Language of document : ECLI:EU:C:2014:2415

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

présentées le 4 décembre 2014 (1)

Affaire C‑516/13

Dimensione Direct Sales srl,

Michele Labianca

contre

Knoll International SpA

[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesgerichtshof (Allemagne)]

«Droit d’auteur – Directive 2001/29/CE – Droit de distribution – Article 4, paragraphe 1 – Notion de ‘distribution au public’, par la vente ou autrement, de l’original d’une œuvre ou d’une copie de celle-ci – Pollicitation – Site Internet proposant à la vente des reproductions de meubles protégés sans le consentement du titulaire du droit exclusif de distribution – Invitatio ad offerendum – Opérations de publicité»





1.        La Cour est, dans la présente affaire, saisie de trois questions préjudicielles en interprétation de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (2), disposition qui établit au profit des titulaires du droit d’auteur un droit exclusif de distribution de l’original ou de copies de leurs œuvres protégées. Les faits à l’origine du litige au principal, qui se distinguent de ceux rencontrés jusqu’à présent, notamment dans les arrêts Peek & Cloppenburg (3) et Donner (4), fournissent à la Cour l’occasion de se pencher à nouveau sur l’étendue et la portée du droit de distribution au sens de cette disposition et d’affiner les contours de cette notion.

I –    Le cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

2.        Le considérant 28 de la directive 2001/29 précise:

«La protection du droit d’auteur en application de la présente directive inclut le droit exclusif de contrôler la distribution d’une œuvre incorporée à un bien matériel. La première vente dans la Communauté de l’original d’une œuvre ou des copies de celle-ci par le titulaire du droit ou avec son consentement épuise le droit de contrôler la revente de cet objet dans la Communauté. Ce droit ne doit pas être épuisé par la vente de l’original ou de copies de celui-ci hors de la Communauté par le titulaire du droit ou avec son consentement. Les droits de location et de prêt des auteurs ont été établis par la directive 92/100/CEE. Le droit de distribution prévu par la présente directive n’affecte pas les dispositions en matière de droits de location et de prêt figurant au chapitre I de ladite directive.»

3.        L’article 4 de la directive 2001/29, qui prévoit le droit exclusif de distribution, dispose:

«1.      Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute forme de distribution au public, par la vente ou autrement, de l’original de leurs œuvres ou de copies de celles-ci.

2.      Le droit de distribution dans la Communauté relatif à l’original ou à des copies d’une œuvre n’est épuisé qu’en cas de première vente ou premier autre transfert de propriété dans la Communauté de cet objet par le titulaire du droit ou avec son consentement.»

B –    Le droit allemand

4.        L’article 15 de la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins (Gesetz über Urheberrecht und verwandte Schutzrechte – Urheberrechtsgesetz) (5) prévoit:

«(1)      L’auteur a le droit exclusif d’exploiter son œuvre sous une forme matérielle; ce droit comprend notamment:

1.      le droit de reproduction (article 16),

2.      le droit de distribution (article 17)

3.      le droit d’exposition (article 18).

[...]»

5.        L’article 17, paragraphe 1, de l’UrhG définit le droit de distribution dans les termes suivants:

«Le droit de distribution est le droit d’offrir au public ou de mettre en circulation l’original ou les copies de l’œuvre.»

II – Les faits à l’origine du litige au principal

6.        Knoll International (6) SpA est une société de droit italien appartenant au groupe international Knoll, dont la société mère, Knoll Inc. (7), a son siège en Pennsylvanie (États-Unis). Le groupe Knoll fabrique et vend du mobilier dans le monde entier et notamment des meubles créés par Marcel Breuer et Ludwig Mies van der Rohe, protégés par le droit d’auteur en tant qu’œuvres des arts appliqués. Knoll International détient, au titre du droit d’auteur, les droits exclusifs d’exploitation des meubles créés par Marcel Breuer et est autorisée à se prévaloir des droits d’auteurs que Knoll détient sur les meubles de Ludwig Mies van der Rohe.

7.        Dimensione Direct Sales srl (8), premier demandeur dans l’affaire au principal, est une société à responsabilité limitée de droit italien, dont le gérant est le second demandeur dans l’affaire au principal, M. Labianca. Dimensione Direct Sales distribue en Europe du mobilier de créateurs par vente directe et propose des meubles à la vente sur son site Internet www.dimensione-bauhaus.com, notamment disponible en langue allemande. Elle a par ailleurs fait, en 2005 et en 2006, de la publicité en Allemagne pour ses offres dans différents quotidiens et magazines ainsi que dans un dépliant publicitaire qui indiquait: «Achetez votre mobilier en Italie et payez seulement lors du retrait ou de la livraison par un transporteur autorisé à recevoir le paiement (service fourni sur demande)».

8.        Sur le fondement du droit d’auteur, Knoll International a saisi le Landgericht Hamburg (Allemagne) d’une demande tendant, d’une part, à ce qu’il soit fait interdiction aux demandeurs dans l’affaire au principal de proposer, en Allemagne, des meubles correspondant à ceux créés par Marcel Breuer et Ludwig Mies van der Rohe en ce qu’ils ne proviennent ni d’elle-même ni de Knoll. Elle demandait également qu’ils fournissent des renseignements, que leur obligation de réparation soit constatée et qu’il soit procédé à la publication du jugement.

9.        Le Landgericht Hamburg a fait droit aux demandes de Knoll International, décision confirmée en appel par le Hanseatisches Oberlandesgericht (Allemagne). Les demandeurs au principal ont alors été autorisés à introduire un recours en «Revision» devant la juridiction de renvoi.

III – Les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

10.      Estimant que la résolution du litige porté devant elle nécessitait que la Cour se prononçât sur l’interprétation des dispositions de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29, le Bundesgerichtshof (Allemagne) a adressé à la Cour les trois questions préjudicielles suivantes:

«1)      Le droit de distribution prévu à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29 comprend-il le droit d’offrir à la vente au public l’original ou une copie d’une œuvre?

Dans l’hypothèse où il conviendrait de répondre par l’affirmative à la première question:

2)      Le droit d’offrir à la vente au public l’original ou une copie d’une œuvre comprend-il uniquement la pollicitation ou également les opérations publicitaires?

3)      Est-il porté atteinte au droit de distribution si l’offre ne donne pas lieu à acquisition de l’original ou d’une copie d’une œuvre?»

11.      Dans sa décision de renvoi, le Bundesgerichtshof a exposé les raisons pour lesquelles il considère que ses trois questions appellent une réponse positive. Rappelant que l’un des objectifs de la directive 2001/29 est d’assurer un niveau élevé de protection du droit d’auteur et une rémunération appropriée, il estime que son article 4, paragraphe 1, doit être interprété de manière à avoir une large portée.

12.      D’après le Bundesgerichtshof, le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire «toute forme de distribution» au public, «par la vente ou autrement», de l’original d’une œuvre ou de copies de celle-ci devrait couvrir l’offre de vente de reproductions, c’est-à-dire non seulement une offre de contrat mais également une opération de publicité, et cela quand bien même il n’y aurait pas acquisition de l’original d’une œuvre ou d’une reproduction de celle-ci. L’offre devrait ainsi être entendue au sens économique et ne correspondrait pas à la notion juridique d’«offre de contrat», de sorte qu’une opération publicitaire incitant à faire l’acquisition d’une reproduction d’une œuvre constituerait à elle seule une offre au public relevant du droit de distribution au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29.

13.      La juridiction de renvoi estime que l’arrêt Peek & Cloppenburg (9) ne s’oppose pas à cette interprétation du droit de distribution. S’il est vrai que la Cour a jugé dans ledit arrêt que ne relevaient de la notion de «distribution au public» que les actes impliquant un transfert de propriété, les motifs qu’elle a adoptés à cet égard ne sauraient pour autant être interprétés en ce sens que le droit de distribution au titre de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29 ne couvre aucun acte préparatoire à un tel transfert. L’offre de vente d’un original ou d’une copie d’une œuvre est associée à un transfert de la propriété de cet objet en ce qu’elle vise un tel transfert.

14.      Elle rappelle par ailleurs que, dans son arrêt Donner (10), la Cour a jugé qu’un commerçant qui dirige sa publicité vers des membres du public résidant dans un État membre déterminé et crée ou met à leur disposition un système de livraison et un mode de paiement spécifiques, ou permet à un tiers de le faire, mettant ainsi lesdits membres du public en mesure de se faire livrer des copies d’œuvres protégées par un droit d’auteur dans ce même État membre, réalise, dans l’État membre où la livraison a lieu, une «distribution au public», au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29.

15.      Les demandeurs et défendeurs au principal, le gouvernement espagnol ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations écrites et ont été entendus au cours de l’audience publique qui s’est tenue le 11 septembre 2014.

IV – Sur les questions préjudicielles

A –    Observations des parties

16.      Les demandeurs au principal font valoir que, dans l’hypothèse de la situation au principal, celle de la simple offre de meubles protégés, il ne saurait y avoir distribution au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29 ni «par vente» ni «autrement que par une vente». Si, dans son arrêt Donner (11), la Cour a pris en considération des opérations publicitaires, ce n’est qu’en tant qu’indices de la volonté du commerçant de s’adresser aux membres du public de l’État membre dans lequel l’opération de distribution a véritablement eu lieu.

17.      L’idée qu’il faille promouvoir une interprétation large de la notion de distribution afin d’assurer la protection des titulaires des droits et notamment de ne pas porter atteinte à leurs débouchés commerciaux serait dénuée de fondement lorsqu’une offre ne donne lieu à aucune acquisition. Dans un tel cas, le titulaire du droit ne subit aucun préjudice et n’aurait donc droit à aucune indemnisation. De même, il ne serait pas nécessaire d’élargir la notion de distribution en vue de faire interdire des opérations publicitaires, dès lors que la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle (12), prévoit expressément, à son article 9, paragraphe 1, sous a), la possibilité pour les tribunaux compétents de rendre une ordonnance de référé tendant à prévenir toute atteinte imminente à un droit de propriété intellectuelle. Les actes préalables à un acte portant atteinte à un droit de propriété intellectuelle peuvent donc être interdits sur ce fondement sans qu’il soit nécessaire de les considérer eux-mêmes comme portant atteinte auxdits droits.

18.      Knoll International considère que, eu égard aux circonstances de l’affaire au principal, la juridiction de renvoi cherche essentiellement, par ses questions, à déterminer si la publicité réalisée par Dimensione Direct Sales peut-être interdite en tant qu’elle porte atteinte à son droit exclusif de distribution au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29. Elle estime, toutefois, que ces questions reposent sur une interprétation erronée de la portée du droit de distribution au sens de cette disposition, laquelle reposerait sur l’interprétation qu’en a donnée la Cour dans son arrêt Peek & Cloppenburg (13), qui serait trop restrictive.

19.      La Cour, en effet, aurait jugé que le titulaire du droit d’auteur ne dispose, au titre du droit exclusif de distribution, que du droit de contrôler le transfert de la propriété de l’original ou d’une copie d’une œuvre des arts appliqués à l’exclusion de tout autre droit. Or, cette interprétation méconnaîtrait le sens et l’objectif de la directive 2001/29.

20.      Knoll International considère que la question que la demande préjudicielle soulève est essentiellement celle de savoir si l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29 doit, conformément au droit international, être considéré comme une réglementation prévoyant une protection minimale ou, au contraire, une protection maximale harmonisée.

21.      Elle estime, à cet égard, que le traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur le droit d’auteur, adopté à Genève le 20 décembre 1996 et approuvé au nom de la Communauté européenne par la décision 2000/278/CE du Conseil, du 16 mars 2000 (14), ne saurait être interprété comme portant atteinte aux droits garantis par les législations nationales, en l’occurrence à l’intégralité des droits connus et inconnus imaginables d’exploiter son œuvre de manière immatérielle et matérielle que l’article 17, paragraphe 1, de l’UrhG reconnaît au titulaire du droit d’auteur. L’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29, tel qu’interprété conformément au TDA, ne saurait partant avoir d’effet restrictif sur les droits dont les auteurs d’œuvres des arts appliqués bénéficiaient déjà dans les États membres avant l’adoption de ladite directive.

22.      Knoll International propose, par conséquent, de répondre aux questions préjudicielles en ce sens que le droit de distribution prévu à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29 comprend le droit d’offrir à la vente au public l’original ou une copie d’une œuvre, étant précisé que ce droit comprend non pas seulement la pollicitation, mais également les opérations publicitaires et qu’il peut y être porté atteinte même lorsque l’offre ne donne pas lieu à acquisition. Elle estime que, en tout état de cause, l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29 ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui accorde ce droit à l’auteur.

23.      Le gouvernement espagnol propose une réponse affirmative séparée aux trois questions déférées à la Cour.

24.      Tout d’abord, le gouvernement espagnol souligne, en se référant à l’arrêt Donner (15), qu’il ne saurait y avoir distribution sans contrat de vente et livraison de l’objet de la vente à l’acheteur. Toutefois, il souligne que, pour qu’il y ait vente, il est indispensable qu’une offre de contrat de vente soit faite au public et estime par conséquent que le droit de distribution doit comprendre l’offre de contrat, en tant qu’élément préparatoire indispensable à tout contrat de vente.

25.      Il considère, ensuite, que le droit de distribution comprend non seulement l’offre de contrat, mais également la publicité, pour autant que, de par sa finalité, elle s’inscrive dans la chaîne des actes préparatoires à la vente d’un produit et que la vente n’ait pu être réalisée en son absence.

26.      Il expose, enfin, qu’il peut être porté atteinte au droit exclusif de distribution en l’absence de toute vente effective, dès lors que l’offre intervient dans le cadre d’un canal de vente et de distribution spécialement destiné à l’acquisition des objets protégés litigieux, ce qui implique un comportement visant un public précis.

27.      La position défendue par la Commission a évolué entre la phase écrite et la phase orale de la procédure.

28.      Dans ses observations écrites, elle a principalement fait valoir que, en l’état actuel de la jurisprudence de la Cour, telle qu’elle résulte des arrêts Peek & Cloppenburg (16) et Donner (17), l’existence d’un acte de distribution, au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29, suppose une vente ou tout autre transfert de propriété. Cette interprétation restrictive de la notion de distribution, qui exclut les opérations antérieures à la conclusion d’un contrat de vente du champ de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29, ne contredirait pas l’objectif poursuivi par cette dernière, savoir assurer un niveau élevé de protection, et garantirait, par ailleurs, la sécurité juridique, dans la mesure où l’existence d’une vente ou de toute autre forme de transfert de propriété peut être constatée sur la base de critères objectifs.

29.      Au cours de la procédure orale, toutefois, la Commission a exposé que l’exclusion de toute offre de vente de la notion de distribution pouvait créer une lacune dans la protection des titulaires de droits d’auteur, dans la mesure où ces derniers ne pourraient exercer les voies de droit prescrites par la directive 2004/48 qu’une fois constatée une vente effective. Elle estime, par conséquent, qu’il peut être envisagé d’interpréter la notion de distribution de manière à inclure certaines offres, pour autant, d’une part, que cette ouverture soit soigneusement circonscrite et que les critères de l’offre relevant du droit de distribution soient précisément et uniformément définis par la Cour et, d’autre part, que l’interprétation des paragraphes 1 et 2 de l’article 4 de la directive 2001/29 soit découplée. Autrement dit, si une simple offre peut éventuellement être considérée comme relevant de ce paragraphe 1, indépendamment de la réalisation effective d’une vente ou de tout autre transfert de propriété, elle ne saurait, en revanche, être considérée comme entraînant l’épuisement du droit de distribution au sens dudit paragraphe 2.

B –    Analyse

30.      Avant d’entreprendre de donner réponse aux questions posées par la juridiction de renvoi, il convient de faire trois observations liminaires.

31.      Tout d’abord, il importe de relever que l’action menée dans l’affaire au principal par Knoll International tend principalement à obtenir de la juridiction de renvoi qu’elle interdise à Dimensione Direct Sales, en application de l’article 15, paragraphe 1, point 2, de l’UrhG, de proposer à la vente des copies de meubles protégés ne provenant ni d’elle-même ni de Knoll, étant précisé que cette demande n’est pas fondée sur la constatation de ventes de meubles effectivement réalisées et dûment constatées. La mesure sollicitée consisterait essentiellement, sans que cela ait toutefois été spécifié ni par Knoll International ni par la juridiction de renvoi, à interdire à Dimensione Direct Sales d’utiliser son site Internet aux fins d’offrir à la vente au public en Allemagne les meubles litigieux. Il s’agirait, autrement dit, de lui interdire d’entreprendre la commercialisation des meubles litigieux sur le territoire allemand par l’intermédiaire de son site Internet, voire, plus largement, par l’entremise de simples opérations publicitaires.

32.      La présente affaire se distingue, par conséquent, sur le plan factuel, des affaires concernant l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29 précédemment examinées par la Cour citées par les parties. En effet, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Peek & Cloppenburg (18), les faits litigieux portaient sur l’exposition au public de reproductions de meubles protégés et la possibilité d’usage desdites reproductions par ledit public, en l’absence de toute commercialisation, et donc de toute vente effective et dûment constatée de ceux-ci, ou de toute intention de commercialisation. Dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts Donner (19) et Blomqvist (20), à l’inverse, les marchandises litigieuses avaient fait l’objet d’une vente effective et constatée et/ou d’une livraison ou d’une tentative de livraison. Dans l’affaire au principal, en revanche, il est postulé que Dimensione Direct Sales a l’intention de commercialiser les meubles litigieux mais qu’aucune vente ou livraison effective n’a été constatée.

33.      Ensuite, il est précisé par la juridiction de renvoi, sans que cela soit contesté, que, d’une part, les meubles litigieux sont protégés en Allemagne par le droit d’auteur en tant qu’œuvres des arts appliqués et que, d’autre part, des copies desdits meubles sont proposés à la vente par Dimensione Direct Sales sur son site Internet, à destination du public allemand notamment, sans l’autorisation des titulaires de droits sur ces derniers, en l’occurrence sans l’autorisation de Knoll International et/ou de Knoll.

34.      Il doit, à cet égard, être rappelé que, si c’est à la juridiction de renvoi qu’il incombe d’établir la matérialité des faits allégués, il lui appartient également de veiller dans ce cadre, conformément à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/48, à ce que les mesures, procédures et réparations nécessaires pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle soient appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime (21) et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif. Il lui incombe en particulier de s’assurer que les meubles litigieux n’ont pas été légalement mis dans le commerce par les titulaires de droit ou avec leur consentement et que le droit exclusif de distribution dont ces derniers bénéficient sur ceux-ci n’est pas épuisé, conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2001/29.

35.      Enfin, il importe de faire observer que, par sa deuxième question préjudicielle, la juridiction de renvoi interroge la Cour sur le point de savoir, en substance, si des «opérations publicitaires» sont, en deçà de la pollicitation, susceptibles de relever du droit de distribution au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29. Cependant, la juridiction de renvoi ne fournit que très peu d’informations sur les opérations publicitaires qui auraient été menées par Dimension Direct Sales ou qui seraient autrement visées, celle-ci se bornant à évoquer des publicités dans des quotidiens et des magazines en 2005 et en 2006 (22). Elle ne fournit pas non plus d’explications précises sur les raisons pour lesquelles elle estime qu’une réponse à cette question lui est nécessaire pour résoudre le litige porté devant elle et adopter les mesures sollicitées par Knoll, telles que synthétiquement résumées au point 31 des présentes conclusions.

36.      Or, ainsi qu’il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour, la nécessité de parvenir à une interprétation du droit de l’Union qui soit utile pour le juge national exige que celui-ci définisse le cadre factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions qu’il pose ou que, à tout le moins, il explique les hypothèses factuelles sur lesquelles ces questions sont fondées (23). La Cour a également itérativement jugé que la justification d’une demande de décision préjudicielle est non pas la formulation d’opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques, mais le besoin inhérent à la solution effective d’un litige portant sur le droit de l’Union (24).

37.      J’estime, par conséquent, que, en l’absence d’éléments circonstanciés sur la situation de fait visée et de toute indication sur la nature et la portée des mesures que la juridiction de renvoi envisage d’accorder, il n’est pas possible à la Cour d’apporter une réponse spécifique utile (25) à sa deuxième question et que cette dernière doit, partant, être déclarée irrecevable.

38.      Au bénéfice de ces observations, et étant précisé que j’examinerai conjointement la première et la troisième questions, il convient de commencer par rappeler que dans son arrêt Peek & Cloppenburg (26), la Cour a constaté que ni l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29 ni aucune autre de ses dispositions ne définissaient suffisamment la notion de distribution au public d’une œuvre protégée par le droit d’auteur (27). La Cour a, toutefois, également souligné que cette notion devait être interprétée, dans la mesure du possible (28), à la lumière notamment des dispositions du TDA, la directive 2001/29 visant à mettre en œuvre les obligations incombant à la Communauté (29) en vertu dudit traité et son article 4 ayant pour objet de transposer l’article 6 de celui‑ci (30). 

39.      Soulignant que l’article 6, paragraphe 1, du TDA définit la notion de droit de distribution dont jouissent les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques comme le droit exclusif d’autoriser la mise à la disposition du public de l’original et d’exemplaires de leurs œuvres par la vente ou «tout autre transfert de propriété» (31), la Cour a jugé qu’il convenait d’interpréter la notion de distribution par la vente ou autrement comme «une forme de distribution qui doit impliquer un transfert de propriété» (32).

40.      Rappelant, par ailleurs, que le contenu de la notion de «distribution», au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29, devait recevoir une interprétation autonome en droit de l’Union, qui ne saurait dépendre de la loi applicable aux transactions dans le cadre desquelles une distribution a lieu (33), la Cour a également précisé que «la distribution au public se caractéris[ait] par une série d’opérations allant, à tout le moins, de la conclusion d’un contrat de vente à l’exécution de celui-ci par la livraison à un membre du public» (34).

41.      Contrairement à ce que fait valoir Dimensione Direct Sales, les définitions ainsi données par la Cour, lesquelles doivent être replacées dans leur contexte comme je l’ai déjà souligné (35), ne sauraient être interprétées comme s’opposant à ce qu’une atteinte au droit exclusif de distribution puisse être constatée en l’absence de toute réalisation effective d’une vente, pour autant qu’il puisse être considéré que les opérations éventuellement prohibées au titre du droit exclusif de distribution s’inscrivent dans un contexte manifestement destiné à favoriser la conclusion d’une telle vente.

42.      Pour reprendre l’idée parfaitement exprimée par l’avocat général Jääskinen dans ses conclusions dans l’affaire Donner (36), «il convient d’interpréter la notion de distribution par la vente d’une manière qui confère aux auteurs un contrôle pratique et efficace de la commercialisation de copies de leurs œuvres, à partir de la reproduction à travers des canaux commerciaux jusqu’à l’épuisement du droit d’auteur en application de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2001/29».

43.      Tel peut tout d’abord être le cas de la pollicitation ou de toute offre de vente d’objets protégés réalisée, sans le consentement du titulaire du droit, dans le cadre d’un site Internet mettant à la disposition des personnes intéressées les instruments leur permettant de régler le montant de leurs achats et leur fournissant les moyens de se les faire livrer.

44.      En effet, dès lors qu’un site Internet se présente comme un site marchand assurant la commercialisation d’objets protégés, que ce soit de façon permanente, périodique ou ponctuelle, en fournissant des indications précises concernant ces derniers et leur prix et en comportant les éléments rendant techniquement possible leur achat et leur acheminement à l’acheteur (37) , c’est-à-dire comme un site configuré pour permettre la conclusion de contrats de vente, il doit être considéré comme témoignant d’une volonté de mettre en place un canal de distribution desdits objets qui, nonobstant le respect par les personnes physiques ou morales responsables dudit site des dispositions légales applicables (38), relève de la prohibition de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29.

45.      Dans de telles circonstances, qui semblent correspondre à celles du litige au principal, la volonté des responsables du site de commercialiser les objets protégés est suffisamment manifeste et la probabilité pour que des ventes aient été ou soient effectivement réalisées est suffisamment importante pour que les titulaires du droit d’auteur sur lesdits objets puissent obtenir qu’il y soit fait obstacle au titre de leur droit exclusif de distribution, sous réserve que ledit droit ne soit pas épuisé au sens de l’article 4, paragraphe 2 de la directive 2001/29 et à charge, le cas échéant, pour la juridiction éventuellement saisie d’une demande en ce sens d’adopter les mesures prévues en application, notamment, de l’article 6 de la directive 2004/48, en vue de la production des preuves nécessaires.

46.      Doit, dans cette perspective, être écarté l’argument avancé par Dimensione Direct Sales, selon lequel il ne serait pas nécessaire de promouvoir une acception large du droit de distribution au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29 dès lors qu’il est possible pour les autorités judiciaires des États membres, sur le fondement de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2004/48, de rendre contre les «contrevenants supposés» des ordonnances de référé visant à prévenir toute atteinte imminente à un droit de propriété intellectuelle. Les questions posées à la Cour par la juridiction de renvoi portent, en effet, sur la substance du droit de distribution, et non sur les modalités procédurales suivant lesquelles il peut, par ailleurs, être fait obstacle à toute atteinte imminente à un droit de propriété intellectuelle.

47.      Tel pourrait également, plus largement mais dans la même perspective, être le cas de toute invitation à l’offre (invitatio ad offerendum), voire de toute opération de publicité (39) concernant des objets protégés et visant un public ciblé, pour autant qu’elles interviennent, par l’entremise ou en connexion avec un site Internet, notamment, dans l’intention manifeste de concourir à la finalisation de contrats de vente desdits objets ou de contribuer de façon décisive au transfert de leur propriété.

48.      Par conséquent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par la juridiction de renvoi en disant pour droit que l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29 doit être interprété en ce sens que le droit de distribution au sens de cette disposition comprend le droit pour le titulaire du droit d’auteur sur l’original ou les copies d’une œuvre protégée d’interdire à toute personne d’offrir à la vente au public ledit original ou lesdites copies sans son consentement, y compris lorsque cette offre n’a donné lieu à aucune acquisition, pour autant qu’une telle offre intervienne dans l’intention manifeste de conclure des contrats de vente ou tout autre acte impliquant un transfert de propriété de ceux-ci.

V –    Conclusion

49.      J’invite la Cour à répondre aux questions préjudicielles posées par la juridiction de renvoi dans les termes suivants:

L’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, doit être interprété en ce sens que le droit de distribution au sens de cette disposition comprend le droit pour le titulaire du droit d’auteur sur l’original ou les copies d’une œuvre protégée d’interdire à toute personne d’offrir à la vente au public ledit original ou lesdites copies sans son consentement, y compris lorsque cette offre n’a donné lieu à aucune acquisition, pour autant qu’une telle offre intervienne dans l’intention manifeste de conclure des contrats de vente ou tout autre acte impliquant un transfert de propriété de ceux‑ci.


1 – Langue originale: le français.


2 –      JO L 167, p. 10.


3 –      C‑456/06, EU:C:2008:232.


4 –      C‑5/11, EU:C:2012:370.


5 –      Ci-après l’«UrhG».


6 –      Ci-après «Knoll International».


7 –      Ci-après «Knoll».


8 –      Ci-après «Dimensione Direct Sales».


9 –      EU:C:2008:232.


10 –      EU:C:2012:370.


11 –      EU:C:2012:370.


12 –      JO L 157, p. 45.


13 –      EU:C:2008:232.


14 –      JO L 89, p. 6, ci-après le «TDA».


15 –      EU:C:2012:370.


16 –      EU:C:2008:232.


17 –      EU:C:2012:370.


18 –      EU:C:2008:232.


19 –      EU:C:2012:370.


20 –      C‑98/13, EU:C:2014:55.


21 –      Voir, à cet égard, préambule et article 41, paragraphe 1, de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, qui figure à l’annexe 1 C de l’accord instituant l’Organisation mondiale du commerce, approuvé au nom de la Communauté, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, par la décision 94/800/CE du Conseil, du 22 décembre 1994 (JO L 336, p. 1, 214). Voir, également, arrêt Bericap Záródástechnikai (C‑180/11, EU:C:2012:717).


22 –      Voir point 7 des présentes conclusions.


23 –      Voir, notamment, arrêt ÖFAB (C‑147/12, EU:C:2013:490, point 45 et jurisprudence citée).


24 –      Voir, notamment, arrêt Romeo (C‑313/12, EU:C:2013:718, point 40 et jurisprudence citée).


25 –      Voir à cet égard, notamment, arrêts Meilicke (C‑83/91, EU:C:1992:332, points 32 et 33) ainsi que Zurita García et Choque Cabrera (C‑261/08 et C‑348/08, EU:C:2009:648, point 35).


26 –      EU:C:2008:232.


27 –      Ibidem (point 29).


28 –      Arrêts Peek & Cloppenburg (EU:C:2008:232, points 30 et 31) ainsi que Donner (EU:C:2012:370, point 23).


29 –      Arrêt Peek & Cloppenburg (EU:C:2008:232, point 31).


30 –      Ibidem (point 35).


31 –      Ibidem (point 32).


32 –      Ibidem (point 33).


33 –      Arrêt Donner (EU:C:2012:370, point 25).


34 –      Arrêts Donner (EU:C:2012:370, point 26) et Blomqvist (EU:C:2014:55, point 28).


35 –      Voir points 31 et 32 des présentes conclusions.


36 –      C‑5/11, EU:C:2012:195, point 53.


37 –      Sur ce point, voir communication de la Commission, du 16 décembre 2013, intitulée «Feuille de route pour l’achèvement du marché unique concernant la livraison de colis – Instaurer la confiance dans les services de livraison et favoriser les ventes en ligne» [COM(2013) 886 final].


38 –      L’on peut songer, à cet égard, aux prescriptions de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur («directive sur le commerce électronique») (JO L 178, p. 1), ou encore aux exigences posées par la directive sur la protection des consommateurs en matière de contrats à distance. Voir, en particulier, les articles 6 et 8 de la directive 2011/83/UE du Parlement européen et du Conseil, du 25 octobre 2011, relative aux droits des consommateurs, modifiant la directive 93/13/CEE du Conseil et la directive 1999/44/CE du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 85/577/CEE du Conseil et la directive 97/7/CE du Parlement européen et du Conseil (JO L 304, p. 64).


39 –      Voir arrêt Donner (EU:C:2012:370, point 29). Voir également, mais a contrario, conclusions de l’avocat général Jääskinen dans l’affaire Donner (EU:C:2012:195, point 54).