Language of document : ECLI:EU:C:2005:590

ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

6 octobre 2005 (*)

«Pourvoi – Aide d’État illégale – Application dans le temps du règlement (CE) n° 659/1999 – Décision d’incompatibilité et de récupération de l’aide – Délai de prescription – Interruption – Nécessité d’informer le bénéficiaire de l’aide d’une mesure interruptive»

Dans l’affaire C-276/03 P,

ayant pour objet un pourvoi au titre de l’article 56 du statut de la Cour de justice, introduit le 24 juin 2003,

Scott SA, établie à Saint-Cloud (France), représentée par MM. J. Lever, QC, G. Peretz, barrister, A. Nourry, R. Griffith et M. Papadakis, solicitors, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

les autres parties à la procédure étant:

Commission des Communautés européennes, représentée par M. J. Flett, en qualité d’agent, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie défenderesse en première instance,

République française,

partie intervenante en première instance,

LA COUR (première chambre),

composée de MM. P. Jann (rapporteur), président de chambre, Mme N. Colneric, MM. K. Schiemann, E. Juhász et E. Levits, juges,

avocat général: M. F. G. Jacobs,

greffier: Mme M.-F. Contet, administrateur principal,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 3 février 2005,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 14 avril 2005,

rend le présent

Arrêt

1       Par son pourvoi, Scott SA (ci‑après «Scott») demande l’annulation de l’arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 10 avril 2003, Scott/Commission (T‑366/00, Rec. p. II-1763, ci-après l’«arrêt attaqué»), par lequel celui-ci a rejeté son recours tendant à l’annulation partielle de la décision 2002/14/CE de la Commission, du 12 juillet 2000, concernant l’aide d’État mise à exécution par la France en faveur de Scott Paper SA/Kimberly-Clark (JO L 12, p. 1, ci‑après la «décision litigieuse»), pour autant que ce recours était fondé sur la violation par la Commission des Communautés européennes de l’article 15 du règlement (CE) n° 659/1999 du Conseil, du 22 mars 1999, portant modalités d’application de l’article 93 du traité CE (JO L 83, p. 1).

 Le cadre juridique

2       L’article 15 du règlement n° 659/1999 dispose:

«1.      Les pouvoirs de la Commission en matière de récupération de l’aide sont soumis à un délai de prescription de dix ans.

2.      Le délai de prescription commence le jour où l’aide illégale est accordée au bénéficiaire, à titre d’aide individuelle ou dans le cadre d’un régime d’aide. Toute mesure prise par la Commission ou un État membre, agissant à la demande de la Commission, à l’égard de l’aide illégale interrompt le délai de prescription. Chaque interruption fait courir de nouveau le délai. Le délai de prescription est suspendu aussi longtemps que la décision de la Commission fait l’objet d’une procédure devant la Cour de justice des Communautés européennes.

3.      Toute aide à l’égard de laquelle le délai de prescription a expiré est réputée être une aide existante.»

 Les faits à l’origine du litige

3       Il ressort des points 12 et 13 de la décision litigieuse ainsi que des points 1 à 10 et 13 à 19 de l’arrêt attaqué que les faits à l’origine du litige sont, en substance, les suivants.

4       En 1969, la société de droit américain Scott Paper Company a racheté la société de droit français Bouton Brochard et créé une société distincte, Bouton Brochard Scott SA (ci-après «Bouton Brochard Scott»), laquelle a repris les activités de Bouton Brochard.

5       En 1986, Bouton Brochard Scott a décidé d’installer une usine en France et a choisi à cette fin un terrain dans le département du Loiret dans la zone industrielle de La Saussaye.

6       Le 31 août 1987, la ville d’Orléans et ledit département ont concédé à Bouton Brochard Scott certains avantages. D’une part, ces collectivités lui ont vendu, à des conditions préférentielles, un terrain de 48 hectares dans ladite zone industrielle. D’autre part, elles se sont engagées à calculer la redevance d’assainissement selon un taux également préférentiel.

7       Bouton Brochard Scott est devenue Scott en novembre 1987.

8       En janvier 1996, les actions de cette dernière société ont été rachetées par Kimberly-Clark Corporation.

9       En janvier 1998, celle-ci a annoncé la fermeture de l’usine en question, dont les actifs, à savoir le terrain et la papeterie, ont été rachetés par Procter & Gamble en juin 1998.

10     À la suite d’une plainte, la Commission a, par lettre du 17 janvier 1997, demandé à la République française des informations concernant les avantages susmentionnés. Il s’en est suivi un échange de correspondance avec les autorités de cet État membre.

11     Par décision du 20 mai 1998, la Commission a décidé d’ouvrir la procédure prévue à l’article 93, paragraphe 2, du traité CE (devenu article 88, paragraphe 2, CE) et en a informé ledit État membre par lettre du 10 juillet 1998, qui a été publiée au Journal officiel des Communautés européennes le 30 septembre 1998 (JO C 301, p. 4).

12     Le même jour que celui de ladite publication, les autorités françaises ont informé Scott, par appel téléphonique, de cette décision d’ouverture de la procédure.

13     Le 12 juillet 2000, la Commission a adopté la décision litigieuse, aux termes de laquelle les aides d’État sous forme du prix préférentiel d’un terrain et d’un tarif préférentiel de la redevance d’assainissement que la République française a mise à exécution en faveur de Scott sont déclarées incompatibles avec le marché commun et leur récupération est ordonnée.

 La procédure devant le tribunal et l’arrêt attaqué

14     Par requête déposée au greffe du Tribunal le 30 novembre 2000, Scott a formé un recours contre la décision litigieuse, tendant à l’annulation partielle de celle-ci.

15     La République française est intervenue dans cette procédure à l’appui des conclusions de Scott.

16     À la demande de cette société, le Tribunal a décidé de se prononcer sur le moyen tiré de la violation de l’article 15 du règlement n° 659/1999 avant d’examiner les autres moyens du recours.

17     À cet égard, ledit moyen soulevé par Scott était articulé en deux branches, tirées de:

–       la violation par la Commission dudit article 15 en ce qu’elle a considéré que le délai de prescription pouvait être interrompu par une mesure qui n’a pas été notifiée au bénéficiaire de l’aide illégale, en l’occurrence la demande d’informations du 17 janvier 1997, ou, à titre alternatif,

–       la violation par la Commission du même article 15 en ce qu’elle a considéré que le délai de prescription pouvait être interrompu par une mesure adoptée et notifiée après l’expiration de ce délai, en l’occurrence la décision d’ouverture de la procédure du 20 mai 1998.

18     Par l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté le recours, pour autant qu’il était fondé sur la violation de l’article 15 du règlement n° 659/1999, et a décidé de poursuivre la procédure pour le surplus.

19     Dans l’attente du présent arrêt, le Tribunal a suspendu la procédure dans l’affaire Scott/Commission (T‑366/00) ainsi que celle dans l’affaire Département du Loiret/Commission (T-369/00), qui a également pour objet l’annulation de la décision litigieuse.

 Les conclusions des parties devant la Cour

20     Scott conclut à ce qu’il plaise à la Cour:

–       annuler l’arrêt attaqué;

–       annuler l’article 2 de la décision litigieuse, dans la mesure où il concerne l’aide sous forme du prix préférentiel d’un terrain, et

–       condamner la Commission aux dépens des deux instances.

21     La Commission conclut à ce qu’il plaise à la Cour:

–       rejeter le pourvoi dans son intégralité ou, à défaut, si elle devait accueillir une partie du pourvoi,

–       renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue ou, à défaut,

–       rejeter le recours formé devant le Tribunal en ce qu’il concerne les moyens tirés d’une violation de l’article 15 du règlement n° 659/1999.

 Sur le pourvoi

 Argumentation des parties et arrêt attaqué

22     À l’appui de son pourvoi, Scott invoque, en substance, un seul moyen, tiré de l’interprétation erronée de l’article 15 du règlement n° 659/1999 par le Tribunal, lequel a jugé que le délai de prescription pouvait être interrompu par une mesure qui n’a pas été notifiée au bénéficiaire de l’aide, en l’occurrence la demande d’informations du 17 janvier 1997.

23     Aux points 58 à 60 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a en effet jugé que le seul fait que le bénéficiaire de l’aide ignorait l’existence d’une demande d’informations faite par la Commission à l’État membre concerné n’a pas pour conséquence de priver cette demande d’effet s’agissant du délai de prescription prévu à l’article 15 du règlement n° 659/1999. Ce dernier a introduit un délai de prescription unique qui s’applique de la même façon à l’État membre concerné et aux parties tierces. En outre, la procédure établie à l’article 93, paragraphe 2, du traité se déroule principalement entre la Commission et l’État membre concerné, les personnes tierces intéressées, dont le bénéficiaire de l’aide, ayant, pour leur part, le droit d’être averties et d’avoir l’occasion de faire valoir leurs arguments, jouant en cela essentiellement un rôle de «source d’informations» de la Commission. Toutefois, celle-ci n’est pas obligée d’avertir les personnes potentiellement intéressées, y compris le bénéficiaire de l’aide, des mesures qu’elle prend à l’égard d’une aide illégale, avant l’ouverture de la procédure prévue à l’article 93, paragraphe 2, du traité.

24     Au point 61 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a ajouté que le bénéficiaire d’une aide non notifiée, telle que celle en cause en l’espèce, ne saurait avoir une confiance légitime dans la régularité de l’aide. De plus, il a constaté, au point 62 du même arrêt, que, avant l’entrée en vigueur du règlement n° 659/1999, le bénéficiaire d’une telle aide ne pouvait se prévaloir d’aucune sécurité juridique à l’égard de la prescription du pouvoir de récupération de l’aide et que, par conséquent, l’interruption du délai de prescription avant l’entrée en vigueur de celui-ci n’a pas eu pour effet de le priver d’une telle sécurité juridique.

25     Or, selon Scott, il ressort tant du libellé, notamment des termes «mesure prise par […] un État membre, agissant à la demande de la Commission», que de l’objectif de l’article 15 du règlement n° 659/1999 que seule une mesure qui a été notifiée au bénéficiaire de l’aide peut interrompre le délai de prescription à l’égard de celui-ci, même si cela implique des délais de prescription différents à l’égard des diverses parties intéressées. À cet égard, Scott soutient qu’il importe peu que, dans le cadre de la procédure engagée au titre de l’article 93, paragraphe 2, du traité, le bénéficiaire ne soit qu’une simple «source d’informations», que la Commission n’ait pas d’obligation d’avertir ce bénéficiaire de la prise d’une mesure interruptive, que ce dernier ne puisse pas avoir une confiance légitime dans la régularité de l’aide illégale ou que, dix ans après l’octroi de l’aide en question, ledit règlement n’aurait pas encore été en vigueur.

 Appréciation de la Cour

26     Il convient de rappeler que l’article 15 du règlement n° 659/1999 prévoit un délai de prescription de dix ans qui commence le jour où l’aide illégale est accordée au bénéficiaire. Aux termes du paragraphe 2, deuxième phrase, de ce même article, le délai de prescription est interrompu par «[t]oute mesure prise par la Commission ou un État membre, agissant à la demande de la Commission, à l’égard de l’aide illégale».

27     Or, si cette disposition contient effectivement une double référence à des «mesure[s] prise[s] par la Commission» et à des «demande[s] de la Commission», ceci ne saurait toutefois signifier qu’une demande d’informations adressée par cette institution à l’État membre concerné ne peut constituer une «mesure prise par la Commission» qu’à condition d’avoir été notifiée au bénéficiaire de l’aide. En effet, ainsi que l’indique M. l’avocat général aux points 87 à 90 de ses conclusions, la double référence peut s’expliquer, d’une part, par une négligence du législateur, qui semble avoir reproduit, sans prêter attention aux différences procédurales, la formulation utilisée à l’article 2 du règlement (CEE) n° 2988/74 du Conseil, du 26 novembre 1974, relatif à la prescription en matière de poursuites et d’exécution dans les domaines du droit des transports et de la concurrence de la Communauté économique européenne (JO L 319, p. 1). D’autre part, il ne peut être exclu qu’il existe certaines situations dans lesquelles une «demande de la Commission» ne constitue pas automatiquement et simultanément une «mesure prise par la Commission». Enfin, ainsi que l’observe M. l’avocat général au point 91 de ses conclusions, le règlement n° 659/1999 admet l’éventuelle existence de plusieurs mesures interruptives (successives) dès lors qu’il prévoit, à son article 15, que chaque interruption fait courir de nouveau le délai de prescription.

28     Ainsi, le libellé de l’article 15 du règlement n° 659/1999 ne fournit aucune indication quant à l’existence d’une éventuelle condition de notification de la mesure au bénéficiaire de l’aide, pour qu’il y ait interruption du délai de prescription.

29     Il convient toutefois de vérifier si une telle condition ne découle pas de l’objectif poursuivi par ledit article 15.

30     À cet égard, il ressort du quatorzième considérant du règlement n° 659/1999 que, pour des raisons de sécurité juridique, le délai de prescription tend à empêcher la récupération des aides illégales, laquelle ne peut plus être ordonnée. Ainsi, le délai de prescription vise notamment à protéger certaines des parties intéressées, parmi lesquelles l’État membre concerné et le bénéficiaire de l’aide.

31     Ces parties intéressées ont donc effectivement un intérêt pratique à être informées des mesures prises par la Commission qui sont de nature à interrompre la prescription.

32     Cet intérêt pratique ne saurait toutefois avoir pour effet de soumettre l’application de l’article 15, paragraphe 2, deuxième phrase, du règlement n° 659/1999 à la condition que lesdites mesures soient notifiées au bénéficiaire de l’aide.

33     En effet, la procédure établie à l’article 93, paragraphe 2, du traité se déroule principalement entre la Commission et l’État membre concerné. Elle est ouverte à l’encontre de cet État et non à l’encontre des bénéficiaires (voir, en ce sens, arrêt du 24 septembre 2002, Falck et Acciaierie di Bolzano/Commission, C‑74/00 P et C‑75/00 P, Rec. p. I‑7869, points 81 et 83).

34     Certes, la jurisprudence a reconnu au bénéficiaire de l’aide certains droits procéduraux. Toutefois, ces derniers visent à permettre audit bénéficiaire de fournir des informations à la Commission et de faire valoir ses arguments, mais ne lui confèrent pas le statut de partie à la procédure.

35     Ainsi, à supposer même que le statut de partie puisse justifier une condition de notification, il suffit de constater que le bénéficiaire de l’aide n’a pas ce statut.

36     Eu égard à ce qui précède, le Tribunal n’a pas interprété de manière erronée l’article 15 du règlement n° 659/1999 en jugeant que le délai de prescription pouvait être interrompu par une mesure qui n’a pas été notifiée au bénéficiaire de l’aide, en l’occurrence la demande d’informations du 17 janvier 1997.

37     Il est vrai que ni le fait que le bénéficiaire n’a pas pu avoir une confiance légitime dans la régularité de l’aide ni celui que, dix ans après l’octroi de l’aide en question, le règlement n° 659/1999 n’était pas encore en vigueur ne constituent des étapes nécessaires du raisonnement pour parvenir à cette interprétation. Toutefois, ces constatations ne portent pas atteinte au bien-fondé de cette dernière.

38     Par conséquent, le moyen doit être rejeté comme non fondé. Il y a lieu, dès lors, de rejeter le pourvoi.

 Sur les dépens

39     En vertu de l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, rendu applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 118 de ce règlement, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Selon l’article 69, paragraphe 5, troisième alinéa, dudit règlement, à défaut de conclusions sur les dépens, chaque partie supporte ses propres dépens. La Commission n’ayant pas conclu à la condamnation de Scott, il y a lieu de décider que chaque partie supporte ses propres dépens.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) déclare et arrête:

1)      Le pourvoi est rejeté.

2)      Scott SA et la Commission des Communautés européennes supportent leurs propres dépens.

Signatures


* Langue de procédure: l’anglais.