ARRÊT DU TRIBUNAL (neuvième chambre)

28 janvier 2016 (*)

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises au regard de la situation en Ukraine – Gel des fonds – Liste des personnes, entités et organismes auxquels s’applique le gel des fonds et des ressources économiques – Inclusion du nom du requérant – Preuve du bien‑fondé de l’inscription sur la liste »

Dans l’affaire T‑331/14,

Mykola Yanovych Azarov, demeurant à Kiev (Ukraine), représenté par Mes G. Lansky et A. Egger, avocats,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par MM. J.‑P. Hix et F. Naert, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

soutenu par

République de Pologne, représentée par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,

et par

Commission européenne, représentée par Mmes S. Bartelt, D. Gauci et M. T. Scharf, en qualité d’agents,

parties intervenantes,

ayant pour objet une demande d’annulation, d’une part, de la décision 2014/119/PESC du Conseil, du 5 mars 2014, concernant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes, de certaines entités et de certains organismes au regard de la situation en Ukraine (JO L 66, p. 26), et du règlement (UE) no 208/2014 du Conseil, du 5 mars 2014, concernant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes, de certaines entités et de certains organismes eu égard à la situation en Ukraine (JO L 66, p. 1), et, d’autre part, de la décision (PESC) 2015/143 du Conseil, du 29 janvier 2015, modifiant la décision 2014/119 (JO L 24, p. 16), et du règlement (UE) 2015/138 du Conseil, du 29 janvier 2015, modifiant le règlement no 208/2014 (JO L 24, p. 1), en ce qu’ils visent le requérant,

LE TRIBUNAL (neuvième chambre),

composé de MM. G. Berardis (rapporteur), président, O. Czúcz et A. Popescu, juges,

greffier : Mme K. Andová, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 30 septembre 2015,

rend le présent

Arrêt

 Antécédents du litige

1        Le requérant, M. Mykola Yanovych Azarov, a été Premier ministre de l’Ukraine du 11 mars 2010 au 28 janvier 2014.

2        Le 5 mars 2014, le Conseil de l’Union européenne a adopté, sur le fondement de l’article 29 TUE, la décision 2014/119/PESC concernant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes, de certaines entités et de certains organismes au regard de la situation en Ukraine (JO L 66, p. 26).

3        L’article 1er, paragraphes 1 et 2, de la décision 2014/119 dispose ce qui suit :

« 1.      Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant aux personnes qui ont été identifiées comme étant responsables de détournement de fonds appartenant à l’État ukrainien et à des personnes responsables de violations des droits de l’homme en Ukraine, ainsi qu’à des personnes physiques ou morales, à des entités ou à des organismes qui leur sont liés, dont la liste figure à l’annexe, de même que tous les fonds et ressources que ces personnes, entités ou organismes possèdent, détiennent ou contrôlent. 

2.      Aucun fonds ni aucune ressource économique n’est, directement ou indirectement, mis à la disposition des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes dont la liste figure à l’annexe, ou mis à leur profit. »

4        Les modalités des mesures restrictives en cause sont définies aux paragraphes suivants du même article.

5        À la même date, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 215, paragraphe 2, TFUE, le règlement (UE) no 208/2014 concernant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes, de certaines entités et de certains organismes eu égard à la situation en Ukraine (JO L 66, p. 1).

6        Conformément à la décision 2014/119, le règlement no 208/2014 impose l’adoption des mesures restrictives en cause et définit les modalités desdites mesures restrictives en des termes identiques, en substance, à ceux de ladite décision.

7        Les noms des personnes visées par la décision 2014/119 et le règlement no 208/2014 apparaissent sur la liste figurant à l’annexe de ladite décision et à l’annexe I dudit règlement (ci‑après la « liste ») avec, notamment, la motivation de leur inscription.

8        Le nom du requérant apparaissait sur la liste avec les informations d’identification « [P]remier ministre de l’Ukraine jusqu’en janvier 2014 » et la motivation qui suit :

« Personne faisant l’objet d’une enquête en Ukraine pour participation à des infractions liées au détournement de fonds publics ukrainiens et à leur transfert illégal hors d’Ukraine. »

9        Le 6 mars 2014, le Conseil a publié au Journal officiel de l’Union européenne un avis à l’attention des personnes faisant l’objet des mesures restrictives prévues par la décision 2014/119 et par le règlement no 208/2014 concernant des mesures restrictives eu égard à la situation en Ukraine (JO C 66, p. 1). Selon cet avis, « les personnes concernées peuvent adresser au Conseil […] une demande de réexamen de la décision par laquelle elles ont été inscrites sur la liste […], en y joignant des pièces justificatives ». L’avis attire également l’attention des personnes concernées « sur le fait qu’il est possible de contester la décision du Conseil devant le Tribunal [...], dans les conditions prévues à l’article 275, deuxième alinéa, et à l’article 263, quatrième et sixième alinéas, [TFUE] ».

10      La décision 2014/119 a été modifiée par la décision (PESC) 2015/143 du Conseil, du 29 janvier 2015 (JO L 24, p. 16), entrée en vigueur le 31 janvier 2015. Quant aux critères de désignation des personnes visées par les mesures restrictives en cause, il ressort de l’article 1er de cette dernière décision que l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/119 est remplacé par le texte suivant :

« 1.      Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant aux personnes ayant été identifiées comme étant responsables de détournement de fonds appartenant à l’État ukrainien et aux personnes responsables de violations des droits de l’homme en Ukraine, ainsi qu’aux personnes physiques ou morales, aux entités ou aux organismes qui leur sont liés, dont la liste figure à l’annexe, de même que tous les fonds et ressources que ces personnes, entités ou organismes possèdent, détiennent ou contrôlent.

Aux fins de la présente décision, les personnes identifiées comme étant responsables de détournement de fonds appartenant à l’État ukrainien incluent des personnes faisant l’objet d’une enquête des autorités ukrainiennes :

a)      pour détournement de fonds ou d’avoirs publics ukrainiens, ou pour complicité dans un tel détournement ; ou

b)      pour abus de pouvoir en qualité de titulaire de charge publique dans le but de se procurer à lui‑même ou de procurer à un tiers un avantage injustifié, causant ainsi une perte pour les fonds ou avoirs publics ukrainiens, ou pour complicité dans un tel abus. »

11      Le règlement (UE) 2015/138 du Conseil, du 29 janvier 2015, modifiant le règlement no 208/2014 (JO L 24, p. 1), a modifié ce dernier conformément à la décision 2015/143.

12      La décision 2014/119 et le règlement no 208/2014 ont été modifiés ultérieurement par la décision (PESC) 2015/364 du Conseil, du 5 mars 2015, modifiant la décision 2014/119 (JO L 62, p. 25), et par le règlement d’exécution (UE) 2015/357 du Conseil, du 5 mars 2015, mettant en œuvre le règlement no 208/2014 (JO L 62, p. 1). La décision 2015/364 a modifié l’article 5 de la décision 2014/119, en prorogeant les mesures restrictives, en ce qui concerne le requérant, jusqu’au 6 mars 2016. Le règlement d’exécution 2015/357 a remplacé en conséquence l’annexe I du règlement no 208/2014.

13      Par la décision 2015/364 et le règlement d’exécution 2015/357, le nom du requérant a été maintenu sur la liste, avec les informations d’identification « [P]remier ministre de l’Ukraine jusqu’en janvier 2014 » et la nouvelle motivation qui suit :

« Personne faisant l’objet d’une procédure pénale de la part des autorités ukrainiennes pour détournement de fonds ou d’avoirs publics. »

14      La décision 2015/364 et le règlement d’exécution 2015/357 font l’objet d’un nouveau recours, introduit par le requérant devant le Tribunal le 29 avril 2015 (affaire T‑215/15, Azarov/Conseil).

 Procédure et conclusions des parties

15      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 12 mai 2014, le requérant a introduit le présent recours. Il a également déposé une demande de procédure accélérée en application de l’article 76 bis du règlement de procédure du Tribunal du 2 mai 1991.

16      Par décision du 5 juin 2014, le Tribunal a rejeté la demande de procédure accélérée.

17      Par actes déposés au greffe du Tribunal, respectivement, le 28 août 2014 et le 2 septembre 2014, la Commission européenne et la République de Pologne ont demandé à intervenir dans la présente procédure au soutien des conclusions du Conseil. Par ordonnances du 7 novembre 2014, le président de la neuvième chambre du Tribunal a admis ces interventions. La République de Pologne a déposé un mémoire en intervention et le requérant a déposé ses observations sur celui‑ci dans les délais impartis. La Commission a renoncé au dépôt d’un mémoire en intervention.

18      Le 19 décembre 2014, le Conseil a présenté une demande motivée, conformément à l’article 18, paragraphe 4, deuxième alinéa, des instructions au greffier du Tribunal, visant à obtenir que le contenu d’une annexe du mémoire en duplique ne soit pas cité dans les documents afférents à cette affaire auxquels le public a accès.

19      Par acte déposé au greffe du Tribunal le 25 mars 2015, le requérant a adapté ses conclusions afin d’obtenir également l’annulation de la décision 2015/143 et du règlement 2015/138, pour autant qu’ils le concernent.

20      Par décision du président de la neuvième chambre du Tribunal du 7 août 2015, les parties entendues, la présente affaire et l’affaire T‑332/14, Azarov/Conseil, ont été jointes aux fins de la procédure orale, conformément à l’article 68 du règlement de procédure du Tribunal.

21      Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions posées par le Tribunal lors de l’audience du 30 septembre 2015.

22      Le requérant conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler la décision 2014/119 et le règlement no 208/2014, ainsi que la décision 2015/143 et le règlement 2015/138, en ce que ces actes le visent ;

–        condamner le Conseil aux dépens.

23      Le Conseil, soutenu par la Commission, conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        rejeter l’adaptation des conclusions du recours en ce qu’elle vise la décision 2015/143 et le règlement 2015/138, en raison de l’incompétence du Tribunal ou pour cause d’irrecevabilité ;

–        condamner le requérant aux dépens.

24      La République de Pologne conclut, en substance, au rejet du recours.

 En droit

 Sur les conclusions en annulation de la décision 2014/119 et du règlement no 208/2014, en ce qu’ils concernent le requérant

 Sur la persistance de l’intérêt à agir du requérant

25      Ainsi qu’il a été indiqué aux points 12 et 13 ci‑dessus, la décision 2015/364 et le règlement d’exécution 2015/357 ont modifié le motif de l’inscription du nom du requérant sur la liste et prorogé l’application des mesures restrictives, en ce qui le concerne, jusqu’au 6 mars 2016.

26      Dans ses observations sur le mémoire en adaptation des conclusions, le Conseil a soulevé des doutes quant à la persistance de l’intérêt à agir du requérant en ce qui concerne les conclusions en annulation de la décision 2014/119 et du règlement no 208/2014 en ce que ces actes concernent celui‑ci, et s’en est remis à l’appréciation du Tribunal.

27      Selon une jurisprudence constante, l’objet du litige, tout comme l’intérêt à agir d’une partie requérante, doit perdurer jusqu’au prononcé de la décision juridictionnelle sous peine de non‑lieu à statuer, ce qui suppose que le recours soit susceptible, par son résultat, de procurer un bénéfice à la partie qui l’a intenté (voir arrêt du 6 juin 2013, Ayadi/Commission, C‑183/12 P, EU:C:2013:369, point 59 et jurisprudence citée).

28      En outre, il ressort de la jurisprudence que, si la reconnaissance de l’illégalité de l’acte attaqué ne peut, en tant que telle, réparer un préjudice matériel ou une atteinte à la vie privée, elle est néanmoins de nature à réhabiliter la personne concernée ou à constituer une forme de réparation du préjudice moral qu’elle a subi du fait de cette illégalité et à justifier, ainsi, la persistance de son intérêt à agir (voir, en ce sens, arrêt du 28 mai 2013, Abdulrahim/Conseil et Commission, C‑239/12 P, Rec, EU:C:2013:331, points 70 à 72).

29      En l’espèce, il y a lieu de constater, ainsi que l’a affirmé le requérant dans le mémoire en adaptation des conclusions et lors de l’audience, que sa désignation publique comme faisant l’objet d’une procédure pénale en Ukraine concernant des faits de détournement de fonds publics est en mesure de nuire, notamment, à sa réputation d’homme politique et d’homme d’affaires.

30      Il convient de relever, ainsi que l’a souligné le requérant lors de l’audience, que la reconnaissance de l’illégalité de la décision 2014/119 et du règlement no 208/2014 serait susceptible de fonder une action successive pour la réparation du préjudice subi à cause de ces actes pendant la période de leur application, à savoir pour la période allant du 5 mars 2014 au 6 mars 2015 (voir, en ce sens et par analogie, arrêt Abdulrahim/Conseil et Commission, point 28 supra, EU:C:2013:331, point 82).

31      À cet égard, contrairement à ce que soutient le Conseil, la circonstance que la décision 2014/119 et le règlement no 208/2014 ne soient plus en vigueur, car ils ont été modifiés, en ce qu’ils concernent le requérant, par la décision 2015/364 et par le règlement d’exécution 2015/357, ne saurait équivaloir à l’annulation éventuelle par le Tribunal des actes adoptés initialement, en ce que cette modification n’est pas une reconnaissance de l’illégalité de ceux‑ci (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 11 juin 2014, Syria International Islamic Bank/Conseil, T‑293/12, EU:T:2014:439, points 36 à 41 et jurisprudence citée).

32      Il convient donc de conclure que l’intérêt à agir du requérant persiste, malgré la modification de la décision 2014/119 et du règlement no 208/2014, en ce qu’ils le concernent, par la décision 2015/364 et par le règlement d’exécution 2015/357, qui font d’ailleurs l’objet d’un nouveau recours (voir point 14 ci‑dessus).

 Sur le bien‑fondé des conclusions en annulation de la décision 2014/119 et du règlement no 208/119, en ce qu’ils concernent le requérant

33      À l’appui du recours, le requérant invoque cinq moyens. Le premier est tiré d’une violation de l’obligation de motivation. Le deuxième est tiré d’une violation des droits fondamentaux. Le troisième est tiré d’un détournement de pouvoir. Le quatrième est tiré d’une violation du principe de bonne administration et le cinquième est tiré d’une erreur manifeste d’appréciation.

34      Le Tribunal estime opportun d’examiner d’emblée le cinquième moyen.

35      Au soutien du cinquième moyen, le requérant fait valoir, en substance, que l’adoption des mesures restrictives à son égard a été effectuée en l’absence d’une base factuelle suffisamment solide.

36      Selon le requérant, la décision 2014/119 et le règlement no 208/2014 ne comportent que des motivations très succinctes pour l’inscription de son nom sur la liste, se limitant à indiquer qu’il ferait l’objet d’une enquête en Ukraine pour participation à des infractions liées au détournement de fonds publics et à leur transfert illégal hors d’Ukraine. Plus particulièrement, il fait valoir que, en se fondant manifestement sur le seul fait qu’il avait occupé une fonction politique en Ukraine pour justifier ladite inscription, alors qu’il ne faisait même pas l’objet d’une enquête pénale en Ukraine pour participation auxdites infractions, le Conseil a commis une erreur manifeste d’appréciation. D’ailleurs, le seul motif indiqué pour justifier cette inscription serait vague et général, les griefs n’étant pas suffisamment spécifiés ni quant au moment, ni quant au lieu, ni quant au contenu de sa participation aux infractions contestées.

37      Dans la réplique, le requérant conteste l’argument du Conseil selon lequel les mesures restrictives en cause viseraient à empêcher l’utilisation illicite de fonds publics, car, d’une part, elles n’auraient pas d’effet préventif et, d’autre part, un tel objectif ne saurait justifier, en tout état de cause, l’inscription du nom du requérant sur la liste. Il fait également valoir que la lettre du bureau du procureur général d’Ukraine envoyée au haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, du 3 mars 2014 (ci‑après la « lettre du 3 mars 2014 »), ne constitue pas une base factuelle suffisamment solide.

38      En réponse à un argument avancé par la République de Pologne dans son mémoire en intervention, le requérant allègue qu’aucune procédure concernant un détournement de fonds publics n’était en cours lors de l’envoi de la lettre du 3 mars 2014. Cela serait corroboré par les lettres du bureau du procureur général d’Ukraine des 8 juillet et 10 octobre 2014. En effet, la première mentionnerait des infractions différentes et la seconde concernerait une procédure ouverte seulement après l’adoption des mesures restrictives en cause.

39      Le Conseil rétorque qu’il ressort des considérants de la décision 2014/119 et du règlement no 208/2014 ainsi que du contexte général dans lequel ces actes ont été adoptés que ceux‑ci visaient notamment à renforcer et à soutenir l’État de droit, y compris à aider les autorités ukrainiennes à lutter contre la corruption et le détournement des fonds appartenant à l’État. Parmi ces objectifs, figurerait aussi celui d’empêcher l’utilisation illicite de fonds publics, notamment par des personnes occupant ou ayant occupé des fonctions liées à la politique en Ukraine.

40      Les motifs d’inscription du nom du requérant sur la liste reposeraient donc sur une base factuelle solide et seraient conformes à la jurisprudence. En effet, ces motifs s’appuieraient sur la lettre du 3 mars 2014, informant le Conseil que des enquêtes étaient menées ayant pour objet la participation, notamment, du requérant à des infractions liées au détournement de fonds publics et à leur transfert illégal hors d’Ukraine, ce qui correspondrait à la motivation concernant le requérant dans la décision 2014/119 et dans le règlement no 208/2014.

41      D’ailleurs, des exigences plus strictes pourraient nuire à l’efficacité des mesures restrictives prises à la suite d’un détournement de fonds publics. Le Conseil estime qu’il faut faire une distinction entre, d’une part, les enquêtes en cours en Ukraine, dans le cadre desquelles le requérant pourra réfuter les soupçons émis à son égard conformément aux dispositions de la procédure pénale ukrainienne, et, d’autre part, les mesures restrictives prises au niveau de l’Union européenne, qui sont limitées dans le temps et réversibles. Dans ce contexte, des mesures urgentes seraient nécessaires en matière de gel de fonds en raison du détournement de fonds publics, car sinon il y aurait un risque que ces fonds soient transférés hors du territoire de l’Union et que, de ce fait, l’objectif desdites mesures ne soit plus atteint.

42      La République de Pologne avance, en substance, des arguments coïncidant largement avec ceux invoqués par le Conseil. En particulier, elle estime que le Conseil détenait en l’espèce des éléments de preuve concrets de l’existence d’une procédure pénale à l’encontre du requérant et que l’exactitude des faits allégués, au vu des éléments de preuve fournis, ne faisait pas de doute.

43      Il convient de rappeler que, si le Conseil dispose d’un large pouvoir d’appréciation quant aux critères généraux à prendre en considération en vue de l’adoption de mesures restrictives, l’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne exige que, au titre du contrôle de la légalité des motifs sur lesquels est fondée la décision d’inscrire ou de maintenir le nom d’une personne déterminée sur une liste de personnes faisant l’objet de mesures restrictives, le juge de l’Union s’assure que cette décision, qui revêt une portée individuelle pour cette personne, repose sur une base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous‑tend ladite décision, de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur la question de savoir si ces motifs, ou à tout le moins l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour étayer cette même décision, sont étayés de façon suffisamment précise et concrète (voir arrêt du 21 avril 2015, Anbouba/Conseil, C‑605/13 P, Rec, EU:C:2015:248, points 41 et 45 et jurisprudence citée).

44      En l’espèce, le critère prévu à l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/119 dispose que des mesures restrictives sont adoptées à l’égard des personnes qui ont été identifiées comme étant responsables de faits de détournement de fonds publics. Par ailleurs, il ressort du deuxième considérant de ladite décision que le Conseil a adopté ces mesures « en vue de renforcer et de soutenir l’état de droit [...] en Ukraine ».

45      Le nom du requérant a été inscrit sur la liste au motif qu’il était une « [p]ersonne faisant l’objet d’une enquête en Ukraine pour participation à des infractions liées au détournement de fonds publics ukrainiens et à leur transfert illégal hors d’Ukraine ». Il en ressort que le Conseil a considéré que le requérant faisait l’objet d’une investigation ou d’une enquête préliminaire, qui n’avait pas (ou pas encore) abouti à une mise en accusation formelle, en raison de son implication supposée dans des faits de détournement de fonds publics.

46      À l’appui du motif de l’inscription du nom du requérant sur la liste, le Conseil invoque la lettre du 3 mars 2014 ainsi que d’autres éléments de preuve postérieurs à la décision 2014/119 et au règlement no 208/2014.

47      La première partie de la lettre du 3 mars 2014 précise que les « services répressifs ukrainiens » ont engagé un certain nombre de procédures pénales pour enquêter sur des actes criminels commis par d’anciens hauts fonctionnaires, dont les noms sont listés juste après, au regard desquels l’enquête menée sur les infractions susmentionnées a permis d’établir le détournement de fonds publics pour des montants importants et le transfert illégal ultérieur de ces fonds hors du territoire de l’Ukraine.

48      La seconde partie de la lettre du 3 mars 2014 ajoute que « l’enquête vérifie la participation d’autres hauts fonctionnaires représentant les anciennes autorités dans le même genre de crimes » et qu’il est prévu de les informer à bref délai de l’ouverture de cette enquête. Les noms de ces autres hauts fonctionnaires, dont celui du requérant, sont également listés juste après.

49      Eu égard au dossier de l’affaire, la lettre du 3 mars 2014 est, parmi les éléments de preuve déposés par le Conseil au cours de la présente instance, le seul qui est antérieur à la décision 2014/119 et au règlement no 208/2014. Par conséquent, la légalité de ces actes doit être appréciée au regard de ce seul élément de preuve.

50      Il convient donc de vérifier si la lettre du 3 mars 2014 constitue une preuve suffisante pour étayer la conclusion selon laquelle le requérant a été identifié « comme étant responsable de détournement de fonds appartenant à l’État ukrainien » au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/119.

51      Or, tout en provenant, ainsi que le souligne le Conseil, d’une haute instance judiciaire d’un pays tiers, à savoir le bureau du procureur général d’Ukraine, la lettre du 3 mars 2014 ne contient qu’une affirmation générale et générique liant le nom du requérant, parmi ceux d’autres anciens hauts fonctionnaires, à une enquête qui, en substance, aurait établi des faits de détournement de fonds publics. En effet, la lettre ne fournit aucune précision sur l’établissement des faits que l’enquête conduite par les autorités ukrainiennes était en train de vérifier et, d’autant moins, sur la responsabilité individuelle, ne fût‑ce que présumée, du requérant à leur égard.

52      Il est vrai que, ainsi que le fait valoir le Conseil, le juge de l’Union, dans le contexte de l’application de mesures restrictives, a établi que l’identification d’une personne comme étant responsable d’une infraction n’impliquait pas forcément une condamnation pour une telle infraction (voir, en ce sens, arrêts du 5 mars 2015, Ezz e.a./Conseil, C‑220/14 P, Rec, EU:C:2015:147, point 72, et du 27 février 2014, Ezz e.a./Conseil, T‑256/11, Rec, EU:T:2014:93, points 57 à 61).

53      Cependant, dans le contexte des affaires qui étaient à la base de la jurisprudence citée au point 52 ci‑dessus, les requérants avaient, à tout le moins, fait l’objet d’une ordonnance du procureur général du pays tiers concerné tendant à la saisie de leurs avoirs, laquelle avait été approuvée par une juridiction pénale (arrêt Ezz e.a./Conseil, point 52 supra, EU:T:2014:93, point 132). Par conséquent, l’application des mesures restrictives au regard des requérants en cause dans ces affaires se fondait sur des éléments factuels concrets, dont le Conseil avait pris connaissance.

54      En l’espèce, force est de constater, d’une part, que le Conseil ne disposait pas d’informations concernant les faits ou les comportements spécifiquement reprochés au requérant par les autorités ukrainiennes et, d’autre part, que la lettre du 3 mars 2014 qu’il invoque, même en l’examinant dans le contexte dans lequel elle s’insère, ne saurait constituer une base factuelle suffisamment solide au sens de la jurisprudence citée au point 43 ci‑dessus pour inscrire le nom du requérant sur la liste au motif qu’il était identifié « comme étant responsable » de détournement de fonds publics.

55      Indépendamment du stade auquel se trouvait la procédure dont le requérant était censé faire l’objet, le Conseil ne pouvait adopter des mesures restrictives à son égard à défaut de connaître les faits de détournement de fonds publics qui lui étaient spécifiquement reprochés par les autorités ukrainiennes. En effet, ce n’est qu’en ayant connaissance de ces faits que le Conseil aurait été à même d’établir qu’ils étaient susceptibles, d’une part, d’être qualifiés de détournement de fonds publics et, d’autre part, de remettre en cause l’état de droit en Ukraine, dont le renforcement et le soutien constituent, ainsi qu’il a été rappelé au point 44 ci‑dessus, l’objectif poursuivi par l’adoption des mesures restrictives en cause.

56      D’ailleurs, c’est à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien‑fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien‑fondé desdits motifs (arrêts du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, Rec, EU:C:2013:518, points 120 et 121, et du 28 novembre 2013, Conseil/Fulmen et Mahmoudian, C‑280/12 P, Rec, EU:C:2013:775, points 65 et 66).

57      Au vu de tout ce qui précède, l’inscription du nom du requérant sur la liste ne respecte pas les critères de désignation des personnes visées par les mesures restrictives en cause fixés par la décision 2014/119.

58      Il y a donc lieu d’accueillir le recours, en ce qu’il vise à obtenir l’annulation de la décision 2014/119, en ce qu’elle concerne le requérant, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur les autres moyens invoqués par ce dernier ni sur la demande de celui‑ci d’adopter des mesures d’organisation de la procédure.

59      Pour les mêmes raisons, le règlement no 208/2014 doit être annulé en tant qu’il vise le requérant.

 Sur les conclusions en annulation de la décision 2015/143 et du règlement 2015/138, en ce qu’ils concernent le requérant

60      Dans le mémoire en adaptation des conclusions, le requérant demande également l’annulation de la décision 2015/143 et du règlement 2015/138, en substance, en ce qu’ils modifient, respectivement, l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/119 et l’article 3 du règlement no 208/2014.

61      Dans ses observations sur le mémoire en adaptation des conclusions, le Conseil fait valoir, d’une part, que le Tribunal n’est pas compétent, au regard de l’article 275 TFUE, pour statuer sur un recours contre la décision 2015/143, qui a été adoptée notamment sur le fondement de l’article 29 TUE, et, d’autre part, que l’extension des conclusions à celle‑ci ainsi qu’au règlement 2015/138 est irrecevable en raison du défaut de qualité pour agir du requérant. Par ailleurs, le Conseil, soutenu par la Commission, allègue que la demande du requérant ne comporte aucun exposé des moyens invoqués au sens de l’article 21 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et de l’article 44, paragraphe 1, du règlement de procédure du 2 mai 1991.

62      S’agissant, à titre liminaire, de la question de la compétence du juge de l’Union, il y a lieu de rappeler que l’article 275, deuxième alinéa, TFUE prévoit explicitement que, par dérogation aux dispositions du premier alinéa de cet article, le juge de l’Union est compétent pour « se prononcer sur les recours formés dans les conditions prévues à l’article 263, quatrième alinéa, [TFUE] concernant le contrôle de la légalité des décisions prévoyant des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales adoptées par le Conseil sur la base du titre V, chapitre 2, du traité [UE] ». Cette disposition vise ainsi, contrairement à ce que soutient le Conseil, l’ensemble des décisions du Conseil relatives à des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales, relevant du titre V, chapitre 2, du traité UE, sans distinguer selon qu’il s’agit de décisions de portée générale ou de décisions individuelles. En particulier, elle n’exclut pas la possibilité de contester, dans le cadre d’un mémoire en adaptation des conclusions, la légalité d’une disposition de portée générale, à l’appui d’un recours en annulation formé contre une mesure restrictive individuelle (voir, en ce sens, arrêt du 4 septembre 2015, NIOC e.a./Conseil, T‑577/12, sous pourvoi, EU:T:2015:596, points 93 et 94).

63      Partant, contrairement à ce que fait valoir le Conseil, le Tribunal est compétent pour examiner la légalité de la décision 2015/143 en ce qu’elle modifie l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/119.

64      S’agissant, ensuite, de la fin de non‑recevoir ayant trait à l’absence de qualité pour agir du requérant, il convient d’observer que la décision 2014/119 et le règlement no 208/2014 n’ont été modifiés par la décision 2015/143 et par le règlement 2015/138 que dans la mesure où les critères de désignation pour le gel des fonds visant les personnes responsables de détournement de fonds appartenant à l’État ukrainien ont été précisés.

65      La décision 2015/143 et le règlement 2015/138 ne désignent pas nommément le requérant et n’ont pas non plus été adoptés à la suite d’un réexamen complet des listes des personnes faisant l’objet des mesures restrictives. En effet, ces actes ne visent que les critères généraux d’inscription s’appliquant à des situations déterminées objectivement et comportant des effets juridiques à l’égard de catégories de personnes et d’entités envisagées de manière générale et abstraite, et non l’inscription du nom du requérant sur la liste. Par conséquent, ils ne concernent ni directement ni individuellement le requérant et ce dernier n’est pas recevable, ainsi que l’a fait valoir le Conseil, à adapter ses conclusions pour demander leur annulation (voir, en ce sens, arrêt du 6 septembre 2013, Bank Refah Kargaran/Conseil, T‑24/11, Rec, EU:T:2013:403, point 50).

66      Par ailleurs, les modifications apportées au critère général d’inscription par la décision 2015/143 et par le règlement 2015/138 ne sont pas pertinentes pour l’appréciation de la légalité de l’inscription du nom du requérant sur la liste, qui a été effectuée par le Conseil sur le fondement du seul critère énoncé à l’article 1er, paragraphe 1, de la décision 2014/119 (voir point 44 ci‑dessus).

67      Au vu de tout ce qui précède, il convient de rejeter le recours comme étant irrecevable, en ce qu’il est dirigé contre la décision 2015/143 et le règlement 2015/138, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur l’autre fin de non‑recevoir soulevée par le Conseil et la Commission.

 Sur les effets dans le temps de l’annulation partielle de la décision 2014/119

68      Le Conseil estime nécessaire, dans l’hypothèse où le Tribunal annule la décision 2014/119 en ce qu’elle concerne le requérant, que les effets de celle‑ci à l’égard de ce dernier soient maintenus, conformément à l’article 264, deuxième alinéa, TFUE, jusqu’à la prise d’effet de l’annulation partielle du règlement no 208/2014, afin de garantir la sécurité juridique ainsi que la cohérence et l’unité de l’ordre juridique.

69      Le requérant s’oppose à cette argumentation.

70      Il convient de rappeler que la décision 2014/119 a été modifiée par la décision 2015/364, qui a remplacé la liste à partir du 7 mars 2015 et a prorogé l’application des mesures restrictives, en ce qui concerne le requérant, jusqu’au 6 mars 2016. À la suite de ces modifications, le nom du requérant a été maintenu sur la liste avec un nouveau motif d’inscription (voir les points 12 et 13 ci‑dessus).

71      Partant, à ce jour, le requérant fait l’objet d’une nouvelle mesure restrictive. Il s’ensuit que l’annulation de la décision 2014/119, en ce qu’elle vise le requérant, n’entraîne pas la disparition de l’inscription du nom de ce dernier sur la liste.

72      Par conséquent, il n’est pas nécessaire de maintenir les effets de la décision 2014/119, en ce qu’elle vise le requérant.

 Sur les dépens

73      Aux termes de l’article 134, paragraphe 2, du règlement de procédure, si plusieurs parties succombent, le Tribunal décide du partage des dépens.

74      En l’espèce, le Conseil ayant succombé en ce qui concerne la demande en annulation formulée dans la requête, il a lieu de le condamner aux dépens afférents à cette demande, conformément aux conclusions du requérant. Le requérant ayant succombé en ce qui concerne la demande en annulation formulée dans le mémoire en adaptation des conclusions, il y a lieu de le condamner aux dépens afférents à cette demande, conformément aux conclusions du Conseil.

75      Par ailleurs, en vertu de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, les États membres et les institutions qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens. La République de Pologne et la Commission supporteront donc leurs propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (neuvième chambre)

déclare et arrête :

1)      La décision 2014/119/PESC du Conseil, du 5 mars 2014, concernant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes, de certaines entités et de certains organismes au regard de la situation en Ukraine, et le règlement (UE) no 208/2014 du Conseil, du 5 mars 2014, concernant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes, de certaines entités et de certains organismes eu égard à la situation en Ukraine, sont annulés en tant qu’ils visent M. Mykola Yanovych Azarov.

2)      Le recours est rejeté pour le surplus.

3)      Le Conseil de l’Union européenne est condamné à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par M. Azarov, en ce qui concerne la demande en annulation formulée dans la requête.

4)      M. Azarov est condamné à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposées par le Conseil, en ce qui concerne la demande en annulation formulée dans le mémoire en adaptation des conclusions.

5)      La République de Pologne et la Commission européenne supporteront leurs propres dépens.

Berardis

Czúcz

Popescu

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 28 janvier 2016.

Signatures


* Langue de procédure : l’allemand.