DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

6 mai 2015 (*)

« Référé – REACH – Inscription de la substance chimique phtalate de bis(2‑éthylhexyle) (DEHP) sur la liste des ‘substances candidates’ – Demande de sursis à exécution – Défaut d’urgence »

Dans l’affaire T‑115/15 R,

Deza, a.s., établie à Valašské Meziříčí (République tchèque), représentée par Me P. Dejl, avocat,

partie requérante,

contre

Agence européenne des produits chimiques (ECHA), représentée par Mme M. Heikkilä, MM. W. Broere et T. Zbihlej, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande de sursis à l’exécution de la décision ED/108/2014 du directeur exécutif de l’ECHA, du 12 décembre 2014, qui procède, notamment, à la mise à jour, pour le 17 décembre 2014, de l’entrée existante relative à la substance chimique phtalate de bis(2‑éthylhexyle) (DEHP) sur la liste des substances candidates en vue d’une éventuelle inclusion dans l’annexe XIV du règlement (CE) n° 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2006, concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (REACH), instituant une agence européenne des produits chimiques, modifiant la directive 1999/45/CE et abrogeant le règlement (CEE) nº 793/93 du Conseil et le règlement (CE) nº 1488/94 de la Commission ainsi que la directive 76/769/CEE du Conseil et les directives 91/155/CEE, 93/67/CEE, 93/105/CE et 2000/21/CE de la Commission (version rectifiée JO 2007, L 136, p. 3), tel que modifié,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

rend la présente

Ordonnance

 Antécédents du litige

1        Le 18 décembre 2006, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont adopté le règlement (CE) n° 1907/2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (REACH), instituant une agence européenne des produits chimiques, modifiant la directive 1999/45/CE et abrogeant le règlement (CEE) n° 793/93 du Conseil et le règlement (CE) n° 1488/94 de la Commission ainsi que la directive 76/769/CEE du Conseil et les directives 91/155/CEE, 93/67/CEE, 93/105/CE et 2000/21/CE de la Commission (version rectifiée JO 2007, L 136, p. 3), tel que modifié (ci-après le « règlement REACH » ou le « règlement »).

2        Ce faisant, le législateur a institué un régime concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances visant, notamment, à assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement ainsi que la libre circulation des substances dans le marché intérieur. L’un des objectifs de ce régime est de garantir que les « substances extrêmement préoccupantes », à savoir celles qui répondent aux critères énoncés à l’article 57 du règlement REACH, soient remplacées à terme par des substances ou des technologies moins dangereuses, lorsque des solutions de remplacement appropriées existent. Le règlement REACH prévoit ainsi, en son titre VII, une procédure d’autorisation, dont le but est d’assurer le bon fonctionnement du marché intérieur tout en garantissant que les risques résultant de substances extrêmement préoccupantes seront valablement maîtrisés.

3        Lorsque l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) inscrit, en application de la procédure prévue à l’article 59 du règlement REACH, une substance extrêmement préoccupante sur la « liste des substances candidates », d’une part, les opérateurs économiques concernés, notamment les producteurs, importateurs et fournisseurs de la substance, sont soumis à des obligations d’information, conformément à l’article 7, paragraphes 2 et 4, à l’article 31, paragraphe 1, sous c), et paragraphe 3, sous b), ainsi qu’aux articles 33 et 34 du règlement REACH. D’autre part, cette inscription signifie que ladite substance peut ensuite, en vertu de l’article 58 du règlement REACH, faire l’objet d’une inclusion dans l’annexe XIV du règlement, c’est-à-dire à la liste des substances soumises à autorisation.

4        En vertu de l’article 56 du règlement REACH, des substances incluses dans l’annexe XIV du règlement ne peuvent, en principe, être mises sur le marché de l’Union européenne, à moins que leur utilisation ait été autorisée ou soit exempte d’une obligation d’autorisation, ou qu’une décision n’ait pas encore été adoptée quant à leur autorisation à condition que l’octroi d’une telle autorisation ait été demandé dans le délai fixé à cet effet.

5        Conformément à l’article 62 du règlement REACH, les demandes d’autorisation en vue de la mise sur le marché et de l’utilisation de telles substances sont introduites auprès de l’ECHA, accompagnées, notamment, d’un rapport sur la sécurité chimique et d’une analyse des solutions de remplacement. L’ECHA élabore des avis à cet égard, qui sont transmis à la Commission européenne, cette dernière se prononçant ensuite définitivement sur les demandes.

6        La requérante, Deza, a.s., est active dans le secteur chimique depuis 1892, et cela, depuis 1990, sous la forme d’une société anonyme. En tant qu’entreprise chimique, elle produit, commercialise et utilise, notamment, la substance chimique phtalate de bis(2‑éthylhexyle) (DEHP) (ci-après le « DEHP »).

7        En octobre 2008, l’ECHA a décidé d’inscrire le DEHP sur la liste des substances candidates, au motif qu’il s’agissait d’une substance toxique pour la reproduction, au sens de l’article 57, sous c), du règlement REACH, qui était donc susceptible d’être incluse dans l’annexe XIV du règlement. Par la suite, par son règlement (UE) n° 143/2011 du 17 février 2011 modifiant l’annexe XIV du règlement REACH (JO L 44, p. 2), tel que rectifié (JO 2011, L 49, p. 52), la Commission a effectivement inclus le DEHP dans cette annexe XIV, motif pris de sa toxicité pour la reproduction, en fixant, d’une part, au 21 février 2015 la date d’expiration à partir de laquelle sa mise sur le marché et son utilisation étaient interdites et, d’autre part, au 21 août 2013 la date limite pour l’introduction d’éventuelles demandes visant à obtenir l’autorisation à continuer d’utiliser le DEHP ou de le mettre sur le marché après la date d’expiration.

8        Le 12 août 2013, la requérante a demandé une telle autorisation d’utilisation pour le DEHP en application de l’article 62, paragraphe 1, du règlement REACH. Des demandes d’autorisation relatives à la même substance chimique ont également été introduites par d’autres sociétés, lesquelles avaient coopéré avec la requérante pour préparer leurs dossiers de demande d’autorisation.En novembre 2014, l’ECHA a adopté des avis dans lesquels elle recommandait à la Commission d’accorder l’autorisation pour les utilisations demandées par la requérante. Ces avis ont été envoyés à la Commission en décembre 2014 en vue d’une décision définitive. La Commission est actuellement en train de préparer cette décision.

9        Le 26 août 2014, en vertu de l’article 59, paragraphe 3, du règlement REACH, le Royaume de Danemark a demandé à l’ECHA d’inscrire le DEHP sur la liste des substances candidates au motif – s’ajoutant à celui de sa toxicité – qu’il s’agissait d’une substance perturbant le système endocrinien, au sens de l’article 57, sous f), du règlement REACH, pour laquelle il était scientifiquement prouvé qu’elle pouvait avoir des effets graves sur la santé humaine ou sur l’environnement qui suscitaient un niveau de préoccupation équivalent à celui suscité par l’utilisation d’autres substances énumérées à l’article 57, sous a) à e), du règlement. Le Royaume de Danemark proposait, en conséquence, que la liste des substances candidates soit complétée en ce sens.

10      La proposition danoise a fait l’objet de la procédure prévue à l’article 59, paragraphes 3 à 5, du règlement REACH. Après avoir été discutée au sein du comité des États membres, cette proposition a abouti à l’adoption, conformément à l’article 59, paragraphe 8, du règlement REACH, de la décision ED/108/2014 du directeur exécutif de l’ECHA, du 12 décembre 2014, qui procédait, notamment, à la mise à jour, pour le 17 décembre 2014, de l’entrée existante relative au DEHP sur la liste des substances candidates en vue d’une éventuelle inclusion dans l’annexe XIV du règlement REACH (ci-après la « décision attaquée »). L’inscription du DEHP sur la liste des substances candidates est motivée par le constat qu’il s’agit d’une substance susceptible d’avoir des effets graves sur l’environnement, au sens de l’article 57, sous f), du règlement REACH.

11      La décision attaquée a été publiée le 17 décembre 2014 sur le site Internet de l’ECHA.

 Procédure et conclusions des parties

12      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 5 mars 2015, la requérante a introduit un recours visant à l’annulation de la décision attaquée. À l’appui de son recours, elle allègue, notamment, une violation du principe de sécurité juridique, en ce que la décision attaquée ne tiendrait pas compte de la circonstance que le DEHP fait l’objet, depuis 2013, d’une procédure d’autorisation concernant l’identification du DEHP non en tant que substance perturbant le système endocrinien, au sens de l’article 57, sous f), du règlement REACH, mais en tant que substance toxique, au sens de son article 57, sous c), du même règlement.

13      Par acte séparé, déposé au greffe du Tribunal le même jour, la requérante a introduit la présente demande en référé, dans laquelle elle conclut, en substance, à ce qu’il plaise au président du Tribunal de surseoir à l’exécution de la décision attaquée, jusqu’à ce que le Tribunal ait statué sur le recours principal.

14      Dans ses observations sur la demande en référé, déposées au greffe du Tribunal le 23 mars 2015, l’ECHA conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        rejeter la demande en référé ;

–        condamner la requérante aux dépens.

15      La requérante a répondu aux observations de l’ECHA par mémoire du 1er avril 2015. L’ECHA a pris définitivement position sur celui-ci par mémoire du 16 avril 2015.

 En droit

16      Il ressort d’une lecture combinée des articles 278 TFUE et 279 TFUE, d’une part, et de l’article 256, paragraphe 1, TFUE, d’autre part, que le juge des référés peut, s’il estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire les mesures provisoires nécessaires. Néanmoins, l’article 278 TFUE pose le principe du caractère non suspensif des recours, les actes adoptés par les institutions de l’Union bénéficiant d’une présomption de légalité. Ce n’est donc qu’à titre exceptionnel que le juge des référés peut ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire des mesures provisoires (voir ordonnance du 11 novembre 2013, CSF/Commission, T‑337/13 R, EU:T:2013:599, point 21 et jurisprudence citée).

17      En outre, l’article 104, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal dispose que les demandes en référé doivent spécifier l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent. Ainsi, le juge des référés peut ordonner le sursis à exécution et d’autres mesures provisoires s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’ils sont urgents en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de la partie qui les sollicite, qu’ils soient prononcés et produisent leurs effets dès avant l’intervention de la décision sur le recours principal. Ces conditions sont cumulatives, de sorte que les mesures provisoires doivent être rejetées dès lors que l’une d’elles fait défaut (voir ordonnance CSF/Commission, point 16 supra, EU:T:2013:599, point 22 et jurisprudence citée).

18      Dans le cadre de cet examen d’ensemble, le juge des référés dispose d’un large pouvoir d’appréciation et reste libre de déterminer, au regard des particularités de l’espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre de cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence (voir ordonnance CSF/Commission, point 16 supra, EU:T:2013:599, point 23 et jurisprudence citée).

19      Compte tenu des éléments du dossier, le juge des référés estime qu’il dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la présente demande en référé, sans qu’il soit utile d’entendre, au préalable, les parties en leurs explications orales.

20      Dans les circonstances du cas d’espèce, il convient d’examiner d’abord si la condition relative à l’urgence est remplie.

21      Dans ce contexte, la requérante fait valoir qu’elle subirait un préjudice grave et irréparable s’il n’était pas fait droit à la présente demande en référé. Elle soutient que la décision attaquée – qui lui impose d’ailleurs plusieurs obligations de nature informative relatives à l’identification du DEHP conformément à l’article 57, sous f), du règlement REACH – risque de porter atteinte à ses droits et à son activité professionnelle, avec pour conséquence qu’elle perdrait des clients et le marché de la substance chimique en cause, notamment le secteur relatif à l’utilisation du DEHP dans des dispositifs médicaux, sans pouvoir remédier à cette perte même si elle obtenait gain de cause dans la procédure principale. En particulier, la décision attaquée risquerait de compromettre l’octroi de l’autorisation d’utilisation du DEHP en tant que substance toxique, au sens de l’article 57, sous c), du règlement REACH, que la requérante a demandée le 12 août 2013 (voir point 8 ci-dessus).

22      La requérante précise que, en vertu de l’article 56, paragraphe 5, du règlement REACH, le régime d’autorisation relatif aux substances chimiques ne s’applique pas à une substance – telle que le DEHP avant l’adoption de la décision attaquée – dont l’utilisation est soumise à l’obligation d’autorisation seulement parce qu’elle a été identifiée en tant que substance visée à l’article 57, sous c), de ce règlement ou en tant que substance dangereuse pour la santé humaine au sens de l’article 57, sous f), du règlement, lorsqu’elle est utilisée dans des produits cosmétiques ou dans des matériaux destinés à être en contact avec les denrées alimentaires. Selon la requérante, cette dérogation ne couvre précisément pas la nouvelle identification du DEHP en tant que substance perturbant le système endocrinien avec d’éventuels effets graves sur l’environnement, au sens dudit article 57, sous f), opérée dans la décision attaquée.

23      La requérante en conclut que l’utilisation du DEHP sera, à nouveau, soumise au régime d’autorisation prévu par le règlement REACH. Compte tenu de la nouvelle identification du DEHP, il serait à craindre qu’il soit mis fin à la procédure d’autorisation initiée le 12 août 2013 ou que cette procédure soit « remise à zéro » dans le but de faire examiner un nouveau dossier, ce qui risquerait de compromettre tous les efforts déployés à ce jour par la requérante et par les autres entreprises ayant participé à cette procédure en dévalorisant les sommes, de plus de 200 000 euros, investies par elles notamment pour l’élaboration des analyses scientifiques et des documents d’appoint nécessaires à la procédure d’autorisation. De surcroît, la requérante et les entités concernées de l’Union, y compris l’ECHA et ses comités, devraient s’attendre à être exposées à des coûts financiers supplémentaires considérables.

24      La requérante craint que, dans le prolongement de la décision attaquée, l’annexe XIV soit mise à jour, alors même que la Commission devrait adopter très prochainement sa décision définitive dans la procédure relative à la demande d’autorisation du 12 août 2013 susmentionnée. Or, aucune nouvelle demande d’autorisation ne pourrait plus être introduite par la requérante en vue d’une utilisation du DEHP, tel que nouvellement identifié au sens de l’article 57, sous f), du règlement REACH, dans la mesure où le délai pour introduire cette demande, fixé à l’annexe XIV, a expiré le 21 août 2013. En même temps, conformément aux dispositions combinées de l’article 58, paragraphe 1, sous c), i), du règlement REACH et de l’annexe XIV dudit règlement, le DEHP ne pourrait plus être utilisé sans autorisation à partir du 21 février 2015.

25      Dans ces circonstances, à partir du moment où l’annexe XIV sera mise à jour, la requérante, ne disposant pas de l’autorisation nécessaire, devrait mettre fin à la production et à l’utilisation du DEHP, l’autorisation susceptible d’être délivrée dans le cadre de la procédure d’autorisation actuellement en cours devant la Commission ne portant pas sur la nouvelle utilisation au sens de l’article 57, sous f), du règlement REACH.

26      La requérante ajoute qu’une cessation de la production et de l’utilisation du DEHP aurait également des effets négatifs dans le domaine social et de l’emploi, car elle est un employeur important dans la région en question, et toute limitation de son activité et les licenciements qui en résulteraient auraient une incidence considérable sur l’emploi dans le district de Vsetín (République tchèque) où elle est établie, ainsi que dans les districts adjacents. Elle précise que, à la date du 31 janvier 2015, le taux de chômage dans le district de Vsetín et dans le district voisin de Kroměříž (République tchèque) était de 7 à 9 %, voire de 9 à 11 % dans le district voisin de Přerov (République tchèque).

27      La requérante se réfère, enfin, au risque que les critères d’application générale, élaborés par la Commission pour l’identification d’une substance perturbant le système endocrinien, soient incompatibles avec ceux qui reposent sur les constatations scientifiques peu convaincantes et peu objectives sur le fondement desquelles l’ECHA a adopté la décision attaquée identifiant le DEHP en tant que substance perturbant le système endocrinien. En conséquence, on serait en présence d’actes de l’Union contradictoires, ce qui irait à l’encontre des principes de sécurité juridique, de prévisibilité du droit de l’Union et de confiance légitime.

28      L’ECHA estime qu’aucun des arguments de la requérante ne permet d’établir que cette dernière subirait un préjudice grave et irréparable en raison de l’exécution de la décision attaquée.

29      À cet égard, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence bien établie, il n’y a urgence que si le préjudice grave et irréparable redouté par la partie qui sollicite les mesures provisoires est imminent à tel point que sa réalisation est prévisible avec un degré de probabilité suffisant, étant entendu qu’un préjudice de nature purement hypothétique, en ce qu’il est fondé sur la survenance d’événements futurs et incertains, ne saurait justifier l’octroi de mesures provisoires (voir, en ce sens, ordonnance du 27 février 2015, Espagne/Commission, T‑826/14 R, Rec, EU:T:2015:126, point 33 et jurisprudence citée). En outre, en cas de demande de sursis à l’exécution d’un acte de l’Union, l’octroi de la mesure provisoire sollicitée n’est justifié que si l’acte en question constitue la cause déterminante du préjudice grave et irréparable allégué [voir ordonnance du 7 mars 2013, EDF/Commission, C‑551/12 P(R), Rec, EU:C:2013:157, point 41 et jurisprudence citée].

30      En application de cette jurisprudence, il a été jugé que l’appréciation de la question de savoir s’il est urgent pour le juge des référés d’adopter des mesures provisoires dépend de la situation factuelle dans laquelle se trouve la partie qui sollicite ces mesures. En d’autres termes, l’urgence alléguée n’est établie que si cette partie est effectivement exposée au risque imminent et réel de subir un préjudice grave et irréparable, alors qu’un risque purement théorique et hypothétique ne suffit pas à cet effet. Ainsi, la seule existence d’une obligation juridique ne saurait, en principe, créer une situation d’urgence pour le justiciable nécessitant l’octroi d’une mesure provisoire, aussi longtemps qu’aucune mesure d’exécution contraignante n’a été prise en vue de faire respecter ladite obligation (ordonnance Espagne/Commission, point 29 supra, EU:T:2015:126, point 40).

31      En l’espèce, il est constant que, en vertu des dispositions pertinentes du règlement REACH, les seules obligations que la décision attaquée impose directement à la requérante consistent en ce qu’elle doit fournir des informations nouvelles sur l’identification du DEHP en tant que substance perturbant le système endocrinien avec d’éventuels effets graves sur l’environnement, au sens de l’article 57, sous f), du règlement REACH, et sur les propriétés dangereuses de cette substance. Or, la requérante se borne, dans la demande en référé, à mentionner la simple existence de ces obligations de nature informative, sans prétendre, et encore moins établir, que leur exécution lui causerait un préjudice grave et irréparable.

32      S’agissant de l’argumentation selon laquelle la requérante, à défaut de disposer de l’autorisation nécessaire, devrait cesser la production, la commercialisation et l’utilisation du DEHP à partir du moment où l’annexe XIV serait mise à jour par son inclusion en tant que substance perturbant le système endocrinien avec d’éventuels effets graves sur l’environnement, au sens de l’article 57, sous f), du règlement REACH, force est de constater que, ainsi que l’ECHA l’a relevé à juste titre, la décision attaquée, en modifiant l’inscription du DEHP sur la liste des substances candidates, n’a pas pour effet d’entraîner automatiquement l’interdiction ou la restriction de la production, de la mise sur le marché et de l’utilisation du DEHP ou des produits qui le contiennent. Une telle conséquence préjudiciable pour la requérante ne pourrait être déclenchée que par une modification de l’inclusion du DEHP dans l’annexe XIV du règlement REACH. Or, conformément à l’article 58 du règlement REACH, toute modification de ladite annexe XIV relève de la compétence exclusive de la Commission, qui n’est juridiquement liée par aucune des recommandations que lui soumet l’ECHA sous forme d’une liste des substances candidates. Le caractère non contraignant de ces recommandations ressort, d’ailleurs, clairement du titre même de la décision attaquée, qui, tout en complétant la liste des substances candidates, n’envisage qu’une « éventuelle » inclusion du DEHP dans l’annexe XIV du règlement REACH.

33      Il y a donc lieu de conclure que la situation actuelle de la requérante est caractérisée par le fait qu’elle peut légalement continuer à produire, à commercialiser et à utiliser le DEHP. Ainsi que l’ECHA l’a fait observer à bon droit, cette situation ne pourrait être compromise qu’en cas d’adoption, par la Commission, d’une décision rejetant la demande du 12 août 2013 visant à obtenir l’autorisation du DEHP en tant que substance toxique pour la reproduction, au sens de l’article 57, sous c), du règlement REACH (voir points 7 et 8 ci-dessus) et/ou d’une décision incluant le DEHP dans l’annexe XIV du règlement REACH en tant que substance perturbant le système endocrinien avec d’éventuels effets graves sur l’environnement, au sens de l’article 57, sous f), du règlement REACH. Les préjudices que la requérante craint de subir en raison d’une cessation de la production, de la commercialisation et de l’utilisation du DEHP seraient donc causés par ces futures décisions de la Commission.

34      Pour autant que la requérante semble redouter que la décision attaquée puisse augmenter la probabilité d’une adoption, par la Commission, de ces décisions négatives, il convient de constater que l’existence d’un tel lien, à la supposer établie, entre lesdites décisions et la décision attaquée apparaît trop tenu pour justifier le sursis à exécution demandé. La cause déterminante des préjudices allégués serait ainsi la seule adoption autonome des futures décisions de la Commission. Considérés sous l’aspect de la décision attaquée et rapportés à celle-ci, ces préjudices doivent être qualifiés de purement hypothétiques et conditionnés par la survenance d’événements futurs et incertains (voir point 29 ci-dessus).

35      Au demeurant, s’agissant de telles futures décisions de la Commission, la requérante n’affirme pas, ni a fortiori ne démontre, qu’elle serait privée d’une protection juridictionnelle effective. En effet, il lui serait loisible d’introduire, en temps opportun, des recours visant à l’annulation de ces décisions et d’assortir ces recours d’une demande en référé.

36      Par conséquent, les préjudices que la requérante craint de subir en alléguant que la décision attaquée la forcerait de cesser la production, la commercialisation et l’utilisation du DEHP ne sauraient, à ce stade, être considérés comme suffisamment imminents pour justifier l’octroi du sursis à l’exécution de cette décision.

37      En tout état de cause, à supposer même que le caractère imminent de ces préjudices soit démontré, la condition relative à l’urgence ferait défaut pour les motifs suivants.

38      Premièrement, s’agissant des différentes catégories de préjudice alléguées, il y a lieu d’emblée d’écarter ceux que subiraient, d’une part, les autres entreprises ayant participé à la procédure d’autorisation pendante devant la Commission et, d’autre part, les entités concernées de l’Union, y compris l’ECHA et ses comités (voir point 23 ci-dessus), ainsi que ceux qui seraient causés au domaine social et de l’emploi dans la région géographique où la requérante est établie (voir point 26 ci-dessus). En effet, s’il est reconnu que de tels préjudices peuvent être pris en considération dans le cadre d’une éventuelle mise en balance des intérêts, force est de constater que, selon une jurisprudence constante, la partie qui sollicite l’octroi de mesures provisoires est tenue d’apporter la preuve que cet octroi est urgent en ce sens qu’elle ne saurait attendre l’issue de la procédure principale sans avoir à subir personnellement un préjudice qui entraînerait des conséquences graves et irréparables pour elle à titre individuel [voir, en ce sens, ordonnances du 24 mars 2009, Cheminova e.a./Commission, C‑60/08 P(R), EU:C:2009:181, point 35, et du 12 juin 2014, Commission/Rusal Armenal, C‑21/14 P‑R, Rec, EU:C:2014:1749, point 51]. Ainsi, la requérante ne saurait s’appuyer, pour démontrer l’urgence, ni sur le préjudice que subiraient des personnes et entités tierces ni sur celui que subirait un secteur économique ou une région géographique en dehors de sa propre sphère en tant qu’entreprise.

39      Deuxièmement, si la requérante s’oppose à la qualification de purement financiers donnée par l’ECHA aux préjudices allégués en affirmant que la décision attaquée viole ses droits fondamentaux, notamment le principe de sécurité juridique, son droit à un procès équitable au sens de l’article 6 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que son droit de jouir paisiblement de son patrimoine au sens de l’article 1er du protocole n° 1 à la CEDH et de l’article 17 de la charte des droits fondamentaux, il convient de rappeler, cependant, que, selon une jurisprudence bien établie, il ne suffit pas d’alléguer, de façon abstraite, une atteinte à des droits fondamentaux pour établir que le dommage qui pourrait en découler a nécessairement un caractère irréparable [ordonnances du 15 avril 1998, Camar/Commission et Conseil, C‑43/98 P(R), Rec, EU:C:1998:166, point 47 ; du 10 septembre 2013, Commission/Pilkington Group, C‑278/13 P(R), Rec, EU:C:2013:558, point 40, et du 28 novembre 2013, EMA/InterMune UK e.a., C‑390/13 P(R), Rec, EU:C:2013:795, point 42]. Par conséquent, l’invocation par la requérante d’une violation de ses droits fondamentaux ne la dispense pas de l’obligation d’exposer et d’établir la probable survenance d’un préjudice grave et irréparable dans son cas. Cette invocation ne saurait donc justifier, à elle seule, l’octroi du sursis à exécution demandé.

40      Il en va nécessairement de même de l’invocation d’une violation des principes de sécurité juridique, de prévisibilité du droit de l’Union et de confiance légitime, en ce que la requérante serait exposée au risque d’une adoption, par la Commission, de critères généraux concernant l’identification des substances perturbant le système endocrinien qui seraient différents de ceux sur lesquels l’ECHA s’est fondée pour modifier l’inscription du DEHP sur la liste des substances candidates. Par ailleurs, ainsi que l’ECHA l’a relevé à juste titre, la réalisation de ce risque ne saurait, en l’état, être qualifiée que de purement hypothétique, puisqu’elle dépendrait de la survenance d’un événement futur et incertain. De plus, la requérante est restée silencieuse quant à la nature et l’étendue du préjudice qu’elle risquerait de subir à ce titre.

41      Troisièmement, s’agissant des préjudices qui lui seraient causés par une cessation forcée de la production, de la commercialisation et de l’utilisation du DEHP, la requérante expose, en substance, qu’elle risque de perdre sa clientèle et le marché de la substance chimique en cause, notamment le secteur relatif à l’utilisation du DEHP dans des dispositifs médicaux. En outre, non seulement les sommes, de plus de 200 000 euros, qu’elle a investies dans la procédure d’autorisation initiée le 12 août 2013 seraient dévalorisées, mais elle devrait s’attendre à des coûts financiers supplémentaires considérables.

42      Force est de constater que la requérante redoute de subir, ainsi, un préjudice de nature purement financière, et ce également en ce qui concerne la prétendue perte de parts de marché et de clientèle. En effet, la part de marché détenue par une entreprise ne désigne que le pourcentage de tous les produits présents sur le marché en cause qui ont été vendus par cette entreprise à ses clients au cours d’une période de référence déterminée. Par conséquent, la perte de cette part de marché consiste en la perte des revenus susceptibles d’être tirés à l’avenir des ventes du produit en cause. Une part de marché se traduit donc, à l’évidence, en des termes financiers, son détenteur ne pouvant en bénéficier que dans la mesure où elle lui procure des revenus (voir, en ce sens, ordonnance CSF/Commission, point 16 supra, EU:T:2013:599, point 41 et jurisprudence citée).

43      Ainsi qu’il ressort d’une jurisprudence bien établie, un préjudice de caractère purement financier n’est normalement pas irréparable, dès lors qu’il peut faire l’objet d’une compensation financière ultérieure, à moins qu’il apparaisse que la partie qui sollicite les mesures provisoires se trouverait, en l’absence de ces mesures, dans une situation susceptible de mettre en péril son existence avant l’intervention de l’arrêt mettant fin à la procédure principale ou que ses parts de marché seraient modifiées de manière importante, et ce au regard de la taille et du chiffre d’affaires de son entreprise ainsi que des caractéristiques du groupe auquel elle se rattache directement ou indirectement par son actionnariat (voir, en ce sens, ordonnances du 13 juillet 2006, Romana Tabacchi/Commission, T‑11/06 R, Rec, EU:T:2006:217, point 111 ; CSF/Commission, point 16 supra, EU:T:2013:599, point 31, et du 27 novembre 2014, SEA/Commission, T‑674/14 R, EU:T:2014:1009, point 54).

44      Pour pouvoir apprécier si la partie qui sollicite les mesures provisoires se trouve effectivement dans une situation telle que décrite au point précédent, le juge des référés doit disposer d’indications concrètes et précises, étayées par des preuves documentaires détaillées et certifiées, lui permettant d’apprécier les conséquences qui résulteraient vraisemblablement de l’absence des mesures provisoires demandées. Il s’ensuit que cette partie doit produire, pièces à l’appui, une image fidèle et globale de sa situation financière (voir ordonnance SEA/Commission, point 43 supra, EU:T:2014:1009, point 55 et jurisprudence citée).

45      Or, force est de constater que la requérante n’a présenté, ni dans la demande en référé ni dans ses observations du 1er avril 2015, la moindre indication concrète, étayée par des éléments de preuve, dont il pourrait être conclu que sa survie économique serait menacée ou qu’elle serait exposée au risque de voir ses parts de marché modifiées de manière importante. Si la requérante prétend que la décision attaquée « menace fatalement son activité professionnelle relative à la production et à l’utilisation du DEHP », elle s’est toutefois abstenue d’indiquer si le DEHP était le seul produit qu’elle produisait ou qu’elle utilisait et, à cet égard, de préciser la dimension économique du DEHP, en termes de chiffre d’affaires, par rapport à d’éventuels autres produits. Ainsi, elle a omis de fournir des précisions sur la taille, les caractéristiques de production et le chiffre d’affaires total, tous produits confondus, de son entreprise et de produire, pièces à l’appui, une image fidèle et globale de sa situation financière.

46      Il convient d’ajouter que l’annexe A.4.3 jointe à la demande en référé, qui retrace l’histoire de l’entreprise requérante, fait état de ce que cette dernière appartient, depuis 1999, au groupe Agrofert. Le juge des référés ne peut qu’en conclure que la requérante est membre d’un groupe de sociétés, dont la puissance économique et financière ne peut être évaluée à la seule lecture du dossier. Ainsi, il incombait à la requérante, si elle entendait invoquer valablement le risque de subir un préjudice financier grave et irréparable, d’exposer la taille, le chiffre d’affaires global et les caractéristiques dudit groupe auquel elle est rattachée.

47      En effet, l’appréciation de la situation financière précise de la requérante dépend de la question de savoir si elle dispose objectivement de moyens financiers supplémentaires provenant notamment des ressources financières du groupe auquel elle appartient. Les modalités d’appartenance de la requérante à son groupe constituent donc des éléments essentiels aux fins de l’examen de l’urgence de la présente demande en référé (voir, en ce sens, ordonnance du 10 juin 2014, Stahlwerk Bous/Commission, T‑172/14 R, EU:T:2014:558, point 21). Or, la requérante n’a évoqué ni la capacité financière de son groupe ni la structure de son capital ou de son actionnariat, alors que des précisions à cet égard auraient été nécessaires pour l’appréciation de l’urgence.

48      Ainsi, ne disposant d’aucun élément de comparaison valable, le juge des référés ne saurait déterminer si les préjudices financiers allégués seraient de nature à menacer la viabilité financière de la requérante ou à entraîner une perte importante de ses parts de marché, par rapport à la puissance financière du groupe de sociétés auquel elle appartient.

49      Il s’ensuit que la requérante devrait se contenter d’une compensation financière ultérieure des préjudices financiers allégués, dans l’hypothèse où le Tribunal annulerait le règlement attaqué à l’issue de la procédure principale. Au demeurant, elle n’a pas démontré qu’elle serait empêchée d’obtenir une telle compensation par la voie d’un éventuel recours en indemnité. Il y a donc lieu de considérer que ses préjudices financiers, s’ils n’étaient pas réparés par l’exécution de l’arrêt d’annulation, seraient susceptibles d’être réparés dans le cadre des voies de recours prévues par les articles 268 TFUE et 340 TFUE (voir, en ce sens, ordonnances du 16 janvier 2004, Arizona Chemical e.a./Commission, T‑369/03 R, Rec, EU:T:2004:9, point 75 et jurisprudence citée, et du 10 novembre 2004, European Dynamics/Commission, T‑303/04 R, Rec, EU:T:2004:332, point 72 et jurisprudence citée), étant entendu que la seule possibilité de former un recours en indemnité suffit à attester du caractère en principe réparable de tels préjudices, et ce malgré l’incertitude liée à l’issue du litige en question [voir, en ce sens, ordonnances du 14 décembre 2001, Commission/Euroalliages e.a., C‑404/01 P(R), Rec, EU:C:2001:710, points 70 à 75, et du 27 février 2002, Euroalliages e.a./Commission, T‑132/01 R, Rec, EU:T:2002:45, point 52].

50      Il résulte de tout ce qui précède que la demande en référé doit être rejetée pour défaut d’urgence, sans qu’il soit nécessaire d’examiner la condition relative au fumus boni juris, ni de procéder à la mise en balance des intérêts en présence.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne :

1)      La demande en référé est rejetée.

2)      Les dépens sont réservés.

Fait à Luxembourg, le 6 mai 2015.

Le greffier

 

       Le président

E.  Coulon

 

       M. Jaeger


* Langue de procédure : le tchèque.