Language of document : ECLI:EU:C:2018:493

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MACIEJ SZPUNAR

présentées le 26 juin 2018 (1)

Affaire C546/16

Montte SL

contre

Musikene

[demande de décision préjudicielle formée par l’Órgano Administrativo de Recursos Contractuales de la Comunidad Autónoma de Euskadi (organe administratif de la Communauté autonome du Pays basque compétent en matière de recours dans le domaine des marchés publics, Espagne)]

« Renvoi préjudiciel – Marchés publics – Procédure ouverte – Critères d’attribution – Évaluation des offres par phases successives – Seuil de points minimum »





I.      Introduction

1.        La présente affaire porte notamment sur la marge d’appréciation dont jouissent les États membres lorsqu’ils transposent, dans leur droit national, les dispositions de la directive 2014/24/UE (2) afférentes à la passation de marchés publics attribués selon une procédure ouverte.

2.        Plus précisément, la première question préjudicielle porte sur le point de savoir si des règles de droit national peuvent permettre aux pouvoirs adjudicateurs de procéder à une évaluation en deux phases des offres dans le cadre d’une procédure ouverte, de telle sorte que, dans la seconde phase (phase économique), seules soient examinées les offres ayant atteint le nombre de points exigé pour la première phase (phase technique). La deuxième question concerne le point de savoir si ces règles de droit national relatives à la procédure ouverte se doivent d’imposer au pouvoir adjudicateur l’obligation de garantir que, dans la dernière phase de la procédure, un certain nombre d’offres sera pris en considération. Enfin, la troisième question porte sur la conformité, avec la directive 2014/24, d’une solution qui suppose que, dans la première phase (phase technique) de la procédure, l’offre doive obtenir un nombre déterminé de points pour pouvoir être prise en considération lors de la seconde phase (phase économique).

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

3.        Conformément à l’article 26, paragraphes 1 et 2, de la directive 2014/24 :

« 1.      Lorsqu’ils passent des marchés publics, les pouvoirs adjudicateurs mettent en œuvre les procédures nationales adaptées de manière à être conformes à la présente directive, à condition que, sans préjudice de l’article 32, un appel à la concurrence ait été publié conformément à la présente directive.

2.      Les États membres prévoient que les pouvoirs adjudicateurs peuvent mettre en œuvre des procédures ouvertes ou restreintes régies par la présente directive. »

4.        L’article 27 de cette directive, intitulé « Procédure ouverte », détermine les délais dans lesquels les opérateurs économiques intéressés peuvent soumettre des offres dans le cadre des procédures de passation de marchés publics dans lesquelles le pouvoir adjudicateur concerné a recours à la procédure ouverte.

5.        L’article 66 de la directive 2014/24 dispose :

« Lorsque les pouvoirs adjudicateurs recourent à la faculté de réduire le nombre d’offres à négocier, prévue à l’article 29, paragraphe 6, ou de solutions à discuter, prévue à l’article 30, paragraphe 4, ils effectuent cette réduction en appliquant les critères d’attribution indiqués dans les documents de marché. Dans la phase finale, ce nombre permet d’assurer une concurrence réelle, pour autant qu’il y ait un nombre suffisant d’offres, de solutions ou de candidats remplissant les conditions requises. »

6.        Selon l’article 67, paragraphes 1, 2 et 4, de cette directive :

« 1.      Sans préjudice des dispositions législatives, réglementaires ou administratives nationales relatives au prix de certaines fournitures ou à la rémunération de certains services, les pouvoirs adjudicateurs se fondent, pour attribuer les marchés publics, sur l’offre économiquement la plus avantageuse.

2.      L’offre économiquement la plus avantageuse du point de vue du pouvoir adjudicateur est déterminée sur la base du prix ou du coût, selon une approche fondée sur le rapport coût/efficacité, telle que le coût du cycle de vie, conformément à l’article 68, et peut tenir compte du meilleur rapport qualité/prix, qui est évalué sur la base de critères comprenant des aspects qualitatifs, environnementaux et/ou sociaux liés à l’objet du marché public concerné. […]

4.      Les critères d’attribution n’ont pas pour effet de conférer une liberté de choix illimitée au pouvoir adjudicateur. Ils garantissent la possibilité d’une véritable concurrence et sont assortis de précisions qui permettent de vérifier concrètement les informations fournies par les soumissionnaires pour évaluer dans quelle mesure les offres répondent aux critères d’attribution. […] »

B.      Le droit espagnol

7.        L’article 150, paragraphe 4, du Texto Refundido de la Ley de Contratos del Sector Público (texte codifié de la loi sur les marchés publics, ci-après le « TRLCSP ») dispose comme suit :

« Lorsque l’on applique plusieurs critères, la valeur relative attribuée à chacun d’eux devra être précisée, valeur qui pourra être exprimée par la définition d’une marge d’amplitude adéquate. Si la procédure d’adjudication comporte plusieurs étapes, il conviendra également d’indiquer celles au cours desquelles les différents critères seront appliqués ainsi que le minimum de points exigés du soumissionnaire pour qu’il puisse continuer à participer à la procédure de sélection. »

8.        L’article 22, paragraphe 1, sous d), du Real Decreto 817/2009, de 8 de mayo, por el que se desarrolla parcialmente la Ley 30/2007, de 30 de octubre, de Contratos del Sector Público (décret royal 817/2009, du 8 mai 2009, portant mise en œuvre partielle de la loi 30/2007, du 30 octobre 2007, sur les marchés publics), régissant le fonctionnement des commissions d’adjudication (Mesas de Contratación), qui sont des organes collégiaux auxiliaires des organes d’adjudication, indique en particulier :

« 1.      Sans préjudice des autres fonctions qui lui sont attribuées par la loi sur les marchés publics et par leurs dispositions complémentaires, la commission d’adjudication s’acquittera des missions suivantes dans les procédures ouvertes de passation de marchés publics :

[…]

d)      lorsque la procédure d’évaluation comporte plusieurs étapes, elle désignera les soumissionnaires qui doivent être exclus du marché parce qu’ils n’ont pas obtenu le minimum de points requis pour pouvoir continuer à participer à la procédure de sélection.

[…] »

III. Les faits du litige au principal

9.        Musikene (ci-après le « pouvoir adjudicateur ») est une fondation relevant du secteur public de la communauté autonome du Pays basque qui a organisé une procédure ouverte visant à attribuer un marché de fournitures, décrit de la manière suivante : « fourniture de mobilier et de matériel signalétique, de mobilier musical spécifique, d’instruments de musique, d’un équipement électroacoustique, d’un équipement d’enregistrement et d’un équipement audiovisuel, d’un équipement informatique et de reprographie ». La valeur du marché a été évaluée à un montant qui dépassait le seuil obligeant le pouvoir adjudicateur à appliquer les dispositions de droit espagnol transposant la directive 2014/24.

10.      L’avis de marché dans le cadre de la procédure ouverte, au sens de l’article 27 de la directive 2014/24, a été publié au Journal officiel de l’Union européenne le 26 juillet 2016.

11.      Le cahier des charges définit le déroulement de la procédure de passation dudit marché, en ce compris les critères relatifs à l’évaluation des offres. En résumé, ce document distingue deux phases, désignées comme la phase technique et la phase économique. Dans le cadre de chacune de ces phases, une offre pouvait faire l’objet d’une évaluation à hauteur de 50 points au maximum.

12.      Dans le cadre de la phase technique, il était fait application d’un critère pondéré dénommé « présentation et description du projet », avec une ventilation en divers sous-critères pour chacun des lots constitutifs du marché. Intervenait ensuite, dans la phase économique, une évaluation selon un critère de prix, consistant à attribuer des points pour une réduction du prix de l’offre par rapport à la valeur du marché.

13.      En outre, ce cahier des charges établit une exigence prévoyant un nombre minimal de points devant être atteint lors de la phase technique pour pouvoir participer à la phase économique. Seuls devaient être admis à cette phase les soumissionnaires qui avaient obtenu au moins 35 points lors de la phase technique.

14.      L’Órgano Administrativo de Recursos Contractuales de la Comunidad Autónoma de Euskadi(organe administratif de la communauté autonome du Pays basque compétent en matière de recours dans le domaine des marchés publics, Espagne, ci-après l’« OARC ») est un organe permanent chargé d’examiner les recours en matière de marchés publics.

15.      Le 11 août 2016, l’OARC a été saisi d’un recours déposé par Montte SL (ci-après la « requérante au principal »), concernant le cahier des charges susmentionné. Dans son recours, Montte remet en cause ce cahier des charges dans la mesure où ce dernier comporte une condition portant sur un nombre minimal de points à obtenir dans le cadre de la phase technique. Selon la requérante au principal, il convient de constater l’inadmissibilité de ce type d’exigence. En effet, l’instauration d’une telle condition aurait pour conséquence que la pondération des critères techniques et économiques, telle que prévue par le cahier des charges, perd tout son sens. Cette condition aboutirait à une situation dans laquelle le pouvoir adjudicateur n’est pas en mesure d’évaluer les offres sous l’angle du prix proposé ni d’identifier l’offre la plus avantageuse.

16.      Le pouvoir adjudicateur estime quant à lui que l’instauration de cette condition était nécessaire, eu égard à l’objet du marché. Celui-ci portait sur la fourniture d’un équipement qui faisait partie d’un édifice. Pour cette raison, une offre pouvait passer à la phase économique si elle remplissait certaines exigences minimales. L’on garantissait ainsi que le marché serait réalisé dans les délais impartis et à un niveau technique adéquat.

IV.    Les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

17.      C’est dans ces circonstances que l’OARC a décidé de surseoir à statuer et de soumettre les questions préjudicielles suivantes à l’appréciation de la Cour :

« 1)      La directive [2014/24] fait-elle obstacle à une législation nationale telle que l’article 150.4 du TRLCSP ou à une pratique d’interprétation et d’application de cette législation permettant aux pouvoirs adjudicateurs de fixer, dans le cahier des charges d’une passation de marché selon une procédure ouverte, des critères d’adjudication qui s’appliquent au cours des phases éliminatoires successives aux soumissions qui n’atteignent pas un seuil de points minimum prédéterminé ?

2)      En cas de réponse négative à la première question, la directive 2014/24 fait‑elle obstacle à une législation nationale, ou à une pratique d’interprétation et d’application de celle-ci, qui utilise, dans la procédure ouverte, le système susvisé de critères d’adjudication qui s’appliquent au cours de phases éliminatoires successives de telle manière que, dans la dernière phase, il ne reste pas un nombre de soumissions suffisant pour garantir une “concurrence réelle” ?

3)      En cas de réponse affirmative à la deuxième question, la directive 2014/24 fait-elle obstacle à une clause telle que la clause litigieuse, aux termes de laquelle le facteur prix n’est pris en considération que pour les soumissions qui ont recueilli 35 points au moins sur les 50 points théoriques dans le volet technique du marché parce qu’une telle clause ne garantit pas une concurrence réelle ou parce qu’elle écarte l’obligation que la directive fait aux pouvoirs adjudicateurs d’adjuger le marché à la soumission qui présente le meilleur rapport qualité/prix ? »

18.      La demande de décision préjudicielle a été déposée au greffe de la Cour le 28 octobre 2016.

19.      Des observations écrites ont été déposées par les gouvernements espagnol et grec, ainsi que par la Commission européenne. Ces mêmes gouvernements et la Commission ont également pris part à l’audience qui s’est déroulée le 16 avril 2018.

V.      Analyse

A.      Sur la recevabilité

20.      Dans sa demande de décision préjudicielle, l’OARC s’interroge à titre liminaire sur le point de savoir s’il peut être considéré comme une « juridiction » au sens de l’article 267 TFUE. Par conséquent, je vais examiner cette problématique en premier lieu.

21.      Il ressort d’une jurisprudence constante que, pour apprécier si un organisme national possède le caractère d’une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE, la Cour tient compte d’un ensemble d’éléments, tels que l’origine légale de l’organisme, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de la procédure, l’application, par l’organisme, des règles de droit ainsi que son indépendance (3). En outre, les juridictions nationales ne sont habilitées à saisir la Cour que lorsqu’elles statuent dans le cadre d’une procédure destinée à aboutir à une décision de caractère juridictionnel (4). Ces conditions revêtent un caractère indicatif, dans le sens où elles ne sont pas déterminantes ni exhaustives. Elles constituent la référence de toute appréciation du caractère juridictionnel d’un organe de renvoi (5).

22.      Il convient de noter que, même si, en vertu de la loi d’un État membre, l’organe concerné est considéré comme un organe administratif, ce fait n’est pas, en soi, déterminant aux fins de l’appréciation de sa qualité de « juridiction » au sens de l’article 267 TFUE (6).

23.      Il ressort des informations fournies dans le renvoi préjudiciel que l’OARC est un organe de recours permanent, qui a été établi sur la base de dispositions légales d’application générale. La compétence de cet organe aux fins de connaître des recours en matière de marchés publics ne dépend pas d’un accord entre les parties (7). Les décisions de l’OARC lient les parties. En outre, l’OARC tranche les litiges qui lui sont soumis sur la base de règles de droit, à l’issue d’une procédure contradictoire. Enfin, c’est un organe indépendant, ne recevant pas d’instructions de l’extérieur.

24.      À la lumière de ces observations, j’estime que l’OARC remplit les critères permettant de le considérer comme une « juridiction » au sens de l’article 267 TFUE.

B.      Sur la première question préjudicielle

25.      Par sa première question, la juridiction de renvoi vise à établir si la directive 2014/24 s’oppose à ce que les règles qui la transposent en droit national permettent à un pouvoir adjudicateur d’instaurer, dans le cahier des charges d’une passation de marché suivant une procédure ouverte, une évaluation des offres par phases, étant entendu que, dans le cadre des phases ultérieures, seules sont évaluées les offres qui ont obtenu un seuil de points déterminé lors des phases antérieures.

26.      La juridiction de renvoi précise que ses interrogations quant à la possibilité d’organiser une évaluation des offres en plusieurs étapes dans le cadre d’une procédure ouverte résultent de plusieurs motifs.

27.      Premièrement, la juridiction de renvoi indique que l’article 66 de la directive 2014/24 prévoit la possibilité de réduire le nombre d’offres et de solutions en instaurant des phases dans le cadre de la procédure d’attribution d’un marché public, pour la procédure concurrentielle avec négociation (article 29, paragraphe 6, de la directive 2014/24) et pour le dialogue compétitif (article 30, paragraphe 4, de cette même directive). En revanche, la directive 2014/24 ne comporte pas de règle analogue qui concernerait la procédure ouverte, visée à l’article 27.

28.      Dans ce contexte, la juridiction de renvoi souligne que la faculté d’instaurer des phases dans le cadre de la procédure de passation d’un marché public s’applique uniquement aux procédures qui permettent la négociation des offres initiales. Par conséquent, selon la juridiction de renvoi, l’on pourrait soutenir que le pouvoir adjudicateur ne peut pas instaurer de phases dans le cadre des procédures qui ne prévoient pas la possibilité de négocier les offres. La procédure ouverte fait partie de ces procédures.

29.      Deuxièmement, la juridiction de renvoi indique que le libellé des considérants 90, 92 et 104 de la directive 2014/24 pourrait également plaider contre l’instauration de phases dans le cadre de la procédure ouverte. Selon la juridiction de renvoi, ces considérants concernent la fonction exercée par les critères d’attribution du marché. Grâce à ces critères, il serait possible de comparer les offres afin de pouvoir en faire une évaluation objective. En revanche, les critères d’attribution n’auraient pas pour objectif d’éliminer des offres. En effet, revêtiraient un caractère éliminatoire les critères visant à vérifier la capacité du soumissionnaire à exécuter le marché ou portant sur des exigences techniques minimales, précisées dans le cahier des charges.

30.      Enfin, troisièmement, la juridiction de renvoi souligne qu’une évaluation des offres par phases, telle que celle mise en œuvre dans la procédure nationale, peut aboutir à une situation dans laquelle les offres les plus avantageuses en termes de prix ne seront pas examinées par le pouvoir adjudicateur. Par conséquent, le marché ne serait pas attribué en prenant en compte le critère de prix, ce qui pourrait s’avérer contraire, notamment, à l’article 67, paragraphe 2, de la directive 2014/24.

1.      Positions des parties

31.      En se référant aux interrogations de la juridiction de renvoi, le gouvernement espagnol indique, en premier lieu, que le législateur de l’Union n’a pas totalement harmonisé les règles relatives à la procédure ouverte. À ce titre, un État membre peut librement régler les questions relatives au déroulement de la procédure ouverte en droit interne, pour autant que les règles adoptées ne portent pas atteinte à l’effectivité des dispositions de la directive 2014/24.

32.      En deuxième lieu, le gouvernement espagnol est en désaccord avec l’interprétation retenue par la juridiction de renvoi, selon laquelle une évaluation des offres par phases dans le cadre d’une procédure ouverte aurait pour but de réduire le nombre de candidats ou d’offres. Selon le gouvernement espagnol, l’objectif de l’instauration de ces deux phases dans l’évaluation des offres dans la procédure nationale était de tendre à ce que seules soient prises en considération les offres répondant aux besoins du pouvoir adjudicateur.

33.      Enfin, en troisième lieu, selon le gouvernement espagnol, il est vrai que le pouvoir adjudicateur ne peut pas définir les critères d’attribution du marché d’une manière qui lui assurerait une liberté de décision sans limite. Néanmoins, il ressortirait de l’article 67, paragraphe 2, de la directive susmentionnée que l’offre économiquement la plus avantageuse peut être sélectionnée à l’aide d’un critère relatif au rapport qualité/prix.

34.      S’agissant de la première question, les positions du gouvernement grec et de la Commission sont identiques, en substance, à celle du gouvernement espagnol.

2.      Analyse

35.      D’après moi, les doutes de la juridiction de renvoi, auxquels les parties se réfèrent dans leurs observations, revêtent trois aspects. Premièrement, il s’agit de la marge d’appréciation dont jouissent les États membres dans le contexte de la réglementation de la procédure ouverte en droit interne. Deuxièmement, les doutes de la juridiction de renvoi portent également sur le point de savoir si une évaluation des offres en deux phases (réalisée à l’instar de celle sur laquelle porte le litige au principal) n’aboutit pas à ce que les critères d’évaluation des offres revêtent en réalité un caractère éliminatoire, alors qu’ils devraient remplir une fonction d’évaluation. Troisièmement, ladite juridiction de renvoi se demande si l’évaluation des offres par phases n’aboutit pas à un contournement du critère de prix lors de l’attribution du marché en cause. Dans les développements qui suivent, j’aborderai successivement chacune de ces problématiques.

a)      La marge d’appréciation dont jouissent les États membres dans le contexte de la réglementation de la procédure ouverte

1)      Observations liminaires

36.      En vertu de l’article 26, paragraphe 1, de la directive 2014/24, lorsqu’ils passent des marchés publics, les pouvoirs adjudicateurs mettent en œuvre les procédures nationales adaptées de manière à être conformes à ladite directive. Par ailleurs, conformément à l’article 26, paragraphe 2, de cette directive, les États membres se doivent de prévoir que les pouvoirs adjudicateurs peuvent mettre en œuvre des procédures ouvertes régies par ladite directive (8).

37.      Dans ce contexte, il convient d’observer que la directive 2014/24 ne réglemente pas de manière exhaustive le mode d’organisation de la procédure ouverte. Les gouvernements espagnol et grec, ainsi que la Commission, ont souligné cet élément. Certes, l’article 27 de la directive 2014/24 définit les délais dans lesquels la soumission des offres doit intervenir dans une procédure ouverte. Néanmoins, cette directive ne comporte pas de règles portant sur le déroulement de la passation du marché, réalisée suivant cette même procédure.

38.      Étant donné que, d’une part, les États membres doivent veiller à ce que les pouvoirs adjudicateurs puissent avoir recours à la procédure ouverte et que, d’autre part, il s’agit ici d’une procédure adaptée aux exigences de la directive 2014/24 et régie par ses dispositions, il incombe aux législateurs nationaux de créer une réglementation adéquate, relative au déroulement de cette même procédure, compte tenu du fait que le droit de l’Union ne réglemente celle-ci que dans une faible mesure.

39.      Bien évidemment, la liberté des législateurs nationaux n’est pas illimitée à cet égard. Les règles de droit national ne peuvent pas aboutir à une transformation des procédures telle que les pouvoirs adjudicateurs porteraient régulièrement atteinte aux principes relatifs à la passation de marchés, énoncés à l’article 18 de la directive 2014/24, et aux principes généraux du droit de l’Union. Les règles de droit national ne peuvent davantage priver les dispositions de cette directive de tout effet utile (9). C’est ainsi qu’il convient, selon moi, d’interpréter la condition relative à l’adaptation des procédures aux exigences de la directive 2014/24 et au fait qu’elles doivent être régies par les dispositions de cette directive.

40.      À la lumière des observations qui précèdent, il convient de se demander s’il faut déduire du silence de la directive 2014/24 quant à l’admissibilité d’une évaluation des offres par étapes, dans le cadre de la procédure ouverte, que les dispositions de cette directive s’opposent à ce que l’on permette aux pouvoirs adjudicateurs d’instituer une telle solution dans le cahier des charges afférent à la passation d’un marché public. Dans ce contexte, en faisant suite aux doutes de la juridiction de renvoi, il convient de se référer à une interprétation systématique de la directive 2014/24, réalisée à la lumière de son article 66.

2)      Sur le rôle de l’article 66 de la directive 2014/24, à la lumière des autres dispositions de cette directive

41.      La juridiction de renvoi précise que ses interrogations relatives à la possibilité d’instaurer une évaluation des offres en deux phases, dans le cahier des charges afférent à un marché attribué suivant la procédure ouverte, résultent de ce que la directive 2014/24 comporte une règle qui permet expressément un examen par phases des solutions ou des offres dans le cadre de certaines procédures (article 66), alors qu’il n’y a guère de règle analogue quant à la procédure ouverte.

42.      Je ne partage pas les doutes formulés par la juridiction de renvoi à cet égard.

43.      L’instauration d’une disposition expresse permettant un examen par phases des solutions ou des offres à l’aide des critères d’attribution du marché dans la procédure concurrentielle avec négociation et dans le dialogue compétitif est dictée, selon moi, par la circonstance selon laquelle, dans lesdites procédures, il est possible de négocier les offres initialement présentées (article 29, paragraphe 5, de la directive 2014/24) et de clarifier, préciser et optimiser ces offres (article 30, paragraphe 6, de cette directive).

44.      D’une part, la négociation d’un nombre considérable d’offres ou de solutions pourrait, dans certains cas, s’avérer problématique pour les pouvoirs adjudicateurs. La Commission a souligné cet élément dans ses observations écrites. Grâce à la réduction du nombre d’offres ou de solutions au cours des phases successives de la procédure, seules les offres répondant aux besoins des pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l’objet d’une négociation.

45.      D’autre part, en raison de la division de la procédure en phases successives aux fins de réduire le nombre d’offres ou de solutions ainsi discutées, il pourrait s’avérer que seuls les soumissionnaires dont les offres ou les solutions n’ont pas été éliminées lors des étapes antérieures de la procédure ont réellement la possibilité de négocier l’offre et de conclure, sur cette base, un contrat avec le pouvoir adjudicateur. Cela pourrait engendrer des doutes quant au respect des principes relatifs à la passation de marchés, énoncés à l’article 18 de la directive 2014/24. Il s’agit ici, essentiellement, du principe d’égalité de traitement et de non‑discrimination, de l’obligation de transparence et de l’interdiction de limiter artificiellement la concurrence.

46.      Partant, le législateur de l’Union a manifestement préjugé que l’évaluation des offres par phases est admissible dans les procédures qui prévoient la possibilité d’une négociation des offres. De cette manière, les doutes relatifs à l’admissibilité de l’instauration de phases dans ces types de procédure ont été éliminés (10).

47.      Toutefois, de telles incertitudes n’existent pas dans le cadre de la procédure ouverte, qui ne présuppose pas la possibilité de négocier les offres initialement présentées (11). Par conséquent, l’on ne peut déduire de l’absence de règle analogue à l’article 66 de la directive 2014/24, portant sur la procédure ouverte, qu’il ne serait pas admissible d’instaurer, dans le cadre d’une telle procédure, des phases relatives aux différents critères d’attribution du marché.

48.      En résumé, le fait que la directive 2014/24 comporte une règle telle que son article 66, qui concerne la procédure concurrentielle avec négociation et le dialogue compétitif, ne permet pas de conclure qu’une évaluation des offres par phases ne serait pas admissible dans le cadre d’une procédure ouverte, étant entendu qu’une telle évaluation ne saurait porter atteinte ni aux principes de la passation de marchés énoncés à l’article 18 de cette directive, ni aux principes généraux du droit de l’Union, ni à l’effet utile des dispositions de cette même directive.

b)      Sur la nature et le rôle des critères d’attribution du marché

49.      Dans sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi exprime un doute sur le point de savoir si l’établissement d’une procédure ouverte par phases, telle que celle visée par le cahier des charges mis en cause dans le litige principal, n’a pas pour conséquence que les critères d’attribution du marché deviennent, en pratique, des critères visant à vérifier la capacité à exécuter le marché attribué, qui revêtent un caractère éliminatoire.

50.      Afin de prendre position face aux interrogations exposées par la juridiction de renvoi, il me paraît nécessaire de clarifier la substance des critères appliqués dans le cadre de la passation des marchés, dans les procédures relevant du champ d’application de la directive 2014/24.

51.      À l’article 56 de la directive 2014/24, le législateur de l’Union distingue expressément deux types de critères, à savoir les critères de sélection qualitative, composés essentiellement des motifs d’exclusion et des critères de sélection visant à vérifier la capacité des opérateurs économiques à exécuter le marché attribué (voir articles 57 et 58 de ladite directive), et les critères d’attribution du marché, qui se réfèrent aux offres elles-mêmes. Contrairement aux critères de sélection qualitative, les critères d’attribution du marché revêtent un caractère objectif, en ce sens qu’il s’agit de critères liés à l’objet du marché en tant que tel (voir article 67, paragraphe 2, première phrase, in fine, de ladite directive) (12).

52.      L’analyse du renvoi préjudiciel aboutit à la conclusion que les critères appliqués lors des deux phases de la procédure ouverte portaient sur les offres (critères d’attribution du marché) et non sur la capacité des opérateurs économiques à exécuter ledit marché (critères de sélection qualitative). En effet, selon les informations présentées par la juridiction de renvoi, des critères afférents à la présentation et à la description du projet trouvaient à s’appliquer dans le cadre de la phase technique.

53.      Il est vrai qu’une application de critères d’attribution du marché telle que celle intervenue dans la procédure nationale aboutit en pratique à ce que certaines offres ne soient pas prises en compte par le pouvoir adjudicateur lors des phases successives de la procédure. Selon moi, néanmoins, il ne s’agit pas de procéder à une présélection des soumissionnaires, mais d’améliorer le mode de détermination de la pondération de chacun des critères d’attribution du marché.

54.      L’on pourrait imaginer que le pouvoir adjudicateur procède à une évaluation des critères techniques et économiques dans le cadre d’une procédure ouverte, sans distinction par phases. Cela nécessiterait de fixer la pondération des différents critères dans le cahier des charges, de telle sorte qu’une offre ne répondant pas à des exigences techniques déterminées ne puisse pas, en pratique, obtenir un nombre de points qui lui permettrait d’être sélectionnée par le pouvoir adjudicateur.

55.      Selon moi, la solution décrite au point précédent, tout comme la solution supposant une évaluation des offres en deux phases, mise en cause par la requérante au principal, ne sont pas en soi contraires à la directive 2014/24. S’agissant de ces deux solutions, il est clair que, conformément à l’article 67, paragraphe 4, de cette directive, les critères d’attribution du marché devraient être définis de manière à garantir la possibilité d’une véritable concurrence. Dans ce contexte, il importe de noter que la requérante au principal ne semble pas contester la proportionnalité des attentes du pouvoir adjudicateur, qui ont abouti à la fixation du seuil de 35 points à l’étape technique, dans le cadre de laquelle les offres faisaient l’objet d’une évaluation sous l’angle de leur qualité.

56.      Par conséquent, je considère que la directive 2014/24 ne fait pas obstacle à l’établissement, dans le cahier des charges, de critères d’attribution de marché, conformes à l’article 67, paragraphes 2 et 4, de cette directive, de telle sorte que seules feront l’objet d’une évaluation lors des phases ultérieures de la procédure ouverte les offres qui auront atteint un certain résultat, exprimé en points, lors des phases antérieures.

c)      Le rôle du prix en tant que critère d’attribution du marché

57.      La juridiction de renvoi indique aussi que l’évaluation des offres par phases, telle que celle prévue dans les documents contestés par la requérante au principal, peut aboutir à ce que le marché soit attribué sans prise en compte de l’élément de prix. Selon la juridiction de renvoi, ce procédé pourrait être contraire à la directive 2014/24.

58.      Le considérant 90, deuxième phrase, de la directive 2014/24 dispose en substance que l’évaluation sur la base du meilleur rapport qualité/prix devrait dans tous les cas comporter un élément en rapport avec le prix ou le coût.

59.      Néanmoins, il ressort de l’article 67, paragraphe 1, de la directive 2014/24 que les pouvoirs adjudicateurs se fondent, pour attribuer les marchés publics, sur l’offre économiquement la plus avantageuse. Par ailleurs, conformément à l’article 67, paragraphe 2, de cette directive, il s’agit de l’offre économiquement la plus avantageuse du point de vue du pouvoir adjudicateur ; à ce titre, l’offre en cause peut tenir compte du meilleur rapport qualité/prix (13).

60.      En outre, suivant le considérant 90, deuxième alinéa, de ladite directive, l’on aspire à ce que les passations de marchés publics soient davantage orientées vers la qualité. Pour ce motif, les États membres devraient être autorisés à interdire ou limiter, lorsqu’ils le jugent approprié, le recours au seul critère de prix ou de coût pour évaluer l’offre économiquement la plus avantageuse. Qui plus est, suivant le considérant 92, premier alinéa, quatrième phrase, il faut encourager les pouvoirs adjudicateurs à retenir les critères d’attribution quileur permettent d’obtenir des travaux, des fournitures ou des services de grande qualité qui correspondent idéalement à leurs besoins.

61.      Cela n’implique guère que les pouvoirs adjudicateurs jouissent d’une liberté illimitée quant à la définition des critères d’attribution du marché. À cet égard, il convient d’appliquer l’article 67, paragraphe 4, de la directive 2014/24, évoqué précédemment. Cette disposition oblige les pouvoirs adjudicateurs à déterminer les critères d’attribution du marché de manière à garantir la possibilité d’une véritable concurrence.

62.      Cependant, les pouvoirs adjudicateurs se doivent de respecter l’obligation visée à l’article 67, paragraphe 4, de la directive 2014/24, peu importe qu’ils instaurent (ou non) une évaluation des offres par phases dans le cahier des charges. Cette obligation aurait également trouvé à s’appliquer s’il avait été décidé, dans le cahier des charges mis en cause par la requérante au principal, de procéder à une évaluation des critères qualitatifs et économiques sans effectuer de distinction par phases. Une évaluation des offres par phases n’a pas non plus pour effet d’alourdir les obligations pesant sur le pouvoir adjudicateur au titre de l’article 67, paragraphe 4, de la directive 2014/24, de telle sorte que ce dernier se devrait de reconnaître un rôle particulier au critère de prix.

63.      En résumé, premièrement, on ne peut pas déduire de la présence de l’article 66 dans la directive 2014/24 qu’il ne serait pas permis de prévoir, dans le cahier des charges d’un marché attribué au terme d’une procédure ouverte, une évaluation des offres par phases, pour autant que cette évaluation ne porte atteinte ni aux principes de la passation de marchés énoncés à l’article 18 de cette directive, ni aux principes généraux du droit de l’Union, ni à l’effet utile des dispositions de ladite directive. Deuxièmement, les critères appliqués dans le cadre de ce type d’évaluation des offres par phases restent des critères d’attribution du marché, pour autant qu’ils soient conformes à l’article 67, paragraphes 2 et 4, de la directive 2014/24. Troisièmement, une évaluation des offres par phases de ce type n’implique pas que le pouvoir adjudicateur ne se fonde pas, pour attribuer le marché public, sur l’offre économiquement la plus avantageuse.

64.      À la lumière de ces observations, je propose que la Cour apporte la réponse suivante à la première question : la directive 2014/24 doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce que le pouvoir adjudicateur soit autorisé, en ayant recours à des critères d’attribution conformes à l’article 67, paragraphes 2 et 4, de cette directive, à établir une évaluation des offres par phases dans le cahier des charges d’une passation de marché selon une procédure ouverte.

C.      Sur la deuxième question préjudicielle

65.      La deuxième question préjudicielle a été posée dans l’hypothèse où la Cour donnerait à la première question préjudicielle une réponse impliquant qu’un législateur national peut autoriser les pouvoirs adjudicateurs à établir une évaluation des offres par phases dans le cahier des charges d’une passation de marché selon la procédure ouverte. Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi vise à déterminer, en substance, si la directive 2014/24 s’oppose à ce que le pouvoir adjudicateur ne soit pas tenu d’obtenir, à la dernière étape de la procédure, un nombre d’offres suffisant pour garantir une « concurrence réelle » au sens de l’article 66 de cette directive.

66.      Le gouvernement espagnol considère que la deuxième question revêt un caractère hypothétique. Selon ce gouvernement, en effet, rien n’indique que l’évaluation des offres par phases successives dans la procédure nationale aurait pu aboutir à l’attribution du marché dans des conditions d’absence de concurrence. En outre, ledit gouvernement souligne que la procédure au principal porte sur l’appréciation du cahier des charges contesté par la requérante au principal. Le gouvernement grec et la Commission estiment, pour leur part, que l’exigence relative à la garantie d’une « concurrence réelle » ne trouve pas à s’appliquer dans le cadre de la procédure ouverte.

1.      Sur la recevabilité

67.      À titre liminaire, il convient de se référer aux interrogations du gouvernement espagnol quant à la recevabilité de la deuxième question.

68.      Les règles de droit espagnol relatives à la procédure ouverte ne comportent pas d’exigence portant sur une « concurrence réelle ». Rien n’indique qu’une telle exigence a été prévue dans le cahier des charges contesté par la requérante au principal.

69.      Selon moi, la juridiction de renvoi s’interroge sur la nécessité de respecter l’exigence relative à une « concurrence réelle » dans le cadre d’une évaluation des offres par phases, effectuée dans une procédure ouverte, compte tenu du libellé de l’article 66 de la directive 2014/24, qui est mentionné à plusieurs reprises dans le renvoi préjudiciel. En effet, s’il s’avérait que l’exigence visée à l’article 66 de cette directive trouve également à s’appliquer, directement ou par analogie, s’agissant des procédures ouvertes dans lesquelles intervient une évaluation des offres par étapes, la juridiction de renvoi devrait examiner la question de savoir si le cahier des charges permettait au pouvoir adjudicateur de garantir une « concurrence réelle » au cours de la dernière phase de la procédure.

70.      À la lumière des observations qui précèdent, il convient de juger que la deuxième question préjudicielle est recevable.

2.      Sur le fond

71.      Afin de répondre à cette question, il convient de déterminer si l’article 66 de la directive 2014/24 trouve à s’appliquer directement ou par analogie dans une procédure ouverte, dans le cadre de laquelle on procède à une évaluation des offres par phases.

72.      Selon moi, l’article 66 de la directive 2014/24 ne peut guère trouver à s’appliquer aux procédures ouvertes.

73.      Premièrement, l’article 66 de la directive 2014/24 ne concerne que la procédure concurrentielle avec négociation, ainsi que le dialogue compétitif. En revanche, cette disposition ne s’applique pas à la procédure ouverte (14). Du reste, le pouvoir adjudicateur peut poursuivre la procédure ouverte, même si les critères d’attribution ont pour conséquence que seul un faible nombre d’opérateurs économiques peut soumissionner (15).

74.      Deuxièmement, l’article 66, seconde phrase, de cette directive prévoit que le nombre d’offres ou de solutions obtenu lors de la phase finale permet d’assurer une concurrence réelle, pour autant qu’il y ait un nombre suffisant d’offres, de solutions ou de candidats remplissant les conditions requises.

75.      Il ressort du libellé de cette disposition que l’exigence relative à la garantie d’un certain nombre d’offres et de solutions lors de la phase finale de la procédure ne revêt pas un caractère absolu. Elle trouve à s’appliquer lorsqu’il est possible d’obtenir un nombre adéquat d’offres, de solutions ou de candidats remplissant les conditions requises (16). À ce titre, selon moi, le fait de veiller à ce que le nombre obtenu lors de la phase finale de la procédure concurrentielle avec négociation et du dialogue compétitif assure une concurrence réelle vise à éviter une situation où le soumissionnaire ou le candidat concerné n’aurait pas d’intérêt à négocier l’offre, car il serait le seul opérateur économique pris en considération par le pouvoir adjudicateur, bien que d’autres opérateurs économiques puissent soumettre audit pouvoir adjudicateur une offre répondant à ses attentes et à ses besoins.

76.      Partant, d’après moi, il n’est pas nécessaire de faire application de l’article 66 de la directive 2014/24 par analogie, s’agissant d’une procédure ouverte impliquant une évaluation des offres par phases. Au cours des phases successives de cette procédure, l’on aboutit à une situation dans laquelle seules sont prises en considération les offres qui satisfont les attentes et répondent aux besoins du pouvoir adjudicateur. En revanche, il n’y a guère de possibilité de négocier ces offres.

77.      À la lumière des observations présentées ci-dessus, l’exigence relative à l’obtention d’un nombre déterminé d’offres dans la dernière phase de la procédure ouverte, de manière à ce que ledit nombre assure une « concurrence réelle » au sens de l’article 66 de la directive 2014/24, ne trouve pas à s’appliquer directement ni par analogie dans une procédure ouverte telle que celle visée par le cahier des charges contesté par la requérante au principal.

78.      À ce titre, je propose que la Cour apporte la réponse suivante à la deuxième question préjudicielle : il convient d’interpréter la directive 2014/24 en ce sens qu’elle ne fait pas obstacle à ce que le pouvoir adjudicateur qui institue une évaluation des offres par phases, dans le cahier des charges d’une passation de marché selon une procédure ouverte, ne soit pas tenu d’obtenir, dans la phase finale de cette même procédure, un nombre d’offres suffisant pour garantir une « concurrence réelle », au sens que revêt cette notion au titre de l’article 66 de ladite directive.

D.      Sur la troisième question préjudicielle

79.      Par sa troisième question, la juridiction de renvoi souhaite, en substance, préciser si une exigence telle que celle qui est contestée par la requérante au principal est contraire à la directive 2014/24, dans la mesure où il serait impossible de garantir une concurrence réelle ou d’attribuer le marché à l’opérateur économique qui a soumis l’offre qui présentait le meilleur rapport qualité/prix.

80.      Cette troisième question a été formulée dans l’hypothèse où la deuxième question appellerait une réponse positive. Une telle réponse impliquerait que l’exigence d’obtention, lors de la dernière phase de l’évaluation des offres, d’un nombre garantissant une concurrence réelle au sens de l’article 66 de la directive 2014/24 trouve aussi à s’appliquer dans le cadre d’une procédure ouverte.

81.      À la lumière de la réponse suggérée par mes soins quant à la deuxième question, il n’est pas nécessaire de répondre à la troisième question. Néanmoins, à supposer que la Cour ne partage pas mon avis quant à la réponse à apporter à la deuxième question, je me référerai aussi, brièvement, à cette troisième question.

82.      Dans le contexte de l’exigence relative à l’obtention, lors de la dernière phase de la procédure, d’un nombre d’offres garantissant une concurrence réelle, il convient de rappeler que, même si l’on pouvait déduire une telle exigence de l’article 66 de la directive 2014/24, de manière directe ou par analogie, ladite exigence ne revêtirait pas un caractère absolu. Elle ne trouverait à s’appliquer que pour autant que le nombre d’offres adéquates le permette (17). En tout état de cause, c’est à la juridiction de renvoi qu’il incomberait de statuer à titre définitif sur ce point.

83.      S’agissant de l’attribution du marché à l’opérateur ayant soumis l’offre présentant le meilleur rapport qualité/prix, la directive 2014/24 oblige les pouvoirs adjudicateurs à attribuer les marchés en se fondant sur l’offre économiquement la plus avantageuse. Par ailleurs, ce critère ne peut pas être interprété en ce sens que le pouvoir adjudicateur serait tenu de choisir l’offre la plus avantageuse en termes de prix, même si cette offre ne répond pas aux exigences qualitatives dudit pouvoir, qui ont été définies dans les documents de marché. Toutefois, la liberté des pouvoirs adjudicateurs dans le contexte de la définition des critères d’attribution du marché est limitée, quant à elle, par l’article 67, paragraphe 4, de la directive 2014/24 (18). Il conviendrait de confier à la juridiction de renvoi la charge d’apprécier si le pouvoir adjudicateur a respecté les exigences prévues par cette disposition.

VI.    Conclusion

84.      À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour d’apporter les réponses suivantes aux questions préjudicielles soumises par l’Órgano Administrativo de Recursos Contractuales de la Comunidad Autónoma de Euskadi (organe administratif de la Communauté autonome du Pays basque compétent en matière de recours dans le domaine des marchés publics, Espagne) :

1)      La directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce que le pouvoir adjudicateur soit autorisé, en ayant recours à des critères d’attribution conformes à l’article 67, paragraphes 2 et 4, de cette directive, à établir une évaluation des offres par phases dans le cahier des charges d’une passation de marché selon une procédure ouverte.

2)      Il convient d’interpréter la directive 2014/24 en ce sens qu’elle ne fait pas obstacle à ce que le pouvoir adjudicateur qui institue une évaluation des offres par phases dans le cahier des charges d’une passation de marché selon une procédure ouverte ne soit pas tenu d’obtenir, dans la phase finale de cette même procédure, un nombre d’offres suffisant pour garantir une « concurrence réelle », au sens que revêt cette notion au titre de l’article 66 de ladite directive.


1      Langue originale : le polonais.


2      Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (JO 2014, L 94, p. 65).


3      Voir arrêts du 31 mai 2005, Syfait e.a. (C‑53/03, EU:C:2005:333, point 29), ainsi que du 31 janvier 2013, Belov (C‑394/11, EU:C:2013:48, point 38).


4      Voir arrêts du 31 mai 2005, Syfait e.a. (C‑53/03, EU:C:2005:333, point 29), ainsi que du 31 janvier 2013, Belov (C‑394/11, EU:C:2013:48, points 39 et 40).


5      Voir mes conclusions dans l’affaire Ascendi (C‑377/13, EU:C:2014:246, point 33).


6      Voir arrêt du 6 octobre 2015, Consorci Sanitari del Maresme (C‑203/14, EU:C:2015:664, point 17).


7      En passant, je souligne que, dans son arrêt du 6 octobre 2015, Consorci Sanitari del Maresme (C‑203/14, EU:C:2015:664), la Cour a procédé à une interprétation des dispositions de la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO 2004, L 134, p. 114), précédant la directive 2014/24, dans le cadre de questions préjudicielles soumises à la Cour par un organe de recours catalan. Il est vrai que, dans ce contexte, l’on a invoqué une disposition de droit espagnol qui prévoyait que la voie de recours spéciale en matière de marchés publics (avant le dépôt d’un recours contentieux administratif) revêtait un caractère facultatif. Je ne peux pas exclure que cette disposition de droit espagnol trouve à s’appliquer au litige au principal, qui concerne aussi un organe de recours d’une autre communauté autonome. Néanmoins, dans l’arrêt Consorci Sanitari del Maresme (voir points 22 à 25), la Cour a jugé que l’organe de recours catalan satisfaisait également au critère du caractère obligatoire de sa juridiction, bien que l’auteur d’un recours en matière de marchés publics puisse choisir entre le recours spécial devant l’organe de renvoi et le recours contentieux administratif. L’élément déterminant est le suivant : la compétence ne dépend pas d’un accord entre les parties et les décisions sont contraignantes pour ces dernières.


8      Mise en évidence ajoutée par mes soins.


9      En ce sens, s’agissant de la directive 2004/18, voir arrêt du 28 février 2018, MA.T.I. SUD et Duemme SGR (C‑523/16 et C‑536/16, EU:C:2018:122, point 48). S’agissant des normes procédurales de droit interne relatives aux recours judiciaires en matière de marchés publics, voir arrêt du 5 avril 2017, Marina del Mediterráneo e.a. (C‑391/15, EU:C:2017:268, point 33).


10      En outre, contrairement à la procédure ouverte, la procédure concurrentielle avec négociation et le dialogue compétitif peuvent être utilisés pour autant que certaines conditions soient remplies. De plus, le législateur de l’Union a réglementé de façon plus restrictive le déroulement de ces procédures par rapport à la procédure ouverte. Selon la doctrine, cette situation s’explique par le fait que le risque de limitation de la concurrence est considérablement plus élevé lorsque l’on utilise des procédures spéciales de cette nature que lorsque le pouvoir adjudicateur concerné a recours à la procédure ouverte. S’agissant de la situation juridique prévalant avant l’adoption de la directive 2014/24, voir Bovis, C., Public Procurement in the European Union, New York, Palgrave, 2005, p. 132 et 133.


11      Voir González García, J., dans Caranta, R., Edelstam, G., Trybus, M. (éd.), EU Public Contract Law : Public Procurement and Beyond, Bruxelles, Bruylant, 2013, chapitre 3, point 4. Le fait de permettre au pouvoir adjudicateur de négocier pourrait en effet aboutir à une violation du principe d’égalité de traitement et de non-discrimination, ainsi que de l’obligation de transparence. Voir arrêt du 7 avril 2016, Partner Apelski Dariusz (C‑324/14, EU:C:2016:214, point 62 et jurisprudence citée).


12      Dans le cadre du constat relatif à la nature objective des critères d’attribution du marché, il importe d’observer que ces critères peuvent aussi porter sur le personnel assigné à l’exécution du marché concerné, pour autant qu’il existe un lien entre la qualité du personnel et l’exécution dudit marché. Voir article 67, paragraphe 2, sous b), de la directive 2014/24. Voir également arrêt du 26 mars 2015, Ambisig (C‑601/13, EU:C:2015:204, points 33 et 34). Il convient de noter que, au regard de l’article 66 de la directive 2014/24, évoqué à plusieurs reprises dans la demande de décision préjudicielle, l’on procède également à une réduction du nombre d’offres ou de solutions en subdivisant la procédure concurrentielle avec négociation ou le dialogue compétitif par l’application de critères d’attribution du marché, et non de critères de sélection qualitative. Voir Pawelec, J. (éd.), Dyrektywa Parlamentu Europejskiego i Rady 2014/24/UE w sprawie zamówień publicznych, uchylająca dyrektywę 2004/18/WE. Komentarz, C.H. Beck, Varsovie, 2017, p. 315, et Sánchez Graells, A., Public Procurement and the EU Competition Rules, Hart Publishing, Oxford – Portland, 2015, p. 312.


13      Mise en évidence ajoutée par mes soins.


14      Voir point 47 des présentes conclusions.


15      En ce sens, voir arrêt du 17 septembre 2002, Concordia Bus Finland (C‑513/99, EU:C:2002:495, point 85). En outre, dans l’arrêt du 16 septembre 1999, Fracasso et Leitschutz (C‑27/98, EU:C:1999:420, points 32 à 34), qui porte sur la situation juridique antérieure à l’entrée en vigueur de la directive 2014/24, la Cour a indiqué que lorsque, à l’issue d’une procédure de passation de marché public, il ne reste plus qu’une seule offre, le pouvoir adjudicateur n’est pas tenu d’attribuer le marché au soumissionnaire qui a présenté cette offre. Il n’en ressort pas toutefois que ledit pouvoir adjudicateur se devrait d’annuler une telle procédure.


16      Selon la fiche explicative sur le dialogue compétitif, élaborée par la Commission (European Commission, Directorate General Internal Market and Services, Public Procurement Policy, Explanatory Note – Competitive Dialogue – Classic Directive, accessible sur le site Internet suivant : ec.europa.eu, p. 8-9), la réduction du nombre de solutions peut aboutir à ce que, lors de la phase finale de la procédure, il ne reste qu’une seule solution. Toutefois, cela n’empêche pas le pouvoir adjudicateur de poursuivre cette procédure. En ce sens, voir également considérant 41, seconde phrase, de la directive 2004/18, qui précise que, dans le cadre du dialogue compétitif et des procédures négociées avec publication d’un avis de marché, la réduction du nombre d’offres devant être finalement discutées ou négociées devrait, pour autant que le nombre de solutions ou de candidats appropriés le permette, assurer une concurrence réelle.


17      Voir point 75 des présentes conclusions.


18      Voir points 61 et 62 des présentes conclusions.