Eu égard à cette prérogative d’appréciation des États membres, le rôle de la Cour se limite à assurer que les mesures prises n’apparaissent pas déraisonnables (47) ou – en d’autres termes – que les mesures prises ne soient pas manifestement inappropriées pour atteindre l’objectif poursuivi.
55. Par l’effet d’une disposition telle que celle de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL, les seuls travailleurs qui bénéficient de l’indemnité de licenciement sont ceux qui ne peuvent pas bénéficier du versement d’une pension de vieillesse. Seules donc peuvent se prévaloir de ce droit à indemnité de licenciement les personnes pour lesquelles on peut supposer, avec un haut degré de vraisemblance, qu’elles restent encore disponibles sur le marché de l’emploi et qu’elles seront à la recherche d’un nouvel emploi. Une indemnité de licenciement réservée exclusivement à ce cercle de personnes clairement délimité réalise indubitablement le but objectif poursuivi par le législateur: limiter l’aide accordée aux travailleurs qui ont de longues années de service dans l’entreprise et qui sont effectivement en situation de transition vers une nouvelle relation d’emploi. Cette façon de procéder permet, dans le même temps, de réduire au minimum l’utilisation contraire à l’objectif ou abusive de l’indemnité de licenciement par des personnes qui, en réalité, ne cherchent plus de travail et souhaitent tabler sur leur pension de vieillesse.
56. Le demandeur au principal ainsi que la Commission objectent que, à l’encontre de la finalité expressément poursuivie par le législateur danois, ce ne sont pas seulement les «travailleurs âgés», mais aussi des travailleurs plus jeunes, qui auraient commencé leur carrière relativement tôt et pourraient faire valoir de nombreuses années de service auprès d’un seul et même employeur, qui profiteraient de l’indemnité au titre de l’article 2a, paragraphe 1, de la FL. C’est ainsi que, dès l’âge de 40 ans, un travailleur pourrait avoir une ancienneté de service couvrant les 12, 15 ou 18 années nécessaires pour avoir droit à une indemnité de licenciement s’il a commencé son activité auprès de son employeur suffisamment tôt et qu’il ne l’a pas interrompue. Cette objection remettrait en cause la cohérence de la disposition de l’article 2a de la FL.
57. Effectivement, une législation nationale n’est propre à garantir la réalisation de l’objectif invoqué que «si elle répond véritablement au souci de l’atteindre d’une manière cohérente et systématique (48). Si effectivement le législateur national n’entendait assurer un soutien financier qu’aux travailleurs se trouvant dans une situation de transition vers une nouvelle relation d’emploi qui ont déjà, relativement, atteint un âge élevé, il serait effectivement incohérent de permettre aussi à des travailleurs plus jeunes ayant été aussi longtemps au service de l’entreprise de bénéficier de l’indemnité de licenciement.
58. Toutefois, comme la région Syddanmark et le gouvernement danois l’ont précisé dans le cadre de la procédure devant la Cour, l’indemnité de licenciement est censée bénéficier, en réalité, à tous les travailleurs qui ont travaillé relativement longtemps au service d’un seul et même employeur, car, pour eux, indépendamment de leur âge, la transition vers une nouvelle relation de travail serait particulièrement difficile. Dans ces conditions, il n’existe pas de doute quant à la cohérence d’une réglementation telle que la réglementation danoise (49).
59. Tout bien pris en compte, une disposition telle que celle de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL n’apparaît pas manifestement inappropriée pour atteindre le but de politique sociale poursuivi par le législateur. Elle est, dès lors, «appropriée» au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78.
ii) Nécessité
60. Une disposition telle que celle de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL n’est toutefois «nécessaire» que si l’objectif légitime recherché n’aurait pas pu être atteint par un moyen plus modéré, tout aussi approprié.
61. Ce qui pose problème dans ce contexte, c’est le fait que, par l’article 2a, paragraphe 3, de la FL, le législateur danois prive du droit à une indemnité de licenciement la globalité des travailleurs ayant droit au versement d’une pension de vieillesse, que les personnes concernées partent effectivement en retraite ou, en revanche, souhaitent continuer à exercer une activité.
62. Comme nous l’avons précédemment mentionné, les États membres disposent d’une large marge d’appréciation dans le choix des mesures servant à atteindre leurs objectifs dans le domaine de la politique du travail et de la politique sociale (50). En principe, cette marge d’appréciation inclut également la possibilité, pour des raisons de simplification, de s’abstenir d’examiner chaque cas particulier et, en lieu et place, de classer les travailleurs en typant certains groupes déterminés selon des critères généraux (51), quitte à affecter le traitement équitable de chaque cas particulier.
63. Toutefois, la marge d’appréciation dont disposent les États membres dans le domaine de la politique sociale ne saurait avoir pour effet de vider de sa substance la mise en œuvre du principe de non-discrimination fondée sur l’âge (52).
64. Or, c’est justement ce qui se produit en l’espèce. Une disposition telle que l’article 2a, paragraphe 3, de la FL, qui dispense automatiquement l’employeur de l’obligation de verser une indemnité de licenciement dès lors qu’existe un droit au versement d’une pension de vieillesse, incite finalement l’employeur à licencier de préférence les travailleurs qui ont atteint l’âge minimal de la retraite. Pour un employeur, il est alors plus attrayant, financièrement, de licencier, parmi les travailleurs ayant la même longue ancienneté de service, ceux qui ont atteint un âge déterminé, l’âge minimal de la retraite.
65. Indépendamment de cette considération, il y aurait eu un moyen moins incisif de faire en sorte que l’indemnité de licenciement ne bénéficie qu’aux travailleurs qui sont encore effectivement disponibles sur le marché de l’emploi et qui sont à la recherche d’un nouvel emploi: le législateur danois aurait pu faire en sorte que, pour bénéficier du versement de l’indemnité de licenciement, le travailleur doive effectivement s’inscrire comme demandeur d’emploi au cours d’une période déterminée et, jusqu’à l’expiration de cette période, n’introduise pas de demande de versement de sa pension de vieillesse. Pour épargner, dans le même temps, à l’employeur des formalités administratives inconsidérées, on aurait pu obliger le travailleur à présenter spontanément les preuves correspondantes, dans des délais prédéterminés. Comme l’expose la Commission, le travailleur aurait pu en outre être tenu de rembourser une indemnité touchée indûment ou abusivement.
66. Dans ces circonstances, une disposition telle que celle de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL va au-delà de ce qui serait nécessaire pour assurer que le versement de l’indemnité de licenciement, comme le législateur l’envisage, ne bénéficie qu’aux personnes qui, après leur licenciement, doivent encore trouver un nouvel emploi.
iii) La limitation imposée aux travailleurs est démesurée
67. Toutefois, même si l’on considérait une disposition telle que celle de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL comme nécessaire pour atteindre l’objectif légitime poursuivi par le législateur interne, il faudrait encore vérifier si cette disposition n’entraîne pas une limitation démesurée des attentes légitimes des travailleurs.
68. Ce critère supplémentaire, que la Cour a dégagé dans l’arrêt Palacios de la Villa (53), est finalement une expression du principe général de droit de l’Union qu’est le principe de proportionnalité. Selon ce principe, même si elles sont appropriées et nécessaires à la réalisation des buts légitimement poursuivis, de telles mesures ne doivent pas causer des inconvénients démesurés par rapport aux buts visés (54) (ce qu’il convient d’appeler la «proportionnalité au sens strict»). En d’autres termes, il convient de concilier, dans toute la mesure du possible, les exigences du principe d’égalité de traitement et celles de l’objectif de politique sociale poursuivi au niveau national (55), et l’État membre est tenu de «trouver un juste équilibre entre les différents intérêts en présence» (56).
69. Les intérêts des travailleurs concernés peuvent comprendre, en dépit de l’existence d’un droit au versement d’une pension de vieillesse, la continuation de la recherche d’une activité professionnelle, même après avoir perdu l’emploi qu’ils occupaient depuis de longues années. Il est important de relever, dans ce contexte, que toute personne a le droit de travailler et d’exercer sa profession (article 15, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (57)). Ce droit fondamental européen vaut aussi pour les États membres lorsque ceux-ci mettent en œuvre le droit de l’Union, comme la directive 2000/78, pertinente en l’espèce (article 51, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux). Ce droit doit être également respecté dans le cadre de l’interprétation et de l’application de dispositions existantes de droit national à des situations de fait non encore révolues (58).
70. Une règle telle que celle de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL complique, pour les travailleurs qui peuvent déjà bénéficier du versement d’une pension de vieillesse, l’exercice ultérieur de leur droit de travailler, parce que, se trouvant en situation de transition vers une nouvelle relation de travail – contrairement à d’autres travailleurs depuis aussi longtemps au service de l’entreprise – ils ne bénéficient pas du soutien financier d’une indemnité de licenciement. Le souhait d’accorder une attention particulière à l’aide à apporter aux travailleurs âgés pour qu’ils participent davantage à la vie professionnelle, sous-tendant la directive 2000/78 (59) ne peut ainsi connaître qu’une réalisation très imparfaite.
71. Il est vrai que l’intérêt des travailleurs concernés doit être équitablement mis en balance avec d’autres intérêts. C’est ainsi que, dans l’arrêt Palacios de la Villa, la Cour a reconnu que des motifs de politique d’emploi et du marché du travail pouvaient justifier que des travailleurs qui ont atteint une limite d’âge prévue soient en quelque sorte «mis à la retraite d’office» (60).
72. À plus forte raison n’est-il pas interdit aux États membres – pas plus d’ailleurs qu’aux partenaires sociaux – de prendre des mesures qui soient moins restrictives que la mise à la retraite d’office. Une disposition telle que l’article 2a, paragraphe 3, de la FL n’interdit pas aux travailleurs ayant un droit au versement effectif de leur retraite de poursuivre leur activité professionnelle. Simplement, dans la recherche d’un nouvel emploi, les travailleurs concernés ne sont pas soutenus financièrement dans la même mesure que d’autres travailleurs qui ne peuvent pas encore bénéficier du versement d’une pension de vieillesse. C’est ainsi qu’est pris en compte, entre autres, l’intérêt que représente, pour l’employeur, la limitation de sa charge financière en cas de licenciement, comme le soutiennent les gouvernements danois et allemand (61).
73. Il n’en reste pas moins que même la perte de la possibilité de faire valoir un droit au bénéfice d’un soutien financier lors de la transition vers une nouvelle relation de travail peut affecter lourdement les intérêts d’un travailleur licencié. Tel est le cas lorsque, pour le travailleur concerné, la transition immédiate vers la retraite s’accompagne d’une minoration au titre de la retraite anticipée ou d’autres pertes importantes affectant le montant maximal de la retraite qu’il pourrait atteindre. Dans un tel cas, l’intérêt qu’il y a, pour l’employé, à continuer à travailler est d’une importance particulière. En effet, plus longtemps durera l’occupation du travailleur et plus, normalement, le montant de sa pension de vieillesse s’accroîtra et plus faible sera la minoration au titre de la retraite anticipée dont il devra éventuellement s’accommoder.
74. L’exemple de M. Andersen permet d’expliciter clairement cet aspect des choses. Si, lorsque sa relation de travail a cessé, en août 2006, il avait décidé de prendre immédiatement sa retraite, il aurait eu droit au versement d’une pension de vieillesse de 125 374 DKK (62). En revanche, si le versement des cotisations d’un montant inchangé avait continué jusqu’au 1er juin 2008, avec report du départ en retraite jusqu’à cette date, ce montant aurait crû pour atteindre 152 611 DKK de pension annuellement (63), ce qui signifie qu’il aurait suffi de deux années environ pour obtenir une augmentation de plus de 20 % du montant nominal de la pension de vieillesse.
75. C’est assurément dans le large domaine d’appréciation de la politique du travail et de la politique sociale, relevant du législateur national (et éventuellement des partenaires sociaux), que, finalement, il convient d’établir le seuil jusqu’auquel les travailleurs doivent s’accommoder d’une minoration au titre de la retraite anticipée ou d’autres pertes affectant le montant maximal de la retraite qu’ils auraient pu obtenir. Or, il semble que, lorsqu’il a instauré la disposition de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL (64), le législateur n’a nullement pris en compte cette problématique, et il ne l’a pas fait davantage à l’occasion de la mise en œuvre de la directive 2000/78 (65). Le législateur danois n’a, en aucune façon, exercé son pouvoir d’appréciation sur ce point.
76. L’article 2a, paragraphe 3, de la FL ne comporte nulle différenciation entre les travailleurs qui ont atteint la limite d’âge normale pour prendre leur retraite et les travailleurs qui peuvent seulement prétendre avoir atteint l’âge minimal de la retraite. Toutefois, ces deux groupes de travailleurs ne sauraient être traités de pair, sans plus ample procès, car ils se distinguent sur un point important: avant d’avoir atteint l’âge normal du départ à la retraite, le versement d’une pension de vieillesse s’accompagne normalement de minorations significatives des montants versés, au titre de la retraite anticipée, ce qui peut entraîner des pertes financières douloureuses pour les travailleurs concernés. En outre, plus un travailleur est loin de l’âge normal de la retraite et plus modestes sont ses droits de pension.
77. Certes, depuis que son texte a été remanié, l’article 2a, paragraphe 3, de la FL limite la privation de l’indemnité de licenciement aux cas dans lesquels l’employé licencié a été affilié au système de pension avant d’avoir atteint l’âge de 50 ans. Mais cela a uniquement pour effet que les droits à ce qu’il est convenu d’appeler des «petites retraites» ne portent pas atteinte au droit à une indemnité de licenciement. En revanche, il n’est pas exclu qu’un travailleur doive s’accommoder de minorations importantes au titre de la retraite anticipée. Dans le cas extrême, cela peut impliquer qu’un travailleur qui a commencé à relever du système de pension à 49 ans et qui perd son emploi à 61 ans subisse la perte de l’indemnité de licenciement au titre de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL bien que, ayant versé des cotisations pendant douze ans, il ne puisse espérer qu’une pension de vieillesse au titre des conventions collectives qui serait relativement modeste et que, s’il se prévaut immédiatement de son droit à pension, il doive en outre s’accommoder d’une minoration au titre de la retraite anticipée.
78. À tout prendre, une disposition telle que celle de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL ne peut pas être considérée comme opérant une juste mise en balance des intérêts. Elle désavantage de manière excessive les travailleurs concernés en ce que cette disposition présume de manière irréfragable que ces travailleurs quittent en toute hypothèse le marché du travail, même en subissant un préjudice financier important affectant le montant individuel de la pension qu’ils pourraient obtenir. Or, un travailleur a un intérêt fondé à la poursuite de son activité professionnelle dès lors que, s’il prend immédiatement sa retraite, il doit s’accommoder d’une minoration importante au titre de la retraite anticipée ou d’autres pertes significatives par rapport au montant maximal de la retraite qu’il aurait pu obtenir.
79. Par ailleurs, de ce point de vue, le cas d’espèce se distingue fondamentalement de celui de l’affaire Palacios de la Villa: dans cette affaire, les dispositions légales et les clauses des conventions collectives espagnoles applicables ne se référaient pas à l’âge minimal de la retraite, mais à l’âge normal de la retraite, et le demandeur avait déjà droit au montant maximal de pension qu’il pouvait obtenir (66).
iv) Conclusion intermédiaire
80. Une règle telle que celle que comporte l’article 2a, paragraphe 3, de la FL n’est pas nécessaire pour atteindre l’objectif qu’elle poursuit. En outre, elle a pour effet de porter atteinte démesurément aux intérêts des travailleurs concernés. Telles sont les deux raisons pour lesquelles l’inégalité de traitement directe fondée sur l’âge inhérente à cette disposition ne saurait être justifiée au titre de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78.
3. Les conséquences pour le litige au principal
81. Selon une jurisprudence constante, la juridiction nationale est tenue d’interpréter son droit national à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par cette directive et ainsi respecter l’article 288, paragraphe 3, TFUE (67).
82. L’exigence d’une interprétation conforme trouve certes ses limites dans les principes généraux du droit, et notamment dans ceux de sécurité juridique et de non‑rétroactivité, et elle ne peut pas servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national (68).
83. Indépendamment de cet aspect, le principe d’interprétation conforme requiert, néanmoins, que les juridictions nationales fassent tout ce qui relève de leur compétence, en prenant en considération l’ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d’interprétation reconnues par celui‑ci aux fins de garantir la pleine effectivité de la directive en cause et d’aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celle‑ci (69). Elles doivent le faire dans toute la mesure où une marge d’appréciation leur est accordée par leur droit national (70).
84. Il appartient à la juridiction nationale de vérifier si et dans quelle mesure l’article 2a, paragraphe 3, de la FL peut être interprété conformément aux dispositions susmentionnées de la directive 2000/78. Sans vouloir anticiper l’appréciation du Vestre Landsret, l’interprétation du droit interne incombant exclusivement à la juridiction de renvoi (71), une interprétation conforme à la directive nous paraît parfaitement possible en l’espèce. D’ailleurs, la conception stricte, dans l’état actuel des choses, de l’exception inhérente à la disposition de l’article 2a, paragraphe 3, de la FL repose simplement sur l’interprétation qu’en donne la jurisprudence danoise. Le libellé de cette disposition («Si l’employé va toucher, au moment du départ, une pension de vieillesse versée par l’employeur […]») pourrait aussi être compris en ce sens qu’elle ne vise que les personnes qui bénéficieront effectivement du versement de leur pension de vieillesse, sans que doivent nécessairement être visées également les personnes qui, simplement, peuvent bénéficier du versement d’une pension de vieillesse (72).
85. S’il devait s’avérer impossible d’interpréter l’article 2a, paragraphe 3, de la FL en conformité avec la directive, l’application de cette règle nationale dans le litige au principal devrait être écartée (73), ce qui aurait pour conséquence de permettre aussi l’attribution d’une indemnité de licenciement conformément à l’article 2a, paragraphe 1, de la FL à une personne se trouvant dans la situation de M. Andersen. En effet, aussi longtemps que des mesures rétablissant l’égalité de traitement n’ont pas été adoptées par le législateur national, le respect du principe d’égalité ne saurait être assuré que par l’octroi aux personnes de la catégorie défavorisée des mêmes avantages que ceux dont bénéficient les personnes de la catégorie privilégiée (74) .
4. Observations finales
86. Pour donner à la juridiction de renvoi une réponse à sa question préjudicielle qui soit utile au règlement du litige, il convient, dans un souci de complétude, d’énoncer encore les observations suivantes.
87. Le lien que l’article 2a, paragraphe 1, de la FL établit entre le versement de l’indemnité de licenciement et une présence dans l’entreprise de longues années sans interruption pourrait indiquer que le sens et l’objectif de cette indemnité ne résident pas exclusivement dans le soutien financier de la transition vers une nouvelle relation de travail. Une telle indemnité de licenciement pourrait aussi – à tout le moins en partie – récompenser la fidélité du travailleur à son entreprise.
88. Les parties étaient en désaccord, à la suite d’une question posée en ce sens par la Cour, quant au point de savoir si la règle de l’article 2a de la FL comportait un tel élément de récompense pour la fidélité du travailleur à l’entreprise. Si le gouvernement danois, la région Syddanmark et la Commission ne l’admettent pas, le demandeur au principal adopte le point de vue opposé. En dernière analyse, c’est au juge national qu’il appartient de formuler une appréciation à ce sujet (75).
89. Si la disposition de l’article 2a de la FL servait, à tout le moins en partie, à récompenser une fidélité à l’entreprise pendant de longues années, cela constituerait une raison impérieuse supplémentaire de ne pas priver d’indemnité de licenciement des travailleurs au seul motif qu’ils peuvent déjà se prévaloir d’un droit à la retraite. En effet, s’agissant de récompenser une fidélité à l’entreprise qui s’est manifestée dans le passé, il n’y a pas lieu d’opérer de distinction quant au point de savoir si, au moment où il quitte l’entreprise, un travailleur peut ou non se prévaloir du versement d’une pension de vieillesse.
VI – Conclusion
90. Eu égard aux considérations que nous avons développées, nous proposons à la Cour de donner, à la question posée par le Vestre Landsret, la réponse suivante:
«Lorsque, en cas de licenciement d’un employé qui a été au service de la même entreprise pendant de longues années, l’employé se voit accorder une indemnité légalement prescrite destinée à lui alléger la transition vers une nouvelle relation de travail, les dispositions combinées des articles 2 et 6 de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, ne permettent pas de priver de cette indemnité de licenciement les travailleurs qui ont la possibilité, au moment où cesse la relation de travail, de toucher une pension de vieillesse, dans la mesure où ne sont pas pris en compte:
– le point de savoir si, à ce moment-là, le travailleur percevra effectivement une pension de vieillesse ou s’il reste disponible sur le marché du travail et
– le point de savoir si, à ce moment-là, le départ à la retraite entraînerait pour le travailleur concerné une minoration importante au titre de la retraite anticipée ou des préjudices financiers importants concernant le montant de sa pension.»