ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

26 février 2013 (*)

«Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Champ d’application – Article 51 – Mise en œuvre du droit de l’Union – Répression de comportements attentatoires à une ressource propre de l’Union – Article 50 – Principe ne bis in idem – Système national impliquant deux procédures séparées, administrative et pénale, pour sanctionner un même comportement fautif – Compatibilité»

Dans l’affaire C‑617/10,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Haparanda tingsrätt (Suède), par décision du 23 décembre 2010, parvenue à la Cour le 27 décembre 2010, dans la procédure

Åklagaren

contre

Hans Åkerberg Fransson,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. V. Skouris, président, M. K. Lenaerts, vice-président, MM. A. Tizzano, M. Ilešič, G. Arestis, J. Malenovský, présidents de chambre, MM. A. Borg Barthet, J.‑C. Bonichot, Mme C. Toader, MM. J.‑J. Kasel et M. Safjan (rapporteur), juges,

avocat général: M. P. Cruz Villalón,

greffier: Mme C. Strömholm, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 24 janvier 2012,

considérant les observations présentées:

–        pour M. Åkerberg Fransson, par Me J. Sterner, advokat, et M. U. Bernitz, professor,

–        pour le gouvernement suédois, par Mmes A. Falk et S. Johannesson, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement tchèque, par MM. M. Smolek et J. Vláčil, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement danois, par M. C. Vang, en qualité d’agent,

–        pour le gouvernement allemand, par M. T. Henze, en qualité d’agent,

–        pour l’Irlande, par M. D. O’Hagan, en qualité d’agent, assisté de M. M. McDowell, SC,

–        pour le gouvernement grec, par Mmes K. Paraskevopoulou et Z. Chatzipavlou, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement français, par Mme N. Rouam, en qualité d’agent,

–        pour le gouvernement néerlandais, par Mme C. Wissels et M. J. Langer, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement autrichien, par Mme C. Pesendorfer, en qualité d’agent,

–        pour la Commission européenne, par MM. R. Lyal et J. Enegren, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 12 juin 2012,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation du principe ne bis in idem en droit de l’Union.

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant l’Åklagaren (ministère public) à M. Åkerberg Fransson, au sujet des poursuites diligentées par le ministère public pour fraude fiscale aggravée.

 Le cadre juridique

 La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales

3        L’article 4 du protocole no 7 annexé à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signé à Strasbourg le 22 novembre 1984 (ci-après le «protocole no 7 à la CEDH»), intitulé «Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois», dispose ce qui suit:

«1.      Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État.

2.      Les dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’État concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu.

3.      Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la [convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la ‘CEDH’)].»

 Le droit de l’Union

 La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

4        L’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»), intitulé «Droit à ne pas être jugé ou puni pénalement deux fois pour une même infraction», est rédigé comme suit:

«Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi.»

5        L’article 51 de la Charte définit le champ d’application de celle-ci dans les termes suivants:

«1.      Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. En conséquence, ils respectent les droits, observent les principes et en promeuvent l’application, conformément à leurs compétences respectives et dans le respect des limites des compétences de l’Union telles qu’elles lui sont conférées dans les traités.

2.      La présente Charte n’étend pas le champ d’application du droit de l’Union au-delà des compétences de l’Union, ni ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les traités.»

 La sixième directive 77/388/CEE

6        L’article 22 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1, ci-après la «sixième directive»), dans sa version résultant de l’article 28 nonies de celle-ci, dispose:

«[...]

4. a) Tout assujetti dépose une déclaration dans le délai qui aura été fixé par les États membres. [...]

[...]

8. Les États membres ont la faculté de prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la taxe et pour éviter la fraude [...]»

[...]

 Le droit suédois

7        L’article 2 de la loi 1971:69 relative aux infractions fiscales [skattebrottslagen (1971:69), ci-après la «skattebrottslagen»] est libellé en ces termes:

«Quiconque communique volontairement, autrement que par oral, une information inexacte à une autorité ou qui s’abstient de produire une déclaration, un document justificatif ou toute autre pièce demandée et qui fait ainsi naître un risque de soustraction à l’impôt, d’établissement d’un crédit d’impôt ou de remboursement indus en sa faveur ou en faveur d’un tiers, se rend coupable de fraude fiscale passible d’un emprisonnement de deux ans au plus.»

8        Selon l’article 4 de la skattebrottslagen:

«Si l’infraction visée à l’article 2 est jugée grave, il y a délit de fraude fiscale aggravée passible d’un emprisonnement de six mois au moins et de six ans au plus.

La gravité de l’infraction s’apprécie notamment au regard de l’importance des montants en jeu, de l’usage de faux documents, de faux en écritures, du fait que les agissements s’inscrivent dans le cadre d’une activité criminelle de grande envergure ou systématique, ou, plus généralement, présente un caractère particulièrement grave.»

9        La loi 1990:324 relative à l’impôt sur les revenus [taxeringslagen (1990:324), ci-après la «taxeringslagen»] prévoit, sous le chapitre 5, article 1er, de celle-ci:

«Si, au cours de la procédure, le contribuable communique autrement que par oral une information inexacte pour la détermination du montant de l’impôt, une sanction fiscale (majoration d’impôt) est infligée. Il en va de même si le contribuable communique une telle information dans le cadre d’une procédure contentieuse et que ladite information a été rejetée après examen au fond.

Une information est réputée inexacte s’il est manifeste qu’elle est fausse ou si le contribuable a omis de communiquer une information obligatoire nécessaire à la détermination du montant de l’impôt. Une information n’est cependant pas inexacte si, ensemble les autres pièces communiquées, il y a des éléments suffisants pour rendre une juste décision. Une information n’est pas non plus réputée inexacte si elle est si manifestement erronée qu’elle ne peut servir à fonder une décision.»

10      Le chapitre 5, article 4, de la taxeringslagen dispose:

«En cas de communication d’une information inexacte, la sanction fiscale est de quarante pour cent du montant de l’impôt visé au chapitre 1, article 1er, premier alinéa, points 1) à 5), qui n’aurait pas été mis à la charge du contribuable ou de son conjoint si ladite information avait été accueillie. En matière de taxe sur la valeur ajoutée, la sanction fiscale est de vingt pour cent du montant de la taxe dont l’assujetti aurait dû s’acquitter.

La sanction fiscale est de dix pour cent ou, en matière de taxe sur la valeur ajoutée, de cinq pour cent, si l’information inexacte a été rectifiée ou aurait pu l’être au vu des pièces auxquelles la skatteverket [(administration fiscale)] a normalement accès et dont elle a disposé avant la fin du mois de novembre de l’exercice fiscal en question.»

11      Selon le chapitre 5, article 14, de la taxeringslagen:

«Le contribuable est exempté en tout ou en partie de la sanction fiscale si l’erreur ou l’omission est excusable ou s’il paraît déraisonnable de lui infliger le montant total de ladite sanction. Si une exemption partielle est accordée, le montant de la sanction fiscale est réduit à la moitié ou au quart.

[...]

Lors de l’appréciation de la question du caractère déraisonnable d’infliger le montant total de la sanction fiscale, il est notamment tenu compte des éléments suivants:

[...]

3)      l’erreur ou l’omission a également eu pour conséquence que le contribuable a été condamné pour une infraction à la skattebrottslagen ou à la confiscation du produit d’une infraction pénale, au sens du chapitre 36, article 1er ter, du code pénal [(brottsbalken)].»

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

12      M. Åkerberg Fransson a été assigné à comparaître le 9 juin 2009 devant le Haparanda tingsrätt (tribunal local de Haparanda), notamment pour répondre du chef de fraude fiscale aggravée. Il était accusé d’avoir, dans ses déclarations fiscales pour les exercices 2004 et 2005, fourni des informations inexactes ayant exposé le Trésor public à la perte de recettes liées à la perception de l’impôt sur le revenu et de la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la «TVA»), pour des montants de 319 143 SEK pour l’exercice 2004, dont 60 000 SEK au titre de la TVA, et de 307 633 SEK pour l’exercice 2005, dont 87 550 SEK à ce même titre. M. Åkerberg Fransson était également poursuivi du chef de non-déclaration des cotisations patronales pour les périodes de référence du mois d’octobre 2004 et du mois d’octobre 2005, ce qui a exposé les organismes sociaux à la perte de recettes pour des montants de 35 690 SEK et de 35 862 SEK, respectivement. Selon l’acte d’accusation, les infractions étaient à considérer comme aggravées, d’une part, en raison de l’importance des montants en jeu et, d’autre part, du fait qu’elles s’inscrivaient dans le cadre d’une activité criminelle systématique de grande envergure.

13      Par décision du 24 mai 2007, la skatteverket a prononcé à l’encontre de M. Åkerberg Fransson, pour l’exercice fiscal 2004, une sanction fiscale de 35 542 SEK au titre des revenus de son activité économique, de 4 872 SEK au titre de la TVA et de 7 138 SEK au titre des cotisations patronales. Elle lui a également infligé, par la même décision, pour l’exercice fiscal 2005, une sanction fiscale de 54 240 SEK au titre des revenus de son activité économique, de 3 255 SEK au titre de la TVA et de 7 172 SEK au titre des cotisations patronales. Ces sanctions ont été assorties d’un intérêt. Lesdites sanctions n’ont pas fait l’objet d’un recours devant le juge administratif, le délai requis à cette fin ayant expiré le 31 décembre 2010 en ce qui concerne l’exercice fiscal 2004 et le 31 décembre 2011 en ce qui concerne l’exercice fiscal 2005. La décision infligeant les sanctions fiscales est motivée par les mêmes faits de fausses déclarations que ceux retenus par le ministère public dans la procédure pénale au principal.

14      Devant le juge a quo, la question se pose de savoir si l’action intentée contre M. Åkerberg Fransson doit être rejetée au motif que, dans le cadre d’une autre procédure, il a déjà été sanctionné pour les mêmes faits, ce qui contreviendrait à l’interdiction de la double peine énoncée par l’article 4 du protocole no 7 à la CEDH et par l’article 50 de la Charte.

15      C’est dans ces conditions que le Haparanda tingsrätt a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      En droit suédois, le juge national ne peut écarter l’application de dispositions de droit national susceptibles d’être contraires au principe de l’interdiction de la double peine inscrit à l’article 4 du protocole no 7 à la [CEDH], et donc également susceptibles d’être contraires à l’article 50 de la [Charte], que si sa décision peut être étayée par un indice clair dans la CEDH ou la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le fait que le droit national impose une telle condition pour écarter l’application de dispositions de droit national est‑il compatible avec le droit de l’Union, plus spécialement ses principes généraux, notamment de sa primauté et de son effet direct?

2)      Des poursuites pénales pour fraude fiscale tombent‑elles sous le coup du principe de l’interdiction de la double peine de l’article 4 du protocole no 7 à la CEDH et de l’article 50 de la Charte si le prévenu a déjà fait l’objet d’une sanction financière (sanction fiscale) dans le cadre d’une procédure administrative antérieure pour les mêmes faits de fausses déclarations?

3)      Le fait que ces sanctions doivent être coordonnées, de sorte que le juge de droit commun peut réduire la sanction pénale au motif que le prévenu a également fait l’objet d’une sanction fiscale pour les mêmes faits de fausses déclarations, a-t–il une incidence sur la réponse à la deuxième question?

4)      Dans certaines circonstances, nonobstant l’interdiction de la double peine [...], il peut être admis de décider que de nouvelles sanctions soient imposées à la suite d’une procédure distincte pour des faits déjà sanctionnés. Dans l’hypothèse où la réponse à la deuxième question serait affirmative, les conditions de l’interdiction de la double peine par imposition de plusieurs sanctions dans le cadre de procédures distinctes sont‑elles réunies si, dans le cadre de la dernière procédure, il est procédé à un nouvel examen indépendant des faits?

5)      Le régime suédois, suivant lequel l’imposition de sanctions fiscales et l’examen de la responsabilité pénale pour les mêmes faits de fraude fiscale relèvent de procédures distinctes, se justifie par différents motifs d’intérêt général [...]. Dans l’hypothèse où la réponse à la deuxième question serait affirmative, un régime tel que le régime suédois est‑il compatible avec l’interdiction de la double peine, s’il s’avère possible d’instituer un régime qui ne serait pas contraire à cette interdiction sans pour autant devoir renoncer ni à l’imposition de sanctions fiscales ni à la sanction pénale pour fraude fiscale, en transférant, dans des affaires de fraude fiscale, la compétence exercée en matière de sanctions fiscales par la skatteverket et, le cas échéant, par le juge administratif, au juge de droit commun?»

 Sur la compétence de la Cour

16      Les gouvernements suédois, tchèque et danois, l’Irlande et le gouvernement néerlandais, ainsi que la Commission européenne, contestent la recevabilité des questions préjudicielles. La Cour ne serait compétente pour y répondre que si les sanctions fiscales infligées à M. Åkerberg Fransson ainsi que les poursuites pénales intentées contre ce dernier qui sont l’objet de la procédure au principal procédaient d’une mise en œuvre du droit de l’Union. Or, tel ne serait le cas ni du texte national sur la base duquel les sanctions fiscales ont été prononcées ni de celui qui sert de fondement aux poursuites pénales. Conformément à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, les sanctions et les poursuites susmentionnées ne tomberaient donc pas sous le coup du principe ne bis in idem garanti par l’article 50 de la Charte.

17      À cet égard, il convient de rappeler que le champ d’application de la Charte, pour ce qui est de l’action des États membres, est défini à l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci, aux termes duquel les dispositions de la Charte s’adressent aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union.

18      Cet article de la Charte confirme ainsi la jurisprudence de la Cour relative à la mesure dans laquelle l’action des États membres doit se conformer aux exigences découlant des droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union.

19      En effet, il résulte, en substance, de la jurisprudence constante de la Cour que les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union, mais pas en dehors de telles situations. C’est dans cette mesure que la Cour a déjà rappelé qu’elle ne peut apprécier, au regard de la Charte, une réglementation nationale qui ne se situe pas dans le cadre du droit de l’Union. En revanche, dès lors qu’une telle réglementation entre dans le champ d’application de ce droit, la Cour, saisie à titre préjudiciel, doit fournir tous les éléments d’interprétation nécessaires à l’appréciation, par la juridiction nationale, de la conformité de cette réglementation avec les droits fondamentaux dont elle assure le respect (voir notamment, en ce sens, arrêts du 18 juin 1991, ERT, C‑260/89, Rec. p. I‑2925, point 42; du 29 mai 1997, Kremzow, C‑299/95, Rec. p. I‑2629, point 15; du 18 décembre 1997, Annibaldi, C‑309/96, Rec. p. I‑7493, point 13; du 22 octobre 2002, Roquette Frères, C‑94/00, Rec. p. I‑9011, point 25; du 18 décembre 2008, Sopropé, C‑349/07, Rec. p. I‑10369, point 34; du 15 novembre 2011, Dereci e.a., C‑256/11, Rec. p. I‑11315, point 72, ainsi que du 7 juin 2012, Vinkov, C‑27/11, point 58).

20      Cette définition du champ d’application des droits fondamentaux de l’Union est corroborée par les explications relatives à l’article 51 de la Charte, lesquelles, conformément à l’article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE et à l’article 52, paragraphe 7, de la Charte, doivent être prises en considération en vue de son interprétation (voir, en ce sens, arrêt du 22 décembre 2010, DEB, C‑279/09, Rec. p. I‑13849, point 32). Selon lesdites explications, «l’obligation de respecter les droits fondamentaux définis dans le cadre de l’Union ne s’impose aux États membres que lorsqu’ils agissent dans le champ d’application du droit de l’Union».

21      Les droits fondamentaux garantis par la Charte devant, par conséquent, être respectés lorsqu’une réglementation nationale entre dans le champ d’application du droit de l’Union, il ne saurait exister de cas de figure qui relèvent ainsi du droit de l’Union sans que lesdits droits fondamentaux trouvent à s’appliquer. L’applicabilité du droit de l’Union implique celle des droits fondamentaux garantis par la Charte.

22      Lorsque, en revanche, une situation juridique ne relève pas du champ d’application du droit de l’Union, la Cour n’est pas compétente pour en connaître et les dispositions éventuellement invoquées de la Charte ne sauraient, à elles seules, fonder cette compétence (voir, en ce sens, ordonnance du 12 juillet 2012, Currà e.a., C‑466/11, point 26).

23      Ces considérations correspondent à celles qui sous-tendent l’article 6, paragraphe 1, TUE, aux termes duquel les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités. De même, en vertu de l’article 51, paragraphe 2, de la Charte, cette dernière n’étend pas le champ d’application du droit de l’Union au-delà des compétences de l’Union, ni ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union et ne modifie pas les compétences et les tâches définies dans les traités (voir arrêt Dereci e.a., précité, point 71).

24      En l’espèce, il y a lieu d’emblée de relever que les sanctions fiscales et les poursuites pénales dont M. Åkerberg Fransson a été ou est l’objet sont liées en partie à des manquements à ses obligations déclaratives en matière de TVA.

25      Or, en matière de TVA, il découle, d’une part, des articles 2, 250, paragraphe 1, et 273 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO L 347, p. 1), qui reprennent notamment les dispositions de l’article 2 de la sixième directive et de l’article 22, paragraphes 4 et 8, de la même directive, dans sa version résultant de l’article 28 nonies de celle-ci, et, d’autre part, de l’article 4, paragraphe 3, TUE que chaque État membre a l’obligation de prendre toutes les mesures législatives et administratives propres à garantir la perception de l’intégralité de la TVA due sur son territoire et à lutter contre la fraude (voir arrêt du 17 juillet 2008, Commission/Italie, C‑132/06, Rec. p. I‑5457, points 37 et 46).

26      En outre, l’article 325 TFUE oblige les États membres à lutter contre les activités illicites portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union par des mesures dissuasives et effectives et, en particulier, les oblige à prendre les mêmes mesures pour combattre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union que celles qu’ils prennent pour combattre la fraude portant atteinte à leurs propres intérêts (voir, en ce sens, arrêt du 28 octobre 2010, SGS Belgium e.a., C‑367/09, Rec. p. I‑10761, points 40 à 42). Or, les ressources propres de l’Union comprenant notamment, aux termes de l’article 2, paragraphe 1, de la décision 2007/436/CE, Euratom du Conseil, du 7 juin 2007, relative au système des ressources propres des Communautés européennes (JO L 163, p. 17), les recettes provenant de l’application d’un taux uniforme à l’assiette harmonisée de la TVA déterminée selon les règles de l’Union, un lien direct existe ainsi entre la perception des recettes provenant de la TVA dans le respect du droit de l’Union applicable et la mise à disposition du budget de l’Union des ressources TVA correspondantes, dès lors que toute lacune dans la perception des premières se trouve potentiellement à l’origine d’une réduction des secondes (voir, en ce sens, arrêt du 15 novembre 2011, Commission/Allemagne, C‑539/09, Rec. p. I‑11235, point 72).

27      Il en découle que des sanctions fiscales et des poursuites pénales pour fraude fiscale, telles que celles dont le prévenu en cause au principal a été ou est l’objet en raison de l’inexactitude des informations fournies en matière de TVA, constituent une mise en œuvre des articles 2, 250, paragraphe 1, et 273 de la directive 2006/112 (antérieurement articles 2 et 22 de la sixième directive) et de l’article 325 TFUE et, donc, du droit de l’Union, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte.

28      Le fait que les réglementations nationales qui servent de fondement auxdites sanctions fiscales et poursuites pénales n’aient pas été adoptées pour transposer la directive 2006/112 ne saurait être de nature à remettre en cause cette conclusion, dès lors que leur application tend à sanctionner une violation des dispositions de ladite directive et vise donc à mettre en œuvre l’obligation imposée par le traité aux États membres de sanctionner de manière effective les comportements attentatoires aux intérêts financiers de l’Union.

29      Cela étant, lorsqu’une juridiction d’un État membre est appelée à contrôler la conformité aux droits fondamentaux d’une disposition ou d’une mesure nationale qui, dans une situation dans laquelle l’action des États membres n’est pas entièrement déterminée par le droit de l’Union, met en œuvre ce droit au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, il reste loisible aux autorités et aux juridictions nationales d’appliquer des standards nationaux de protection des droits fondamentaux, pourvu que cette application ne compromette pas le niveau de protection prévu par la Charte, telle qu’interprétée par la Cour, ni la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union (voir, pour ce dernier aspect, arrêt du 26 février 2013, Melloni, C‑399/11, point 60).

30      À cet effet, lorsque les juridictions nationales sont amenées à interpréter les dispositions de la Charte, elles ont la possibilité et, le cas échéant, sont dans l’obligation de saisir la Cour à titre préjudiciel conformément à l’article 267 TFUE.

31      Il résulte des considérations qui précèdent que la Cour est compétente pour répondre aux questions posées et pour fournir tous les éléments d’interprétation nécessaires à l’appréciation par la juridiction de renvoi de la conformité de la réglementation nationale avec le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte.

 Sur les questions préjudicielles

 Sur les deuxième, troisième et quatrième questions

32      Par ces questions, auxquelles il convient de répondre de manière conjointe, le Haparanda tingsrätt demande, en substance, à la Cour s’il convient d’interpréter le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte en ce sens qu’il s’oppose à ce que des poursuites pénales pour fraude fiscale soient diligentées contre un prévenu, dès lors que ce dernier a déjà fait l’objet d’une sanction fiscale pour les mêmes faits de fausse déclaration.

33      S’agissant de l’application du principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte à des poursuites pénales pour fraude fiscale telles que celles qui sont l’objet du litige au principal, elle suppose que les mesures qui ont déjà été adoptées à l’encontre du prévenu au moyen d’une décision devenue définitive revêtent un caractère pénal.

34      À cet égard, il convient de relever, tout d’abord, que l’article 50 de la Charte ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose, pour les mêmes faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la TVA, une combinaison de sanctions fiscales et pénales. En effet, afin de garantir la perception de l’intégralité des recettes provenant de la TVA et, ce faisant, la protection des intérêts financiers de l’Union, les États membres disposent d’une liberté de choix des sanctions applicables (voir, en ce sens, arrêts du 21 septembre 1989, Commission/Grèce, 68/88, Rec. p. 2965, point 24; du 7 décembre 2000, de Andrade, C‑213/99, Rec. p. I‑11083, point 19, et du 16 octobre 2003, Hannl-Hofstetter, C‑91/02, Rec. p. I‑12077, point 17). Celles-ci peuvent donc prendre la forme de sanctions administratives, de sanctions pénales ou d’une combinaison des deux. Ce n’est que lorsque la sanction fiscale revêt un caractère pénal, au sens de l’article 50 de la Charte, et est devenue définitive que ladite disposition s’oppose à ce que des poursuites pénales pour les mêmes faits soient diligentées contre une même personne.

35      Ensuite, il y a lieu de rappeler que, aux fins de l’appréciation de la nature pénale de sanctions fiscales, trois critères sont pertinents. Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le deuxième la nature même de l’infraction et le troisième la nature ainsi que le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé (arrêt du 5 juin 2012, Bonda, C‑489/10, point 37).

36      Il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier, à la lumière de ces critères, s’il y a lieu de procéder à un examen du cumul de sanctions fiscales et pénales prévu par la législation nationale par rapport aux standards nationaux au sens du point 29 du présent arrêt, ce qui pourrait l’amener, le cas échéant, à considérer ce cumul comme contraire auxdits standards, à condition que les sanctions restantes soient effectives, proportionnées et dissuasives (voir en ce sens, notamment, arrêts Commission/Grèce, précité, point 24; du 10 juillet 1990, Hansen, C‑326/88, Rec. p. I‑2911, point 17; du 30 septembre 2003, Inspire Art, C‑167/01, Rec. p. I‑10155, point 62; du 15 janvier 2004, Penycoed, C‑230/01, Rec. p. I‑937, point 36, ainsi que du 3 mai 2005, Berlusconi e.a., C‑387/02, C‑391/02 et C‑403/02, Rec. p. I‑3565, point 65).

37      Il découle des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre aux deuxième, troisième et quatrième questions que le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose, pour les mêmes faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la TVA, successivement une sanction fiscale et une sanction pénale dans la mesure où la première sanction ne revêt pas un caractère pénal, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier.

 Sur la cinquième question

38      Par sa cinquième question, le Haparanda tingsrätt interroge, en substance, la Cour sur la compatibilité avec le principe ne bis in idem garanti par l’article 50 de la Charte d’une législation nationale qui autorise, en cas de fraude fiscale, le cumul de sanctions fiscales et pénales prononcées par le même juge.

39      À cet égard, il importe de rappeler d’emblée que, dans le cadre de la procédure instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (voir, notamment, arrêt du 8 septembre 2011, Paint Graphos e.a., C‑78/08 à C‑80/08, Rec. p. I‑7611, point 30 et jurisprudence citée).

40      La présomption de pertinence qui s’attache aux questions posées à titre préjudiciel par les juridictions nationales ne peut être écartée qu’à titre exceptionnel, s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (voir en ce sens, notamment, arrêt Paint Graphos e.a., précité, point 31 et jurisprudence citée).

41      En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que la législation nationale à laquelle se réfère le juge a quo n’est pas celle applicable au litige au principal et n’existe pas, pour l’heure, dans l’ordre juridique suédois.

42      Il convient donc de déclarer la cinquième question irrecevable, la fonction confiée à la Cour, dans le cadre de l’article 267 TFUE, étant de contribuer à l’administration de la justice dans les États membres, et non de formuler des opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques (voir, notamment, arrêt Paint Graphos e.a., précité, point 32 et jurisprudence citée).

 Sur la première question

43      Par sa première question, le Haparanda tingsrätt interroge, en substance, la Cour sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une pratique judiciaire nationale qui subordonne l’obligation, pour le juge national, de laisser inappliquée toute disposition contraire à un droit fondamental garanti par la CEDH et par la Charte à la condition que ladite contrariété ressorte clairement des textes concernés ou de la jurisprudence y afférente.

44      S’agissant, d’abord, des conséquences à tirer, pour le juge national, d’un conflit entre le droit national et la CEDH, il y a lieu de rappeler que si, comme le confirme l’article 6, paragraphe 3, TUE, les droits fondamentaux reconnus par la CEDH font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux et si l’article 52, paragraphe 3, de la Charte impose de donner aux droits contenus dans celle-ci correspondant à des droits garantis par la CEDH le même sens et la même portée que ceux que leur confère ladite convention, cette dernière ne constitue pas, tant que l’Union n’y a pas adhéré, un instrument juridique formellement intégré à l’ordre juridique de l’Union. Par conséquent, le droit de l’Union ne régit pas les rapports entre la CEDH et les ordres juridiques des États membres et ne détermine pas non plus les conséquences à tirer par un juge national en cas de conflit entre les droits garantis par cette convention et une règle de droit national (voir, en ce sens, arrêt du 24 avril 2012, Kamberaj, C‑571/10, point 62).

45      En ce qui concerne, ensuite, les conséquences à tirer pour le juge national d’un conflit entre des dispositions de son droit interne et des droits garantis par la Charte, il est de jurisprudence constante que le juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit de l’Union, a l’obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel (arrêts du 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77, Rec. p. 629, points 21 et 24; du 19 novembre 2009, Filipiak, C‑314/08, Rec. p. I‑11049, point 81, ainsi que du 22 juin 2010, Melki et Abdeli, C‑188/10 et C‑189/10, Rec. p. I‑5667, point 43).

46      En effet, serait incompatible avec les exigences inhérentes à la nature même du droit de l’Union toute disposition d’un ordre juridique national ou toute pratique, législative, administrative ou judiciaire, qui aurait pour effet de diminuer l’efficacité du droit de l’Union par le fait de refuser au juge compétent pour appliquer ce droit le pouvoir de faire, au moment même de cette application, tout ce qui est nécessaire pour écarter les dispositions législatives nationales formant éventuellement obstacle à la pleine efficacité des normes de l’Union (arrêt Melki et Abdeli, précité, point 44 et jurisprudence citée).

47      Par ailleurs, en vertu de l’article 267 TFUE, une juridiction nationale saisie d’un litige concernant le droit de l’Union dont le sens ou la portée ne lui apparaît pas clairement peut ou, le cas échéant, doit saisir la Cour de questions d’interprétation concernant la disposition du droit de l’Union en cause (voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 1982, Cilfit e.a., 283/81, Rec. p. 3415).

48      Il en résulte que le droit de l’Union s’oppose à une pratique judiciaire qui subordonne l’obligation, pour le juge national, de laisser inappliquée toute disposition contraire à un droit fondamental garanti par la Charte à la condition que ladite contrariété ressorte clairement du texte de cette Charte ou de la jurisprudence y afférente, dès lors qu’elle refuse au juge national le pouvoir d’apprécier pleinement, avec, le cas échéant, la coopération de la Cour, la compatibilité de ladite disposition avec cette même Charte.

49      Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que:

–        le droit de l’Union ne régit pas les rapports entre la CEDH et les ordres juridiques des États membres et ne détermine pas non plus les conséquences à tirer par un juge national en cas de conflit entre les droits garantis par cette convention et une règle de droit national;

–        le droit de l’Union s’oppose à une pratique judiciaire qui subordonne l’obligation, pour le juge national, de laisser inappliquée toute disposition contraire à un droit fondamental garanti par la Charte à la condition que ladite contrariété ressorte clairement du texte de cette Charte ou de la jurisprudence y afférente, dès lors qu’elle refuse au juge national le pouvoir d’apprécier pleinement, avec, le cas échéant, la coopération de la Cour, la compatibilité de ladite disposition avec cette même Charte.

 Sur les dépens

50      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:

1)      Le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose, pour les mêmes faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la taxe sur la valeur ajoutée, successivement une sanction fiscale et une sanction pénale dans la mesure où la première sanction ne revêt pas un caractère pénal, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier.

2)      Le droit de l’Union ne régit pas les rapports entre la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et les ordres juridiques des États membres et ne détermine pas non plus les conséquences à tirer par un juge national en cas de conflit entre les droits garantis par cette convention et une règle de droit national.

Le droit de l’Union s’oppose à une pratique judiciaire qui subordonne l’obligation pour le juge national de laisser inappliquée toute disposition contraire à un droit fondamental garanti par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne à la condition que ladite contrariété ressorte clairement du texte de cette charte ou de la jurisprudence y afférente, dès lors qu’elle refuse au juge national le pouvoir d’apprécier pleinement, avec, le cas échéant, la coopération de la Cour de justice de l’Union européenne, la compatibilité de ladite disposition avec cette même charte.

Signatures


* Langue de procédure: le suédois.