CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
MME VERICA TRSTENJAK
présentées le 11 mai 2010 (1)
Affaire C‑467/08
Sociedad General de Autores y Editores (SGAE)
contre
Padawan SL
[demande de décision préjudicielle formée par l’Audiencia Provincial de Barcelona (Espagne)]
«Directive 2001/29/CE – Droits d’auteurs et droits voisins – Article 2 – Droit de reproduction – Article 5, paragraphe 2, sous b) – Exceptions et limitations – Compensation équitable – Portée – Régime des redevances appliquées aux équipements, appareils et matériels liés à la reproduction numérique»
I – Introduction
1. L’invention de l’imprimerie par Johannes Gutenberg autour de 1450 constitue une des étapes les plus importantes dans l’histoire de l’Europe et du monde. Cet événement, qui impliquait l’introduction d’une nouvelle méthode de reproduction et qui, à première vue, ne présentait une pertinence que du point de vue technique, a déclenché une révolution des médias qui a conduit à une éclosion remarquable de la vie spirituelle en Europe. En effet, cette reproduction exacte du savoir a permis, dans une mesure inconnue jusqu’alors, d’ouvrir un accès à l’information et à la culture à toujours plus de citoyens. Cela a favorisé une diffusion massive et un large échange des idées, ce qui a ouvert la voie à l’âge culturel de la Renaissance puis à celui des Lumières. Parallèlement, la qualité d’auteur a gagné en signification, car la question de savoir ce qui avait été rédigé par qui et dans quel contexte factuel et temporel revêtait toujours plus d’importance. Il en est résulté la nécessité de protéger de manière effective le droit des auteurs sur leurs œuvres ainsi que celle de protéger les imprimeurs et éditeurs produisant des écrits imprimés. C’est ainsi qu’est née l’idée de principe du droit d’auteur. Avec le recul, les problèmes liés au contrôle des reproductions d’œuvres littéraires et artistiques s’avèrent aussi anciens que les méthodes techniques pour les réaliser elles-mêmes (2). Ainsi qu’en témoigne la présente affaire, ces problèmes se trouvent à nouveau au cœur de l’actualité, car l’évolution technologique vers l’ère numérique a apporté de nouvelles méthodes et de nouveaux appareils qui, entre-temps, permettent à toute personne de numériquement sauvegarder, modifier et reproduire à sa guise des données. Face à ces nouveaux défis, le législateur et le juge se voient confier la tâche délicate d’élaborer des solutions adaptées qui doivent prendre en compte tant les intérêts de l’auteur que ceux de l’utilisateur.
2. Dans la présente procédure préjudicielle en vertu de l’article 234 CE (3), l’Audiencia Provincial de Barcelona (ci-après la «juridiction de renvoi») pose à la Cour une série de questions portant sur l’interprétation de la notion de «compensation équitable» visée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (4), qui, en vertu de cette disposition d’exception, revient au titulaire du droit d’auteur en cas de reproduction pour un usage privé d’une œuvre protégée ou d’un autre objet protégé.
3. Ces questions se posent dans le cadre d’un litige dans lequel la Sociedad General de Autores y Editores (SGAE, ci-après la «demanderesse au principal»), une société espagnole de gestion collective des droits de propriété intellectuelle, réclame à la société Padawan SL (ci-après la «défenderesse au principal») le paiement d’une compensation forfaitaire pour copie privée au titre de supports de sauvegarde commercialisés au cours d’une période précisément délimitée.
II – Cadre juridique
A – Droit de l’Union
4. Le dixième considérant de la directive 2001/29 dispose:
«Les auteurs ou les interprètes ou exécutants, pour pouvoir poursuivre leur travail créatif et artistique, doivent obtenir une rémunération appropriée pour l’utilisation de leurs œuvres, de même que les producteurs pour pouvoir financer ce travail. L’investissement nécessaire pour créer des produits, tels que des phonogrammes, des films ou des produits multimédias, et des services tels que les services à la demande, est considérable. Une protection juridique appropriée des droits de propriété intellectuelle est nécessaire pour garantir une telle rémunération et permettre un rendement satisfaisant de l’investissement.»
5. Le trente et unième considérant est libellé comme suit:
«Il convient de maintenir un juste équilibre en matière de droits et d’intérêts entre les différentes catégories de titulaires de droits ainsi qu’entre celles-ci et les utilisateurs d’objets protégés. Les exceptions et limitations actuelles aux droits, telles que prévues par les États membres, doivent être réexaminées à la lumière du nouvel environnement électronique. Les disparités qui existent au niveau des exceptions et des limitations à certains actes soumis à restrictions ont une incidence négative directe sur le fonctionnement du marché intérieur dans le domaine du droit d’auteur et des droits voisins. Ces disparités pourraient s’accentuer avec le développement de l’exploitation des œuvres par-delà les frontières et des activités transfrontalières. Pour assurer le bon fonctionnement du marché intérieur, ces exceptions et limitations doivent être définies de façon plus harmonieuse. Le degré d’harmonisation de ces exceptions doit être fonction de leur incidence sur le bon fonctionnement du marché intérieur.»
6. Il est déclaré ce qui suit au trente-deuxième considérant:
«La présente directive contient une liste exhaustive des exceptions et limitations au droit de reproduction et au droit de communication au public. Certaines exceptions ou limitations ne s’appliquent qu’au droit de reproduction, s’il y a lieu. La liste tient dûment compte de la diversité des traditions juridiques des États membres tout en visant à assurer le bon fonctionnement du marché intérieur. Les États membres appliquent ces exceptions et limitations de manière cohérente et la question sera examinée lors d’un futur réexamen des dispositions de mise en œuvre.»
7. Le trente-cinquième considérant est libellé comme suit:
«Dans le cas de certaines exceptions ou limitations, les titulaires de droits doivent recevoir une compensation équitable afin de les indemniser de manière adéquate pour l’utilisation faite de leurs œuvres ou autres objets protégés. Lors de la détermination de la forme, des modalités et du niveau éventuel d’une telle compensation équitable, il convient de tenir compte des circonstances propres à chaque cas. Pour évaluer ces circonstances, un critère utile serait le préjudice potentiel subi par les titulaires de droits en raison de l’acte en question. Dans le cas où des titulaires de droits auraient déjà reçu un paiement sous une autre forme, par exemple en tant que partie d’une redevance de licence, un paiement spécifique ou séparé pourrait ne pas être dû. Le niveau de la compensation équitable doit prendre en compte le degré d’utilisation des mesures techniques de protection prévues à la présente directive. Certains cas où le préjudice au titulaire du droit serait minime pourraient ne pas donner naissance à une obligation de paiement.»
8. Le trente-huitième considérant déclare:
«Les États membres doivent être autorisés à prévoir une exception ou une limitation au droit de reproduction pour certains types de reproduction de produits sonores, visuels et audiovisuels à usage privé, avec une compensation équitable. Une telle exception pourrait comporter l’introduction ou le maintien de systèmes de rémunération destinés à dédommager les titulaires de droits du préjudice subi.»
9. L’article 2 de la directive 2001/29 est libellé comme suit:
«Droit de reproduction
Les États membres prévoient le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit, en tout ou en partie:
a) pour les auteurs, de leurs œuvres;
b) pour les artistes interprètes ou exécutants, des fixations de leurs exécutions;
c) pour les producteurs de phonogrammes, de leurs phonogrammes;
d) pour les producteurs des premières fixations de films, de l’original et de copies de leurs films;
e) pour les organismes de radiodiffusion, des fixations de leurs émissions, qu’elles soient diffusées par fil ou sans fil, y compris par câble ou par satellite.»
10. L’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 dispose:
«Exceptions et limitations
[…]
2. Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations au droit de reproduction prévu à l’article 2 dans les cas suivants:
[…]
b) lorsqu’il s’agit de reproductions effectuées sur tout support par une personne physique pour un usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales, à condition que les titulaires de droits reçoivent une compensation équitable qui prend en compte l’application ou la non-application des mesures techniques visées à l’article 6 aux œuvres ou objets concernés».
B – Droit national
11. Selon les déclarations de la juridiction de renvoi, les dispositions de l’article 2 de la directive 2001/29 ont été transposées par l’article 17 du décret royal législatif n° 1/1996, du 12 avril 1996, portant approbation du texte codifié de la loi sur la propriété intellectuelle (Texto Refundido de la Ley de Propriedad Intelectual, ci-après la «LPI»), aux termes duquel l’«exercice exclusif des droits à l’exploitation de son œuvre sous quelque forme que ce soit appartient à son auteur s’agissant, notamment, [du droit] de reproduction [...], [reproduction qui] ne [peut] être [réalisée] sans son consentement, sous réserve des cas visés dans la présente loi», ainsi que par les articles suivants, qui étendent ce droit de reproduction aux autres titulaires de droits de propriété intellectuelle.
12. L’article 18 de la LPI précise ce qu’il faut entendre par «reproduction»: «la fixation de l’œuvre sur un support qui permet sa communication et l’obtention de copies de tout ou partie de l’œuvre».
13. Conformément à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, l’article 31, paragraphe 1, point 2, de la LPI prévoit que les œuvres déjà divulguées peuvent être reproduites sans autorisation de l’auteur, notamment pour l’«usage privé du copiste, sous réserve des articles 25 et 99, sous a), de la présente loi, pour autant que la copie ne fasse pas l’objet d’une utilisation collective ou lucrative».
14. L’article 25, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 23/2006 (5), réglemente de manière très détaillée la compensation financière due aux titulaires de droits de propriété intellectuelle pour la reproduction exclusivement réservée à l’usage privé, «au moyen d’appareils ou d’instruments techniques non typographiques, d’œuvres divulguées sous la forme de livres ou de publications, ceux-ci bénéficiant à cette fin du même traitement réglementaire, ainsi que de phonogrammes, de vidéogrammes ou d’autres supports sonores, visuels ou audiovisuels».
15. Cette compensation, qui doit être équitable et unique, consiste en une redevance qui s’applique non seulement aux équipements ou aux appareils de reproduction de livres, mais également aux équipements ou aux appareils de reproduction de phonogrammes et de vidéogrammes, ainsi qu’aux matériels de reproduction sonore, visuelle ou audiovisuelle (article 25, paragraphe 5, de la LPI). La redevance doit être réglée par les fabricants et importateurs de ces équipements et matériels ainsi que par les «distributeurs (grossistes et revendeurs au détail), acquéreurs successifs desdits produits» [article 25, paragraphe 4, sous a), de la LPI] aux sociétés de gestion collective des droits de propriété intellectuelle (article 25, paragraphe 7, de la LPI).
16. La loi n° 23/2006 a modifié l’article 25 de la LPI pour étendre expressément cette redevance aux équipements, aux appareils et aux matériels de reproduction numérique. La fixation du montant de la compensation doit être approuvée conjointement par le ministère de la Culture et par le ministère de l’Industrie, du Tourisme et du Commerce, conformément aux règles suivantes: en premier lieu, un délai de quatre mois est accordé aux sociétés de gestion collective et aux associations sectorielles représentant majoritairement les redevables pour définir les équipements, appareils et supports matériels assujettis au paiement de la compensation équitable pour copie privée ainsi que les montants à verser dans chaque cas; en second lieu, trois mois après la notification de l’accord ou après l’expiration du délai de quatre mois sans qu’un tel accord ait été conclu, le ministère de la Culture et le ministère de l’Industrie, du Tourisme et du Commerce adoptent la liste des équipements, des appareils et des supports matériels assujettis à la «redevance» ainsi que les montants de celle-ci (article 25, paragraphe 6, de la LPI).
17. À cet effet, la loi instaure elle-même des critères à prendre en compte: a) le préjudice effectivement causé aux titulaires de droits de propriété intellectuelle par les reproductions considérées comme des copies privées; b) l’intensité avec laquelle les équipements, appareils et supports matériels sont utilisés à des fins de copie privée; c) la capacité de stockage de ces équipements, appareils et supports matériels aux fins de la copie privée; d) la qualité des reproductions; e) la disponibilité, le niveau d’application et l’efficacité des mesures technologiques; f) la durée de conservation des reproductions et g) la nécessaire proportionnalité, du point de vue économique, entre les montants applicables aux différents équipements ou appareils au titre de la compensation équitable et le prix de vente moyen au consommateur final (article 25, paragraphe 6, de la LPI).
18. Afin de mettre en œuvre les dispositions sus-évoquées, l’arrêté ministériel (Orden Ministerial) n° 1743/2008, du 18 juin 2008 (6), détermine quels équipements, appareils et supports matériels numériques de reproduction doivent être assujettis au paiement de la compensation pour copie privée, ainsi que le montant de la compensation que chaque redevable doit verser pour chacun d’entre eux.
III – Faits, procédure au principal et questions préjudicielles
19. Ainsi que cela a déjà été évoqué dans l’introduction, la demanderesse au principal est une société espagnole de gestion collective des droits de propriété intellectuelle. La défenderesse au principal commercialise des supports de sauvegarde électroniques, notamment sous forme de CD-R, de CD-RW, de DVD-R et d’appareils MP3. La demanderesse au principal lui réclame le paiement d’une compensation forfaitaire pour copie privée au titre des supports de sauvegarde commercialisés par elle au cours de la période allant de septembre 2002 à septembre 2004.
20. La juridiction de première instance a fait droit à cette demande et condamné la défenderesse au principal au paiement de la somme de 16 759,25 euros, outre intérêts. La défenderesse au principal a exercé un recours contre cette décision.
21. La juridiction de renvoi devant statuer sur ce recours exprime, dans son ordonnance de renvoi, ses incertitudes quant à l’interprétation correcte de la notion de «compensation équitable» visée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29. Elle se demande si les dispositions en vigueur en Espagne, en vertu desquelles les équipements, appareils et supports matériels numériques de reproduction sont assujettis sans distinction au paiement de la compensation pour copie privée, peuvent être considérées comme conformes à ladite directive. Selon elle, la réponse à cette question a une incidence sur la solution du litige au principal, dans la mesure où ce serait de cette réponse que dépendrait le point de savoir si la demanderesse au principal a le droit de réclamer une compensation équitable pour copie privée pour l’ensemble des CD-R, des CD-RW et des appareils MP3 vendus par la défenderesse au principal au cours de la période susmentionnée ou si elle n’a le droit de réclamer une telle compensation équitable que pour les appareils et supports de données pour reproduction numérique présumés avoir été utilisés pour réaliser des copies privées.
22. En conséquence, la juridiction de renvoi a sursis à statuer et pose à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) La notion de ‘compensation équitable’ figurant à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 implique-t-elle une harmonisation, indépendamment de la faculté reconnue aux États membres de choisir les systèmes de perception qu’ils jugent appropriés pour mettre en œuvre le droit à une ‘compensation équitable’ des titulaires de droits de propriété intellectuelle lésés par l’introduction de l’exception de copie privée au droit de reproduction?
2) Quel que soit le système utilisé par chaque État membre pour calculer la compensation équitable, ce système doit-il respecter un juste équilibre entre les personnes concernées, c’est-à-dire, d’une part, les titulaires de droits de propriété intellectuelle lésés par l’exception de copie privée, bénéficiaires de ladite compensation, et, d’autre part, les redevables directs ou indirects? Cet équilibre est-il déterminé par la raison d’être de la compensation équitable, qui est de remédier au préjudice découlant de l’exception de copie privée?
3) Lorsqu’un État membre opte pour un système d’imposition ou de redevance sur les équipements, appareils et matériels de reproduction numérique, cette imposition (la compensation équitable pour copie privée) doit-elle être nécessairement liée, conformément à l’objectif poursuivi par l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 et au contexte de cette disposition, à l’usage présumé de ces équipements et matériels pour réaliser des reproductions bénéficiant de l’exception de copie privée, de telle sorte que l’application de l’imposition serait justifiée si l’on peut présumer que les équipements, appareils et matériels de reproduction numérique seront destinés à réaliser des copies privées, alors qu’elle serait injustifiée dans le cas contraire?
4) Lorsqu’un État membre choisit d’instaurer un système de ‘redevance’ pour copie privée, l’application, sans distinction, de ladite ‘redevance’ à des entreprises et à des professionnels qui font clairement l’acquisition d’appareils et de supports de reproduction numérique à des fins autres que celle de la copie privée est-elle conforme à la notion de ‘compensation équitable’?
5) Le système adopté par l’État espagnol, qui consiste à appliquer sans distinction la redevance pour copie privée à tous les équipements, appareils et matériels de reproduction numérique, est-il contraire à la directive 2001/29/CE, en l’absence de corrélation suffisante entre la compensation équitable et la limitation pour copie privée du droit [de reproduction], qui justifie cette compensation, dès lors que celle-ci s’applique dans une large mesure à des cas différents où la limitation des droits qui justifie la compensation financière n’existe pas?»
IV – Procédure devant la Cour
23. L’ordonnance de renvoi, datée du 15 septembre 2008, a été reçue par le greffe le 31 octobre 2008.
24. Des observations écrites ont été déposées dans le délai prévu à l’article 23 du statut de la Cour de justice par les parties à la procédure au principal, les gouvernements espagnol, allemand, hellénique, français, portugais, finlandais et du Royaume-Uni, par le Centro Español de Derechos Reprográficos (CEDRO), l’Entidad de Gestión de Derechos de los Productores Audiovisuales (EGEDA), l’Asociación de Artistas Intérpretes o Ejecutantes, Sociedad de Gestión de España (AIE), l’Asociación de Gestión de Derechos Intelectuales (AGEDI), ainsi que par la Commission européenne.
25. Lors de l’audience, qui s’est tenue le 4 mars 2010, des observations orales ont été présentées par les représentants des parties à la procédure au principal, de l’EGEDA, de l’AIE, du CEDRO, ceux des gouvernements espagnol, allemand, hellénique, ainsi que ceux de la Commission.
V – Principaux arguments des parties
A – Sur la recevabilité des questions préjudicielles
26. Le gouvernement espagnol et le CEDRO suggèrent à la Cour de déclarer la demande de décision préjudicielle irrecevable, car, selon eux, la juridiction de renvoi forme une demande de décision préjudicielle dans le cadre d’un litige auquel les dispositions antérieures à celles transposant la directive 2001/29 sont applicables. Selon eux, ce sont exclusivement les dispositions de l’article 25 de la LPI en vigueur avant l’entrée en vigueur de la loi modificative n° 23/2006 qui seraient applicables. Par conséquent, d’éventuels éléments d’interprétation de la notion de «compensation équitable» ne seraient pas nécessaires pour trancher le litige.
27. La demanderesse au principal propose, elle aussi, de déclarer irrecevable la demande de décision préjudicielle, toutefois pour des motifs différents. Elle considère qu’il serait manifeste que la compensation pour copie privée ne ferait l’objet que d’une harmonisation minimale. Selon elle, la directive 2001/29 ne définirait ni les méthodes d’après lesquelles une compensation équitable pour copie privée doit être calculée ni les équipements, appareils et matériels dont la vente fait naître le droit à une compensation équitable, pas plus qu’elle ne fixe les circonstances concrètes dans lesquelles il n’y a pas lieu de recouvrer cette compensation.
B – Sur la première question préjudicielle
28. La Commission, le gouvernement du Royaume-Uni, les gouvernements allemand et finlandais ainsi que l’EGEDA et l’AIE défendent la thèse selon laquelle la notion de «compensation équitable» visée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 doit être interprétée de manière uniforme dans tous les États membres et doit être appliquée par chaque État membre dans les limites fixées par le droit de l’Union, et notamment par ladite directive.
29. En revanche, les gouvernements espagnol et français de même qu’en partie le gouvernement grec, la demanderesse au principal, le CEDRO et l’AGEDI défendent la thèse selon laquelle la volonté du législateur communautaire était manifestement de limiter l’action d’harmonisation d’une notion, à savoir celle de «compensation équitable», et ce du fait que, premièrement, celle-ci n’a pas nécessairement à être reprise dans le droit national des États membres et que, deuxièmement, elle ne contient pas les éléments essentiels pour pouvoir déterminer les parties, l’objet et le contenu des relations juridiques, ce qui serait nécessaire pour pouvoir conclure à l’existence d’une notion harmonisée au niveau européen. Il s’ensuivrait qu’aucune harmonisation sur le plan communautaire ne serait liée à la notion de «compensation équitable» visée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29.
C – Sur la deuxième question préjudicielle
30. Le gouvernement du Royaume-Uni, le gouvernement grec, la défenderesse au principal ainsi que l’EGEDA et l’AGEDI font valoir que tout système mis en place par les États membres afin de calculer le montant de la compensation équitable devrait veiller à ce qu’il y ait un équilibre entre les auteurs et les utilisateurs ainsi que les personnes sur lesquelles cette redevance pèse, directement ou indirectement, en prenant en compte, le cas échéant, le préjudice subi par l’auteur du fait de l’autorisation des copies privées. Les gouvernements français et allemand soutiennent, en particulier, que le calcul de la compensation équitable doit permettre aux auteurs d’obtenir une rémunération appropriée pour l’utilisation de leurs œuvres.
31. Par contre, le gouvernement espagnol et le CEDRO font valoir qu’il ne saurait être déduit du libellé de la directive 2001/29 l’exigence d’un juste équilibre. Ils exposent, en outre, que la finalité de cette compensation pourrait ne pas être uniquement la réparation d’un préjudice, car cet élément ne constituerait qu’un «critère utile», ce qui ne signifierait pas qu’il soit le seul critère à prendre en compte, voire le «critère prépondérant», pour fixer la compensation financière. Le gouvernement allemand défend, de son côté, la thèse selon laquelle l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 ne fait pas obstacle à un système national de rémunération appropriée reposant de manière générale sur l’utilisation présumée des appareils habituellement utilisés pour effectuer des copies privées pour autant que cette méthode ne soit pas en contradiction avec le principe de proportionnalité.
32. La Commission estime que, dans la mesure où la directive 2001/29 ne prévoit aucune disposition relative au financement de la compensation équitable visée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), les États membres sont libres de déterminer tant les modalités du financement de cette indemnité que – dans le cas où celle-ci est financée par une redevance – les détails de cette redevance, ce toutefois dans les limites fixées par le droit de l’Union, en particulier par les droits fondamentaux et les principes généraux du droit.
D – Sur la troisième question préjudicielle
33. Le gouvernement du Royaume-Uni, le gouvernement français ainsi que la défenderesse au principal et l’AGEDI considèrent que, lorsqu’un État membre décide d’introduire un système de redevance pesant sur les équipements, appareils et matériels, conformément à l’objectif d’assurer une compensation du préjudice subi fixé à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, cette redevance devrait être liée à l’usage présumé de ces équipements et appareils en rapport avec des reproductions numériques.
34. En revanche, les gouvernements espagnol, finlandais et grec ainsi que l’EGEDA et le CEDRO défendent la thèse selon laquelle les États membres jouiraient d’une marge d’appréciation qui leur permettrait d’introduire des systèmes de compensation différents, ce qui serait effectivement le cas actuellement. Il serait donc licite, dans le cadre de cette diversité, que de tels systèmes soient introduits en se fondant sur l’aptitude objective d’un équipement ou d’un appareil à réaliser des copies destinées à un usage privé. Il serait également raisonnable de partir du principe de base que la seule fabrication ou importation de l’appareil fournirait les moyens de faire subir un préjudice financier aux auteurs, nonobstant la possibilité d’adapter ce critère, ainsi que cela serait déjà le cas de la législation espagnole, en fonction des circonstances concrètes et d’autres aspects juridiques supplémentaires.
35. La Commission et l’AIE soulignent que la directive 2001/29 laisse aux États membres le soin de décider qui doit contribuer au financement de la compensation équitable et sous quelle forme. La directive ne ferait pas obstacle à ce que les personnes qui bénéficient des exceptions et des limitations aux droits des auteurs, des artistes, des interprètes, des producteurs ou des entreprises de médias soient tenues au paiement d’une contribution dans les limites fixées par le droit de l’Union.
E – Sur la quatrième question
36. Le gouvernement du Royaume-Uni et le gouvernement français ainsi que la défenderesse au principal estiment que l’application, sans distinction, d’une redevance à des entreprises et à des professionnels qui font clairement l’acquisition d’appareils et de supports de reproduction numérique à des fins autres que celle de la copie privée ne serait pas conforme à la notion de «compensation équitable». Selon le gouvernement finlandais, notamment, lorsqu’un État membre a opté pour un système de redevance pesant sur les équipements, appareils et supports liés à une reproduction numérique, il serait justifié d’exclure de la redevance correspondante les appareils, équipements et matériels à usage strictement professionnel.
37. En revanche, les gouvernements espagnol et grec ainsi que l’EGEDA, le CEDRO et l’AGEDI considèrent que, même s’il serait exact que le critère de l’aptitude objective de l’équipement ou de l’appareil peut être adapté également en fonction de la condition subjective de l’acquéreur (pour autant qu’il soit garanti que celui-ci ne les utilisera pas pour réaliser des copies privées), il n’en resterait pas moins qu’il n’existerait aucun motif d’élever cet élément subjectif au rang de critère prépondérant, ne serait-ce déjà que parce qu’il ne serait pas aisé de déterminer la destination finale des appareils. La directive 2001/29 n’obligerait pas les États membres à exonérer certaines catégories particulières d’acquéreurs de l’obligation de payer une compensation. Selon le gouvernement grec, les équipements et appareils utilisés à des fins professionnelles ne pourraient pas être exonérés du paiement de la compensation, car il ne serait pas possible de vérifier quel sera l’usage concrètement fait de ces appareils.
38. La Commission et l’AIE soulignent que la directive 2001/29 n’interdirait pas à un État membre qui a introduit un système de redevance pesant sur les équipements, appareils et supports liés à une reproduction numérique à des fins privées d’œuvres protégées d’appliquer celui-ci indépendamment du point de savoir si l’acquéreur est une personne privée, une entreprise ou une personne exerçant une profession libérale.
F – Sur la cinquième question préjudicielle
39. Les gouvernements espagnol et français ainsi que la SGAE, l’EGEDA, le CEDRO et l’AGEDI estiment que la réglementation pour laquelle le législateur espagnol a opté serait conforme à la directive 2001/29. Bien qu’elle ne se soit pas expressément prononcée sur cette question préjudicielle, la Commission semble également partir du principe que la législation espagnole est en conformité avec la directive 2001/29.
40. En revanche, la défenderesse au principal considère que la réglementation espagnole en matière de copie privée serait contraire à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 et aux principes de proportionnalité et de non-discrimination du droit de l’Union, dans la mesure où elle s’appliquerait sans distinction à tous les équipements, appareils et supports liés à la reproduction numérique, que ceux-ci soient ou non effectivement utilisés pour réaliser des copies privées (et non pas à des fins commerciales) d’œuvres et d’autres objets protégés.
VI – Appréciation juridique
A – Remarques introductives
41. La directive 2001/29, entrée en vigueur le 23 juin 2001 pour mettre en œuvre au niveau communautaire le traité de l’OMPI sur le droit d’auteur (7) datant de 1996, constitue, ensemble avec six autres directives, la base de la législation de l’Union européenne en matière de droit d’auteur (8). Elle est une réaction du législateur communautaire à l’évolution technologique dans le domaine de la technologie de l’information qui, d’une part, a offert aux titulaires des droits de nouvelles formes de production et d’exploitation (9) et, d’autre part, soumet la protection de la propriété intellectuelle à de nouveaux défis, eu égard au risque de contrefaçon, de piratage et de reproduction illégale d’œuvres et d’autres objets protégés (10). En même temps, elle vise à répondre à l’intérêt légitime du public à pouvoir accéder à de tels objets protégés. La directive 2001/29 se caractérise ainsi par les efforts déployés par le législateur communautaire afin d’assurer un équilibre entre les intérêts des titulaires des droits et ceux du public (11). Ainsi que cela résulte de son deuxième considérant, elle contient une série de mesures législatives qui ont été adoptées lors du Conseil européen de Corfou des 24 et 25 juin 1994, et qui visent à créer un cadre juridique général et souple au niveau de la Communauté pour favoriser le développement de la société de l’information en Europe.
42. Ainsi que cela résulte de son premier considérant, cette directive, adoptée sur le fondement des articles 95 CE, 47, paragraphe 2, CE et 55 CE, contribue à garantir une concurrence non faussée au sein du marché commun. En effet, d’après son sixième considérant, elle doit répondre par une harmonisation à l’échelle communautaire au risque d’une fragmentation du marché intérieur en raison des disparités en matière de protection. Le quatrième considérant précise clairement que le but de cette réglementation est de créer, en améliorant la sécurité juridique et en assurant dans le même temps un niveau élevé de protection de la propriété intellectuelle, un cadre juridique harmonisé du droit d’auteur et des droits voisins qui encouragera des investissements importants dans des activités créatrices et novatrices, notamment dans les infrastructures de réseaux, et favorisera ainsi la croissance et une compétitivité accrue de l’industrie européenne.
43. Du point de vue de la politique législative, la directive 2001/29 constitue un compromis (12), en dépit de l’objectif d’harmonisation déclaré de suffisamment tenir compte des diverses traditions et conceptions juridiques existant dans les États membres de l’Union européenne – parmi lesquelles figurent la notion anglo-saxonne de copyright et celle de protection du droit d’auteur d’Europe continentale (13) –, en tant qu’elle prévoit de nombreuses exceptions (14) et laisse aux États membres une marge de transposition très importante (15).
44. Cela vaut également en ce qui concerne l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, qui permet aux États membres, en ce qui concerne la reproduction d’œuvres protégées ou de prestations à usage privé, de prévoir dans leurs ordres juridiques une exception ou une limitation, les États membres étant toutefois, dans ce cas, expressément tenus de veiller à ce que le titulaire du droit perçoive une compensation équitable. La décision d’introduire ou pas une telle exception ou limitation a, ainsi qu’en témoigne déjà le libellé de cette disposition («peuvent»), un caractère facultatif, à savoir qu’elle continue à relever de l’appréciation des États membres (16). En revanche, le libellé de cette disposition ne permet pas d’emblée de répondre à la question centrale qui se pose dans la présente affaire de savoir comment un tel système de compensation doit être organisé dans les détails. Pour cela, il convient de procéder à une interprétation approfondie de la directive en tenant compte de toutes les méthodes d’interprétation dont dispose la Cour.
45. Selon une interprétation logique des questions posées, la demande de décision préjudicielle vise au fond à demander à la Cour de préciser quelles sont les limites communautaires de la marge de transposition dont jouissent les États membres et quels sont les critères qu’ils doivent respecter pour définir cette compensation équitable, eu égard aux exigences imposées par le législateur communautaire. Dans un souci de clarté, dans le cadre de l’appréciation juridique, je suivrai l’ordre des questions dicté par la juridiction de renvoi. En raison de leur lien étroit, les troisième à cinquième questions doivent être traitées ensemble.
B – Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle
1. Admissibilité de l’objet de l’interprétation et recevabilité de la demande de décision préjudicielle
46. Avant d’examiner les questions préjudicielles, il convient toutefois de se pencher sur l’exception d’irrecevabilité de la demande de décision préjudicielle soulevée par le gouvernement espagnol, le CEDRO et la demanderesse au principal.
47. Le gouvernement espagnol et le CEDRO font valoir, en substance, que les questions préjudicielles ne présenteraient pas de pertinence à l’égard de la solution du litige au principal, car ce ne seraient pas les dispositions espagnoles transposant la directive 2001/29, mais celles qui les ont précédées qui seraient applicables. De son côté, la demanderesse au principal souligne le fait que la directive 2001/29 prévoirait une harmonisation minimale, de sorte que le point de savoir comment doit être calculée une compensation équitable au titre de la réalisation de reproductions pour un usage privé ne constituerait pas une question de droit de l’Union, mais une question de droit national avec pour conséquence que seule l’interprétation des dispositions nationales applicables importerait.
48. Il y a lieu de constater que l’exception d’irrecevabilité soulevée par les parties à la procédure suscitées se fonde en substance – en dépit de différences manifestes dans l’argumentation – sur le fait que ce qui importerait ne serait pas une interprétation du droit de l’Union, mais au contraire du droit national. D’un point de vue juridique, les parties à la procédure remettent en cause, d’une part, l’existence d’un objet d’interprétation admissible et, d’autre part, la pertinence de la demande de décision préjudicielle à l’égard de la solution du litige au principal. C’est pour cette raison qu’elles soutiennent, également, que la Cour n’est pas habilitée à interpréter les législations nationales.
49. Ce dernier point est certes exact et également en conformité avec la jurisprudence constante de la Cour (17), il résulte toutefois également de la jurisprudence de la Cour qu’en principe il n’appartient pas à celle-ci d’apprécier les motifs qui ont amené le juge national à poser une question préjudicielle donnée (18). La Cour a ainsi souligné à plusieurs reprises que, dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales, en vertu de l’article 234 CE, il appartient aux seules juridictions nationales qui sont saisies du litige et doivent assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir d’apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu’elles posent à la Cour (19).
50. Dès lors que les questions posées par les juridictions nationales portent sur l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer sur ces questions (20), sauf si, en réalité, elle est manifestement invitée à statuer sur un litige construit ou à formuler des opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques, si l’interprétation du droit de l’Union demandée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige, ou encore si la Cour ne dispose pas des éléments de fait ou de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (21).
51. En ce qui concerne la présente procédure préjudicielle, il est tout d’abord incontestablement demandé à la Cour d’interpréter l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29. Cela constitue indubitablement un objet d’interprétation admissible en vertu de l’article 234, premier alinéa, sous b), CE. Concernant la question de la pertinence à l’égard de la solution du litige, rien ne vient étayer la thèse selon laquelle les questions préjudicielles ne présenteraient aucun rapport avec le litige au principal. Il semble bien que ce soit le contraire, puisque la juridiction de renvoi souligne, à plusieurs reprises, dans son ordonnance de renvoi (22) que la réponse aux questions préjudicielles aura une incidence sur la solution du litige à l’origine de la demande de décision préjudicielle, car c’est de cette réponse que dépendra dans quelle mesure la demanderesse au principal a droit à une compensation équitable. D’après les explications de la juridiction de renvoi, cela dépend en effet du point de savoir si, telle qu’elle est concrètement structurée, la législation espagnole applicable est bien conforme à la notion communautaire de «compensation équitable», soit, en d’autres termes, si elle répond aux exigences relatives à une compensation équitable, au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29.
52. Dans ce contexte, pour apprécier la recevabilité de la présente demande de décision préjudicielle, savoir de l’application de quelle disposition nationale précisément dépend la solution du litige au principal ne présente en principe aucune pertinence; cette appréciation relève de la compétence du juge national compétent pour interpréter et appliquer le droit national dans le cadre du litige au principal.
53. En conséquence, la demande de décision préjudicielle est recevable.
2. Sur l’argument fondé sur l’introduction postérieure de la notion de «compensation équitable» dans la législation espagnole en matière de droit d’auteur
54. Dans un souci d’exhaustivité, dans ce contexte, je souhaite commenter l’argument du gouvernement espagnol selon lequel il ne serait pas nécessaire pour régler le litige d’interpréter la directive 2001/29 au motif que la notion de «compensation équitable» («compensación equitativa»), au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, n’aurait été introduite dans l’article 25 de la LPI que par la loi n° 23/2006, du 7 juillet 2006, en remplacement de la notion utilisée jusqu’alors de «rémunération équitable» («remuneración equitativa»).
55. Il y a lieu, tout d’abord, de constater que le gouvernement espagnol n’a ni expliqué ni démontré dans quelle mesure la notion précédemment utilisée dans la législation espagnole se distingue, de par son contenu normatif, de la notion de «compensation équitable». Ce qui demeure en particulier peu clair, c’est de savoir si, par cette modification, le législateur espagnol entendait seulement apporter une précision sémantique afin d’adapter la terminologie de son droit national en matière de droit d’auteur à la directive 2001/29. C’est cette solution qui apparaît la plus vraisemblable eu égard au caractère mineur des modifications du libellé (23).
56. En outre, il y a lieu de rappeler que la procédure fondée sur l’article 234 CE repose sur une coopération entre la Cour et les juridictions nationales dans le cadre de laquelle il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur l’interprétation des dispositions nationales et de juger si l’interprétation qu’en donne la juridiction de renvoi est correcte (24). Dans le cadre de la répartition des compétences entre les juridictions communautaires et nationales, du point de vue procédural, il incombe au contraire, en principe, à la Cour de partir du contexte factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions préjudicielles, tel que défini par la décision de renvoi (25). Cet aspect n’ayant pas été discuté par la juridiction de renvoi, il convient donc de partir du principe qu’il ne présente pas de pertinence en ce qui concerne la présente procédure préjudicielle.
57. Compte tenu de la nécessité de donner au juge national une réponse utile à ses questions préjudicielles (26), j’estime malgré tout nécessaire de souligner, à toutes fins utiles, que, pour autant qu’il importerait dans le cadre du litige au principal – ne serait-ce déjà qu’en raison de l’adaptation opérée du droit matériel espagnol aux exigences de la directive – de fixer avec précision le droit national applicable dans le temps, il convient de tenir compte de ce que les faits à l’origine de ce litige se sont produits au cours de la période allant de septembre 2002 à septembre 2004, et donc en grande partie à un moment où, premièrement la directive 2001/29 était déjà en vigueur et, deuxièmement, les États membres devaient avoir adopté les mesures de transposition nécessaires. Il résulte en effet de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2001/29 que les États membres étaient tenus d’adopter avant le 22 décembre 2002 les mesures législatives et réglementaires nécessaires pour se conformer à cette directive.
58. Dans l’hypothèse où la notion de «compensation équitable» n’aurait été introduite que postérieurement dans le droit espagnol en matière de droit d’auteur et ne serait pas juridiquement identique à la notion qui l’a précédée, il convient de souligner que, en tout état de cause, les juridictions espagnoles étaient tenues à une interprétation conforme à la directive à compter de l’expiration du délai de transposition. En effet, en vertu de la jurisprudence de la Cour, à compter de l’expiration du délai de transposition, il existe une obligation générale, qui incombe aux juridictions nationales, d’interpréter le droit interne d’une manière conforme à la directive (27). Le principe d’interprétation conforme requiert que les juridictions nationales fassent tout ce qui relève de leur compétence, en prenant en considération l’ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci, aux fins de garantir la pleine effectivité de la directive en cause et d’aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celle-ci (28).
C – Sur la première question préjudicielle
59. Par la première question préjudicielle, la juridiction de renvoi souhaite obtenir des informations sur le point de savoir si la notion de «compensation équitable» visée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 implique une harmonisation et s’il s’agit d’une notion communautaire qui doit faire l’objet d’une interprétation autonome.
60. La directive 2001/29 elle-même ne contient pas de définition légale de cette notion. Cela soulève donc la question de savoir si cette circonstance s’oppose à la qualifier de notion du droit de l’Union.
61. On peut évoquer, tout d’abord, en faveur d’une telle qualification la jurisprudence entre-temps bien constante de la Cour (29) en vertu de laquelle il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité que les termes d’une disposition de droit de l’Union qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute la Communauté, une interprétation autonome et uniforme qui doit être recherchée en tenant compte du contexte de la disposition et de l’objectif poursuivi par la réglementation en cause. Toutefois, lorsque le législateur communautaire a fait, dans un acte communautaire, un renvoi implicite aux usages nationaux, il n’appartient pas à la Cour de donner aux termes employés une définition communautaire autonome (30).
62. Ainsi, en cas de renvoi implicite à des usages nationaux ou même à des dispositions du droit national précisant une notion, il est renoncé à une définition communautaire de celle-ci. Dans ce cas, le droit national a un effet d’interprétation au sein du droit de l’Union. Les renvois de cette nature sont indispensables, en particulier lorsque la Communauté n’a pas élaboré de terminologie uniforme pour le droit de l’Union du fait que, dans un domaine spécifique, elle n’a pas exercé sa compétence législative, voire en est dépourvue. Ces renvois constituent donc une conséquence des principes de la compétence d’attribution limitée et de la subsidiarité, inhérents au droit de l’Union, visés à l’article 5 CE (31).
63. Le fait que la directive 2001/29 ne contient pas de renvoi exprès au droit des États membre plaide, en principe, en faveur d’une qualification en tant que notion de droit de l’Union.
64. La jurisprudence précitée doit être comprise en ce sens que, en raison de la nécessité d’une application uniforme et du principe d’égalité, la Cour part d’une présomption d’interprétation autonome qui peut néanmoins être écartée dans certaines circonstances (32) lorsqu’il n’est pas possible d’élaborer une notion uniforme (33) ou lorsqu’une harmonisation seulement partielle l’exige (34).
65. Or, de telles circonstances n’existent pas en l’espèce, puisque le contenu de cette notion peut être déterminé avec suffisamment de précision au moyen d’un examen systématique et téléologique des différentes dispositions de la directive tout en tenant compte des considérants de celle-ci. Conformément à la jurisprudence de la Cour, l’interprétation d’une disposition de droit de l’Union exige de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (35).
66. Cette notion est utilisée dans l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive pour décrire le contenu d’une «condition». Ainsi que cela a été exposé à titre introductif, les États membres doivent respecter cette condition lorsqu’ils prévoient des exceptions ou des limitations en ce qui concerne les droits de reproduction prévus à l’article 2. En outre, le trente-cinquième considérant précise la finalité d’une telle compensation équitable. Selon ce considérant, ce qui importe c’est que le titulaire du droit soit indemnisé de manière adéquate pour l’utilisation faite de son œuvre protégée ou d’un autre objet protégé. Mais différentes exigences communautaires – qui seront expliquées plus en détail dans le cadre des présentes conclusions – que les États membres doivent respecter lorsqu’ils définissent les modalités d’une telle compensation peuvent être déduites d’autres considérants, comme les trente et unième et trente-deuxième considérants. Ainsi, la directive 2001/29 présente une densité réglementaire qui, comme le gouvernement du Royaume-Uni l’a constaté à juste titre (36), permet au praticien du droit de déterminer au moins les contours d’une telle compensation équitable.
67. Enfin, la finalité de la directive elle-même, à savoir harmoniser certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information et empêcher ainsi les distorsions de concurrence dans le marché intérieur résultant de la diversité des législations des États membres, plaide pour une qualification en tant que notion de droit de l’Union. Le rapprochement des législations suppose nécessairement de développer des concepts autonomes de droit de l’Union, y compris une terminologie uniforme, s’il veut atteindre son objectif législatif (37). L’élaboration de concepts propres doit être possible, nonobstant le fait que les États membres jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans le cadre de la transposition d’une directive. Le souci du législateur communautaire de parvenir à une interprétation la plus uniforme possible de la directive 2001/29 se reflète, notamment, dans le trente-deuxième considérant, invitant les États membres à appliquer les exceptions et limitations au droit de reproduction de manière cohérente. Cet objectif serait précisément mis en échec par une interprétation non uniforme de la notion centrale de «compensation équitable» visée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29.
68. Les considérations qui précèdent sont confirmées par l’arrêt rendu dans l’affaire SENA (38), dans laquelle il était demandé à la Cour d’interpréter la notion de «rémunération équitable», au sens de la directive 92/100/CEE du Conseil, du 19 novembre 1992, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d’auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle (39). Dans cet arrêt, la Cour a tout d’abord renvoyé à la jurisprudence évoquée ci-dessus relative à l’interprétation autonome des notions de droit de l’Union (40), pour ensuite attirer l’attention sur le fait que la directive 92/100 ne définissait pas cette notion (41). Ce faisant, la Cour est manifestement partie du principe que le législateur communautaire a volontairement omis de prévoir un mode de calcul détaillé et normatif du niveau de cette rémunération (42). En conséquence, elle a admis que les États membres étaient habilités à réglementer eux-mêmes en détail une telle rémunération équitable en déterminant les «critères les plus pertinents pour assurer, dans les limites imposées par le droit de l’Union, et notamment par la directive 92/100, le respect de cette notion communautaire» (43) et s’est bornée à inviter les États membres à faire respecter de la façon la plus uniforme possible, sur le territoire de la Communauté, la notion de «rémunération équitable», au regard des objectifs de la directive 92/100, précisés notamment dans ses considérants (44). À cet égard, il y a lieu de souligner que le fait qu’il soit nécessaire de préciser cette notion par des critères à déterminer dans les législations nationales n’a pas empêché la Cour de déclarer que la notion de «rémunération équitable», au sens de l’article 8, paragraphe 2, de la directive 92/100, doit être interprétée d’une manière uniforme dans tous les États membres et mise en œuvre par chaque État membre (45). Ainsi, même dans les circonstances particulières sur lesquelles reposait cette affaire, la Cour a finalement pu conclure à la qualité de notion du droit de l’Union et à la nécessité d’une interprétation communautaire autonome.
69. Il me semble envisageable de transposer ces principes au litige au principal, puisque la présente affaire a également pour objet l’interprétation d’une notion de la législation de la Communauté en matière de droit d’auteur qui, en raison de l’approche réglementaire retenue par le législateur communautaire, n’est, de manière similaire, pas précisée et doit être concrétisée.
70. Enfin, un autre argument, reposant sur une interprétation historique de la directive 2001/29, peut être avancé en faveur d’une qualification en tant que notion du droit de l’Union. Il ressort de la genèse de cette directive que la notion de «compensation équitable», visée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), devait être une «notion nouvelle» qui, faute d’être définie dans la proposition de la Commission, nécessitait que le Conseil fixe des orientations sur son application (46). Ces orientations se trouvent désormais dans le trente-cinquième considérant de la directive. Il s’ensuit que la volonté du législateur était d’introduire une notion nouvelle au niveau communautaire sans se rattacher aux notions déjà existantes des législations nationales ou du droit international (47) en matière de droit d’auteur. Cela distingue donc cette notion de la notion de «rémunération équitable» utilisée aux articles 5 et 8, paragraphe 2, de la directive 2006/115, qui trouve son origine dans le droit international en matière de droit d’auteur (48) et qui a littéralement été reprise dans l’ordre juridique communautaire.
71. Eu égard à sa genèse, à sa nécessité d’être précisée, à son autonomie par rapport aux concepts des droits nationaux et du droit international et à l’objectif d’harmonisation poursuivi par la directive 2001/29, le choix d’une notion nouvelle pour la rémunération du titulaire des droits en cas de copie privée paraît donc reposer sur le souci du législateur communautaire d’appréhender les diverses législations nationales déjà existantes, issues des diverses traditions juridiques des États membres. En même temps, on peut facilement présumer que le législateur communautaire a dû voir un intérêt au développement d’un concept le plus flexible possible et ouvert à des révisions régulières liées aux évolutions technologiques et économiques (49).
72. Au vu de ce qui précède, il convient de répondre à la première question préjudicielle en ce sens que la notion de «compensation équitable» visée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 est une notion autonome du droit de l’Union qui doit être interprétée de manière uniforme dans tous les États membres et être mise en œuvre par chaque État membre, celui-ci déterminant, sur son territoire, les critères les plus pertinents pour assurer, dans les limites imposées par le droit de l’Union, et notamment par la directive 92/100, le respect de cette notion communautaire.
D – Sur la deuxième question préjudicielle
73. Par sa deuxième question préjudicielle, la juridiction de renvoi souhaite savoir en substance si les États membres sont tenus de respecter un juste équilibre entre les titulaires des droits de propriété intellectuelle et les redevables directs ou indirects de la compensation. En cas de réponse affirmative, la juridiction de renvoi demande si la raison d’être de la compensation équitable à obtenir est d’éliminer un préjudice subi par le titulaire du droit.
74. À mon avis, il convient en principe de répondre par l’affirmative à la première partie de la question. La nécessité de parvenir à un tel juste équilibre résulte, tout d’abord, du trente et unième considérant de la directive 2001/29, où il est fait référence à la garantie d’un «juste équilibre en matière de droits et d’intérêts» entre les différentes catégories de titulaires de droits et d’utilisateurs d’objets protégés. En outre, il résulte expressément du libellé de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de ladite directive que la limitation concernant la copie privée est soumise à la condition d’une compensation équitable. D’un point de vue sémantique déjà, cette notion implique un certain équilibre entre des intérêts opposés. Indépendamment de cela, le recours par le législateur communautaire à une notion relevant en réalité de la philosophie juridique telle que celle d’«équité» permet de mieux comprendre les considérations législatives inspirant cette règle. Dans ce contexte, contentons-nous de nous souvenir d’Aristote qui, dans son ouvrage Éthique à Nicomaque, a entrepris la première tentative d’une étude dogmatique et d’une structuration de cette notion, dans laquelle il a constaté que la justice n’est pas seulement une vertu, mais qu’elle doit toujours être pensée par rapport aux autres. D’après cela, agit de manière injuste celui qui exige plus que ce à quoi il a droit selon la loi. À l’opposé, l’injustice règne lorsqu’une personne obtient trop peu par rapport à sa prestation. Selon Aristote, la tâche d’instaurer l’égalité, et donc la justice, incombe habituellement au juge (dikastes). Ce qui est remarquable à cet égard, c’est que, afin d’illustrer sa thèse sur la «justice commutative» (iustitia commutativa), il a renvoyé notamment au droit de chaque artiste d’obtenir pour son œuvre une rémunération correspondante en quantité et en qualité (50). Il s’ensuit que le caractère équitable de cette compensation doit être atteint au travers d’une mise en balance des intérêts des titulaires des droits et des utilisateurs ainsi que l’a, à juste titre, exposé le gouvernement du Royaume-Uni.
75. Ces réflexions ne sont pas remises en cause par le fait que la juridiction de renvoi ne se réfère pas expressément dans sa question aux «utilisateurs», mais aux «redevables directs ou indirects [d’une telle compensation équitable]». Bien au contraire, la question préjudicielle doit être replacée dans son vrai contexte, ce qui appelle de ma part certaines précisions. En soi, la qualité formelle de débiteur de la compensation ne dit encore rien sur l’identité de la personne physique, au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, qui tire partie de la règle concernant la copie privée. À mon avis, c’est plutôt à cette personne qu’au débiteur qu’il faut se référer. Puisque, selon l’adage cuius commoda, eius incommoda (51), c’est l’utilisateur qui doit supporter la charge économique de la compensation, il devrait également être tenu compte de ses intérêts dans le cadre d’une mise en balance des intérêts. Cela paraît mieux répondre aux intentions du législateur communautaire exprimées dans le trente et unième considérant de la directive.
76. Indépendamment de cela, l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 ne détermine pas qui exactement doit être tenu au paiement. Le trente-cinquième considérant n’apporte pas non plus une aide à l’interprétation. Dans certaines circonstances, il est fort possible que le débiteur soit l’utilisateur, ainsi que cela est le cas en ce qui concerne la rémunération équitable prévue à l’article 8, paragraphe 2, de la directive 92/100 (52). De plus, il convient de tenir compte de ce que, dans un système de compensation forfaitaire au travers d’une redevance – tel que celui prévu par la législation espagnole –, ceux qui sont directement redevables du paiement d’une telle compensation équitable – à savoir les distributeurs et les importateurs aux termes de l’article 25, paragraphe 4, sous a), de la LPI – répercuteront cette redevance sur les clients à travers le prix de vente, et donc en fin de compte sur l’utilisateur (53). Ainsi que l’observe à juste titre le gouvernement allemand (54), cette disposition s’avère, en fin de compte, neutre pour les distributeurs et les importateurs. Certes, ils ont versé aux auteurs la compensation forfaitaire, mais ils ne subissent cependant de ce fait aucun préjudice, puisque cette compensation leur est remboursée par l’utilisateur à travers le prix de vente. Dans cette mesure, il ne serait pas correct de ne se rattacher qu’aux intérêts du débiteur de cette compensation. Cela n’exclut toutefois pas que, dans certaines circonstances, ces intérêts peuvent revêtir une importance, par exemple lorsque les distributeurs et les importateurs agissent pour défendre les intérêts des utilisateurs.
77. La première partie de la question n’a donc de sens que si l’expression «redevables indirects» utilisée par la juridiction de renvoi est comprise dans un sens non technique, et donc en ce sens qu’elle vise l’utilisateur qui supportera finalement la charge économique de la compensation. Dans ce cas, les considérations qui précèdent s’appliqueraient.
78. En ce qui concerne la seconde partie de la question, il convient tout d’abord de souligner que la compensation équitable, au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, n’a pas pour objet d’indemniser les titulaires des droits au titre d’agissements illégaux en rapport avec une reproduction interdite d’œuvres et d’autres objets protégés. Le droit à une compensation n’existe qu’à l’égard d’une copie privée, pour autant que celle-ci est autorisée par les législations des États membres en matière de droit d’auteur (55). Le fait de constater – par exemple sur Internet à travers les bourses d’échange «P2P» («peer to peer») – une violation largement répandue du droit de reproduction, par principe large, de l’auteur ne présente pas de pertinence à l’égard de cette disposition de la directive, pas plus qu’il ne peut être considéré comme un facteur pour instaurer un juste équilibre entre les intérêts des titulaires des droits et ceux des utilisateurs (56). En effet, les copies illégales réalisées de cette manière poursuivent, le plus souvent, un but commercial. En tout état de cause, elles poursuivent des buts autres qu’un «usage privé», au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, et ne sont pas visées par cette limitation et cette exception au droit de reproduction (57).
79. Le droit à une compensation équitable, au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, revêt en première ligne, ainsi que l’observe à juste titre le gouvernement allemand, le caractère d’une rémunération (58). Cela résulte de la première phrase du dixième considérant, selon laquelle les auteurs ou les interprètes ou exécutants, pour pouvoir poursuivre leur travail créatif et artistique, doivent obtenir une rémunération appropriée pour l’utilisation de leurs œuvres. Le trente-cinquième considérant précise que la compensation équitable aussi doit être classée dans cette catégorie de rémunérations, lorsqu’il souligne que, dans le cas de certaines exceptions ou limitations, les titulaires de droits doivent recevoir une compensation équitable afin de les indemniser de manière adéquate pour l’utilisation faite de leurs œuvres ou autres objets protégés.
80. En revanche, la nature juridique de pur droit à réparation de la notion juridique de «compensation équitable» qui est manifestement présumée par la juridiction de renvoi ne saurait d’emblée être confirmée. Certes, le droit de reproduction exclusif consacré par l’article 2 de la directive 2001/29 constitue une expression de la propriété intellectuelle de l’auteur. C’est pourquoi une exception à ce droit ou sa limitation en vertu de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 peut être perçue comme une atteinte à ce droit fondamental (59) protégé par le droit de l’Union. Néanmoins, il ne faut pas obligatoirement se rattacher au critère du préjudice pour fixer une compensation équitable. La directive ne fait qu’autoriser une orientation en fonction du préjudice, mais ne rend pas ce critère obligatoire (60).
81. Ainsi, il ressort de la deuxième phrase du trente-cinquième considérant de la directive que, lors de la détermination de la forme, des modalités et du niveau éventuel d’une telle compensation équitable, il convient de tenir compte des circonstances propres à chaque cas, le préjudice potentiel subi par le titulaire du droit pouvant être utilisé comme un «critère utile» pour évaluer ces circonstances. Cela indique que, ainsi que l’observe à juste titre le gouvernement espagnol, un préjudice potentiel ne peut être considéré ni comme le seul critère ni comme le critère prépondérant pour déterminer cette compensation équitable, mais qu’il ne constitue qu’un des nombreux critères auxquels les États membres peuvent se rattacher pour calculer la compensation équitable. Peuvent venir s’ajouter d’autres critères énoncés dans le trente-cinquième considérant de la directive, tels que le paiement reçu sous une autre forme, le degré d’utilisation des mesures techniques de protection ou le caractère minime du préjudice subi. Cette énumération ne doit, en aucun cas, être considérée comme exhaustive (61).
82. Dans une certaine mesure, la directive 2001/29 plaide en faveur d’une garantie de l’existence de la copie privée lorsqu’il est fait état, dans la première phrase du trente-huitième considérant, de ce que les États membres doivent être autorisés à prévoir, en assurant une compensation équitable, une exception ou limitation au droit de reproduction pour certains types de reproduction de produits sonores, visuels et audiovisuels à usage privé. Elle reconnaît ainsi aux États membres une large marge d’appréciation pour élaborer leurs systèmes nationaux respectifs de mise en œuvre de cette compensation équitable (62), notamment lorsque, dans la deuxième phrase du trente-huitième considérant, elle prévoit qu’une telle exception pourrait comporter l’introduction ou le maintien de systèmes de rémunération destinés à dédommager les titulaires de droits du préjudice subi.
83. Cette approche législative correspond à la nature juridique d’une directive qui, en vertu de l’article 249, troisième alinéa, CE, lie quant au résultat à atteindre, mais laisse, dans une large mesure, aux États membres le choix quant à la forme et aux moyens (63). À cet égard, la directive 2001/29 se caractérise par le fait qu’elle contient différentes exigences communautaires, en partie peu concrètes, notamment dans son trente-cinquième considérant, quant à la forme, aux modalités et au niveau de la compensation équitable. Est liée à la transposition de toute directive l’obligation pour tout État membre de justifier avoir atteint un certain résultat (64) qui, en ce qui concerne la directive 2001/29, consiste à garantir une compensation financière entre les auteurs et les utilisateurs dans le cas où cet État membre a décidé, conformément à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, de prévoir des exceptions ou des limitations au droit de reproduction de l’auteur (65).
84. Au vu de ce qui précède, il convient de répondre à la première partie de la deuxième question préjudicielle en ce sens que, quel que soit le système qu’ils appliquent pour calculer la compensation équitable, les États membres sont tenus d’établir un juste équilibre entre les personnes concernées, c’est-à-dire, d’une part, les titulaires de droits de propriété intellectuelle lésés par l’exception de copie privée, bénéficiaires de ladite compensation, et, d’autre part, les redevables directs ou indirects. Il y a lieu de répondre à la seconde partie de la question que la notion de «compensation équitable» figurant à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 doit être comprise comme une prestation fournie au titulaire du droit qui constitue, étant tenu compte de toutes les circonstances de la copie privée autorisée, une rémunération appropriée pour l’utilisation de son œuvre protégée ou d’un autre objet protégé.
E – Sur les troisième à cinquième questions préjudicielles
85. Les troisième à cinquième questions posées par la juridiction de renvoi ont toutes trait à la structure du système que les États membres doivent créer afin de mettre en œuvre la condition de la compensation équitable lorsqu’ils adoptent une exception ou limitation conformément à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29. Ces questions visent à faire constater par la Cour les exigences du droit de l’Union auxquelles doit répondre un système national prévoyant une rémunération forfaitaire au profit du titulaire du droit pour une utilisation d’équipements, d’appareils et de supports présumés être utilisés pour réaliser des copies privées, tel celui en vigueur en Espagne. La question litigieuse de la compatibilité d’une telle législation nationale avec le droit de l’Union, en première ligne avec la directive 2001/29, se pose notamment dans le contexte d’une application sans distinction de cette législation à toute une série de destinataires et d’équipements techniques.
86. Certes, dans le cadre d’une procédure introduite en vertu de l’article 234 CE, la Cour n’est pas compétente pour statuer sur la compatibilité d’une mesure nationale avec le droit de l’Union; toutefois, elle est compétente pour fournir à la juridiction nationale tous les éléments d’interprétation relevant du droit de l’Union qui peuvent lui permettre d’apprécier cette compatibilité pour le jugement de l’affaire dont elle est saisie (66).
1. Nécessité d’un lien entre la compensation et l’utilisation présumée afin de réaliser des copies privées
87. La troisième question préjudicielle est une question de principe et doit être, en conséquence, examinée en premier. Par cette question, la juridiction de renvoi souhaite savoir s’il faut obligatoirement qu’il existe un lien entre la redevance par laquelle la compensation équitable doit être financée et l’utilisation présumée des appareils et des supports de sauvegarde sus-énumérés. En d’autres termes, la Cour est interrogée sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une méthode de calcul forfaitaire de la rémunération du titulaire du droit.
a) La connexité en tant que condition non écrite
88. Ainsi que cela a déjà été exposé, une exception ou limitation en vertu de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 peut être considérée comme une atteinte autorisée par le droit de l’Union au droit exclusif de reproduction du titulaire du droit (67), cette disposition de la directive imposant obligatoirement dans ce cas une compensation au profit de l’auteur. Dès lors qu’un État membre transpose cette disposition dans son ordre juridique national, la réalisation d’une copie privée par une personne physique doit être considérée comme l’acte concret portant atteinte au droit exclusif de reproduction qui, sous réserve d’autres critères devant être fixés par la loi, donne naissance au droit du titulaire du droit de reproduction à une compensation financière.
89. Dans cette mesure, il existe bien une connexité entre la réalisation d’une copie privée et la rémunération due. Cela s’applique indépendamment de la manière détaillée dont chaque système national de rémunération au titre de la compensation pour copie privée est structuré ou du point de savoir si ce système est financé par une redevance. Par conséquent, du point de vue du droit de l’Union, il convient d’exiger qu’il existe, en tout état de cause, entre la redevance concernée et l’utilisation des appareils et des supports de sauvegarde susmentionnés un lien suffisamment étroit.
90. D’un autre côté, les exigences relatives à ce lien ne doivent pas être fixées de manière si stricte qu’il serait, en fin compte, exigé une utilisation effective des appareils en cause dans le but de réaliser des copies privées. Au contraire, une possibilité potentielle d’utilisation devrait déjà être considérée comme suffisante. Ces conclusions peuvent être tirées, tout d’abord, de l’arrêt SGAE (68), dans lequel la Cour a interprété la notion juridique imprécise de «communication au public», au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, et a jugé à cet égard que la simple possibilité d’une mise à la disposition du public d’une œuvre, en l’occurrence au moyen d’appareils de télévision, suffisait (69). Par contre, la Cour a jugé comme sans incidence le fait que certains utilisateurs n’avaient pas fait usage de cette possibilité, parce qu’ils n’avaient pas mis en marche les appareils de télévision (70). Ensuite, les explications de l’avocat général Sharpston dans ses conclusions dans cette affaire s’avèrent particulièrement précieuses, conclusions dans lesquelles elle a rappelé que, conformément aux principes fondamentaux du droit d’auteur, le titulaire du droit est rémunéré non pour la jouissance effective de l’œuvre, mais pour la simple possibilité juridique de cette jouissance (71).
b) Respect de la connexité dans un système de redevance autorisant une évaluation forfaitaire
91. On peut s’interroger sur le point de savoir si l’exigence d’un lien suffisamment étroit entre l’utilisation du droit et la compensation financière correspondante pour copie privée est satisfaite dans le cadre d’un système de redevance ayant recours à la méthode du calcul forfaitaire de la rémunération.
92. En tout état de cause, l’exigence d’un lien suffisamment étroit n’interdit pas aux États membres, dans le cadre de l’exercice de la marge de transposition dont ils jouissent, d’introduire, pour des considérations d’ordre pratique, un système qui se rattache non pas à l’ampleur effective, mais à l’ampleur présumée de la réalisation de copies privées parmi les utilisateurs d’appareils techniquement aptes à réaliser de telles copies, et donc de calculer une compensation équitable, en vertu de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, sur la base d’une estimation. L’introduction d’un tel système au niveau national paraît pouvoir être nécessaire ne serait-ce déjà qu’en raison de la quasi-impossibilité de fait tant de contrôler effectivement de telles reproductions que de recenser statistiquement le nombre exact de copies privées (72). Il faut supposer que le titulaire du droit ne sera généralement pas en mesure de découvrir si une reproduction privée a été réalisée et par qui. Une perception directe auprès de l’utilisateur est ainsi exclue pour des raisons pratiques (73). Les gouvernements espagnol, grec et allemand ainsi que celui du Royaume-Uni soulignent expressément ces difficultés.
93. La rémunération forfaitaire du titulaire du droit prévue par le droit espagnol qui se rattache à l’utilisation présumée des appareils et des supports de sauvegarde pallie de manière objective ces difficultés pratiques. En effet, le fabricant, l’importateur ou le distributeur d’un appareil ou d’un support de sauvegarde qui sera habituellement effectivement utilisé pour réaliser des reproductions règle directement un montant forfaitaire qui est exigé en tant que rémunération pour copie privée au profit de l’ensemble des titulaires de droits. Certes, l’obligation de paiement ne pèse pas sur l’utilisateur effectif. Elle pèse, au contraire, en amont sur le groupe de personnes citées en premier. Il n’en reste pas moins que, ainsi que cela a déjà été évoqué, il faut supposer que ce montant forfaitaire est répercuté, à travers le prix d’achat, sur l’acheteur de l’appareil ou du support de sauvegarde et donc sur l’utilisateur (74). La rémunération se rattache ainsi finalement à l’utilisation habituelle effective de l’appareil ou du support de sauvegarde afin de réaliser des copies privées.
94. Le rattachement à l’aptitude objective de l’appareil à réaliser des copies privées se fonde, ainsi que le gouvernement espagnol l’a exposé dans ses observations écrites (75), dans une certaine mesure sur une présomption légale selon laquelle, selon toute vraisemblance, l’acheteur fera usage de cette possibilité (76). Il existe donc bien ainsi un lien suffisamment étroit tant que cette présomption n’est pas renversée par des éléments concrets en sens contraire. Cette présomption légale prend en compte la connexité exigée par l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 entre, d’une part, l’utilisation du droit, et, d’autre part, la compensation équitable. En conséquence, une méthode par laquelle la rémunération du titulaire du droit est calculée forfaitairement doit, en principe, être considérée comme conforme au droit de l’Union.
c) Conclusion
95. Il convient donc de répondre à la troisième question que, lorsqu’un État membre opte pour un système d’imposition ou de redevance sur les équipements, appareils et matériels de reproduction numérique, une telle redevance pour copie privée ne peut être fondée sur l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 que si ces équipements, appareils et matériels sont présumés être utilisés pour réaliser des reproductions bénéficiant de l’exception de copie privée.
2. Sur l’application sans distinction de la redevance aux entreprises et aux professionnels
96. La quatrième question a une nature plus spécifique, puisque, par cette question, la juridiction de renvoi attire l’attention sur une particularité du système espagnol de redevance. Elle s’interroge sur le point de savoir si l’application sans distinction de la redevance aux entreprises et aux professionnels prévue par ce système est compatible avec notion de «compensation équitable». La juridiction de renvoi suppose, à cet égard, que les entreprises et les professionnels font clairement l’acquisition des appareils et des supports de reproduction numérique en cause à des fins autres que celle de la copie privée (77). La question préjudicielle contient ainsi une constatation de fait essentielle dont la Cour doit tenir compte dans le cadre de son appréciation juridique.
a) La nécessaire prise en compte des circonstances propres à chaque cas
97. Une perception sans distinction de la redevance, sans tenir compte de manière appropriée de la circonstance de fait que les appareils en cause peuvent, en raison des usages spécifiques d’une branche, être acquis à d’autres fins que la reproduction privée, ne peut pas être fondée sur l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29. Il ne s’agit pas d’une compensation équitable, au sens de cette disposition, puisque, aux termes du trente-cinquième considérant, les États membres sont invités (78) à tenir compte des circonstances propres à chaque cas lors de la détermination de la forme, des modalités et du niveau éventuel de la compensation équitable. Cette exigence ne serait donc ici pas satisfaite dans le litige au principal.
b) La nécessaire connexité entre copie privée et compensation
98. De plus, dans ces conditions, une telle législation ne prendrait, dans une large mesure, pas en compte la connexité qui, conformément à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, doit exister entre l’acte portant atteinte au droit de reproduction exclusif de l’auteur et la compensation financière correspondante. En effet, dans le litige au principal, un fondement juridique à la compensation ferait déjà défaut. La principale condition d’une compensation est, selon cette disposition, une reproduction «par une personne physique pour un usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales».
99. Une imposition sans distinction d’une entreprise par une redevance pour compensation de copie privée ne pourrait être justifiée, puisque, tout d’abord, la copie privée doit être réalisée «par une personne physique» de sorte que, tout au moins une reproduction «par une entreprise» n’est pas couverte par le libellé de la disposition. Même si, selon une approche plus proche de la réalité, on partait du principe que l’acte de reproduction devrait nécessairement être effectué par une personne physique, par exemple un employé de l’entreprise, l’imputation de l’acte de reproduction à l’entreprise soulèverait des questions juridiques sur lesquelles il ne peut être pris définitivement position. D’un autre côté, il résulte indirectement du sens et de la finalité de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 que la copie en question doit, en tout état de cause, être destinée «à l’usage privé d’une personne déterminée». Cela exclurait, par exemple, la réalisation d’une copie privée pour l’usage d’une personne morale dans la mesure où il faut comprendre par là l’utilisation de la copie par de nombreuses personnes (79).
100. Or, même si exceptionnellement il était répondu par l’affirmative à la question de l’imputabilité d’un acte de reproduction, les conditions d’application de l’article 5, paragraphe 2, sous b), ne seraient pas remplies. Cette disposition exclut expressément toute forme de copie à des fins commerciales, nonobstant s’il s’agit de fins professionnelles licites (comme une copie de sauvegarde) ou illicites (comme la piraterie musicale). Dès lors que, ainsi que le constate la juridiction de renvoi, les entreprises et les professionnels «font clairement l’acquisition» desdits appareils et supports de reproduction numérique «à des fins autres que celle de la copie privée», telles des fins professionnelles, la situation de fait dont la juridiction de renvoi fait état ne serait pas couverte par l’article 5, paragraphe 2, sous b) (80). Une rémunération financière du titulaire du droit irait donc, dans ce cas, au-delà de ce que la directive 2001/29 exige réellement au regard de la garantie d’une compensation équitable (81).
101. D’un point de vue juridique, la disposition nationale litigieuse entraîne un élargissement du champ d’application personnel et matériel de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 en tant qu’elle étendrait l’obligation de compensation prévue par celui-ci, d’une part, à des personnes autres que les personnes physiques et, d’autre part, à des situations de fait qui ne correspondent pas à une reproduction «pour un usage privé».
c) Réglementation exhaustive de la compensation équitable par l’article 5, paragraphe 2, sous b)
102. Les conséquences qui en découlent dépendent, pour l’essentiel, du point de savoir si l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 contient ou non une réglementation exhaustive de la compensation équitable pour copies privées.
103. Dès lors que les dispositions d’une directive réglementent de manière exhaustive un aspect particulier, les législations nationales qui vont au-delà des dispositions de la directive portant sur la même situation de fait sont inopérantes. Le point de savoir si une directive vise à établir une telle réglementation exhaustive doit être examiné au cas par cas, en tenant compte de son libellé, de sa finalité et de son économie (82). À cet égard, une directive peut fort bien contenir à la fois des dispositions ayant un caractère exhaustif, tout en contenant en même temps des dispositions qui laissent aux États membres une marge d’appréciation, par exemple à l’égard du niveau de protection d’une disposition (83).
104. À ce sujet, il convient à nouveau de souligner que la notion de «compensation équitable», au sens de cette disposition de la directive, constitue une notion du droit de l’Union suffisamment précise. En dépit du degré relativement bas d’harmonisation opéré par la directive 2001/29, lequel est, dans cette mesure, comparable à celui opéré par une directive-cadre, l’article 5, paragraphe 2, sous b), fixe clairement les circonstances dans lesquelles le titulaire du droit a droit à une rémunération. En outre, le sens et la finalité de cette disposition permettent de déterminer avec précision qui en est le débiteur. En cas de doute, il s’agit de l’utilisateur qui bénéficie de l’exception pour copie privée (84). Dans ce contexte, il faut supposer que l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 contient, en ce qui concerne la compensation équitable pour copie privée, une réglementation communautaire exhaustive qui interdit – tout au moins dans le domaine de la copie privée – aux États membres d’étendre unilatéralement le cercle des débiteurs à d’autres groupes de personnes, tels que les entreprises et les professionnels, qui, par expérience, font l’acquisition d’appareils et de supports de données de reproduction numérique à des fins autres qu’un usage privé.
105. En conséquence, une rémunération qui est attribuée aux titulaires des droits à la suite de l’application sans distinction d’une redevance aux entreprises et aux professionnels au titre de la réglementation des copies privées ne peut pas être considérée comme une compensation équitable, au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29.
106. Cela ne signifie toutefois pas que prélever sur les entreprises et les professionnels une redevance au titre du droit d’auteur sur le fondement de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 serait, par principe, interdit. Cette directive ne fait qu’harmoniser certains aspects du droit d’auteur. En conséquence, l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 ne fait obstacle à une législation nationale qui exige des entreprises et des professionnels une redevance au titre de la compensation des copies privées sur des appareils, des supports et des équipements que pour autant qu’il puisse être supposé qu’il ne sera pas réalisé avec ces appareils, ces supports et ces équipements des copies privées, au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29. En revanche, l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 ne fait pas obstacle à une réglementation nationale en vertu de laquelle une redevance est prélevée pour d’autres motifs (85).
d) Conclusion
107. Il convient, en conséquence, de répondre à la quatrième question préjudicielle que, en tout état de cause, la rémunération qui est accordée aux titulaires de droits à la suite d’une application sans distinction d’une redevance perçue sur les entreprises et les professions libérales au titre d’une réglementation de la copie privée ne répond pas à la notion de «compensation équitable», au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29.
3. Conformité du système espagnol de redevance à la directive 2001/29
108. Il convient de répondre à la cinquième question préjudicielle portant sur la conformité d’un système de redevance tel que celui en vigueur en Espagne avec la directive 2001/29 à la lumière des explications qui précèdent et en tenant compte des constatations opérées par la juridiction de renvoi.
109. Eu égard à la large marge d’appréciation des États membres, un système de compensation pour copies privées financé par une redevance qui, pour des considérations d’ordre pratique, a recours à un forfait pour le calcul de la compensation équitable est en conformité avec la directive 2001/29. Le législateur national doit néanmoins s’assurer que le lien, exigé par l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, entre, d’une part, l’atteinte portée au droit de reproduction, de par sa nature, large du titulaire du droit et, d’autre part, la compensation financière correspondante demeure dans une large mesure préservé (86).
110. Dès lors qu’un tel lien n’existe plus, par exemple parce que la redevance concernée est largement appliquée à des situations de fait différentes dans lesquelles il n’existe aucune limitation des droits justifiant une compensation financière, la rémunération accordée au titulaire du droit ne constitue, en tout état de cause, pas une compensation équitable, au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29.
111. Il y a donc lieu de répondre à la cinquième question qu’un système national qui applique sans distinction une redevance pour copie privée à tous les équipements, appareils et supports est contraire à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, en l’absence de corrélation suffisante entre la compensation équitable et la limitation pour copie privée du droit (de reproduction), qui justifie cette compensation, dès lors que celle-ci s’applique dans une large mesure à des cas différents où la limitation des droits qui justifie la compensation financière n’existe pas.
VII – Conclusion
112. Au vu de ce qui précède, je suggère de répondre comme suit aux questions préjudicielles de l’Audiencia Provincial de Barcelona:
«1) La notion de ‘compensation équitable’ visée à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, est une notion autonome du droit de l’Union qui doit être interprétée de manière uniforme dans tous les États membres et être mise en œuvre par chaque État membre, celui-ci déterminant, sur son territoire, les critères les plus pertinents pour assurer, dans les limites imposées par le droit de l’Union, et notamment par la directive 92/100/CEE du Conseil, du 19 novembre 1992, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d’auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle, le respect de cette notion communautaire.
2) La notion de ‘compensation équitable’ doit être comprise comme une prestation fournie au titulaire du droit qui constitue, étant tenu compte de toutes les circonstances de la copie privée autorisée, une rémunération appropriée pour l’utilisation de son œuvre protégée ou d’un autre objet protégé. Quel que soit le système qu’ils appliquent pour calculer la compensation équitable, les États membres sont tenus de respecter un juste équilibre entre les personnes concernées, c’est-à-dire, d’une part, les titulaires de droits de propriété intellectuelle lésés par l’exception de copie privée, bénéficiaires de ladite compensation, et, d’autre part, les redevables directs ou indirects.
3) Lorsqu’un État membre opte pour un système de redevance sur les équipements, appareils et matériels de reproduction numérique, conformément à l’objectif poursuivi par l’article 5, paragraphe 2, point b), de la directive 2001/29 et au contexte de cette disposition, cette redevance doit nécessairement être liée à l’usage présumé de ces équipements et matériels pour réaliser des reproductions bénéficiant de l’exception de copie privée, de sorte que l’application de l’imposition n’est justifiée que si l’on peut présumer que les équipements, appareils et matériels de reproduction numérique sont utilisés pour réaliser des copies privées.
4) L’application, sans distinction, d’une redevance à des entreprises et à des professionnels qui font clairement l’acquisition d’appareils et de supports de reproduction numérique à des fins autres que celle de la copie privée n’est pas conforme à la notion de ‘compensation équitable’, au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29.
5) Un système national qui applique sans distinction une redevance pour copie privée à tous les équipements, appareils et supports est contraire à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, en l’absence de corrélation suffisante entre la compensation équitable et la limitation pour copie privée du droit (de reproduction) justifiant cette compensation du fait qu’il ne peut être supposé que ces équipements, appareils et supports sont utilisés pour réaliser des copies privées.»