1. Droit de l'Union - Principes généraux - Principe de l'interdiction de la reformatio in pejus - Portée
À supposer même que le principe de l’interdiction de la reformatio in pejus puisse être invoqué dans un contentieux non pénal, cette interdiction ne saurait, en toute hypothèse, être opposée ni au législateur, lorsqu’il modifie les règles statutaires, ni à l’administration, lorsqu’elle fixe le classement en grade des fonctionnaires. En effet, cette interdiction est étroitement liée au principe dispositif, lequel implique la libre disposition par les parties de l’objet de leur recours, alors que le classement en grade n’est pas déterminé à l’occasion de l’exercice d’une voie de recours.
Arrêt du 14 décembre 2010, Bleser / Cour de justice (F-25/07) (cf. point 132)
2. Droit de l'Union européenne - Principes - Interdiction de l'abus de droit
Voir le texte de la décision.
Arrêt du 12 juillet 2012, J.J. Komen en Zonen Beheer Heerhugowaard (C-326/11) (cf. point 35)
Arrêt du 18 décembre 2014, McCarthy e.a. (C-202/13) (cf. point 54)
Arrêt du 20 juin 2019, Nonnemacher / EUIPO - Ingram (WKU) (T-389/18) (cf. point 20)
3. Questions préjudicielles - Compétence de la Cour - Limites - Demande d'interprétation de principes généraux du droit de l'Union - Réglementation nationale n'entrant pas dans le champ d'application du droit de l'Union et ne mettant pas en œuvre ce dernier - Incompétence de la Cour
Voir le texte de la décision.
Arrêt du 6 mars 2014, Siragusa (C-206/13) (cf. points 34, 35)
4. Droit de l'Union européenne - Exercice abusif d'un droit découlant d'une disposition de l'Union - Opérations constitutives d'une pratique abusive - Éléments à prendre en considération - Vérification incombant à la juridiction nationale
Voir le texte de la décision.
Arrêt du 13 mars 2014, SICES e.a. (C-155/13) (cf. points 29-34)
Arrêt du 9 juillet 2015, Cimmino e.a. (C-607/13) (cf. points 60, 61)
Arrêt du 14 avril 2016, Cervati et Malvi (C-131/14) (cf. points 32-35, 46, 47)
Arrêt du 28 juillet 2016, Kratzer (C-423/15) (cf. points 37-42)
5. Droit de l'Union européenne - Exercice abusif d'un droit découlant d'une disposition de l'Union - Opérations constitutives d'une pratique abusive - Éléments à prendre en considération
Voir le texte de la décision.
Arrêt du 17 juillet 2014, Torresi (C-58/13 et C-59/13) (cf. points 42-46)
6. Concurrence - Procédure administrative - Pouvoir d'inspection de la Commission - Décision ordonnant une inspection - Obligation de motivation - Portée - Indication claire des indices sérieux permettant de suspecter une infraction - Contrôle juridictionnel - Obligation pour le Tribunal de vérifier matériellement la teneur desdits indices - Conditions
L’exigence d’une protection contre des interventions de la puissance publique dans la sphère d’activité privée d’une personne, qu’elle soit physique ou morale, qui seraient arbitraires ou disproportionnées constitue un principe général du droit de l’Union.
Or, aux fins de respecter ce principe général, une décision de la Commission ordonnant une inspection, au titre de l'article 20, paragraphe 4, du règlement nº 1/2003, doit viser à recueillir la documentation nécessaire pour vérifier la réalité et la portée de situations de fait et de droit déterminées à propos desquelles la Commission dispose déjà d’informations, constituant des indices suffisamment sérieux permettant de suspecter une infraction aux règles de concurrence.
Dans ce contexte, la vérification de l’existence d’indices suffisamment sérieux, en possession de la Commission, permettant de suspecter une infraction aux règles de concurrence préalablement à l’adoption d’une décision d’inspection ne constitue néanmoins pas le seul moyen permettant au Tribunal de s’assurer de l’absence de caractère arbitraire de ladite décision. En effet, le contrôle de la motivation d’une décision permet également au juge de veiller au respect du principe de protection contre les interventions arbitraires et disproportionnées, en ce que ladite motivation permet de faire apparaître le caractère justifié de l’intervention envisagée à l’intérieur des entreprises concernées.
Partant, dans les circonstances où le Tribunal estime que les présomptions que la Commission entend vérifier et les éléments sur lesquels doit porter l’inspection sont définis avec suffisamment de précision dans sa décision ordonnant une inspection, il peut conclure à l’absence de caractère arbitraire de ladite décision, sans qu’il soit nécessaire de vérifier matériellement la teneur des indices en possession de la Commission à la date d’adoption de celle-ci.
Arrêt du 25 novembre 2014, Orange / Commission (T-402/13) (cf. points 83, 84, 87, 89, 91)
L’exigence d’une protection contre des interventions de la puissance publique dans la sphère d’activité privée d’une personne, qu’elle soit physique ou morale, qui seraient arbitraires ou disproportionnées constitue un principe général du droit de l’Union européenne. Dès lors, aux fins de respecter ce principe général, une décision d’inspection doit viser à recueillir la documentation nécessaire pour vérifier la réalité et la portée de situations de fait et de droit déterminées à propos desquelles la Commission dispose déjà d’informations, constituant des indices suffisamment sérieux permettant de suspecter une infraction aux règles de concurrence.
En d’autres termes, la possession d’indices suffisamment sérieux permettant de suspecter une infraction aux règles de concurrence est une condition sine qua non pour que la Commission puisse ordonner une inspection en vertu de l’article 20, paragraphe 4, du règlement nº 1/2003. De même, toujours dans le respect dudit principe général, les termes d’une décision ordonnant une inspection ne doivent pas excéder la portée de l’infraction qui peut être suspectée sur le fondement de tels indices.
Il s'ensuit que, dans la mesure où c’est la motivation d’une décision d’inspection qui circonscrit le champ des pouvoirs conférés aux agents de la Commission, ledit principe général s’oppose à des formulations, dans une décision d’inspection, qui élargiraient ce champ au-delà de ce qui découle des indices suffisamment sérieux dont la Commission dispose à la date d’adoption d’une telle décision.
Dans ce contexte, la vérification de l’existence d’indices suffisamment sérieux, en possession de la Commission, permettant de suspecter une infraction aux règles de concurrence préalablement à l’adoption d’une décision d’inspection ne constitue pas le seul moyen permettant au Tribunal de s’assurer de l’absence de caractère arbitraire de ladite décision. En effet, le contrôle de la motivation d’une décision permet également au juge de veiller au respect du principe de protection contre les interventions arbitraires et disproportionnées, en ce que ladite motivation permet de faire apparaître le caractère justifié de l’intervention envisagée à l’intérieur des entreprises concernées.
Partant, dans les circonstances où le Tribunal estime que les présomptions que la Commission entend vérifier et les éléments sur lesquels doit porter l’inspection sont définis avec suffisamment de précision dans sa décision ordonnant une inspection, il peut conclure à l’absence de caractère arbitraire de ladite décision, sans qu’il soit nécessaire de vérifier matériellement la teneur des indices en possession de la Commission à la date d’adoption de celle-ci. En revanche, lorsque la motivation d’une décision d’inspection ne permet pas, à elle seule, de présumer que, à la date d’adoption de cette décision, la Commission disposait effectivement d’indices suffisamment sérieux permettant de suspecter une infraction telle que décrite dans ladite décision, le Tribunal doit examiner les indices en possession de la Commission ou les autres preuves permettant éventuellement d’établir l’existence de tels indices et leur caractère suffisamment sérieux.
Arrêt du 20 juin 2018, České dráhy / Commission (T-325/16) (cf. points 34-37, 41, 50, 51, 54-56, 65)
7. Droit de l'Union européenne - Principes - Reconnaissance - Application, par le juge de l'Union, d'un principe général en tenant compte des dispositions d'une directive le concrétisant - Admissibilité - Limites
Un principe général du droit de l’Union peut être concrétisé par une directive. À cet égard, dès lors qu’il tient compte des dispositions de cette directive concrétisant un tel principe, le juge de l’Union ne saurait faire abstraction du contenu de ces dispositions, nonobstant le fait qu’elles ne sont pas d’application en tant que telles au cas d’espèce. Plus particulièrement, dans la mesure où il ressort des dispositions d’une telle directive que le législateur de l’Union a voulu établir un équilibre entre les différents intérêts en présence, le juge de l’Union doit tenir compte de cet équilibre dans l’application qu’il fait du principe général ainsi concrétisé.
Voir le texte de la décision.
Ordonnance du 1er décembre 2021, Inivos et Inivos / Commission (C-471/21 P(R)) (cf. points 67-71)
8. Environnement - Pollution atmosphérique - Directive 2003/87 - Plan national d'allocation de quotas d'émission de gaz à effet de serre (PNA) - Pouvoir d'appréciation de la Commission - Adoption d'orientations pour la mise en oeuvre de la directive - Portée - Autolimitation du pouvoir de la Commission - Droit des États membres destinataires de lui opposer lesdites orientations
Ordonnance du 29 juin 2015, Frank Bold / Commission (T-19/13) (cf. points 62, 63)
9. Droit de l'Union européenne - Principes - Principe de l'égalité des créanciers - Principe non consacré par le droit de l'Union
La clause dite par condicio creditorum ou pari passu, qui suppose que les créanciers se voient traités de manière égale dans le paiement, n’existe pas dans l’ordre juridique de l’Union. À cet égard, le règlement nº 1346/2000, relatif aux procédures d’insolvabilité, a constaté l’existence de divergences considérables à ce sujet dans les ordres juridiques nationaux, y compris concernant le traitement préférentiel des créanciers, et s’est limité à établir des règles de conflit de lois uniformes aux fins, notamment, de coordonner la répartition du produit de la réalisation pour préserver au maximum l’égalité de traitement des créanciers.
Au demeurant, dans la mesure où une règle imposant le pari passu impliquerait un traitement égalitaire des créanciers sans tenir compte des situations distinctes dans lesquelles se trouvent, notamment, les investisseurs privés, d’une part, et les banques centrales de l’Eurosystème agissant dans l’exercice de leurs missions au titre de l’article 127 TFUE et de l’article 18 du protocole sur les statuts du Système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne, d’autre part, la reconnaissance d’une telle règle dans l’ordre juridique de l’Union serait susceptible de se heurter au principe d’égalité de traitement, tel que consacré aux articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Par conséquent, seule son insertion dans le cadre de clauses contractuelles, y compris celles afférentes à l’émission et à la vente de titres de créance d’État, régissant la relation entre émetteur et débiteur et détenteur et créancier d’une obligation est, le cas échéant, susceptible d’attribuer un caractère juridiquement obligatoire à une clause pari passu.
Arrêt du 7 octobre 2015, Accorinti e.a. / BCE (T-79/13) (cf. points 98-101)
10. Droit de l'Union européenne - Principes - Protection de la confiance légitime - Sécurité juridique - Inclusion - Principe d'estoppel - Exclusion
Le principe d’estoppel est une institution juridique anglo-saxonne qui n’existe pas, en tant que telle, en droit de l’Union européenne, ce qui ne préjuge pas de ce que certains principes, tels les principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime, et certaines règles, telle la règle nemo potest venire contra factum proprium, consacrés par celui-ci peuvent être regardés comme étant liés ou apparentés à ce principe. Partant, un grief doit être rejeté comme étant non fondé en droit, pour autant qu’il se fonde sur une violation du principe d’estoppel, ce qui ne préjuge pas de la possibilité d’examiner les arguments soulevés par la partie concernée lorsque ceux-ci peuvent être réputés venir à l’appui d’un moyen tiré, en substance, des principes de sécurité juridique ou de protection de la confiance légitime.
Arrêt du 22 avril 2016, Irlande / Commission (T-50/06 RENV II et T-69/06 RENV II) (cf. point 56)
11. Droit de l'Union européenne - Principes - Égalité de traitement - Nécessité de respecter le principe de légalité - Impossibilité d'invoquer une illégalité commise en faveur d'autrui
Le principe d’égalité de traitement doit se concilier avec le respect de la légalité, selon lequel nul ne peut invoquer, à son profit, une illégalité commise en faveur d’autrui.
Arrêt du 16 juin 2016, Evonik Degussa et AlzChem / Commission (C-155/14 P) (cf. points 58, 59)
Le respect du principe d’égalité de traitement doit se concilier avec celui du principe de légalité, ce qui implique que nul ne peut invoquer à son profit une illégalité commise en faveur d’autrui.
Arrêt du 25 janvier 2017, Rusal Armenal / Conseil (T-512/09 RENV) (cf. point 110)
Voir le texte de la décision.
Arrêt du 16 mai 2017, Landeskreditbank Baden-Württemberg / BCE (T-122/15) (cf. point 84)
Le principe d’égalité de traitement doit se concilier avec le respect de la légalité, selon lequel nul ne peut invoquer, à son profit, une illégalité commise en faveur d'autrui.
Arrêt du 13 septembre 2017, Pappalardo e.a. / Commission (C-350/16 P) (cf. point 52)
Arrêt du 7 mars 2018, Le Pen / Parlement (T-140/16) (cf. points 88, 91)
Arrêt du 7 mars 2018, Gollnisch / Parlement (T-624/16) (cf. point 161)
12. Droit de l'Union européenne - Principes - Interdiction de l'abus de droit - Portée
Arrêt du 20 octobre 2016, August Wolff et Remedia / Commission (T-672/14) (cf. point 53)
13. Harmonisation des législations fiscales - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée - Exonérations prévues par la sixième directive - Exonération des livraisons de bâtiments et du sol y attenant - Principe d'interdiction de pratiques abusives - Applicabilité directe - Réglementation nationale ne prévoyant pas de transposition dudit principe en droit interne - Absence d'incidence - Effets dans le temps sur les opérations réalisées avant l'établissement dudit principe en matière de fiscalité - Effet rétroactif - Violation des principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime - Absence
Le principe d’interdiction de pratiques abusives doit être interprété en ce sens qu’il peut, indépendamment d’une mesure nationale lui donnant effet dans l’ordre juridique interne, être directement appliqué afin de refuser d’exonérer de la taxe sur la valeur ajoutée des ventes de biens immeubles, telles que celles en cause au principal, réalisées avant le prononcé de l’arrêt du 21 février 2006, Halifax e.a. (C-255/02, EU:C:2006:121), sans que les principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime s’y opposent.
Le principe d’interdiction de pratiques abusives, tel qu’appliqué au domaine de la TVA par la jurisprudence issue de l’arrêt Halifax, présente, ainsi, le caractère général qui est, par nature, inhérent aux principes généraux du droit de l’Union (voir, par analogie, arrêt du 15 octobre 2009, Audiolux e.a., C-101/08, EU:C:2009:626, point 50).
Il y a encore lieu d’ajouter que, selon la jurisprudence de la Cour, le refus d’un droit ou d’un avantage en raison de faits abusifs ou frauduleux n’est que la simple conséquence de la constatation selon laquelle, en cas de fraude ou d’abus de droit, les conditions objectives requises aux fins de l’obtention de l’avantage recherché ne sont, en réalité, pas satisfaites et que, dès lors, un tel refus ne nécessite pas de base légale spécifique (voir, en sens, arrêts du 14 décembre 2000, Emsland-Stärke, C-110/99, EU:C:2000:695, point 56 ; Halifax, point 93, et du 4 juin 2009, Pometon, C-158/08, EU:C:2009:349, point 28).
Partant, le principe d’interdiction de pratiques abusives peut être opposé à un assujetti pour lui refuser le bénéfice, notamment, du droit à exonération de la TVA, même en l’absence de dispositions du droit national prévoyant un tel refus (voir, en ce sens, arrêt du 18 décembre 2014, Schoenimport «Italmoda» Mariano Previti e.a., C-131/13, C-163/13 et C-164/13, EU:C:2014:2455, point 62).
Or, une telle application du droit de l’Union est conforme aux principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime (voir en ce sens, notamment, arrêts du 22 janvier 2015, Balazs, C-401/13 et C-432/13, EU:C:2015:26, points 49 et 50 ainsi que jurisprudence citée, et du 19 avril 2016, DI, C-441/14, EU:C:2016:278, points 38 à 40).
En effet, l’interprétation que la Cour donne du droit de l’Union, dans l’exercice de la compétence que lui confère l’article 267 TFUE, éclaire et précise, lorsque besoin en est, la signification et la portée de ce droit, tel qu’il doit ou aurait dû être compris et appliqué depuis la date de son entrée en vigueur. Il en résulte que, en dehors de circonstances tout à fait exceptionnelles, dont l’existence n’a toutefois pas été alléguée en l’occurrence, le droit de l’Union ainsi interprété doit être appliqué par le juge même à des rapports juridiques nés et constitués avant l’arrêt statuant sur la demande d’interprétation, si, par ailleurs, les conditions permettant de porter devant les juridictions compétentes un litige relatif à l’application de ce droit se trouvent réunies (voir, notamment, arrêts du 29 septembre 2015, Gmina Wrocław, C-276/14, EU:C:2015:635, points 44 et 45 ainsi que jurisprudence citée, et du 19 avril 2016, DI, C-441/14, EU:C:2016:278, point 40).
Arrêt du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C-251/16) (cf. points 31-33, 40, 41, 44, disp. 1)
14. Harmonisation des législations fiscales - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée - Exonérations prévues par la sixième directive - Exonération des livraisons de bâtiments et du sol y attenant - Principe d'interdiction de pratiques abusives - Requalification des opérations en application dudit principe - Possibilité d'assujettissement des opérations n'étant pas constitutives d'une pratique abusive sur la base des dispositions pertinentes de la réglementation nationale
La sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme, doit être interprétée en ce sens que, dans l’hypothèse où les opérations en cause au principal devraient faire l’objet d’une requalification en application du principe d’interdiction de pratiques abusives, celles de ces opérations qui ne sont pas constitutives d’une telle pratique peuvent être assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée sur le fondement des dispositions pertinentes de la réglementation nationale prévoyant un tel assujettissement.
Arrêt du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C-251/16) (cf. point 51, disp. 2)
15. Harmonisation des législations fiscales - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée - Exonérations prévues par la sixième directive - Exonération des livraisons de bâtiments et du sol y attenant - Principe d'interdiction de pratiques abusives - Champ d'application - Opérations ayant pour but essentiel la recherche d'un avantage fiscal contraire à l'objectif de la sixième directive - Critères - Avantage fiscal résultant de contrats de bail conclus antérieurement aux ventes des biens immobiliers relevant desdits contrats - Identification du contenu et de la signification réelle des opérations en question - Prise en considération du caractère purement artificiel ainsi que des liens de nature juridique, économique et/ou personnelle entre les opérateurs en cause
Le principe d’interdiction de pratiques abusives doit être interprété en ce sens que, afin de déterminer, sur le fondement du point 75 de l’arrêt du 21 février 2006, Halifax e.a. (C-255/02, EU:C:2006:121), si le but essentiel des opérations en cause au principal est ou non l’obtention d’un avantage fiscal, il convient de prendre en compte l’objectif des contrats de bail antérieurs aux ventes de biens immobiliers en cause au principal de manière isolée.
À cet égard, il y a lieu de souligner d’emblée que, contrairement à ce que soutiennent les requérants au principal dans leurs observations écrites soumises à la Cour, la jurisprudence issue de l’arrêt Halifax n’exige pas d’établir que l’obtention d’un avantage fiscal constitue le seul objectif des opérations en cause. Si des opérations poursuivant exclusivement un tel objectif sont susceptibles de remplir l’exigence résultant de cette jurisprudence, la Cour a précisé, au point 45 de son arrêt du 21 février 2008, Part Service (C-425/06, EU:C:2008:108), qu’il en allait de même lorsque la recherche d’un avantage fiscal constitue le but essentiel des opérations en cause.
Afin de déterminer le contenu et la signification réelle des contrats de bail en cause au principal, la juridiction de renvoi peut, notamment, prendre en considération le caractère purement artificiel de ces opérations ainsi que les liens de nature juridique, économique et/ou personnelle entre les opérateurs en cause (voir, en ce sens, arrêt Halifax, points 75 et 81). De tels éléments sont de nature à montrer que l’obtention de l’avantage fiscal constitue le but essentiel poursuivi, nonobstant l’existence éventuelle, par ailleurs, d’objectifs économiques (arrêt du 21 février 2008, Part Service, C-425/06, EU:C:2008:108, point 62).
Arrêt du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C-251/16) (cf. points 53, 60, 62, disp. 3)
16. Harmonisation des législations fiscales - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée - Exonérations prévues par la sixième directive - Exonération des livraisons de bâtiments et du sol y attenant - Principe d'interdiction de pratiques abusives - Champ d'application - Biens immobiliers n'ayant pas encore fait l'objet d'une utilisation effective avant leur vente - Inclusion - Condition - Obtention d'un avantage fiscal contraire à l'objectif des dispositions pertinentes - Vérification incombant à la juridiction nationale
Le principe d’interdiction de pratiques abusives doit être interprété en ce sens que des livraisons de biens immobiliers, telles que celles en cause au principal, sont susceptibles d’aboutir à l’obtention d’un avantage fiscal contraire à l’objectif des dispositions pertinentes de la sixième directive 77/388/CEE, lorsque ces biens immobiliers n’avaient, avant leur vente à des acheteurs tiers, pas encore fait l’objet d’une utilisation effective par leur propriétaire ou leur locataire. Il appartient à la juridiction de vérifier si tel est le cas dans le cadre du litige au principal.
Ainsi, l’exonération prévue à l’article 13, B, sous g), de la sixième directive vise les livraisons de biens immobiliers intervenant après que ces biens immobiliers ont fait l’objet d’une utilisation effective par leur propriétaire ou par leur locataire. En revanche, n’est pas exonérée la première livraison d’un bien immobilier neuf au consommateur final.
Arrêt du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C-251/16) (cf. points 72, 75, disp. 4)
17. Harmonisation des législations fiscales - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée - Exonérations prévues par la sixième directive - Exonération des livraisons de bâtiments et du sol y attenant - Principe d'interdiction de pratiques abusives - Champ d'application - Biens immobiliers n'ayant pas encore fait l'objet d'une utilisation effective avant leur vente - Inclusion
Le principe d’interdiction de pratiques abusives doit être interprété en ce sens qu’il trouve à s’appliquer dans une situation telle que celle en cause au principal, qui concerne l’éventuelle exonération de la taxe sur la valeur ajoutée d’une opération de livraison de biens immobiliers.
Arrêt du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C-251/16) (cf. point 80, disp. 5)
18. Droit de l'Union européenne - Principes - Égalité de traitement - Nécessité de respecter le principe de légalité - Impossibilité d'invoquer une illégalité commise en faveur d'autrui
Dans l’arrêt Havenbedrijf Antwerpen et Maatschappij van de Brugse Zeehaven/Commission (T-696/17), prononcé le 20 septembre 2019, le Tribunal a rejeté le recours en annulation introduit par les ports d’Anvers et de Bruges contre la décision de la Commission européenne du 27 juillet 2017 qualifiant le régime d’exonération de l’impôt des sociétés dont ils bénéficiaient d’aide d’État incompatible avec le traité et ordonnant sa suppression{1}.
Adoptée à la suite d’une enquête menée en 2013 dans l’ensemble des États membres, afin d’obtenir une vue d’ensemble sur le fonctionnement et la fiscalité de leurs ports, la décision attaquée a constaté que la mesure portant exonération de l’impôt des sociétés des ports belges mentionnés à l’article 180, point 2, du code des impôts sur les revenus coordonné en 1992{2} constituait un régime d’aides d’État existant incompatible avec le marché intérieur. Elle a, par conséquent, notamment ordonné la suppression de cette exonération et la soumission des revenus des activités desdits ports à l’impôt des sociétés à compter du début de l’année suivant la date de son adoption.
Le Tribunal a, en l’occurrence, rejeté le recours comme non fondé, jugeant que la Commission avait à bon droit considéré que les deux ports devaient être qualifiés d’entreprises, dans la mesure où ils exerçaient des activités économiques, et que l’exonération dont ils bénéficiaient avait pour effet de les avantager et présentait, partant, un caractère sélectif au regard du droit des aides d’État{3}.
En effet, en premier lieu, le Tribunal a jugé que la Commission avait à juste titre considéré que les ports exerçaient, au moins partiellement, des activités économiques, en ce qu’ils fournissaient à leurs usagers un service d’accès des navires à l’infrastructure portuaire en échange d’un « droit de port » et des services particuliers moyennant rémunération, tels le pilotage, le levage, la manutention ou l’amarrage, et en ce qu’ils mettaient certaines infrastructures ou terrains à disposition d’entreprises pour leurs besoins propres ou aux fins de fourniture desdits services particuliers. À cet égard, le Tribunal a précisé, d’une part, que la circonstance que les ports soient délégataires de prérogatives de puissance publique, de nature non économique, comme le contrôle et la sécurité du trafic maritime ou la surveillance antipollution, ou chargés de services d’intérêt général n’empêchait pas, à elle seule, de les qualifier d’entreprises, dès lors qu’ils exerçaient également des activités économiques, consistant à offrir des biens et des services sur le marché contre rémunération. Il a constaté, d’autre part, qu’il n’avait pas été démontré que les activités économiques des ports étaient purement accessoires et indissociables de l’exercice de leurs prérogatives de puissance publique. Il a, enfin, jugé que, même s’il devait être considéré que les ports bénéficiaient d’un monopole légal et s’il n’existait pas d’opérateurs portuaires privés en Belgique avec lesquels ils seraient en concurrence, il existait néanmoins un marché des services portuaires, sur lequel les différents ports maritimes de l’Union, en particulier sur l’axe Hambourg Rotterdam Anvers, étaient en concurrence.
En second lieu, le Tribunal a jugé que la Commission avait à bon droit conclu que l’exonération de l’impôt des sociétés dont bénéficiaient les deux ports, en vertu de l’article 180, point 2, du CIR, leur procurait un avantage sélectif au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE. À cet égard, il a tout d’abord rappelé que le contrôle à opérer aux fins de statuer sur la sélectivité impliquait d’identifier, dans un premier temps, le cadre de référence, c’est-à-dire le régime fiscal commun ou « normal » applicable, puis de démontrer, dans un second temps, que la mesure fiscale en cause dérogeait audit régime commun, dans la mesure où elle introduisait des différenciations entre des opérateurs se trouvant, au regard de l’objectif poursuivi par ledit régime, dans une situation juridique et factuelle comparable.
En l’occurrence, l’article 1er du CIR prévoyait que les sociétés étaient soumises à l’impôt des sociétés et les personnes morales autres que les sociétés à l’impôt sur les personnes morales. L’article 2, point 5, sous a), du CIR définissait, par ailleurs, la société comme toute entité possédant la personnalité juridique et se livrant à une exploitation ou à des opérations de caractère lucratif.
Dans ce contexte, le Tribunal a tout d’abord jugé que la Commission était fondée à considérer que les ports étaient en principe des « sociétés » en raison de l’essentiel de leurs activités, de nature économique, et que, en l’absence de l’article 180, point 2, du CIR, ils seraient soumis à l’impôt des sociétés, dans la mesure où ils effectuaient des opérations de caractère lucratif, et non à l’impôt sur les personnes morales, en application des articles 1er et 2 du CIR. L’article 180, point 2, du CIR instaurant ainsi une exonération inconditionnelle de l’impôt des sociétés en faveur des ports, alors même qu’ils se livraient à une exploitation ou à des opérations de caractère lucratif, au sens de l’article 2, point 5, du CIR, ses dispositions ne relevaient pas de la logique du cadre de référence et constituaient dès lors une dérogation audit cadre. Il a constaté, ensuite, que la Commission avait à juste titre considéré que cette dérogation introduisait une différenciation entre les sociétés assujetties à l’impôt des sociétés et les ports, alors même que, au regard de l’objectif du cadre de référence, qui était d’imposer les bénéfices des sociétés se livrant à une exploitation ou à des opérations de caractère lucratif, ils se trouvaient dans une situation comparable. Enfin, le Tribunal a considéré que cette dérogation n’était pas justifiée par la nature et l’économie du régime d’imposition des revenus. Il a notamment relevé, à cet égard, que, dès lors que le critère déterminant pour l’assujettissement à l’impôt des sociétés était le fait, pour l’entité considérée, de se livrer à une exploitation ou à des opérations de caractère lucratif, les circonstances que les ports ne distribuaient pas leur profit, mais le réinvestissaient, qu’ils poursuivaient un objectif dépassant leur intérêt individuel, qu’ils n’avaient pas pour objectif statutaire de faire des profits, qu’ils faisaient partie des pouvoirs publics et qu’ils assuraient des missions d’intérêt général ne suffisaie
nt pas, au regard des principes directeurs du système fiscal, à justifier un traitement fiscal plus favorable que celui des autres sociétés.
{1 Décision (UE) 2017/2115 de la Commission, du 27 juillet 2017, concernant le régime d’aides SA.38393 (2016/C, ex 2015/E) mis à exécution par la Belgique - Fiscalité des ports en Belgique (JO 2017, L 332, p. 1), ci-après la « décision attaquée ».}
{2 Ci-après « le CIR ».}
{3 Article 107, paragraphe 1, TFUE.}
Arrêt du 31 mai 2018, Groningen Seaports e.a. / Commission (T-160/16) (cf. point 116)
Ordonnance du 6 septembre 2018, Bilde / Parlement (C-67/18 P) (cf. point 58)
Ordonnance du 6 septembre 2018, Montel / Parlement (C-84/18 P) (cf. point 59)
Ordonnance du 21 mars 2019, Gollnisch / Parlement (C-330/18 P) (cf. point 74)
Ordonnance du 21 mars 2019, Troszczynski / Parlement (C-462/18 P) (cf. points 88, 89)
Arrêt du 7 novembre 2019, Campine et Campine Recycling / Commission (T-240/17) (cf. points 415, 416)
19. Droit de l'Union européenne - Exercice abusif d'un droit découlant d'une disposition de l'Union - Opérations constitutives d'une pratique abusive - Éléments à prendre en considération - Dispositions fiscales - Fiscalité directe - Directive 2003/49 - Preuves établissant une pratique abusive - Critères - Éléments objectifs et subjectifs - Notion - Indices attestant l'abus de droit - Inclusion - Condition - Indices objectifs et concordants - Convention bilatérale conclue entre un État membre et un État tiers - Absence d'incidence sur l'établissement de l'abus de droit
Dans les arrêts N Luxembourg 1 e.a (affaires jointes C-115/16, C-118/16, C-119/16 et C-299/16) et T Danmark et Y Denmark (C-116/16 et C-117/16), rendus le 26 février 2019, la Cour de justice a été amenée à se prononcer, en substance, sur l’interprétation du principe général de droit de l’Union selon lequel les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union ainsi que sur la notion de « bénéficiaire » d’intérêts ou de redevances, d’une part, et de dividendes, d’autre part, au sens, respectivement, de la directive 2003/49{1} et de la directive 90/435{2}, telle que modifiée par la directive 2003/123{3}.
Dans ces affaires, la Cour était invitée à examiner la portée de l’interdiction de l’abus de droit à propos d’une exonération fiscale prévue par ces deux directives en matière de retenues à la source, s’agissant de versements transfrontaliers de dividendes ou d’intérêts entre sociétés liées établies dans différents États membres. À cet égard, il est à signaler que pour bénéficier du régime d’exonération, l’entité qui perçoit les dividendes ou les intérêts doit répondre à certaines conditions, dont la qualité de « bénéficiaire » desdits versements. Toutefois, les litiges au principal posaient la question de savoir comment traiter les versements opérés au sein de groupes de sociétés lorsque la société distributrice verse certes des dividendes ou des intérêts à une ou plusieurs sociétés répondant formellement aux conditions exigées par les directives pertinentes, mais ces dernières transfèrent elles-mêmes la totalité ou quasi-totalité des montants perçus à un bénéficiaire effectif qui, quant à lui, n’est pas couvert par le régime d’exonération dans la mesure où il est établi en dehors du territoire de l’Union.
À l’époque des faits au principal, le Danemark n’avait pas adopté de dispositions spécifiques de transposition visant à lutter contre les abus de droit, mais uniquement des dispositions transposant les règles d’exonération prévues par les directives en question. Ces règles nationales prévoyaient ainsi qu’une retenue à la source ne devait pas être appliquée en matière de versements transfrontaliers entre sociétés répondant aux conditions prévues par lesdites directives. Toutefois, dans les affaires au principal, l’administration fiscale danoise avait refusé d’appliquer cette exonération à l’impôt sur les dividendes ou intérêts. Elle faisait valoir que les sociétés établies dans d’autre États membres que le Danemark et ayant perçu les intérêts ou dividendes en provenance de sociétés danoises n’étaient en réalité pas les bénéficiaires effectifs desdits versements. Devant ce constat, ladite administration fiscale a obligé les sociétés distributrices danoises à procéder à la retenue de l’impôt à la source. Les contestations judiciaires auxquelles ces impositions ont donné lieu ont soulevé diverses questions, portant sur la notion de « bénéficiaire effectif », sur la nécessité d’une base juridique pour refuser le bénéfice de l’exonération sur le fondement d’un abus de droit et, pour autant qu’une telle base juridique existe, sur les éléments constitutifs d’un éventuel abus de droit ainsi que sur les modalités de preuves y afférentes.
S’agissant de la notion de « bénéficiaire », utilisée en particulier dans la directive 2003/49, la Cour a dit pour droit, en se référant non seulement à l’objectif de celle-ci mais également aux commentaires du modèle de convention de l’OCDE en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôt sur le revenu et sur la fortune, que celle-ci vise non pas un bénéficiaire identifié formellement, mais bien l’entité qui bénéficie économiquement des intérêts perçus et dispose dès lors de la faculté d’en déterminer librement l’affectation. Si la directive 90/435 ne se réfère pas formellement à la notion de « bénéficiaire », la Cour a néanmoins dit pour droit que l’exonération de retenue à la source prévue par cette directive était également réservée aux bénéficiaires effectifs de dividendes établis dans un État membre de l’Union.
S’agissant ensuite du point de savoir à quelles conditions le bénéfice des exonérations en cause pourrait être refusé au titre de la constatation d’un abus de droit, la Cour a rappelé qu’il existe, dans le droit de l’Union, un principe général de droit qui s’impose aux justiciables et selon lequel ceux-ci ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union. Un État membre doit donc refuser le bénéfice de telles dispositions, invoquées non pas en vue de réaliser les objectifs de ces dispositions, mais dans le but de bénéficier d’un avantage du droit de l’Union alors que les conditions y afférentes ne sont que formellement remplies et que l’application desdites dispositions serait incohérente avec leurs finalités.
Constatant que les opérations en cause, dont l’administration fiscale danoise soutient qu’elles sont constitutives d’abus de droit et, dès lors, susceptibles d’être incompatibles avec l’objectif poursuivi par les directives en question, relèvent du champ d’application du droit de l’Union, la Cour a précisé qu’autoriser des montages financiers ayant pour seul but ou but essentiel de bénéficier des avantages fiscaux résultant de l’application de la directive 2003/49 ou de la directive 90/435 ne serait pas cohérent avec de tels objectifs. Ne saurait être opposé à l’application de ce principe général le droit de tirer avantage de la concurrence que se livreraient les États membres en raison du défaut d’harmonisation de l’imposition des revenus. Certes, la recherche du régime fiscal le plus avantageux ne saurait, en tant que telle, fonder une présomption générale de fraude ou d’abus. Cependant, un droit ou avantage découlant du droit de l’Union ne devrait pas être accordé lorsque l’opération en cause est purement artificielle sur le plan économique et vise à échapper à l’emprise de la législation de l’État membre concerné. À cet égard, il incombe aux autorités et aux juridictions nationales de refuser le bénéfice de droits prévus par les directives concernées, invoqués frauduleusement ou abusivement, l’absence de dispositions anti-abus nationales ou conventionnelles étant sans incidence sur cette obligation de refus.
La Cour en a conclu que le bénéfice de l’exonération de retenue à la source sur les intérêts ou dividendes distribués par une filiale à sa société-mère, prévue dans les directives 2003/49 et 90/435, doit, en présence d’une pratique frauduleuse ou abusive, être refusé à un contribuable par les autorités et juridictions nationales, conformément au principe général interdisant de telles pratiques, et ce même en l’absence de dispositions du droit national ou conventionnel prévoyant un tel refus.
La Cour a également examiné la question de savoir quels sont les éléments constitutifs d’un abus de droit et comment ces éléments peuvent être établis. Faisant référence à sa jurisprudence bien établie, la Cour a constaté que la preuve d’un abus nécessite, d’une part, un ensemble de circonstances objectives et, d’autre part, un élément subjectif consistant en la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention. Ainsi, peut être considéré comme un montage artificiel un groupe de sociétés qui n’est pas mis en place pour des motifs qui reflètent la réalité économique, a une structure purement formelle et a pour principal objectif ou pour l’un de ses objectifs principaux l’obtention d’un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable. Tel est notamment le cas lorsque, grâce à une entité relais insérée dans la structure du groupe entre la société qui paie des intérêts ou dividendes et la société du groupe qui en est le bénéficiaire effectif, le paiement d’impôts sur lesdits intérêts ou dividendes est évité. Constitue en ce sens un indice d’un montage visant à bénéficier indûment de l’exonération prévue aux articles 1er, paragraphe 1, de la directive 2003/49, et 5 de la directive 90/435, le fait que lesdits intérêts ou dividendes sont reversés, en totalité ou quasi-totalité et dans un délai très bref suivant leur perception, par la société qui les perçoit à des entités qui ne répondent pas aux conditions d’application de la directive 2003/49 ou de la directive 90/435.
Enfin, la Cour a examiné les règles relatives à la charge de la preuve de l’existence d’un abus de droit. Dans ce cadre, la Cour a constaté, dans son arrêt portant sur la directive 2003/49, qu’il ressort de ladite directive que l’État membre d’origine peut imposer à la société ayant perçu des intérêts d’établir qu’elle en est le bénéficiaire effectif. À cet égard, rien n’empêche les autorités fiscales concernées d’exiger du contribuable les preuves qu’elles jugent nécessaires pour l’établissement concret des impôts et des taxes concernés et, le cas échéant, de refuser l’exonération demandée si ces preuves ne sont pas fournies. Dans son arrêt portant sur la directive 90/435, la Cour a précisé que cette directive ne contient pas de règles relatives à la charge de la preuve de l’existence d’un abus de droit. Cependant, la Cour a conclu qu’il appartient à l’autorité fiscale de l’État membre d’origine qui, pour un motif tiré de l’existence d’une pratique abusive, entend refuser l’exonération prévue à la directive 90/435, d’établir l’existence d’éléments constitutifs d’une telle pratique. Si une telle autorité ne doit pas pour autant identifier les bénéficiaires effectifs, il lui appartient d’établir que le prétendu bénéficiaire effectif n’est qu’une société relais par l’intermédiaire de laquelle un abus de droit a été commis.
{1 Directive 2003/49/CE du Conseil, du 3 juin 2003, concernant un régime fiscal commun applicable aux paiements d'intérêts et de redevances effectués entre des sociétés associées d'États membres différents (JO 2003, L 157, p. 49).}
{2 Directive 90/435/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'États membres différents (JO 1990, L 225, p. 6).}
{3 Directive 2003/123/CE du Conseil, du 22 décembre 2003, modifiant la directive 90/435/CEE concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'États membres différents (JO 2003, L 7, p. 41).}
20. Rapprochement des législations - Régime fiscal commun applicable aux paiements d'intérêts et de redevances effectués entre des sociétés associées d'États membres différents - Directive 2003/49 - Droit à exonération de toute imposition des paiements d'intérêts et de redevances - Condition et limite - Bénéficiaire effectif des intérêts et des redevances - Exercice abusif d'un droit découlant d'une disposition de l'Union - Évasion ou optimisation fiscale - Montages artificiels - Société relais - Principe général d'interdiction d'un tel exercice abusif - Obligation de refuser l'exonération d'imposition en cas de fraude ou d'abus - Absence de dispositions anti-abus du droit national ou conventionnel prévoyant un tel refus - Absence d'incidence
Dans les arrêts N Luxembourg 1 e.a (affaires jointes C-115/16, C-118/16, C-119/16 et C-299/16) et T Danmark et Y Denmark (C-116/16 et C-117/16), rendus le 26 février 2019, la Cour de justice a été amenée à se prononcer, en substance, sur l’interprétation du principe général de droit de l’Union selon lequel les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union ainsi que sur la notion de « bénéficiaire » d’intérêts ou de redevances, d’une part, et de dividendes, d’autre part, au sens, respectivement, de la directive 2003/49{1} et de la directive 90/435{2}, telle que modifiée par la directive 2003/123{3}.
Dans ces affaires, la Cour était invitée à examiner la portée de l’interdiction de l’abus de droit à propos d’une exonération fiscale prévue par ces deux directives en matière de retenues à la source, s’agissant de versements transfrontaliers de dividendes ou d’intérêts entre sociétés liées établies dans différents États membres. À cet égard, il est à signaler que pour bénéficier du régime d’exonération, l’entité qui perçoit les dividendes ou les intérêts doit répondre à certaines conditions, dont la qualité de « bénéficiaire » desdits versements. Toutefois, les litiges au principal posaient la question de savoir comment traiter les versements opérés au sein de groupes de sociétés lorsque la société distributrice verse certes des dividendes ou des intérêts à une ou plusieurs sociétés répondant formellement aux conditions exigées par les directives pertinentes, mais ces dernières transfèrent elles-mêmes la totalité ou quasi-totalité des montants perçus à un bénéficiaire effectif qui, quant à lui, n’est pas couvert par le régime d’exonération dans la mesure où il est établi en dehors du territoire de l’Union.
À l’époque des faits au principal, le Danemark n’avait pas adopté de dispositions spécifiques de transposition visant à lutter contre les abus de droit, mais uniquement des dispositions transposant les règles d’exonération prévues par les directives en question. Ces règles nationales prévoyaient ainsi qu’une retenue à la source ne devait pas être appliquée en matière de versements transfrontaliers entre sociétés répondant aux conditions prévues par lesdites directives. Toutefois, dans les affaires au principal, l’administration fiscale danoise avait refusé d’appliquer cette exonération à l’impôt sur les dividendes ou intérêts. Elle faisait valoir que les sociétés établies dans d’autre États membres que le Danemark et ayant perçu les intérêts ou dividendes en provenance de sociétés danoises n’étaient en réalité pas les bénéficiaires effectifs desdits versements. Devant ce constat, ladite administration fiscale a obligé les sociétés distributrices danoises à procéder à la retenue de l’impôt à la source. Les contestations judiciaires auxquelles ces impositions ont donné lieu ont soulevé diverses questions, portant sur la notion de « bénéficiaire effectif », sur la nécessité d’une base juridique pour refuser le bénéfice de l’exonération sur le fondement d’un abus de droit et, pour autant qu’une telle base juridique existe, sur les éléments constitutifs d’un éventuel abus de droit ainsi que sur les modalités de preuves y afférentes.
S’agissant de la notion de « bénéficiaire », utilisée en particulier dans la directive 2003/49, la Cour a dit pour droit, en se référant non seulement à l’objectif de celle-ci mais également aux commentaires du modèle de convention de l’OCDE en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôt sur le revenu et sur la fortune, que celle-ci vise non pas un bénéficiaire identifié formellement, mais bien l’entité qui bénéficie économiquement des intérêts perçus et dispose dès lors de la faculté d’en déterminer librement l’affectation. Si la directive 90/435 ne se réfère pas formellement à la notion de « bénéficiaire », la Cour a néanmoins dit pour droit que l’exonération de retenue à la source prévue par cette directive était également réservée aux bénéficiaires effectifs de dividendes établis dans un État membre de l’Union.
S’agissant ensuite du point de savoir à quelles conditions le bénéfice des exonérations en cause pourrait être refusé au titre de la constatation d’un abus de droit, la Cour a rappelé qu’il existe, dans le droit de l’Union, un principe général de droit qui s’impose aux justiciables et selon lequel ceux-ci ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union. Un État membre doit donc refuser le bénéfice de telles dispositions, invoquées non pas en vue de réaliser les objectifs de ces dispositions, mais dans le but de bénéficier d’un avantage du droit de l’Union alors que les conditions y afférentes ne sont que formellement remplies et que l’application desdites dispositions serait incohérente avec leurs finalités.
Constatant que les opérations en cause, dont l’administration fiscale danoise soutient qu’elles sont constitutives d’abus de droit et, dès lors, susceptibles d’être incompatibles avec l’objectif poursuivi par les directives en question, relèvent du champ d’application du droit de l’Union, la Cour a précisé qu’autoriser des montages financiers ayant pour seul but ou but essentiel de bénéficier des avantages fiscaux résultant de l’application de la directive 2003/49 ou de la directive 90/435 ne serait pas cohérent avec de tels objectifs. Ne saurait être opposé à l’application de ce principe général le droit de tirer avantage de la concurrence que se livreraient les États membres en raison du défaut d’harmonisation de l’imposition des revenus. Certes, la recherche du régime fiscal le plus avantageux ne saurait, en tant que telle, fonder une présomption générale de fraude ou d’abus. Cependant, un droit ou avantage découlant du droit de l’Union ne devrait pas être accordé lorsque l’opération en cause est purement artificielle sur le plan économique et vise à échapper à l’emprise de la législation de l’État membre concerné. À cet égard, il incombe aux autorités et aux juridictions nationales de refuser le bénéfice de droits prévus par les directives concernées, invoqués frauduleusement ou abusivement, l’absence de dispositions anti-abus nationales ou conventionnelles étant sans incidence sur cette obligation de refus.
La Cour en a conclu que le bénéfice de l’exonération de retenue à la source sur les intérêts ou dividendes distribués par une filiale à sa société-mère, prévue dans les directives 2003/49 et 90/435, doit, en présence d’une pratique frauduleuse ou abusive, être refusé à un contribuable par les autorités et juridictions nationales, conformément au principe général interdisant de telles pratiques, et ce même en l’absence de dispositions du droit national ou conventionnel prévoyant un tel refus.
La Cour a également examiné la question de savoir quels sont les éléments constitutifs d’un abus de droit et comment ces éléments peuvent être établis. Faisant référence à sa jurisprudence bien établie, la Cour a constaté que la preuve d’un abus nécessite, d’une part, un ensemble de circonstances objectives et, d’autre part, un élément subjectif consistant en la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention. Ainsi, peut être considéré comme un montage artificiel un groupe de sociétés qui n’est pas mis en place pour des motifs qui reflètent la réalité économique, a une structure purement formelle et a pour principal objectif ou pour l’un de ses objectifs principaux l’obtention d’un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable. Tel est notamment le cas lorsque, grâce à une entité relais insérée dans la structure du groupe entre la société qui paie des intérêts ou dividendes et la société du groupe qui en est le bénéficiaire effectif, le paiement d’impôts sur lesdits intérêts ou dividendes est évité. Constitue en ce sens un indice d’un montage visant à bénéficier indûment de l’exonération prévue aux articles 1er, paragraphe 1, de la directive 2003/49, et 5 de la directive 90/435, le fait que lesdits intérêts ou dividendes sont reversés, en totalité ou quasi-totalité et dans un délai très bref suivant leur perception, par la société qui les perçoit à des entités qui ne répondent pas aux conditions d’application de la directive 2003/49 ou de la directive 90/435.
Enfin, la Cour a examiné les règles relatives à la charge de la preuve de l’existence d’un abus de droit. Dans ce cadre, la Cour a constaté, dans son arrêt portant sur la directive 2003/49, qu’il ressort de ladite directive que l’État membre d’origine peut imposer à la société ayant perçu des intérêts d’établir qu’elle en est le bénéficiaire effectif. À cet égard, rien n’empêche les autorités fiscales concernées d’exiger du contribuable les preuves qu’elles jugent nécessaires pour l’établissement concret des impôts et des taxes concernés et, le cas échéant, de refuser l’exonération demandée si ces preuves ne sont pas fournies. Dans son arrêt portant sur la directive 90/435, la Cour a précisé que cette directive ne contient pas de règles relatives à la charge de la preuve de l’existence d’un abus de droit. Cependant, la Cour a conclu qu’il appartient à l’autorité fiscale de l’État membre d’origine qui, pour un motif tiré de l’existence d’une pratique abusive, entend refuser l’exonération prévue à la directive 90/435, d’établir l’existence d’éléments constitutifs d’une telle pratique. Si une telle autorité ne doit pas pour autant identifier les bénéficiaires effectifs, il lui appartient d’établir que le prétendu bénéficiaire effectif n’est qu’une société relais par l’intermédiaire de laquelle un abus de droit a été commis.
{1 Directive 2003/49/CE du Conseil, du 3 juin 2003, concernant un régime fiscal commun applicable aux paiements d'intérêts et de redevances effectués entre des sociétés associées d'États membres différents (JO 2003, L 157, p. 49).}
{2 Directive 90/435/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'États membres différents (JO 1990, L 225, p. 6).}
{3 Directive 2003/123/CE du Conseil, du 22 décembre 2003, modifiant la directive 90/435/CEE concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'États membres différents (JO 2003, L 7, p. 41).}
21. Droit de l'Union européenne - Principes généraux du droit - Interdiction de se prévaloir frauduleusement ou abusivement du droit de l'Union - Présence d'un pratique frauduleuse ou abusive - Obligation de refuser le bénéfice d'exonération de la retenue à la source sur les dividendes prévue à l'article 5 de la directive 90/435 - Absence de dispositions anti-abus du droit national ou conventionnel prévoyant un tel refus - Absence d'incidence
Dans les arrêts N Luxembourg 1 e.a (affaires jointes C-115/16, C-118/16, C-119/16 et C-299/16) et T Danmark et Y Denmark (C-116/16 et C-117/16), rendus le 26 février 2019, la Cour de justice a été amenée à se prononcer, en substance, sur l’interprétation du principe général de droit de l’Union selon lequel les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union ainsi que sur la notion de « bénéficiaire » d’intérêts ou de redevances, d’une part, et de dividendes, d’autre part, au sens, respectivement, de la directive 2003/49{1} et de la directive 90/435{2}, telle que modifiée par la directive 2003/123{3}.
Dans ces affaires, la Cour était invitée à examiner la portée de l’interdiction de l’abus de droit à propos d’une exonération fiscale prévue par ces deux directives en matière de retenues à la source, s’agissant de versements transfrontaliers de dividendes ou d’intérêts entre sociétés liées établies dans différents États membres À cet égard, il est à signaler que pour bénéficier du régime d’exonération, l’entité qui perçoit les dividendes ou les intérêts doit répondre à certaines conditions, dont la qualité de « bénéficiaire » desdits versements. Toutefois, les litiges au principal posaient la question de savoir comment traiter les versements opérés au sein de groupes de sociétés lorsque la société distributrice verse certes des dividendes ou des intérêts à une ou plusieurs sociétés répondant formellement aux conditions exigées par les directives pertinentes, mais ces dernières transfèrent elles-mêmes la totalité ou quasi-totalité des montants perçus à un bénéficiaire effectif qui, quant à lui, n’est pas couvert par le régime d’exonération dans la mesure où il est établi en dehors du territoire de l’Union.
À l’époque des faits au principal, le Danemark n’avait pas adopté de dispositions spécifiques de transposition visant à lutter contre les abus de droit, mais uniquement des dispositions transposant les règles d’exonération prévues par les directives en question. Ces règles nationales prévoyaient ainsi qu’une retenue à la source ne devait pas être appliquée en matière de versements transfrontaliers entre sociétés répondant aux conditions prévues par lesdites directives. Toutefois, dans les affaires au principal, l’administration fiscale danoise avait refusé d’appliquer cette exonération à l’impôt sur les dividendes ou intérêts. Elle faisait valoir que les sociétés établies dans d’autre États membres que le Danemark et ayant perçu les intérêts ou dividendes en provenance de sociétés danoises n’étaient en réalité pas les bénéficiaires effectifs desdits versements. Devant ce constat, ladite administration fiscale a obligé les sociétés distributrices danoises à procéder à la retenue de l’impôt à la source. Les contestations judiciaires auxquelles ces impositions ont donné lieu ont soulevé diverses questions, portant sur la notion de « bénéficiaire effectif », sur la nécessité d’une base juridique pour refuser le bénéfice de l’exonération sur le fondement d’un abus de droit et, pour autant qu’une telle base juridique existe, sur les éléments constitutifs d’un éventuel abus de droit ainsi que sur les modalités de preuves y afférentes.
S’agissant de la notion de « bénéficiaire », utilisée en particulier dans la directive 2003/49, la Cour a dit pour droit, en se référant non seulement à l’objectif de celle-ci mais également aux commentaires du modèle de convention de l’OCDE en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôt sur le revenu et sur la fortune, que celle-ci vise non pas un bénéficiaire identifié formellement, mais bien l’entité qui bénéficie économiquement des intérêts perçus et dispose dès lors de la faculté d’en déterminer librement l’affectation. Si la directive 90/435 ne se réfère pas formellement à la notion de « bénéficiaire », la Cour a néanmoins dit pour droit que l’exonération de retenue à la source prévue par cette directive était également réservée aux bénéficiaires effectifs de dividendes établis dans un État membre de l’Union.
S’agissant ensuite du point de savoir à quelles conditions le bénéfice des exonérations en cause pourrait être refusé au titre de la constatation d’un abus de droit, la Cour a rappelé qu’il existe, dans le droit de l’Union, un principe général de droit qui s’impose aux justiciables et selon lequel ceux-ci ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union. Un État membre doit donc refuser le bénéfice de telles dispositions, invoquées non pas en vue de réaliser les objectifs de ces dispositions, mais dans le but de bénéficier d’un avantage du droit de l’Union alors que les conditions y afférentes ne sont que formellement remplies et que l’application desdites dispositions serait incohérente avec leurs finalités.
Constatant que les opérations en cause, dont l’administration fiscale danoise soutient qu’elles sont constitutives d’abus de droit et, dès lors, susceptibles d’être incompatibles avec l’objectif poursuivi par les directives en question, relèvent du champ d’application du droit de l’Union, la Cour a précisé qu’autoriser des montages financiers ayant pour seul but ou but essentiel de bénéficier des avantages fiscaux résultant de l’application de la directive 2003/49 ou de la directive 90/435 ne serait pas cohérent avec de tels objectifs. Ne saurait être opposé à l’application de ce principe général le droit de tirer avantage de la concurrence que se livreraient les États membres en raison du défaut d’harmonisation de l’imposition des revenus. Certes, la recherche du régime fiscal le plus avantageux ne saurait, en tant que telle, fonder une présomption générale de fraude ou d’abus. Cependant, un droit ou avantage découlant du droit de l’Union ne devrait pas être accordé lorsque l’opération en cause est purement artificielle sur le plan économique et vise à échapper à l’emprise de la législation de l’État membre concerné. À cet égard, il incombe aux autorités et aux juridictions nationales de refuser le bénéfice de droits prévus par les directives concernées, invoqués frauduleusement ou abusivement, l’absence de dispositions anti-abus nationales ou conventionnelles étant sans incidence sur cette obligation de refus.
La Cour en a conclu que le bénéfice de l’exonération de retenue à la source sur les intérêts ou dividendes distribués par une filiale à sa société-mère, prévue dans les directives 2003/49 et 90/435, doit, en présence d’une pratique frauduleuse ou abusive, être refusé à un contribuable par les autorités et juridictions nationales, conformément au principe général interdisant de telles pratiques, et ce même en l’absence de dispositions du droit national ou conventionnel prévoyant un tel refus.
La Cour a également examiné la question de savoir quels sont les éléments constitutifs d’un abus de droit et comment ces éléments peuvent être établis. Faisant référence à sa jurisprudence bien établie, la Cour a constaté que la preuve d’un abus nécessite, d’une part, un ensemble de circonstances objectives et, d’autre part, un élément subjectif consistant en la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention. Ainsi, peut être considéré comme un montage artificiel un groupe de sociétés qui n’est pas mis en place pour des motifs qui reflètent la réalité économique, a une structure purement formelle et a pour principal objectif ou pour l’un de ses objectifs principaux l’obtention d’un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable. Tel est notamment le cas lorsque, grâce à une entité relais insérée dans la structure du groupe entre la société qui paie des intérêts ou dividendes et la société du groupe qui en est le bénéficiaire effectif, le paiement d’impôts sur lesdits intérêts ou dividendes est évité. Constitue en ce sens un indice d’un montage visant à bénéficier indûment de l’exonération prévue aux articles 1er, paragraphe 1, de la directive 2003/49, et 5 de la directive 90/435, le fait que lesdits intérêts ou dividendes sont reversés, en totalité ou quasi-totalité et dans un délai très bref suivant leur perception, par la société qui les perçoit à des entités qui ne répondent pas aux conditions d’application de la directive 2003/49 ou de la directive 90/435.
Enfin, la Cour a examiné les règles relatives à la charge de la preuve de l’existence d’un abus de droit. Dans ce cadre, la Cour a constaté, dans son arrêt portant sur la directive 2003/49, qu’il ressort de ladite directive que l’État membre d’origine peut imposer à la société ayant perçu des intérêts d’établir qu’elle en est le bénéficiaire effectif. À cet égard, rien n’empêche les autorités fiscales concernées d’exiger du contribuable les preuves qu’elles jugent nécessaires pour l’établissement concret des impôts et des taxes concernés et, le cas échéant, de refuser l’exonération demandée si ces preuves ne sont pas fournies. Dans son arrêt portant sur la directive 90/435, la Cour a précisé que cette directive ne contient pas de règles relatives à la charge de la preuve de l’existence d’un abus de droit. Cependant, la Cour a conclu qu’il appartient à l’autorité fiscale de l’État membre d’origine qui, pour un motif tiré de l’existence d’une pratique abusive, entend refuser l’exonération prévue à la directive 90/435, d’établir l’existence d’éléments constitutifs d’une telle pratique. Si une telle autorité ne doit pas pour autant identifier les bénéficiaires effectifs, il lui appartient d’établir que le prétendu bénéficiaire effectif n’est qu’une société relais par l’intermédiaire de laquelle un abus de droit a été commis.
{1 Directive 2003/49/CE du Conseil, du 3 juin 2003, concernant un régime fiscal commun applicable aux paiements d'intérêts et de redevances effectués entre des sociétés associées d'États membres différents (JO 2003, L 157, p. 49).}
{2 Directive 90/435/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'États membres différents (JO 1990, L 225, p. 6).}
{3 Directive 2003/123/CE du Conseil, du 22 décembre 2003, modifiant la directive 90/435/CEE concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'États membres différents (JO 2003, L 7, p. 41).}
22. Droit de l'Union européenne - Exercice abusif d'un droit découlant d'une disposition de l'Union - Opérations constitutives d'une pratique abusive - Éléments à prendre en considération - Évasion ou optimisation fiscale - Montages artificiels - Société relais - Dispositions fiscales - Fiscalité directe - Directive 90/435 - Preuves établissant une pratique abusive - Critères - Éléments objectifs et subjectifs - Notion - Indices attestant l'abus de droit - Inclusion - Condition - Indices objectifs et concordants
Dans les arrêts N Luxembourg 1 e.a (affaires jointes C-115/16, C-118/16, C-119/16 et C-299/16) et T Danmark et Y Denmark (C-116/16 et C-117/16), rendus le 26 février 2019, la Cour de justice a été amenée à se prononcer, en substance, sur l’interprétation du principe général de droit de l’Union selon lequel les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union ainsi que sur la notion de « bénéficiaire » d’intérêts ou de redevances, d’une part, et de dividendes, d’autre part, au sens, respectivement, de la directive 2003/49{1} et de la directive 90/435{2}, telle que modifiée par la directive 2003/123{3}.
Dans ces affaires, la Cour était invitée à examiner la portée de l’interdiction de l’abus de droit à propos d’une exonération fiscale prévue par ces deux directives en matière de retenues à la source, s’agissant de versements transfrontaliers de dividendes ou d’intérêts entre sociétés liées établies dans différents États membres À cet égard, il est à signaler que pour bénéficier du régime d’exonération, l’entité qui perçoit les dividendes ou les intérêts doit répondre à certaines conditions, dont la qualité de « bénéficiaire » desdits versements. Toutefois, les litiges au principal posaient la question de savoir comment traiter les versements opérés au sein de groupes de sociétés lorsque la société distributrice verse certes des dividendes ou des intérêts à une ou plusieurs sociétés répondant formellement aux conditions exigées par les directives pertinentes, mais ces dernières transfèrent elles-mêmes la totalité ou quasi-totalité des montants perçus à un bénéficiaire effectif qui, quant à lui, n’est pas couvert par le régime d’exonération dans la mesure où il est établi en dehors du territoire de l’Union.
À l’époque des faits au principal, le Danemark n’avait pas adopté de dispositions spécifiques de transposition visant à lutter contre les abus de droit, mais uniquement des dispositions transposant les règles d’exonération prévues par les directives en question. Ces règles nationales prévoyaient ainsi qu’une retenue à la source ne devait pas être appliquée en matière de versements transfrontaliers entre sociétés répondant aux conditions prévues par lesdites directives. Toutefois, dans les affaires au principal, l’administration fiscale danoise avait refusé d’appliquer cette exonération à l’impôt sur les dividendes ou intérêts. Elle faisait valoir que les sociétés établies dans d’autre États membres que le Danemark et ayant perçu les intérêts ou dividendes en provenance de sociétés danoises n’étaient en réalité pas les bénéficiaires effectifs desdits versements. Devant ce constat, ladite administration fiscale a obligé les sociétés distributrices danoises à procéder à la retenue de l’impôt à la source. Les contestations judiciaires auxquelles ces impositions ont donné lieu ont soulevé diverses questions, portant sur la notion de « bénéficiaire effectif », sur la nécessité d’une base juridique pour refuser le bénéfice de l’exonération sur le fondement d’un abus de droit et, pour autant qu’une telle base juridique existe, sur les éléments constitutifs d’un éventuel abus de droit ainsi que sur les modalités de preuves y afférentes.
S’agissant de la notion de « bénéficiaire », utilisée en particulier dans la directive 2003/49, la Cour a dit pour droit, en se référant non seulement à l’objectif de celle-ci mais également aux commentaires du modèle de convention de l’OCDE en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôt sur le revenu et sur la fortune, que celle-ci vise non pas un bénéficiaire identifié formellement, mais bien l’entité qui bénéficie économiquement des intérêts perçus et dispose dès lors de la faculté d’en déterminer librement l’affectation. Si la directive 90/435 ne se réfère pas formellement à la notion de « bénéficiaire », la Cour a néanmoins dit pour droit que l’exonération de retenue à la source prévue par cette directive était également réservée aux bénéficiaires effectifs de dividendes établis dans un État membre de l’Union.
S’agissant ensuite du point de savoir à quelles conditions le bénéfice des exonérations en cause pourrait être refusé au titre de la constatation d’un abus de droit, la Cour a rappelé qu’il existe, dans le droit de l’Union, un principe général de droit qui s’impose aux justiciables et selon lequel ceux-ci ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union. Un État membre doit donc refuser le bénéfice de telles dispositions, invoquées non pas en vue de réaliser les objectifs de ces dispositions, mais dans le but de bénéficier d’un avantage du droit de l’Union alors que les conditions y afférentes ne sont que formellement remplies et que l’application desdites dispositions serait incohérente avec leurs finalités.
Constatant que les opérations en cause, dont l’administration fiscale danoise soutient qu’elles sont constitutives d’abus de droit et, dès lors, susceptibles d’être incompatibles avec l’objectif poursuivi par les directives en question, relèvent du champ d’application du droit de l’Union, la Cour a précisé qu’autoriser des montages financiers ayant pour seul but ou but essentiel de bénéficier des avantages fiscaux résultant de l’application de la directive 2003/49 ou de la directive 90/435 ne serait pas cohérent avec de tels objectifs. Ne saurait être opposé à l’application de ce principe général le droit de tirer avantage de la concurrence que se livreraient les États membres en raison du défaut d’harmonisation de l’imposition des revenus. Certes, la recherche du régime fiscal le plus avantageux ne saurait, en tant que telle, fonder une présomption générale de fraude ou d’abus. Cependant, un droit ou avantage découlant du droit de l’Union ne devrait pas être accordé lorsque l’opération en cause est purement artificielle sur le plan économique et vise à échapper à l’emprise de la législation de l’État membre concerné. À cet égard, il incombe aux autorités et aux juridictions nationales de refuser le bénéfice de droits prévus par les directives concernées, invoqués frauduleusement ou abusivement, l’absence de dispositions anti-abus nationales ou conventionnelles étant sans incidence sur cette obligation de refus.
La Cour en a conclu que le bénéfice de l’exonération de retenue à la source sur les intérêts ou dividendes distribués par une filiale à sa société-mère, prévue dans les directives 2003/49 et 90/435, doit, en présence d’une pratique frauduleuse ou abusive, être refusé à un contribuable par les autorités et juridictions nationales, conformément au principe général interdisant de telles pratiques, et ce même en l’absence de dispositions du droit national ou conventionnel prévoyant un tel refus.
La Cour a également examiné la question de savoir quels sont les éléments constitutifs d’un abus de droit et comment ces éléments peuvent être établis. Faisant référence à sa jurisprudence bien établie, la Cour a constaté que la preuve d’un abus nécessite, d’une part, un ensemble de circonstances objectives et, d’autre part, un élément subjectif consistant en la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention. Ainsi, peut être considéré comme un montage artificiel un groupe de sociétés qui n’est pas mis en place pour des motifs qui reflètent la réalité économique, a une structure purement formelle et a pour principal objectif ou pour l’un de ses objectifs principaux l’obtention d’un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable. Tel est notamment le cas lorsque, grâce à une entité relais insérée dans la structure du groupe entre la société qui paie des intérêts ou dividendes et la société du groupe qui en est le bénéficiaire effectif, le paiement d’impôts sur lesdits intérêts ou dividendes est évité. Constitue en ce sens un indice d’un montage visant à bénéficier indûment de l’exonération prévue aux articles 1er, paragraphe 1, de la directive 2003/49, et 5 de la directive 90/435, le fait que lesdits intérêts ou dividendes sont reversés, en totalité ou quasi-totalité et dans un délai très bref suivant leur perception, par la société qui les perçoit à des entités qui ne répondent pas aux conditions d’application de la directive 2003/49 ou de la directive 90/435.
Enfin, la Cour a examiné les règles relatives à la charge de la preuve de l’existence d’un abus de droit. Dans ce cadre, la Cour a constaté, dans son arrêt portant sur la directive 2003/49, qu’il ressort de ladite directive que l’État membre d’origine peut imposer à la société ayant perçu des intérêts d’établir qu’elle en est le bénéficiaire effectif. À cet égard, rien n’empêche les autorités fiscales concernées d’exiger du contribuable les preuves qu’elles jugent nécessaires pour l’établissement concret des impôts et des taxes concernés et, le cas échéant, de refuser l’exonération demandée si ces preuves ne sont pas fournies. Dans son arrêt portant sur la directive 90/435, la Cour a précisé que cette directive ne contient pas de règles relatives à la charge de la preuve de l’existence d’un abus de droit. Cependant, la Cour a conclu qu’il appartient à l’autorité fiscale de l’État membre d’origine qui, pour un motif tiré de l’existence d’une pratique abusive, entend refuser l’exonération prévue à la directive 90/435, d’établir l’existence d’éléments constitutifs d’une telle pratique. Si une telle autorité ne doit pas pour autant identifier les bénéficiaires effectifs, il lui appartient d’établir que le prétendu bénéficiaire effectif n’est qu’une société relais par l’intermédiaire de laquelle un abus de droit a été commis.
{1 Directive 2003/49/CE du Conseil, du 3 juin 2003, concernant un régime fiscal commun applicable aux paiements d'intérêts et de redevances effectués entre des sociétés associées d'États membres différents (JO 2003, L 157, p. 49).}
{2 Directive 90/435/CEE du Conseil, du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'États membres différents (JO 1990, L 225, p. 6).}
{3 Directive 2003/123/CE du Conseil, du 22 décembre 2003, modifiant la directive 90/435/CEE concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d'États membres différents (JO 2003, L 7, p. 41).}
23. Droit de l'Union européenne - Principes - Principe de solidarité entre les États membres - Solidarité énergétique - Nouvelles grandes infrastructures gazières - Dérogation aux dispositions de la directive 2009/73 relatives à l'accès des tiers aux réseaux de gazoducs et aux règles tarifaires - Dérogation accordée par l'autorité nationale de régulation - Approbation par la Commission - Obligation pour la Commission d'examiner la décision à la lumière du principe de solidarité énergétique - Violation
Dans l’arrêt Pologne/Commission (T-883/16), rendu le 10 septembre 2019, le Tribunal a accueilli le recours en annulation introduit par la République de Pologne contre la décision de la Commission approuvant la modification du régime dérogatoire d’exploitation du gazoduc OPAL proposée par l’autorité de régulation allemande{1}.
Le gazoduc OPAL est la section terrestre du gazoduc Nord Stream 1 qui transporte du gaz en provenance de la Russie en Europe en contournant les pays de transit « traditionnels », tels que l’Ukraine, la Pologne et la Slovaquie. En 2009, la Commission avait approuvé, sous conditions, la décision de l’autorité de régulation allemande d’exempter le gazoduc OPAL des règles de la directive 2003/55{2} (ultérieurement remplacée par la directive 2009/73{3}) relatives à l’accès des tiers aux réseaux de gazoducs et à la réglementation tarifaire. Gazprom n’ayant jamais rempli l’une des conditions imposées par la Commission, elle n’a pu exploiter le gazoduc OPAL qu’à concurrence de 50 % de sa capacité, depuis sa mise en service en 2011.
En 2016, à la demande de Gazprom, l’autorité de régulation allemande a notifié à la Commission son intention de modifier certaines dispositions de la dérogation accordée en 2009. En substance, la modification envisagée devait permettre d’exploiter le gazoduc OPAL à sa pleine capacité, à condition qu’au moins 50 % de cette capacité soient vendus dans le cadre de mises aux enchères. La Commission a approuvé la modification sous certaines conditions. Étant donné que cette décision de la Commission permettait à Gazprom de diminuer les quantités de gaz transitant par l’Ukraine et la Slovaquie ainsi que, à terme, celles transitant par la Pologne, cette dernière a saisi le Tribunal d’un recours en annulation de ladite décision en invoquant, notamment, un affaiblissement de sa sécurité énergétique.
Le Tribunal a, en premier lieu, écarté comme inopérant le moyen en annulation tiré d’une violation de l’article 36, paragraphe 1, sous a), de la directive 2009/73. En vertu de cette disposition, des interconnexions gazières peuvent, sur demande, bénéficier pendant une durée déterminée d’une dérogation aux dispositions de cette directive relatives à l’accès des tiers aux réseaux de gazoducs, pour autant que plusieurs conditions soient remplies. L’amélioration de la sécurité d’approvisionnement figurant parmi lesdites conditions, la Pologne reprochait à la Commission d’avoir méconnu cette disposition. À cet égard, le Tribunal a, toutefois, observé que c’était l’investissement dans les nouvelles grandes infrastructures gazières, à savoir, en l’espèce, la construction du gazoduc OPAL, qui devait satisfaire au critère de l’amélioration de la sécurité d’approvisionnement. Par conséquent, c’était lors de la décision initiale de 2009 qu’il incombait à la Commission de s’assurer que l’investissement envisagé satisfaisait à ce critère. En revanche, la Commission n’était pas tenue d’examiner ledit critère dans le cadre de l’adoption de la décision attaquée en 2016, qui ne faisait qu’approuver une modification des conditions dont la dérogation initiale était assortie. En effet, aucun nouvel investissement n’étant envisagé à ce stade et la modification des conditions d’exploitation, proposée par l’autorité allemande, ne modifiant pas le gazoduc OPAL en tant qu’infrastructure, cette question ne pouvait recevoir en 2016 une autre réponse qu’en 2009.
En second lieu, le Tribunal a examiné, pour la première fois, le principe de solidarité énergétique, énoncé à l’article 194, paragraphe 1, TFUE et dont la Pologne alléguait la violation. Tout d’abord, il a relevé que, en tant qu’expression spécifique, dans le domaine de l’énergie, du principe général de solidarité entre les États membres, ce principe comporte des droits et des obligations tant pour l’Union que pour les États membres. Le Tribunal a, en outre, précisé que ce principe n’est pas limité à des obligations d’assistance mutuelle dans des situations exceptionnelles de crise d’approvisionnement ou de fonctionnement du marché intérieur du gaz. Au contraire, le principe de solidarité comporte également une obligation générale, de la part de l’Union et des États membres, dans le cadre de l’exercice de leurs compétences respectives, de tenir compte des intérêts des autres acteurs. Dans le cadre de la politique de l’Union en matière d’énergie, cela implique que l’Union et les États membres doivent s’efforcer, dans le cadre de l’exercice de leurs compétences au titre de cette politique, d’éviter de prendre des mesures susceptibles d’affecter les intérêts de l’Union et des autres États membres, s’agissant de la sécurité de l’approvisionnement, de sa viabilité économique et politique et de la diversification des sources d’approvisionnement. Dès lors, les institutions de l’Union et les États membres doivent tenir compte, dans le cadre de la mise en œuvre de ladite politique, des intérêts tant de l’Union que des différents États membres et de mettre en balance ces intérêts en cas de conflits.
Compte tenu de cette portée du principe de solidarité, la Commission aurait dû apprécier, dans le cadre de l’adoption de la décision attaquée en 2016, si la modification du régime d’exploitation du gazoduc OPAL, proposée par l’autorité de régulation allemande, pouvait affecter les intérêts en matière d’énergie d’autres États membres et, dans l’affirmative, mettre en balance ces intérêts avec l’intérêt que ladite modification présentait pour la République fédérale d’Allemagne et, le cas échéant, l’Union. Or, un tel examen faisant défaut dans la décision attaquée, celle-ci a été annulée par le Tribunal.
{1 Décision C(2016) 6950 final de la Commission, du 28 octobre 2016, portant révision des conditions de dérogation du gazoduc OPAL, accordées en vertu de la directive 2003/55 aux règles relatives à l’accès des tiers et à la réglementation tarifaire.}
{2 Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2003, concernant les règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE (JO 2003, L 176, p. 57).}
{3 Directive 2009/73/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 2003/55/CE (JO 2009, L 211, p. 94).}
Arrêt du 10 septembre 2019, Pologne / Commission (T-883/16) (cf. points 67-83)
24. Actes des institutions - Acte modifiant une disposition antérieure - Principes généraux du droit - Règle du parallélisme des formes - Violation - Absence
Arrêt du 29 avril 2020, Tilly-Sabco / Conseil et Commission (T-707/18) (cf. points 74-77)
25. Droit de l'Union européenne - Principes - Principe de l'application rétroactive de la peine plus légère - Principe comptant parmi les principes généraux du droit de l'Union - Sanctions administratives plus douces - Inclusion
Voir le texte de la décision.
Arrêt du 30 avril 2020, Grèce / Commission (Pâturages permanents) (C-797/18 P) (cf. point 157)
26. Rapprochement des législations - Procédures de passation des marchés publics - Directives 89/665 et 92/13 - Directive 2014/25 - Obligation pour les États membres de prévoir une procédure de recours - Obligation pour les États membres de prévoir un contrôle de l'application des règles de passation des marchés publics - Réglementation nationale permettant à certains organismes d'enclencher une procédure d'office en cas de modification illégale d'un contrat en cours d'exécution - Absence de nouvelle procédure de passation de marché - Amendes imposées au pouvoir adjudicateur et à l'attributaire du marché - Admissibilité - Procédure relevant du champ d'application du droit de l'Union - Applicabilité des principes généraux du droit de l'Union
Voir le texte de la décision.
Arrêt du 14 mai 2020, T-Systems Magyarország e.a. (C-263/19) (cf. points 55, 62, 64-67, disp. 1)
27. Procédure juridictionnelle - Saisine du Tribunal sur la base d'une clause compromissoire - Convention conclue dans le cadre d'un programme spécifique de recherche et d'innovation - Refus par l'INEA de considérer comme coûts éligibles certains coûts engagés dans le cadre de contrats de sous-traitance - Demande de remboursement desdits coûts engagés - Contestation par le bénéficiaire de la méthode de calcul des coûts éligibles - Abus de droit prétendument commis par l'INEA - Conditions - Absence - Invocation de l'obligation de diligence - Portée - Obligation de l'INEA de vérifier la volonté ou la possibilité du bénéficiaire de se conformer aux conditions d'éligibilité du contrat - Absence
28. Droit de l'Union européenne - Principes - Égalité de traitement - Notion - Limites - Nécessité de respecter le principe de légalité - Impossibilité d'invoquer une illégalité commise en faveur d'autrui
Arrêt du 25 novembre 2020, ACRE / Parlement (T-107/19) (cf. points 77, 173)
29. Questions préjudicielles - Compétence de la Cour - Limites - Demande d'interprétation de principes généraux du droit de l'Union - Réglementation nationale n'entrant pas dans le champ d'application du droit de l'Union et ne mettant pas en œuvre ce dernier - Incompétence manifeste de la Cour
30. Droit de l'Union européenne - Principes - Principe de solidarité entre les États membres - Solidarité énergétique - Dérogation aux dispositions de la directive 2009/73 relatives à l'accès des tiers aux réseaux de gazoducs et aux règles tarifaires - Dérogation accordée par l'autorité nationale de régulation - Approbation par la Commission - Obligation pour la Commission d'examiner la décision à la lumière du principe de solidarité énergétique - Portée
La ligne de raccordement du gazoduc de la mer Baltique (ci-après le « gazoduc OPAL ») est la section terrestre, à l’ouest, du gazoduc Nord Stream 1, qui transporte du gaz en provenance de la Russie en Europe en contournant les pays de transit « traditionnels », tels que l’Ukraine, la Pologne et la Slovaquie. En 2009, la Commission européenne avait approuvé, sous conditions, la décision de l’Agence fédérale des réseaux allemande d’exempter le gazoduc OPAL des règles de la directive 2003/55{1} (ultérieurement remplacée par la directive 2009/73{2}) relatives à l’accès des tiers aux réseaux de gazoducs{3} et à la réglementation tarifaire{4}. Gazprom, entreprise dominante sur le marché de fourniture du gaz, n’ayant jamais rempli l’une des conditions imposées par la Commission, elle n’a pu exploiter le gazoduc OPAL qu’à concurrence de 50 % de sa capacité, depuis sa mise en service en 2011.
En 2016, à la demande notamment de Gazprom, l’Agence fédérale des réseaux allemande a notifié à la Commission son intention de modifier certaines dispositions de l’exemption accordée en 2009. En substance, la modification envisagée devait permettre d’exploiter le gazoduc OPAL à sa pleine capacité, à condition qu’au moins 50 % de cette capacité soient vendus dans le cadre de mises aux enchères. Par décision du 28 octobre 2016, la Commission a approuvé cette modification sous certaines conditions{5} (ci-après la « décision litigieuse »).
Estimant que la décision litigieuse menaçait la sécurité d’approvisionnement en gaz de la Pologne, du fait du transfert vers la voie de transit Nord Stream 1/OPAL d’une partie des volumes de gaz naturel transitant jusqu’alors par les États de la région d’Europe centrale, dont la Pologne, par l’intermédiaire des gazoducs concurrents d’OPAL, la République de Pologne a saisi le Tribunal d’un recours en annulation de cette décision. Le Tribunal a accueilli ce recours et annulé la décision litigieuse pour méconnaissance du principe de solidarité énergétique, consacré à l’article 194, paragraphe 1, TFUE{6}. Selon le Tribunal, la Commission aurait dû examiner les incidences de la modification du régime d’exploitation du gazoduc OPAL sur la sécurité d’approvisionnement et la politique en matière d’énergie de la Pologne.
Saisie d’un pourvoi formé par la République fédérale d’Allemagne, la Cour, réunie en grande chambre, confirme l’arrêt du Tribunal, en se prononçant sur la nature et la portée du principe de solidarité énergétique.
Appréciation de la Cour
La Cour rappelle, en premier lieu, que, selon l’article 194, paragraphe 1, TFUE, la politique de l’Union dans le domaine de l’énergie vise, dans un esprit de solidarité entre les États membres, à assurer le fonctionnement du marché de l’énergie et la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’Union ainsi qu’à promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie, le développement des énergies nouvelles et renouvelables, et l’interconnexion des réseaux énergétiques.
À cet égard, la Cour relève que le principe de solidarité est un principe fondamental du droit de l’Union, mentionné dans plusieurs dispositions des traités UE et FUE, qui trouve son expression spécifique, dans le domaine de l’énergie, dans l’article 194, paragraphe 1, TFUE. Ce principe est intimement lié au principe de coopération loyale{7}, lequel impose à l’Union et aux États membres un respect et une assistance mutuelle dans l’accomplissement des missions découlant des traités. Dès lors que le principe de solidarité sous-tend l’ensemble des objectifs de la politique énergétique de l’Union, rien ne permet d’exclure que ce principe produise d’effet juridique contraignant. Au contraire, le principe de solidarité comporte des droits et des obligations tant pour l’Union que pour les États membres, l’Union ayant une obligation de solidarité à l’égard des États membres et ces derniers ayant la même obligation entre eux ainsi qu’à l’égard de l’intérêt commun de l’Union.
La Cour en conclut que, contrairement à l’argumentation avancée par la République fédérale d’Allemagne, la légalité de tout acte des institutions de l’Union relevant de la politique de celle-ci dans le domaine de l’énergie doit être appréciée au regard du principe de solidarité énergétique, même en l’absence d’une référence expresse à ce principe dans le droit dérivé applicable, à savoir en l’espèce la directive 2009/73{8}. Il ressort, par conséquent, d’une lecture combinée des principes de solidarité énergétique et de coopération loyale que, lors de l’adoption d’une décision modifiant un régime dérogatoire, prise en application de la directive 2009/73{9}, la Commission est tenue d’examiner les risques éventuels pour l’approvisionnement en gaz sur les marchés des États membres.
En deuxième lieu, la Cour précise que le libellé de l’article 194 TFUE ne restreint pas l’application du principe de solidarité énergétique aux situations d’attaques terroristes ou de catastrophes naturelles ou d’origine humaine, visées à l’article 222 TFUE. Au contraire, l’esprit de solidarité mentionné à l’article 194, paragraphe 1, TFUE s’étend à toute action relevant de la politique énergétique de l’Union.
Ainsi, le devoir, pour les institutions de l’Union et les États membres, de prendre en compte le principe de solidarité énergétique lors de l’adoption des actes relatifs au marché intérieur du gaz naturel, en veillant notamment à assurer la sécurité d’approvisionnement énergétique de l’Union, se traduit par l’adoption tant de mesures faisant face à des situations d’urgence que de mesures préventives. L’Union et les États membres doivent, lors de l’exercice de leurs compétences respectives dans ce domaine, procéder à une mise en balance des intérêts énergétiques en jeu, en évitant de prendre des mesures qui pourraient affecter les intérêts des acteurs susceptibles d’être concernés, s’agissant de la sécurité d’approvisionnement, de la viabilité économique et politique et de la diversification des sources d’approvisionnement, et ce afin d’assumer leur interdépendance et leur solidarité de fait.
Ainsi, la Cour confirme que le Tribunal n’a commis aucune erreur de droit en jugeant que la décision litigieuse devrait être annulée pour violation du principe de solidarité énergétique.
{1} Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2003, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE (JO 2003, L 176, p. 57).
{2} Directive 2009/73/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 2003/55/CE (JO 2009, L 211, p. 94).
{3} Article 18 de la directive 2003/55 et article 32 de la directive 2009/73.
{4} Article 25, paragraphes 2 à 4, de la directive 2003/55.
{5} Décision C(2016) 6950 final de la Commission, du 28 octobre 2016, portant révision des conditions de dérogation du gazoduc OPAL, accordées en vertu de la directive 2003/55 aux règles relatives à l’accès des tiers et à la réglementation tarifaire.
{6} Arrêt du 10 septembre 2019, Pologne/Commission (T-883/16, EU:T:2019:567).
{7} Article 4, paragraphe 3, TUE.
{8} Article 36, paragraphe 1, de la directive 2009/73.
{9} Article 36 de la directive 2009/73.
Arrêt du 15 juillet 2021, Allemagne / Pologne (C-848/19 P) (cf. points 37-53)
31. Droit de l'Union européenne - Principes - Principe de solidarité entre les États membres - Solidarité énergétique - Portée - Applicabilité aux situations de crise - Adoption par l'Union et les États membres de mesures visant à prévenir des situations de crise - Inclusion
La ligne de raccordement du gazoduc de la mer Baltique (ci-après le « gazoduc OPAL ») est la section terrestre, à l’ouest, du gazoduc Nord Stream 1, qui transporte du gaz en provenance de la Russie en Europe en contournant les pays de transit « traditionnels », tels que l’Ukraine, la Pologne et la Slovaquie. En 2009, la Commission européenne avait approuvé, sous conditions, la décision de l’Agence fédérale des réseaux allemande d’exempter le gazoduc OPAL des règles de la directive 2003/55{1} (ultérieurement remplacée par la directive 2009/73{2}) relatives à l’accès des tiers aux réseaux de gazoducs{3} et à la réglementation tarifaire{4}. Gazprom, entreprise dominante sur le marché de fourniture du gaz, n’ayant jamais rempli l’une des conditions imposées par la Commission, elle n’a pu exploiter le gazoduc OPAL qu’à concurrence de 50 % de sa capacité, depuis sa mise en service en 2011.
En 2016, à la demande notamment de Gazprom, l’Agence fédérale des réseaux allemande a notifié à la Commission son intention de modifier certaines dispositions de l’exemption accordée en 2009. En substance, la modification envisagée devait permettre d’exploiter le gazoduc OPAL à sa pleine capacité, à condition qu’au moins 50 % de cette capacité soient vendus dans le cadre de mises aux enchères. Par décision du 28 octobre 2016, la Commission a approuvé cette modification sous certaines conditions{5} (ci-après la « décision litigieuse »).
Estimant que la décision litigieuse menaçait la sécurité d’approvisionnement en gaz de la Pologne, du fait du transfert vers la voie de transit Nord Stream 1/OPAL d’une partie des volumes de gaz naturel transitant jusqu’alors par les États de la région d’Europe centrale, dont la Pologne, par l’intermédiaire des gazoducs concurrents d’OPAL, la République de Pologne a saisi le Tribunal d’un recours en annulation de cette décision. Le Tribunal a accueilli ce recours et annulé la décision litigieuse pour méconnaissance du principe de solidarité énergétique, consacré à l’article 194, paragraphe 1, TFUE{6}. Selon le Tribunal, la Commission aurait dû examiner les incidences de la modification du régime d’exploitation du gazoduc OPAL sur la sécurité d’approvisionnement et la politique en matière d’énergie de la Pologne.
Saisie d’un pourvoi formé par la République fédérale d’Allemagne, la Cour, réunie en grande chambre, confirme l’arrêt du Tribunal, en se prononçant sur la nature et la portée du principe de solidarité énergétique.
Appréciation de la Cour
La Cour rappelle, en premier lieu, que, selon l’article 194, paragraphe 1, TFUE, la politique de l’Union dans le domaine de l’énergie vise, dans un esprit de solidarité entre les États membres, à assurer le fonctionnement du marché de l’énergie et la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’Union ainsi qu’à promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie, le développement des énergies nouvelles et renouvelables, et l’interconnexion des réseaux énergétiques.
À cet égard, la Cour relève que le principe de solidarité est un principe fondamental du droit de l’Union, mentionné dans plusieurs dispositions des traités UE et FUE, qui trouve son expression spécifique, dans le domaine de l’énergie, dans l’article 194, paragraphe 1, TFUE. Ce principe est intimement lié au principe de coopération loyale{7}, lequel impose à l’Union et aux États membres un respect et une assistance mutuelle dans l’accomplissement des missions découlant des traités. Dès lors que le principe de solidarité sous-tend l’ensemble des objectifs de la politique énergétique de l’Union, rien ne permet d’exclure que ce principe produise d’effet juridique contraignant. Au contraire, le principe de solidarité comporte des droits et des obligations tant pour l’Union que pour les États membres, l’Union ayant une obligation de solidarité à l’égard des États membres et ces derniers ayant la même obligation entre eux ainsi qu’à l’égard de l’intérêt commun de l’Union.
La Cour en conclut que, contrairement à l’argumentation avancée par la République fédérale d’Allemagne, la légalité de tout acte des institutions de l’Union relevant de la politique de celle-ci dans le domaine de l’énergie doit être appréciée au regard du principe de solidarité énergétique, même en l’absence d’une référence expresse à ce principe dans le droit dérivé applicable, à savoir en l’espèce la directive 2009/73{8}. Il ressort, par conséquent, d’une lecture combinée des principes de solidarité énergétique et de coopération loyale que, lors de l’adoption d’une décision modifiant un régime dérogatoire, prise en application de la directive 2009/73{9}, la Commission est tenue d’examiner les risques éventuels pour l’approvisionnement en gaz sur les marchés des États membres.
En deuxième lieu, la Cour précise que le libellé de l’article 194 TFUE ne restreint pas l’application du principe de solidarité énergétique aux situations d’attaques terroristes ou de catastrophes naturelles ou d’origine humaine, visées à l’article 222 TFUE. Au contraire, l’esprit de solidarité mentionné à l’article 194, paragraphe 1, TFUE s’étend à toute action relevant de la politique énergétique de l’Union.
Ainsi, le devoir, pour les institutions de l’Union et les États membres, de prendre en compte le principe de solidarité énergétique lors de l’adoption des actes relatifs au marché intérieur du gaz naturel, en veillant notamment à assurer la sécurité d’approvisionnement énergétique de l’Union, se traduit par l’adoption tant de mesures faisant face à des situations d’urgence que de mesures préventives. L’Union et les États membres doivent, lors de l’exercice de leurs compétences respectives dans ce domaine, procéder à une mise en balance des intérêts énergétiques en jeu, en évitant de prendre des mesures qui pourraient affecter les intérêts des acteurs susceptibles d’être concernés, s’agissant de la sécurité d’approvisionnement, de la viabilité économique et politique et de la diversification des sources d’approvisionnement, et ce afin d’assumer leur interdépendance et leur solidarité de fait.
Ainsi, la Cour confirme que le Tribunal n’a commis aucune erreur de droit en jugeant que la décision litigieuse devrait être annulée pour violation du principe de solidarité énergétique.
{1} Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2003, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE (JO 2003, L 176, p. 57).
{2} Directive 2009/73/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 2003/55/CE (JO 2009, L 211, p. 94).
{3} Article 18 de la directive 2003/55 et article 32 de la directive 2009/73.
{4} Article 25, paragraphes 2 à 4, de la directive 2003/55.
{5} Décision C(2016) 6950 final de la Commission, du 28 octobre 2016, portant révision des conditions de dérogation du gazoduc OPAL, accordées en vertu de la directive 2003/55 aux règles relatives à l’accès des tiers et à la réglementation tarifaire.
{6} Arrêt du 10 septembre 2019, Pologne/Commission (T-883/16, EU:T:2019:567).
{7} Article 4, paragraphe 3, TUE.
{8} Article 36, paragraphe 1, de la directive 2009/73.
{9} Article 36 de la directive 2009/73.
Arrêt du 15 juillet 2021, Allemagne / Pologne (C-848/19 P) (cf. points 67-69, 71)
32. Droit de l'Union européenne - Principes généraux du droit - Interdiction de se prévaloir frauduleusement ou abusivement du droit de l'Union - Présence d'une pratique frauduleuse ou abusive
Arrêt du 13 octobre 2021, Ciano Trading & Services CT & S e.a. / Commission (T-45/21) (cf. point 48)
33. Marchés publics de l'Union européenne - Annulation d'une procédure d'appel d'offres - Pouvoir d'appréciation du pouvoir adjudicateur - Limites - Respect des principes d'interdiction de l'abus de droit et de bonne foi
34. Droit de l'Union européenne - Principes généraux du droit - Interdiction de se prévaloir frauduleusement ou abusivement du droit de l'Union - Présence d'une pratique frauduleuse ou abusive - Obligation de refuser le bénéfice du droit de l'Union
En 2018, la Hongrie a modifié certaines lois concernant les mesures contre l’immigration irrégulière et adopté, notamment, des dispositions qui ont, d’une part, introduit un nouveau motif d’irrecevabilité des demandes d’asile et, d’autre part, prévu l’incrimination des activités d’organisation visant à faciliter l’introduction de demandes d’asile, par des personnes n’ayant pas droit à l’asile en vertu du droit hongrois, ainsi que des restrictions à la liberté de mouvement pour les personnes soupçonnées d’avoir commis une telle infraction.
Estimant que, en adoptant ces dispositions, la Hongrie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des directives « procédures »{1} et « accueil »{2}, la Commission européenne a introduit un recours en manquement devant la Cour.
La Cour, réunie en grande chambre, a accueilli l’essentiel du recours de la Commission.
Appréciation de la Cour
Premièrement, la Cour juge que la Hongrie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive « procédures »{3}, en permettant de rejeter comme étant irrecevable une demande de protection internationale au motif que le demandeur est arrivé sur son territoire par un État dans lequel il n’est pas exposé à des persécutions ou à un risque d’atteintes graves, ou dans lequel un degré de protection adéquat est assuré. En effet, la directive « procédures »{4} énumère de manière exhaustive les situations dans lesquelles les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme étant irrecevable. Or, le motif d’irrecevabilité introduit par la réglementation hongroise ne correspond à aucune de ces situations{5}.
Deuxièmement, la Cour juge que la Hongrie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des directives « procédures »{6} et « accueil »{7}, en réprimant pénalement dans son droit interne le comportement de toute personne qui, dans le cadre d’une activité d’organisation, fournit une aide à la présentation ou à l’introduction d’une demande d’asile sur son territoire, lorsqu’il peut être prouvé, au-delà de tout doute raisonnable, que cette personne avait conscience du fait que cette demande ne pouvait être accueillie, en vertu de ce droit.
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour examine, d’une part, si la réglementation hongroise prévoyant cette infraction constitue une restriction aux droits découlant des directives « procédures » et « accueil » et, d’autre part, si cette restriction est susceptible d’être justifiée au regard du droit de l’Union.
Ainsi, en premier lieu, après avoir vérifié que certaines activités d’assistance aux demandeurs de protection internationale visées par les directives « procédures » et « accueil » relèvent du champ d’application de la réglementation hongroise, la Cour constate que celle-ci constitue une restriction aux droits consacrés par ces directives. Plus particulièrement, cette réglementation restreint, d’une part, les droits d’accéder aux demandeurs de protections internationale et de communiquer avec ceux-ci{8} et, d’autre part, l’effectivité du droit garanti au demandeur d’asile de pouvoir consulter, à ses frais, un conseil juridique ou un autre conseiller{9}.
En second lieu, la Cour considère qu’une telle restriction ne peut être justifiée par les objectifs invoqués par le législateur hongrois, à savoir la lutte contre l’aide apportée au recours abusif à la procédure d’asile et contre l’immigration illégale fondée sur la tromperie.
Concernant le premier objectif, la Cour relève que la réglementation hongroise réprime également des comportements qui ne peuvent être considérés comme des pratiques frauduleuses ou abusives. En effet, dès qu’il peut être prouvé que la personne concernée avait connaissance du fait que l’individu, qu’elle a assisté, ne pouvait obtenir le statut de réfugié en vertu du droit hongrois, toute aide fournie, dans le cadre d’une activité d’organisation, afin de faciliter la présentation ou l’introduction d’une demande d’asile, est susceptible d’être sanctionnée pénalement, même si cette aide est apportée en respectant les règles procédurales et sans volonté d’induire matériellement en erreur l’autorité responsable de la détermination.
Ainsi, tout d’abord, s’exposerait à des poursuites pénales quiconque aiderait à présenter ou à introduire une demande d’asile, alors qu’il sait que cette demande ne peut aboutir au regard des règles du droit hongrois, mais qu’il estime que ces règles sont contraires, notamment, au droit de l’Union. Partant, les demandeurs peuvent être privés d’une assistance qui leur permettrait de contester, à un stade ultérieur de la procédure d’octroi d’asile, la régularité de la réglementation nationale applicable à leur situation au regard, notamment, du droit de l’Union.
Ensuite, cette réglementation réprime l’aide fournie à une personne afin de présenter ou d’introduire une demande d’asile lorsque cette personne n’a pas subi de persécutions et n’est pas exposée à un risque de persécutions dans au moins un État par lequel elle a transité avant d’arriver en Hongrie. Or, la directive « procédures » s’oppose à ce qu’une demande d’asile soit rejetée comme irrecevable pour un tel motif. Partant, une telle aide ne peut, en aucun cas, être assimilée à une pratique frauduleuse ou abusive.
Enfin, en ce qu’elle n’exclut pas qu’une personne soit sanctionnée pénalement dès qu’il peut être concrètement établi qu’elle ne pouvait ignorer que le demandeur qu’elle a aidé ne satisfaisait pas aux conditions pour obtenir l’asile, la Cour relève que cette réglementation impose aux personnes désireuses d’apporter une telle aide d’examiner, dès la présentation ou l’introduction de la demande, si cette demande est susceptible d’aboutir en vertu du droit hongrois. Or, d’une part, un tel contrôle ne saurait être attendu de ces personnes, d’autant que les demandeurs peuvent avoir des difficultés à faire valoir, dès ce stade, les éléments pertinents leur permettant d’obtenir le statut de réfugié. D’autre part, le risque, pour les personnes concernées, d’être exposées à une sanction pénale particulièrement sévère, à savoir la privation de liberté, au seul motif qu’elles ne pouvaient ignorer que la demande d’asile était vouée à l’échec, rend incertaine la légalité de toute aide destinée à permettre l’accomplissement de ces deux étapes essentielles de la procédure d’octroi d’asile. Cette réglementation peut ainsi dissuader fortement toute personne désireuse d’apporter une aide à ces étapes de la procédure, alors même que cette assistance vise uniquement à permettre au ressortissant d’un pays tiers d’exercer son droit fondamental de solliciter l’asile dans un État membre, et va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif visant à lutter contre les pratiques frauduleuses ou abusives.
Concernant le second objectif poursuivi par la réglementation hongroise, la Cour constate que la fourniture d’une assistance en vue de présenter ou d’introduire une demande d’asile dans un État membre ne saurait être considérée comme une activité favorisant l’entrée ou le séjour irréguliers d’un ressortissant d’un pays tiers dans cet État membre, de sorte que l’incrimination instaurée par la réglementation hongroise ne constitue pas une mesure apte à poursuivre un tel objectif.
Dans un dernier temps, la Cour juge que la Hongrie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des directives « procédures »{10} et « accueil »{11}, en privant du droit de s’approcher de ses frontières extérieures toute personne suspectée d’avoir, dans le cadre d’une activité d’organisation, fourni une aide à la présentation ou à l’introduction d’une demande d’asile sur son territoire, alors qu’il peut être prouvé, au-delà de tout doute raisonnable, que cette personne avait conscience du fait que cette demande ne pouvait être accueillie. Cette réglementation limite les droits qui sont garantis par ces directives, dès lors que la personne concernée est suspectée d’avoir commis une infraction, en fournissant une aide dans les circonstances précitées, alors même que l’incrimination pénale de ce comportement est contraire au droit de l’Union. Il s’ensuit qu’une telle restriction ne saurait être raisonnablement justifiée au regard de ce même droit.
{1} Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60) (ci-après la « directive "procédures" »).
{2} Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 96) (ci-après la « directive "accueil" »).
{3} Article 33, paragraphe 2, de la directive « procédures », qui énumère les situations dans lesquelles les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme étant irrecevable.
{4} Article 33, paragraphe 2, de la directive « procédures ».
{5} Voir arrêt du 14 mai 2020, Országos Idegenrendészeti Főigazgatóság Dél-alföldi Regionális Igazgatóság (C-924/19 PPU et C-925/19 PPU, EU:C:2020:367, points 149, 151 et 161 à 164) (CP nº 60/20).
{6} Article 8, paragraphe 2, de la directive « procédures », concernant l’accès aux demandeurs de protection internationale des organisations et des personnes qui leur fournissent des conseils et des orientations, et article 22, paragraphe 1, de cette directive, concernant le droit à l’assistance juridique et à la représentation à toutes les étapes de la procédure.
{7} Article 10, paragraphe 4, de la directive « accueil », concernant l’accès au centre de rétention, notamment, des conseils juridiques ou des conseillers et des personnes représentant des organisations non gouvernementales.
{8} Ces droits sont reconnus aux personnes ou organisations fournissant une assistance aux demandeurs de protection internationale à l’article 8, paragraphe 2, de la directive « procédures » et à l’article 10, paragraphe 4, de la directive « accueil ».
{9} Ce droit est garanti par l’article 22, paragraphe 1, de la directive « procédures ».
{10} Article 8, paragraphe 2, article 12, paragraphe 1, sous c), et article 22, paragraphe 1, de la directive « procédures ».
{11} Article 10, paragraphe 4, de la directive « accueil ».
35. Droit de l'Union européenne - Principes - Principe de solidarité entre les États membres - Solidarité budgétaire reposant sur la confiance mutuelle entre États membres - Confiance mutuelle reposant sur le respect, par les États membres, des valeurs contenues à l'article 2 TUE, dont celle de l'État de droit
Le règlement 2020/2092 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2020{1}, a établi un « mécanisme de conditionnalité horizontale » visant à protéger le budget de l’Union européenne en cas de violation des principes de l’État de droit dans un État membre. À cette fin, ce règlement permet au Conseil de l'Union européenne, sur proposition de la Commission européenne, d’adopter, dans les conditions qu’il définit, des mesures de protection appropriées telles que la suspension des paiements à la charge du budget de l’Union ou la suspension de l’approbation d’un ou de plusieurs programmes à la charge de ce budget. Le règlement attaqué subordonne l’adoption de telles mesures à la production d’éléments concrets propres à établir non seulement l’existence d’une violation des principes de l’État de droit, mais également l’incidence de cette dernière sur l’exécution du budget de l’Union.
Le règlement attaqué s’inscrit dans le prolongement d’une série d’initiatives portant, plus généralement, sur la protection de l’État de droit dans les États membres{2} et qui visaient à apporter des réponses, au niveau de l’Union, aux préoccupations croissantes relatives au respect par plusieurs États membres des valeurs communes de l’Union telles qu’énoncées à l’article 2 TUE{3}.
La Hongrie, soutenue par la République de Pologne{4}, a introduit un recours tendant, à titre principal, à l’annulation du règlement attaqué, et, à titre subsidiaire, à l’annulation de certaines de ses dispositions. Au soutien de ses conclusions, elle faisait valoir, pour l’essentiel, que ce règlement, bien que formellement présenté comme un acte relevant des règles financières visées à l’article 322, paragraphe 1, sous a), TFUE, viserait, en réalité, à sanctionner, en tant que telle, toute atteinte par un État membre aux principes de l’État de droit, dont les exigences seraient, en tout état de cause, insuffisamment précises. La Hongrie fonde donc son recours, notamment, sur l’incompétence de l’Union pour adopter un tel règlement, tant en raison d’un défaut de base juridique, qu’en raison du contournement de la procédure prévue à l’article 7 TUE, ainsi que sur la méconnaissance des exigences du principe de sécurité juridique.
Ainsi appelée à se prononcer sur les compétences de l’Union pour défendre son budget et ses intérêts financiers contre des atteintes pouvant découler de violations de valeurs énoncées à l’article 2 TUE, la Cour a estimé que cette affaire présente une importance fondamentale justifiant son attribution à l’assemblée plénière. Pour ces mêmes raisons, il a été fait droit à la demande du Parlement européen de traiter cette affaire selon la procédure accélérée. Dans ces conditions, la Cour rejette dans son intégralité le recours en annulation introduit par la Hongrie.
Appréciation de la Cour
Préalablement à l’examen au fond du recours, la Cour se prononce sur la demande du Conseil de ne pas prendre en compte différents passages de la requête de la Hongrie, en ce qu’ils se fondent sur des éléments tirés d’un avis confidentiel du service juridique du Conseil ainsi divulgué sans l’autorisation requise. À cet égard, la Cour confirme qu’il est, en principe, loisible à l’institution concernée de subordonner la production en justice d’un tel document interne à une autorisation préalable. Pour autant, dans l’hypothèse où l’avis juridique en cause se rapporte à une procédure législative, comme en l’espèce, il convient de tenir compte du principe de transparence, dès lors que la divulgation d’un tel avis est de nature à accroître la transparence et l’ouverture du processus législatif. Ainsi, l’intérêt public supérieur attaché à la transparence et à l’ouverture du processus législatif prévaut, en principe, sur l’intérêt des institutions, en ce qui concerne la divulgation d’un avis juridique interne. En l’occurrence, étant donné que le Conseil n’a pas justifié du caractère particulièrement sensible de l’avis concerné ou d’une portée particulièrement large allant au-delà du cadre du processus législatif en cause, la Cour rejette, en conséquence, la demande du Conseil.
Quant au fond, la Cour procède, en premier lieu, à l’examen des moyens invoqués à l’appui des conclusions principales tendant à l’annulation totale du règlement attaqué, tirés, d’une part, de l’incompétence de l’Union pour adopter ce règlement et, d’autre part, de la violation du principe de sécurité juridique.
En ce qui concerne, d’une part, la base juridique du règlement attaqué, la Cour relève que la procédure prévue par ce règlement ne peut être engagée que dans le cas où il existe des motifs raisonnables de considérer non seulement que des violations des principes de l’État de droit ont lieu dans un État membre, mais surtout que ces violations portent atteinte ou présentent un risque sérieux de porter atteinte, d’une manière suffisamment directe, à la bonne gestion financière du budget de l’Union ou à la protection de ses intérêts financiers. En outre, les mesures pouvant être adoptées au titre du règlement attaqué se rapportent exclusivement à l’exécution du budget de l’Union et sont toutes de nature à limiter les financements issus de ce budget en fonction de l’incidence sur celui-ci d’une telle atteinte ou d’un tel risque sérieux. Dès lors, le règlement attaqué vise à protéger le budget de l’Union contre des atteintes découlant de manière suffisamment directe de violations des principes de l’État de droit, et non pas à sanctionner, en soi, de telles violations.
En réponse à l’argumentation de la Hongrie, selon laquelle une règle financière ne saurait avoir pour objet de préciser l’étendue des exigences inhérentes aux valeurs visées à l’article 2 TUE, la Cour rappelle que le respect par les États membres des valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, qui ont été identifiées et sont partagées par ceux-ci et qui définissent l’identité même de l’Union en tant qu’ordre juridique commun à ces États, dont l’État de droit et la solidarité, justifie la confiance mutuelle entre ces États. Ce respect constituant ainsi une condition pour la jouissance de tous les droits découlant de l’application des traités à l’État membre concerné, l’Union doit être en mesure, dans les limites de ses attributions, de défendre ces valeurs.
La Cour précise sur ce point, d’une part, que le respect de ces valeurs ne saurait être réduit à une obligation à laquelle un État candidat est tenu en vue d’adhérer à l’Union et dont il pourrait s’affranchir après son adhésion. D’autre part, elle souligne que le budget de l’Union est l’un des principaux instruments permettant de concrétiser, dans les politiques et actions de l’Union, le principe fondamental de solidarité entre États membres et que la mise en œuvre de ce principe, au moyen de ce budget, repose sur la confiance mutuelle que ces derniers ont dans l’utilisation responsable des ressources communes inscrites audit budget.
Or, la bonne gestion financière du budget de l’Union et les intérêts financiers de l’Union peuvent être gravement compromis par des violations des principes de l’État de droit commises dans un État membre. En effet, ces violations peuvent avoir pour conséquence, notamment, l’absence de garantie que des dépenses couvertes par le budget de l’Union satisfont à l’ensemble des conditions de financement prévues par le droit de l’Union et, partant, répondent aux objectifs poursuivis par l’Union lorsqu’elle finance de telles dépenses.
Partant, un « mécanisme de conditionnalité horizontale », tel que celui institué par le règlement attaqué, qui subordonne le bénéfice de financements issus du budget de l’Union au respect par un État membre des principes de l’État de droit, peut relever de la compétence conférée par les traités à l’Union d’établir des « règles financières » relatives à l’exécution du budget de l’Union. La Cour précise que font partie intégrante d’un tel mécanisme, en tant qu’éléments constitutifs de celui-ci, les dispositions du règlement attaqué qui identifient ces principes, qui fournissent une énumération de cas qui peuvent être indicatifs de la violation desdits principes, qui précisent les situations ou comportements qui doivent être concernés par de telles violations et qui définissent la nature et l’étendue des mesures de protection pouvant, le cas échéant, être adoptées.
Ensuite, en ce qui concerne le grief tiré d’un prétendu contournement de la procédure prévue à l’article 7 TUE ainsi que des dispositions de l’article 269 TFUE, la Cour écarte l’argumentation de la Hongrie selon laquelle seule la procédure prévue à l’article 7 TUE confère aux institutions de l’Union la compétence pour examiner, constater et, le cas échéant, sanctionner les violations des valeurs que contient l’article 2 TUE dans un État membre. En effet, outre la procédure prévue à l’article 7 TUE, de nombreuses dispositions des traités, fréquemment concrétisées par divers actes de droit dérivé, confèrent aux institutions de l’Union la compétence d’examiner, de constater et, le cas échéant, de faire sanctionner des violations des valeurs que contient l’article 2 TUE commises dans un État membre.
Par ailleurs, la Cour observe que la procédure prévue à l’article 7 TUE a pour finalité de permettre au Conseil de sanctionner des violations graves et persistantes de chacune des valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée et qui définissent son identité, en vue, notamment, d’enjoindre à l’État membre concerné de mettre un terme à ces violations. En revanche, le règlement attaqué vise à protéger le budget de l’Union, et cela uniquement en cas de violation des principes de l’État de droit dans un État membre qui porte atteinte ou présente un risque sérieux de porter atteinte à la bonne exécution de ce budget. En outre, la procédure prévue à l’article 7 TUE et celle instituée par le règlement attaqué se distinguent à l’égard de leur objet, des conditions de leur engagement, des conditions pour l’adoption et pour la levée des mesures prévues ainsi que de la nature de ces dernières. Par conséquent, ces deux procédures poursuivent des buts différents et ont chacune un objet nettement distinct. Il s’ensuit, par ailleurs, que la procédure instituée par le règlement attaqué ne saurait pas davantage être considérée comme visant à contourner la limitation de la compétence générale de la Cour, prévue par l’article 269 TFUE, dès lors que son libellé ne vise que le contrôle de légalité d’un acte adopté par le Conseil européen ou par le Conseil en vertu de l’article 7 TUE.
Enfin, étant donné que le règlement attaqué ne permet à la Commission et au Conseil d’examiner que des situations ou des comportements qui sont imputables aux autorités d’un État membre et qui apparaissent pertinents pour la bonne exécution du budget de l’Union, les pouvoirs conférés à ces institutions par ce règlement n’excèdent pas les limites des compétences attribuées à l’Union.
D’autre part, dans le cadre de l’examen du moyen tiré de la violation du principe de sécurité juridique, la Cour juge dépourvue de tout fondement l’argumentation développée par la Hongrie, au sujet du manque de précision dont serait entaché le règlement attaqué, tant en ce qui concerne les critères relatifs aux conditions d’engagement de la procédure qu’en ce qui concerne le choix et la portée des mesures à adopter. À cet égard, la Cour observe d’emblée que les principes figurant dans le règlement attaqué, en tant qu’éléments constitutifs de la notion d’« État de droit »{5}, ont amplement été développés dans sa jurisprudence, que ces principes trouvent leur source dans des valeurs communes reconnues et appliquées également par les États membres dans leurs propres ordres juridiques et qu’ils découlent d’une notion d’« État de droit » que les États membres partagent et à laquelle ils adhèrent, en tant que valeur commune à leurs traditions constitutionnelles. Par conséquent, la Cour considère que les États membres sont à même de déterminer avec suffisamment de précision le contenu essentiel ainsi que les exigences découlant de chacun de ces principes.
S’agissant, plus particulièrement, des critères relatifs aux conditions d’engagement de la procédure et du choix et de la portée des mesures à adopter, la Cour précise que le règlement attaqué requiert, pour l’adoption des mesures de protection qu’il prévoit, qu’un lien réel soit établi entre une violation d’un principe de l’État de droit et une atteinte ou un risque sérieux d’atteinte à la bonne gestion financière de l’Union ou à ses intérêts financiers et qu’une telle violation doit concerner une situation ou un comportement imputable à une autorité d’un État membre et pertinent pour la bonne exécution du budget de l’Union. En outre, elle observe que la notion de « risque sérieux » est précisée dans la réglementation financière de l’Union et rappelle que les mesures de protection pouvant être adoptées doivent être strictement proportionnées à l’incidence de la violation constatée sur le budget de l’Union. En particulier, selon la Cour, ce n’est que dans la stricte mesure du nécessaire pour atteindre l’objectif de protéger ce budget dans son ensemble que ces mesures peuvent viser des actions et programmes autres que ceux affectés par une telle violation. Enfin, constatant que la Commission doit respecter, sous le contrôle du juge de l’Union, des exigences procédurales strictes qui impliquent notamment plusieurs consultations de l’État membre concerné, la Cour conclut que le règlement attaqué satisfait aux exigences du principe de sécurité juridique.
La Cour examine, en second lieu, les conclusions subsidiaires tendant à l’annulation partielle du règlement attaqué. À cet égard, la Cour décide, d’une part, que l’annulation de l’article 4, paragraphe 1, du règlement attaqué aurait pour effet de modifier la substance de ce règlement, dès lors que cette disposition précise les conditions exigées pour permettre l’adoption des mesures de protection prévues par ce règlement, de sorte que les conclusions tendant à l’annulation de cette seule disposition doivent être considérées comme irrecevables. D’autre part, la Cour juge non fondés les griefs visant une série d’autres dispositions du règlement attaqué, tirés d’un défaut de base juridique ainsi que de violations tant des dispositions du droit de l’Union relatives aux déficits publics que des principes de sécurité juridique, de proportionnalité et d’égalité des États membres devant les traités. Elle rejette dès lors les conclusions subsidiaires dans leur intégralité, de même que l’ensemble du recours formé par la Hongrie.
{1} Règlement (UE, Euratom) 2020/2092 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2020, relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union (JO 2020, L 433I, p. 1, et rectificatif JO 2021, L 373, p. 94, ci-après le « règlement attaqué »).
{2} Voir, en particulier, communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 17 juillet 2019, « Renforcement de l’état de droit au sein de l’Union - Plan d’action », COM (2019) 343 final, consécutive à la communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil du 11 mars 2014, « Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’état de droit », COM (2014) 158 final.
{3} Les valeurs fondatrices de l’Union et communes aux États membres, énoncées à l’article 2 TUE, comprennent celles de respect de la dignité humaine, de la liberté, de la démocratie, de l’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.
{4} La République de Pologne a, elle aussi, introduit un recours tendant à l’annulation du règlement 2020/2092 (affaire C-157/21).
{5} Aux termes de l’article 2, sous a), du règlement attaqué, la notion d’« État de droit » recouvre « le principe de légalité, qui suppose l’existence d’un processus législatif transparent, responsable, démocratique et pluraliste, ainsi que les principes de sécurité juridique, d’interdiction de l’arbitraire du pouvoir exécutif, de protection juridictionnelle effective, y compris l’accès à la justice, assurée par des juridictions indépendantes et impartiales, également en ce qui concerne les droits fondamentaux, de séparation des pouvoirs, de non-discrimination et d’égalité devant la loi. ».
Arrêt du 16 février 2022, Hongrie / Parlement et Conseil (C-156/21) (cf. point 129)
Le règlement 2020/2092 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2020{1},a établi un « mécanisme de conditionnalité horizontale » visant à protéger le budget de l’Union européenne en cas de violation des principes de l’État de droit dans un État membre. À cette fin, ce règlement permet au Conseil de l'Union européenne, sur proposition de la Commission européenne, d’adopter, dans les conditions qu’il définit, des mesures de protection appropriées telles que la suspension des paiements à la charge du budget de l’Union ou la suspension de l’approbation d’un ou de plusieurs programmes à la charge de ce budget. Le règlement attaqué subordonne l’adoption de telles mesures à la production d’éléments concrets propres à établir non seulement l’existence d’une violation des principes de l’État de droit, mais également l’incidence de cette dernière sur l’exécution du budget de l’Union.
Le règlement attaqué s’inscrit dans le prolongement d’une série d’initiatives portant, plus généralement, sur la protection de l’État de droit dans les États membres{2} et qui visaient à apporter des réponses, au niveau de l’Union, aux préoccupations croissantes relatives au respect par plusieurs États membres des valeurs communes de l’Union telles qu’énoncées à l’article 2 TUE{3}.
La République de Pologne, soutenue par la Hongrie{4}, a introduit un recours tendant à l’annulation du règlement attaqué. Au soutien de ses conclusions, elle faisait valoir, pour l’essentiel, que ce règlement, bien que formellement présenté comme un acte relevant des règles financières visées à l’article 322, paragraphe 1, sous a), TFUE, viserait, en réalité, à sanctionner, en tant que telle, toute atteinte par un État membre aux principes de l’État de droit, dont les exigences seraient, en tout état de cause, insuffisamment précises. La Pologne fonde donc son recours, notamment, sur l’incompétence de l’Union pour adopter un tel règlement, tant en raison d’un défaut de base juridique, qu’en raison du contournement de la procédure prévue à l’article 7 TUE, ainsi que sur la méconnaissance des limites inhérentes aux compétences de l’Union et du principe de sécurité juridique.
Ainsi appelée à se prononcer sur les compétences de l’Union pour défendre son budget et ses intérêts financiers contre des atteintes pouvant découler de violations de valeurs énoncées à l’article 2 TUE, la Cour a estimé que cette affaire présente une importance fondamentale justifiant son attribution à l’assemblée plénière. Pour ces mêmes raisons, il a été fait droit à la demande du Parlement européen de traiter cette affaire selon la procédure accélérée. Dans ces conditions, la Cour rejette dans son intégralité le recours en annulation introduit par la Pologne.
Appréciation de la Cour
Préalablement à l’examen au fond du recours, la Cour se prononce sur la demande du Conseil de ne pas prendre en compte différents passages de la requête de la Pologne, en ce qu’ils se fondent sur des éléments tirés d’un avis confidentiel du service juridique du Conseil ainsi divulgué sans l’autorisation requise. À cet égard, la Cour confirme qu’il est, en principe, loisible à l’institution concernée de subordonner la production en justice d’un tel document interne à une autorisation préalable. Pour autant, dans l’hypothèse où l’avis juridique en cause se rapporte à une procédure législative, comme en l’espèce, il convient de tenir compte du principe de transparence, dès lors que la divulgation d’un tel avis est de nature à accroître la transparence et l’ouverture du processus législatif. Ainsi, l’intérêt public supérieur attaché à la transparence et à l’ouverture du processus législatif prévaut, en principe, sur l’intérêt des institutions, en ce qui concerne la divulgation d’un avis juridique interne. En l’occurrence, étant donné que le Conseil n’a pas justifié du caractère particulièrement sensible de l’avis concerné ou d’une portée particulièrement large allant au-delà du cadre du processus législatif en cause, la Cour rejette, en conséquence, la demande du Conseil.
Quant au fond, la Cour procède, en premier lieu, à l’examen conjoint des moyens tirés de l’incompétence de l’Union pour adopter le règlement attaqué.
En ce qui concerne, tout d’abord, la base juridique du règlement attaqué, la Cour relève que la procédure prévue par ce règlement ne peut être engagée que dans le cas où il existe des motifs raisonnables de considérer non seulement que des violations des principes de l’État de droit ont lieu dans un État membre, mais surtout que ces violations portent atteinte ou présentent un risque sérieux de porter atteinte, d’une manière suffisamment directe, à la bonne gestion financière du budget de l’Union ou à la protection de ses intérêts financiers. En outre, les mesures pouvant être adoptées au titre du règlement attaqué se rapportent exclusivement à l’exécution du budget de l’Union et sont toutes de nature à limiter les financements issus de ce budget en fonction de l’incidence sur celui-ci d’une telle atteinte ou d’un tel risque sérieux. Dès lors, le règlement attaqué vise à protéger le budget de l’Union contre des atteintes découlant de manière suffisamment directe de violations des principes de l’État de droit, et non pas à sanctionner, en soi, de telles violations.
En réponse à l’argumentation de la Pologne, selon laquelle une règle financière ne saurait avoir pour objet de préciser l’étendue des exigences inhérentes aux valeurs visées à l’article 2 TUE, la Cour rappelle que le respect par les États membres des valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, qui ont été identifiées et sont partagées par ceux-ci et qui définissent l’identité même de l’Union en tant qu’ordre juridique commun à ces États, dont l’État de droit et la solidarité, justifie la confiance mutuelle entre ces États. Ce respect constituant ainsi une condition pour la jouissance de tous les droits découlant de l’application des traités à l’État membre concerné, l’Union doit être en mesure, dans les limites de ses attributions, de défendre ces valeurs.
La Cour précise sur ce point, d’une part, que le respect de ces valeurs ne saurait être réduit à une obligation à laquelle un État candidat est tenu en vue d’adhérer à l’Union et dont il pourrait s’affranchir après son adhésion. D’autre part, elle souligne que le budget de l’Union est l’un des principaux instruments permettant de concrétiser, dans les politiques et actions de l’Union, le principe fondamental de solidarité entre États membres et que la mise en œuvre de ce principe, au moyen de ce budget, repose sur la confiance mutuelle que ces derniers ont dans l’utilisation responsable des ressources communes inscrites audit budget.
Or, la bonne gestion financière du budget de l’Union et les intérêts financiers de l’Union peuvent être gravement compromis par des violations des principes de l’État de droit commises dans un État membre. En effet, ces violations peuvent avoir pour conséquence, notamment, l’absence de garantie que des dépenses couvertes par le budget de l’Union satisfont à l’ensemble des conditions de financement prévues par le droit de l’Union et, partant, répondent aux objectifs poursuivis par l’Union lorsqu’elle finance de telles dépenses.
Partant, un « mécanisme de conditionnalité horizontale », tel que celui institué par le règlement attaqué, qui subordonne le bénéfice de financements issus du budget de l’Union au respect par un État membre des principes de l’État de droit, peut relever de la compétence conférée par les traités à l’Union d’établir des « règles financières » relatives à l’exécution du budget de l’Union. La Cour précise que font partie intégrante d’un tel mécanisme, en tant qu’éléments constitutifs de celui-ci, les dispositions du règlement attaqué qui identifient ces principes, qui fournissent une énumération de cas qui peuvent être indicatifs de la violation desdits principes, qui précisent les situations ou comportements qui doivent être concernés par de telles violations et qui définissent la nature et l’étendue des mesures de protection pouvant, le cas échéant, être adoptées.
Ensuite, en ce qui concerne le grief tiré d’un prétendu contournement de la procédure prévue à l’article 7 TUE, la Cour écarte l’argumentation de la Pologne selon laquelle seule la procédure prévue à l’article 7 TUE confère aux institutions de l’Union la compétence pour examiner, constater et, le cas échéant, sanctionner les violations des valeurs que contient l’article 2 TUE dans un État membre. En effet, outre la procédure prévue à l’article 7 TUE, de nombreuses dispositions des traités, fréquemment concrétisées par divers actes de droit dérivé, confèrent aux institutions de l’Union la compétence d’examiner, de constater et, le cas échéant, de faire sanctionner des violations des valeurs que contient l’article 2 TUE commises dans un État membre.
Par ailleurs, la Cour relève que la procédure prévue à l’article 7 TUE a pour finalité de permettre au Conseil de sanctionner des violations graves et persistantes de chacune des valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée et qui définissent son identité, en vue, notamment, d’enjoindre à l’État membre concerné de mettre un terme à ces violations. En revanche, le règlement attaqué vise à protéger le budget de l’Union, et cela uniquement en cas de violation des principes de l’État de droit dans un État membre qui porte atteinte ou présente un risque sérieux de porter atteinte à la bonne exécution de ce budget. En outre, la procédure prévue à l’article 7 TUE et celle instituée par le règlement attaqué se distinguent à l’égard de leur objet, des conditions de leur engagement, des conditions pour l’adoption et pour la levée des mesures prévues ainsi que de la nature de ces dernières. Par conséquent, ces deux procédures poursuivent des buts différents et ont chacune un objet nettement distinct. Il s’ensuit, par ailleurs, que la procédure instituée par le règlement attaqué ne saurait pas davantage être considérée comme visant à contourner la limitation de la compétence générale de la Cour, prévue par l’article 269 TFUE, dès lors que son libellé ne vise que le contrôle de légalité d’un acte adopté par le Conseil européen ou par le Conseil en vertu de l’article 7 TUE.
La Cour examine, en second lieu, les autres griefs de fond invoqués par la Pologne à l’encontre du règlement attaqué.
Dans ce cadre, la Cour juge, tout d’abord, dénuées de tout fondement les allégations de la Pologne tirées d’une violation du principe d’attribution ainsi que de l’obligation de respecter les fonctions essentielles des États membres. En effet, la Cour rappelle que le libre exercice par les États membres des compétences leur revenant dans tous les domaines qui leur sont réservés ne se conçoit que dans le respect du droit de l’Union. Pour autant, en exigeant des États membres qu’ils respectent ainsi les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union, l’Union ne prétend aucunement exercer elle-même ces compétences ni, partant s’arroger celles-ci.
Ensuite, dans le cadre de l’examen des moyens tirés de la violation du respect de l’identité nationale des États membres, d’une part, et de la violation du principe de sécurité juridique, d’autre part, la Cour juge également dépourvue de tout fondement l’argumentation développée par la Pologne, au sujet du manque de précision dont serait entaché le règlement attaqué, tant en ce qui concerne les critères relatifs aux conditions d’engagement de la procédure qu’en ce qui concerne le choix et la portée des mesures à adopter. À cet égard, la Cour observe d’emblée que les principes figurant dans le règlement attaqué, en tant qu’éléments constitutifs de la notion d’« État de droit »{5}, ont amplement été développés dans sa jurisprudence, que ces principes trouvent leur source dans des valeurs communes reconnues et appliquées également par les États membres dans leurs propres ordres juridiques et qu’ils découlent d’une notion d’« État de droit » que les États membres partagent et à laquelle ils adhèrent, en tant que valeur commune à leurs traditions constitutionnelles. Par conséquent, la Cour considère que les États membres sont à même de déterminer avec suffisamment de précision le contenu essentiel ainsi que les exigences découlant de chacun de ces principes.
S’agissant, plus particulièrement, des critères relatifs aux conditions d’engagement de la procédure et du choix et de la portée des mesures à adopter, la Cour précise que le règlement attaqué requiert, pour l’adoption des mesures de protection qu’il prévoit, qu’un lien réel soit établi entre une violation d’un principe de l’État de droit et une atteinte ou un risque sérieux d’atteinte à la bonne gestion financière de l’Union ou à ses intérêts financiers, et qu’une telle violation doit concerner une situation ou un comportement imputable à une autorité d’un État membre et pertinent pour la bonne exécution du budget de l’Union. En outre, elle observe que la notion de « risque sérieux » est précisée dans la réglementation financière de l’Union et rappelle que les mesures de protection pouvant être adoptées doivent être strictement proportionnées à l’incidence de la violation constatée sur le budget de l’Union. En particulier, ce n’est que dans la stricte mesure du nécessaire pour atteindre l’objectif de protéger ce budget dans son ensemble que ces mesures peuvent viser des actions et programmes autres que ceux affectés par une telle violation. Enfin, constatant que la Commission doit respecter, sous le contrôle du juge de l’Union, des exigences procédurales strictes qui impliquent notamment plusieurs consultations de l’État membre concerné, la Cour conclut que le règlement attaqué satisfait aux exigences découlant du respect de l’identité nationale des États membres ainsi que du principe de sécurité juridique.
Enfin, pour autant que la Pologne conteste la nécessité même de l’adoption du règlement attaqué, à la lumière des exigences du principe de proportionnalité, la Cour relève que celle-ci n’a apporté aucun élément susceptible de démontrer que le législateur de l’Union aurait outrepassé le large pouvoir d’appréciation dont il dispose à cet égard. Le rejet de cet ultime grief permet ainsi à la Cour de rejeter le recours dans son ensemble.
{1} Règlement (UE, Euratom) 2020/2092 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2020, relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union (JO 2020, L 433I, p. 1, et rectificatif JO 2021, L 373, p. 94, ci-après le « règlement attaqué »).
{2} Voir, en particulier, communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 17 juillet 2019, « Renforcement de l’état de droit au sein de l’Union - Plan d’action », COM (2019) 343 final, consécutive à la communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil du 11 mars 2014, « Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’état de droit », COM (2014) 158 final.
{3} Les valeurs fondatrices de l’Union et communes aux États membres, énoncées à l’article 2 TUE, comprennent celles de respect de la dignité humaine, de la liberté, de la démocratie, de l’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.
{4} La Hongrie a, elle aussi, introduit un recours tendant à l’annulation du règlement 2020/2092 (affaire C-156/21).
{5} Aux termes de l’article 2, sous a), du règlement attaqué, la notion d’« État de droit » recouvre « le principe de légalité, qui suppose l’existence d’un processus législatif transparent, responsable, démocratique et pluraliste, ainsi que les principes de sécurité juridique, d’interdiction de l’arbitraire du pouvoir exécutif, de protection juridictionnelle effective, y compris l’accès à la justice, assurée par des juridictions indépendantes et impartiales, également en ce qui concerne les droits fondamentaux, de séparation des pouvoirs, de non-discrimination et d’égalité devant la loi. ».
Arrêt du 16 février 2022, Pologne / Parlement et Conseil (C-157/21) (cf. point 147)
36. Droit de l'Union européenne - Droits fondamentaux - Principes généraux du droit de l'Union - Respect par les institutions de l'Union s'agissant des actes s'inscrivant dans un cadre contractuel - Compétence du juge de l'Union - Nécessité d'une clause compromissoire attribuant cette compétence
La requérante, VeriGraft AB, est une société suédoise de biotechnologie, spécialisée dans le développement de greffes personnalisées issues de l’ingénierie des tissus humains et destinées à être utilisées en médecine régénérative.
En 2017, VeriGraft et l’Union européenne, représentée par l’Agence exécutive pour les petites et moyennes entreprises (EASME), ont conclu une convention de subvention{1} par laquelle VeriGraft s’est vu attribuer une subvention au titre du projet « Veines personnalisées issues de l’ingénierie des tissus humains comme première cure pour les patients atteints d’insuffisance veineuse chronique - P-TEV ». Cette convention prévoyait que la subvention remboursait 100 % des coûts éligibles.
En vertu de cette convention, VeriGraft était tenue de soumettre périodiquement à l’EASME des rapports techniques et financiers. L’action était divisée en une première période de rapport (ci-après la « PR1 ») et une seconde période (ci-après la « PR2 »).
VeriGraft a soumis à l’EASME les rapports techniques et financiers du projet P-TEV couvrant la PR1 et la PR2. L’EASME a informé VeriGraft que, sur le fondement des rapports préparés par des experts externes concernant ces mêmes périodes, elle considérait que la mise en œuvre dudit projet était satisfaisante. Toutefois, estimant par la suite que certains coûts de sous-traitance n’étaient pas prévus par la convention de subvention et étaient, de ce fait, inéligibles, l’EASME a informé VeriGraft de leur recouvrement. Elle prévoyait de procéder à ce recouvrement en ayant recours, d’une part, à la contribution de VeriGraft au fonds de garantie et, d’autre part, à une note de débit.
Par son recours, VeriGraft demande que les coûts de sous-traitance rejetés par l’EASME soient considérés comme éligibles au titre de la convention de subvention et que la note de débit ainsi que le recouvrement d’une somme correspondante auprès du fonds de garantie soient considérés comme dépourvus de fondement.
Le Tribunal accueille le recours introduit par VeriGraft dans son intégralité. Dans son arrêt, il examine la question inédite de savoir si l’Union, représentée initialement par l’EASME, devenue l’Eismea{2}, peut rejeter comme inéligibles, en raison de leur caractère non prévu, des coûts liés à des contrats de sous-traitance, lorsque le recours à ces contrats n’avait pas été mentionné dans la description de l’action annexée à la convention de subvention, mais a été justifié dans les rapports techniques périodiques, approuvés par l’EASME, conformément à la procédure d’approbation accélérée prévue par cette convention.
Appréciation du Tribunal
En premier lieu, le Tribunal relève que la motivation succincte fournie par l’EASME était suffisante pour permettre à VeriGraft de comprendre quels étaient les coûts rejetés ainsi que la raison de leur rejet, à savoir que ces coûts étaient liés à des activités de sous-traitance qui n’étaient pas mentionnées dans les annexes de la convention de subvention.
Cependant, en second lieu, le Tribunal constate que les coûts déclarés par VeriGraft, correspondant à une sous-traitance mentionnée pour la première fois dans les rapports techniques périodiques pour la PR1 et la PR2 approuvés par l’EASME constituent des coûts éligibles au sens de la convention de subvention.
Dans ce contexte, il observe que la convention de subvention prévoit la possibilité de recourir à la procédure d’approbation simplifiée des contrats de sous-traitance ne figurant pas aux annexes de cette convention. En effet, il ressort de la convention de subvention ainsi que des explications contenues dans le modèle de convention de subvention annoté pour le programme Horizon 2020, accessible à tous les contractants, que l’approbation d’un rapport technique périodique dans lequel le bénéficiaire a justifié le recours à des contrats de sous-traitance non prévus dans la description de l’action de cette convention a pour conséquence de rendre les coûts de sous-traitance correspondants éligibles au sens de ladite convention.
Le Tribunal souligne également que, en se fondant sur les rapports du groupe d’experts externes, l’EASME a elle-même indiqué que la mise en œuvre du projet P-TEV, telle qu’elle est décrite dans les rapports techniques périodiques pour la PR1 et la PR2, était satisfaisante et qu’elle n’a donc pas considéré que le recours à la sous-traitance mentionnée dans ces rapports soulevait un doute sur le fait que le projet était toujours, en substance, le même que celui qui avait été sélectionné ou sur le fait que VeriGraft disposait toujours de la capacité opérationnelle pour réaliser ledit projet.
Partant, le Tribunal considère que l’EASME ne pouvait pas rejeter les coûts de sous-traitance liés à des tâches dont la sous-traitance était justifiée dans les rapports techniques périodiques qu’elle a approuvés, au motif que ces coûts correspondaient à une sous-traitance non prévue au sens de la convention de subvention.
Par ailleurs, comme la note de débit émise par l’EASME et le recouvrement de la somme correspondante auprès du fonds de garantie établi par ladite convention étaient fondés sur le rejet des coûts de sous-traitance correspondant à une sous-traitance imprévue, le Tribunal, en s’appuyant sur le constat du caractère éligible de ces coûts de sous-traitance, conclut à l’absence de fondement de la note et du recouvrement.
{1} Au titre de l’instrument de soutien à l’innovation dans les petites et moyennes entreprises (PME) visé par l’article 22, paragraphe 2, du règlement (UE) no 1291/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2013, portant établissement du programme-cadre « Horizon 2020 » (2014-2020) et abrogeant la décision no 1982/2006/CE (JO 2013, L 347, p. 104), et précisé par la décision 2013/743/UE du Conseil, du 3 décembre 2013, établissant le programme spécifique d’exécution du programme-cadre pour la recherche et l’innovation « Horizon 2020 » (2014-2020) et abrogeant les décisions 2006/971/CE, 2006/972/CE, 2006/973/CE, 2006/974/CE et 2006/975/CE (JO 2013, L 347, p. 965).
{2} À compter du 1er avril 2021.
Arrêt du 13 juillet 2022, VeriGraft / Eismea (T-457/20) (cf. points 52-55)
Saisi, sur le fondement de l’article 272 TFUE, en vertu d’une clause compromissoire, le Tribunal se prononce sur la question inédite de la validité de la décision de l’Agence exécutive européenne pour la recherche (REA) de suspendre la convention de subvention TTD.EU{1} (ci-après la « décision attaquée »). Par son arrêt, le Tribunal déclare l’invalidité de la décision attaquée, constate qu’il n’y a plus lieu de statuer sur la demande visant à ordonner à la REA de lever la suspension de la convention de subvention TTD.EU et rejette la demande en indemnité dont il était également saisi.
En décembre 2019, à la suite d’un appel à propositions pour des subventions en faveur d’actions d’information et de promotion concernant les produits agricoles réalisées sur le marché intérieur et dans les pays tiers, la requérante, l’association italienne Unione Italiana Vini Servizi Soc. coop. arl (UIV Servizi), a conclu avec l’Agence exécutive pour les consommateurs, la santé, l’agriculture et l’alimentation (Chafea) la convention de subvention TTD.EU. À compter d’avril 2021, la REA a été chargée de la mise en œuvre des actions assurées par la Chafea.
En mai 2021, une procédure pénale au niveau national a été engagée, en Italie, contre le président-directeur général et le directeur financier de la requérante pour des soupçons de fraude dans le cadre d’une convention de subvention coordonnée par la requérante autre que la convention de subvention TTD.EU (ci-après l’« enquête pénale italienne »). En juillet 2021, la requérante a informé la REA que la Guardia di Finanza di Milano (Garde des finances de Milan, Italie) avait effectué un audit auprès d’elle, dans le cadre de cette enquête pénale. Par la suite, en août 2021, la requérante et la responsable chargée de la convention de subvention TTD.EU au sein de la REA se sont réunies. Lors de cette réunion, la responsable au sein de la REA aurait observé que, dès lors que l’enquête pénale italienne concernait une autre convention, la convention de subvention TTD.EU pouvait poursuivre son exécution normale, sans qu’il soit nécessaire de prendre une mesure concernant ladite exécution.
En janvier 2022, la REA a été informée par l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) que celui-ci avait ouvert, en décembre 2021, une enquête concernant des allégations de fraude et d’autres irrégularités dans la mise en œuvre des conventions de subvention conclues par la requérante, parmi lesquelles figurait la convention de subvention TTD.EU.
Un mois plus tard, la REA a indiqué à la requérante, par une lettre de préinformation, son intention de suspendre la convention de subvention TTD.EU. Après avoir rejeté les observations de la requérante, la REA a confirmé, en mai 2022, sa volonté de suspendre la convention de subvention TTD.EU par le biais de la décision attaquée, sur le fondement de l’article 33.2.1, sous a), de ladite convention, afin de protéger les intérêts financiers de l’Union. Conformément à cet article, la REA peut suspendre la mise en œuvre de l’action de la convention de subvention « [s]i un bénéficiaire (ou toute personne physique habilitée à le représenter ou à prendre des décisions en son nom) a commis ou est soupçonné d’avoir commis soit des erreurs substantielles, des irrégularités ou une fraude, soit une violation grave des obligations découlant de la présente convention […] ». C’est dans ces circonstances que la requérante a saisi le Tribunal afin qu’il constate l’invalidité de la décision attaquée, qu’il ordonne à la REA de lever la suspension de la convention de subvention TTD.EU et qu’il condamne la REA à lui verser une indemnité au titre du préjudice moral et matériel qu’elle aurait subi.
Postérieurement à l’introduction de ce recours, l’enquête de l’OLAF a été close en décembre 2022. Sur la base des conclusions de cette enquête, l’OLAF avait alors adressé à la REA des recommandations financières, dont la mise en œuvre, en ce qui concerne la convention de subvention TTD.EU, n’avait pas donné lieu, à la date de l’audience, à des mesures d’exécution.
Par la suite, la REA a présenté une demande de non-lieu à statuer dans laquelle elle a informé le Tribunal du fait que la suspension de ladite convention avait été levée. À la suite de la réouverture de la procédure orale, la requérante a déposé des observations sur cette demande de non-lieu à statuer à laquelle elle s’est opposée.
Appréciation du Tribunal
En premier lieu, après avoir, d’une part, rappelé les dispositions pertinentes, tant du droit de l’Union que du droit civil belge, régissant le contrat dans lequel est insérée la clause compromissoire en l’espèce et, d’autre part, rejeté la demande de non-lieu à statuer de la REA, dans la mesure où la requérante, par son recours, vise à obtenir que le Tribunal tranche le litige qui l’oppose à la REA en ce qui concerne l’application de la convention de subvention TTD.EU et constate l’invalidité de la décision de suspendre ladite convention, le Tribunal examine la validité de la décision attaquée. Pour cela, il procède à l’interprétation de l’article 33.2.1 de la convention de subvention TTD.EU.
Tout d’abord, au regard du libellé de l’article 33.2.1, sous a), i), le Tribunal constate que le président-directeur général et le directeur financier de la requérante, qui faisaient l’objet de l’enquête pénale italienne pour des soupçons de fraude liés à l’exécution d’une autre convention de subvention, sont des personnes physiques habilitées à représenter ou à prendre des décisions au nom de la requérante. En l’occurrence, le directeur financier a signé tant la convention de subvention TTD.EU que la convention de subvention en cause dans l’enquête pénale italienne, au nom de la requérante, et le président-directeur général a signé, au nom de la requérante, la lettre d’attribution pour la mise en œuvre des actions liées à la convention de subvention TTD.EU. Dès lors, le Tribunal note que, les soupçons de fraude concernant le président-directeur général et le directeur financier de la requérante pourraient, en principe, justifier la suspension de la convention de subvention, dans la mesure où ils sont habilités à représenter ou prendre des décisions au nom de la requérante.
Ensuite, le Tribunal détermine si la REA pouvait qualifier ces personnes physiques comme des « personnes soupçonnées d’avoir commis une fraude », au sens de l’article 33.2.1 sous a), i), justifiant ainsi la suspension de la convention. À cet égard, il relève que ledit article se réfère de manière générale aux soupçons d’avoir commis des « erreurs substantielles, irrégularités ou une fraude », sans préciser l’origine ou la source de tels soupçons. Ainsi, l’existence d’une enquête pénale fondée sur des soupçons de fraude, comme dans le cas d’espèce, pourrait constituer, en principe, une source de « soupçons de fraude » au sens de l’article 33.2.1, sous a), i), de la convention de subvention TTD.EU.
Enfin, le Tribunal se penche sur la question de savoir si la REA pouvait, en adoptant la décision attaquée, suspendre la convention de subvention TTD.EU en vertu de l’article 33.2.1, sous a), i), malgré le fait que les soupçons de fraude à la charge du président-directeur général et du directeur financier de la requérante découlaient de l’enquête pénale italienne qui concernait une convention de subvention autre. Sur ce point, le Tribunal procède à une interprétation détaillée des points a) et b) de l’article 33.2.1, au regard, notamment, des dispositions du code civil belge.
D’une part, concernant l’article 33.2.1, sous a), le Tribunal précise que le point a), i), ne comporte aucune référence à la convention de subvention TTD.EU, de sorte que des soupçons de fraude relatifs à l’exécution d’une autre convention pourraient justifier la suspension de la convention TTD.EU. Cependant, le point a), ii), comporte, lui, une telle référence. D’autre part, conformément à l’article 33.2.1, sous b), la REA peut suspendre la mise en œuvre de la convention de subvention « [s]i un bénéficiaire (ou toute personne physique habilitée à le représenter ou à prendre des décisions en son nom) a commis - dans le cadre d’autres subventions de l’[Union] ou d’Euratom qui lui ont été attribuées dans des conditions similaires - des erreurs, des irrégularités, une fraude […] ». Ainsi, une lecture de l’article 33.2.1, sous a), i), selon laquelle des soupçons de fraude concernant une autre convention pourraient justifier la suspension de la convention TTD.EU reviendrait à priver d’effet utile l’article 33.2.1, sous b).
Partant, le Tribunal considère que, en décidant de suspendre la convention de subvention TTD.EU en raison du fait que le président-directeur général et le directeur financier de la requérante étaient soupçonnés de fraude dans le cadre d’une convention de subvention autre, la REA a violé l’article 33.2.1, sous a), i), de la convention de subvention TTD.EU, rendant cette décision invalide.
En deuxième lieu, la suspension de la convention de subvention TTD.EU ayant été entre-temps levée, le Tribunal a constaté qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur la demande visant à ce que le Tribunal ordonne à la REA de lever la suspension.
En troisième lieu, concernant la demande indemnitaire, après avoir constaté qu’il y a lieu de statuer sur cette demande malgré le fait que la suspension de la convention de subvention TTD.EU a été levée, le Tribunal relève que, selon le code civil belge, trois conditions cumulatives doivent être réunies pour qu’un dommage d’origine contractuelle soit indemnisé, à savoir l’inexécution du contrat, un préjudice et un lien de causalité entre l’inexécution et le préjudice.
Certes, le Tribunal fait observer que la REA a décidé, par la décision attaquée, de suspendre la convention de subvention TTD.EU, en violation de son article 33.2.1, sous a), i). Toutefois, il estime que, s’il est vraisemblable que, à la suite de la suspension de la convention de subvention TTD.EU, la requérante ait probablement été amenée à suspendre ou annuler certains événements programmés en vue de l’exécution de la convention, elle ne prouve cependant pas que les préjudices matériels qu’elle allègue se sont réellement concrétisés en l’espèce. La requérante ne prouve pas non plus le préjudice moral, sous forme d’atteinte à la réputation et à l’image, qu’elle allègue avoir subi.
{1} Convention de subvention no 874904 ayant pour objet la réalisation d’un projet intitulé « European Quality Wines: Taste the Difference - TTD.EU » visant à promouvoir les vins italiens et espagnols sur les marchés de la Chine et des États-Unis (ci-après la « convention de subvention TTD.EU »).
Arrêt du 11 décembre 2024, UIV Servizi / REA (T-440/22) (cf. point 38)
Arrêt du 21 février 2024, Greenspider / Eismea (T-733/21) (cf. points 103, 104)
37. Droit de l'Union européenne - Principes - Droit à une protection juridictionnelle effective - Application, par le juge de l'Union, d'un principe général en tenant compte des dispositions d'une directive le concrétisant - Admissibilité
Voir le texte de la décision.
Ordonnance du 22 novembre 2022, Telefónica de España / Commission (C-478/22 P(R)) (cf. point 48)
38. Droit de l'Union européenne - Principes - Existence d'un principe autorisant l'inapplicabilité d'une norme de l'Union pour des motifs d'équité - Absence
Voir le texte de la décision.
Ordonnance du 22 décembre 2022, Conseil / FI (C-313/21 P et C-314/21 P) (cf. point 125)
39. Questions préjudicielles - Compétence de la Cour - Limites - Demande d'interprétation de la charte des droits fondamentaux et de principes généraux du droit de l'Union - Réglementation nationale n'entrant pas dans le champ d'application du droit de l'Union et ne mettant pas en œuvre ce dernier - Incompétence de la Cour
Ordonnance du 17 mai 2024, VGG (C-190/23) (cf. points 56-60, disp. 3)
40. Recours en manquement - Arrêt de la Cour constatant le manquement - Manquement à l'obligation d'exécuter l'arrêt - Sanctions pécuniaires - Somme forfaitaire - Détermination du montant - Critères - Gravité de l'infraction - Inexécution prolongée de l'arrêt de la Cour - Caractère fondamental des dispositions faisant l'objet du manquement constaté - Évitement systématique et délibéré de l'application d'une politique commune dans son ensemble - Manquement résultant d'une pratique générale et persistante, portant une atteinte au principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les États membres - Caractère répétitif du comportement infractionnel de l'État membre concerné
La Cour condamne la Hongrie au paiement d’une somme forfaitaire d’un montant de 200 000 000 euros et d’une astreinte d’un montant total de 1 000 000 euros par jour pour l’inexécution, par cet État membre, de l’arrêt Commission/Hongrie (Accueil des demandeurs de protection internationale){1}.
Par cet arrêt, prononcé le 17 décembre 2020, la Cour a jugé que la Hongrie avait manqué aux obligations lui incombant en vertu des directives « procédures »{2}, « accueil »{3} et « retour »{4}. Plus spécifiquement, la Hongrie avait manqué à ses obligations relatives, premièrement, à l’accès à la procédure de protection internationale, deuxièmement, à la rétention des demandeurs de protection internationale dans les zones de transit de Röszke et de Tompa, troisièmement, à l’éloignement des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, ainsi que, quatrièmement, au droit des demandeurs de protection internationale de rester sur le territoire hongrois jusqu’à l’expiration du délai prévu pour l’exercice de leur droit à un recours effectif et, si ce droit a été exercé dans le délai prévu, dans l’attente de l’issue du recours.
Le 9 juin 2021, la Commission européenne a adressé à la Hongrie une lettre de mise en demeure, conformément à la procédure prévue à l’article 260, paragraphe 2, TFUE{5}, dans laquelle elle estimait que la Hongrie n’avait pas pris les mesures que comportait l’exécution de l’arrêt Commission/Hongrie de 2020. Elle a alors invité cet État membre à présenter ses observations dans un délai de deux mois.
Insatisfaite des réponses de la Hongrie, la Commission a saisi la Cour d’un recours en manquement sur le fondement de l’article 260, paragraphe 2, TFUE afin de faire constater que cet État membre, en dépit de la fermeture des zones de transit de Röszke et de Tompa, ne s’est pas conformé à cet arrêt et afin de le faire condamner au paiement d’une somme forfaitaire et d’une astreinte journalière jusqu’à l’exécution complète dudit arrêt.
La Cour accueille le recours de la Commission.
Appréciation de la Cour
Dans son arrêt de ce jour, la Cour constate que, à la date d’expiration du délai fixé dans la lettre de mise en demeure, à savoir le 9 août 2021, la Hongrie n’a pas pris les mesures que comporte l’exécution de l’arrêt Commission/Hongrie de 2020. En effet, ces mesures doivent nécessairement être compatibles avec les dispositions du droit de l’Union dont la violation a été établie dans cet arrêt et permettre la correcte application de ces dispositions. Or, à la date d’expiration du délai fixé dans la lettre de mise en demeure, outre la fermeture des zones de transit de Röszke et de Tompa, la législation nationale ayant fait l’objet de l’arrêt Commission/Hongrie de 2020 n’a pas été modifiée de manière à la rendre conforme à ces exigences. En particulier, la modification de la législation nationale ayant fait l’objet de l’arrêt Commission/Hongrie (Déclaration d’intention préalable à une demande d’asile){6} ne peut pas être considérée comme une mesure que comporte l’exécution de l’arrêt Commission/Hongrie de 2020, dès lors qu’elle n’est pas compatible avec les obligations découlant de l’article 6 de la directive 2013/32, dont la violation a été constatée dans ce dernier arrêt.
En outre, l’inexécution par la Hongrie de cet arrêt affecte de manière extraordinairement grave tant l’intérêt public que certains intérêts privés, notamment ceux des ressortissants de pays tiers et des apatrides souhaitant demander la protection internationale.
En effet, tout d’abord, l’importance des dispositions faisant l’objet du manquement constaté doit être soulignée. À cet égard, premièrement, la violation de la disposition fondamentale qu’est l’article 6 de la directive « procédures » empêche systématiquement tout accès à la procédure de protection internationale, rendant impossible, en ce qui concerne la Hongrie, l’application de l’intégralité de la politique commune en matière d’asile. Le fait, pour un État membre, d’éluder de manière systématique et délibérée l’application d’une politique commune dans son ensemble constitue une violation inédite et exceptionnellement grave du droit de l’Union, qui représente une menace importante pour l’unité de ce droit et pour le principe d’égalité des États membres, rappelé à l’article 4, paragraphe 2, TUE. Deuxièmement, le respect de l’article 46, paragraphe 5, de la directive « procédures » est indispensable pour assurer, en ce qui concerne les demandeurs de protection internationale, l’effectivité du principe de protection juridictionnelle effective des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union, qui est un principe général du droit de l’Union découlant des traditions constitutionnelles communes aux États membres. Troisièmement, les garanties fondamentales établies par les articles 5, 6, 12 et 13 de la directive « retour » constituent l’essentiel des exigences applicables au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, question qui correspond à une composante primordiale de la politique commune de l’immigration.
Ensuite, le comportement de la Hongrie a pour effet de transférer aux autres États membres la responsabilité qui lui incombe, y compris sur le plan financier, d’assurer l’accueil de personnes demandant la protection internationale dans l’Union, d’instruire les demandes suivant les procédures pour l’octroi et le retrait de cette protection, ainsi que de garantir des modalités de retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier conformes au droit de l’Union. Un tel comportement porte une atteinte extrêmement grave au principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les États membres en matière d’asile. À cet égard, la Cour rappelle que le principe de solidarité constitue l’un des principes fondamentaux du droit de l’Union et fait partie des valeurs, communes aux États membres, sur lesquelles l’Union est fondée, en vertu de l’article 2 TUE. Le fait, pour un État membre, de rompre unilatéralement l’équilibre entre les avantages et les charges découlant de son appartenance à l’Union remet en cause le respect du principe d’égalité des États membres devant le droit de l’Union. Ce manquement aux devoirs de solidarité acceptés par les États membres du fait de leur adhésion à l’Union affecte jusqu’aux bases essentielles de l’ordre juridique de l’Union.
Par ailleurs, la répétition du comportement infractionnel de la Hongrie, qui a donné lieu à plusieurs autres condamnations par la Cour en matière de protection internationale{7}, constitue une circonstance aggravante. Le comportement de la Hongrie à la suite de l’arrêt Commission/Hongrie de 2020 démontre que cet État membre n’a pas agi conformément à son obligation de coopération loyale afin de mettre fin au manquement constaté par la Cour, ce qui constitue une circonstance aggravante supplémentaire.
Dans ces circonstances, compte tenu notamment de la gravité exceptionnelle des infractions en cause et du manque de coopération loyale de la Hongrie afin d’y mettre fin, de la durée du manquement et de la capacité de paiement de cet État membre, la Cour condamne ledit État membre à payer à la Commission une somme forfaitaire d’un montant de 200 000 000 euros et une astreinte d’un montant total de 1 000 000 euros par jour à compter de ce jour jusqu’à la date d’exécution de l’arrêt Commission/Hongrie de 2020.
{1} Arrêt du 17 décembre 2020, Commission/Hongrie (Accueil des demandeurs de protection internationale) (C 808/18, EU:C:2020:1029, ci-après l’« arrêt Commission/Hongrie de 2020 »).
{2} Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60) (ci-après la « directive "procédures" »). La Cour a constaté un manquement aux obligations résultant de l’article 6, de l’article 24, paragraphe 3, de l’article 43 et de l’article 46, paragraphe 5, de cette directive.
{3} Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 96) (ci-après la « directive "accueil" »). La Cour a constaté un manquement aux obligations découlant des articles 8, 9 et 11 de cette directive.
{4} Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (JO 2008, L 348, p. 98) (ci-après la « directive "retour" »). La Cour a constaté un manquement aux obligations incombant à la Hongrie en vertu de l’article 5, de l’article 6, paragraphe 1, de l’article 12, paragraphe 1, et de l’article 13, paragraphe 1, de cette directive.
{5} En vertu de l’article 260, paragraphes 1 et 2, TFUE, un État membre à l’égard duquel la Cour a reconnu qu’il a manqué à l’une des obligations qui lui incombent en vertu des traités est tenu de prendre les mesures que comporte l’exécution de l’arrêt de la Cour, la Commission pouvant saisir cette dernière si elle estime, après avoir mis l’État membre concerné en mesure de présenter ses observations, que ces mesures n’ont pas été prises. Si la Cour reconnaît que l’État membre concerné ne s’est pas conformé à son arrêt, elle peut lui infliger le paiement d’une somme forfaitaire ou d’une astreinte.
{6} Arrêt du 22 juin 2023, Commission/Hongrie (Déclaration d’intention préalable à une demande d’asile) (C 823/21, EU:C:2023:504).
{7} Arrêts du 2 avril 2020, Commission/Pologne, Hongrie et République tchèque (Mécanisme temporaire de relocalisation de demandeurs de protection internationale) (C 715/17, C 718/17 et C 719/17, EU:C:2020:257), du 16 novembre 2021, Commission/Hongrie (Incrimination de l’aide aux demandeurs d’asile) (C 821/19, EU:C:2021:930), ainsi qu’arrêt du 22 juin 2023, Commission/Hongrie (Déclaration d’intention préalable à une demande d’asile) (C 823/21, EU:C:2023:504).
41. Concurrence - Procédure administrative - Pouvoir d'inspection de la Commission - Décision ordonnant une inspection - Obligation de motivation - Portée - Indication claire des indices sérieux permettant de suspecter une infraction - Contrôle juridictionnel
Le Tribunal annule partiellement la décision de la Commission européenne{1} ordonnant à la Compagnie générale des établissements Michelin (ci-après « Michelin ») de se soumettre à une inspection concernant son éventuelle participation à des accords ou des pratiques anticoncurrentielles dans le secteur des pneus. Ce faisant, il rappelle les critères permettant d’apprécier le caractère sérieux des indices susceptibles de fonder une telle décision.
Le 10 janvier 2024, soupçonnant des pratiques anticoncurrentielles quant à la coordination des prix par les principaux fabricants de pneus dans l’Espace économique européen (EEE), la Commission a adopté, dans le cadre d’une enquête ouverte d’office, une décision ordonnant à Michelin de se soumettre à une inspection (ci-après la « décision attaquée »). Cette décision a été adoptée en application de l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003{2} relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence, qui détermine les pouvoirs de la Commission en matière d’inspection.
Entre janvier et mars 2024, la Commission a effectué l’inspection dans les locaux de Michelin. Dans ce cadre, elle a procédé à une visite des bureaux, à une collecte de matériel (ordinateurs portables, téléphones mobiles, tablettes, périphériques de stockage), à l’audition de plusieurs personnes et à la copie du contenu du matériel collecté.
Par son recours devant le Tribunal, Michelin demande l’annulation de la décision attaquée en invoquant, d’une part, la violation de l’obligation de motivation et, d’autre part, la méconnaissance du droit à l’inviolabilité du domicile.
Appréciation du Tribunal
À titre liminaire, le Tribunal observe que certains arguments de la requérante se rapportent au déroulement de l’inspection effectuée par la Commission en exécution de la décision attaquée. À cet égard, il constate qu’une entreprise ne saurait se prévaloir de l’illégalité du déroulement des procédures d’inspection pour contester la légalité de l’acte sur le fondement duquel la Commission a procédé à ladite inspection.
Cela étant, Michelin n’attire l’attention sur le déroulement de l’inspection qu’afin d’illustrer les défauts de clarté ou de précision entachant la motivation ou l’ampleur de l’ingérence autorisée par une décision ordonnant l’inspection. Dès lors, c’est sous cet angle que le Tribunal apprécie les arguments invoqués à l’appui des moyens d’annulation de la décision attaquée.
Le Tribunal examine, en premier lieu, le moyen selon lequel la décision attaquée ne satisfait pas à l’obligation de motivation visée à l’article 296 TFUE. Il rappelle tout d’abord que la motivation d’un acte de l’Union doit être adaptée à la nature de l’acte en cause et doit faire apparaître de façon claire et non équivoque le raisonnement de son auteur. Il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où elle doit être appréciée au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée.
En matière de concurrence, le règlement no 1/2003 confère des pouvoirs d’inspection à la Commission afin qu’elle accomplisse sa mission de protéger le marché intérieur des distorsions de concurrence et de sanctionner d’éventuelles infractions aux règles de concurrence dans ce marché. Il ressort de l’article 20, paragraphe 4, dudit règlement que les décisions d’inspection de la Commission doivent indiquer, notamment, l’objet et le but de l’inspection. Cette obligation de motivation spécifique constitue une exigence fondamentale visant non seulement à faire apparaître le caractère justifié de l’intervention envisagée à l’intérieur des entreprises concernées, mais aussi à mettre celles-ci en mesure de saisir la portée de leur devoir de collaboration tout en préservant leurs droits de défense.
Cependant, à condition que la décision d’inspection contienne les éléments essentiels susvisés, il n’est pas indispensable qu’elle comporte une délimitation précise du marché en cause, ni la qualification juridique exacte des infractions soupçonnées ou l’indication de la période au cours de laquelle ces infractions auraient été commises. En effet, dès lors que les inspections interviennent au début de l’enquête, la Commission ne dispose généralement pas encore d’informations précises pour émettre un avis juridique spécifique et doit d’abord vérifier le bien-fondé de ses soupçons ainsi que la portée des faits survenus.
À l’aune de ces principes, le Tribunal analyse les allégations de Michelin selon lesquelles l’emploi des termes « et/ou », « notamment », « y compris » et « au moins » dans la décision attaquée rendrait les champs matériel et temporel de l’infraction soupçonnée équivoques, injustifiés ou déraisonnables.
Il relève que l’utilisation de la proposition alternative « et/ou » dans la description de la forme prise par la coordination soupçonnée (accords anticoncurrentiels et/ou pratiques concertées) n’emporte pas de conséquence particulière pour la requérante, puisque la qualification juridique exacte de la coordination soupçonnée d’accord entre entreprises ou de pratique concertée dépend d’une appréciation qui ne peut être exigée au moment de la rédaction de la décision d’inspection.
S’agissant de l’emploi des termes « notamment » ou « y compris » pour décrire les soupçons de la Commission, leur usage facilite la compréhension des indications dont ils font partie, à savoir une coordination des prix, « notamment des prix de gros », et des échanges d’informations commercialement sensibles « y compris par des canaux publics accessibles à tous ». Ces termes permettent à la requérante de mieux cerner ce qui lui est reproché. Ils illustrent le contenu de la coordination soupçonnée, tout en expliquant que les illustrations fournies ne constituent pas des indications exhaustives du champ matériel de l’infraction soupçonnée.
Enfin, en indiquant que le comportement aurait commencé « au moins » au cours d’une période principale et que des éléments indiqueraient une coordination préalable « au moins » au cours d’une période antérieure, la Commission a fourni, de sa propre initiative, certaines indications sur la dimension temporelle de la coordination soupçonnée. Ces indications, qui font partie de la motivation, permettent ainsi de considérer que la requérante ne s’est pas trouvée dans une situation où elle aurait été empêchée de comprendre clairement les soupçons de la Commission et, partant, aurait été privée de la possibilité de protéger pleinement ses droits de la défense.
Ainsi, conformément à l’article 296 TFUE, la motivation de la décision attaquée permet à la requérante de connaître les justifications de la mesure prise et au Tribunal d’exercer son contrôle. Elle indique également, conformément à l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003, l’objet et le but de l’inspection d’une manière suffisante.
Le Tribunal aborde, en second lieu, le moyen tiré d’une violation du droit à l’inviolabilité du domicile de la requérante.
Il commence par rappeler qu’une personne morale peut se prévaloir de ce droit, qui s’inscrit dans le contexte de la protection de la vie privée. En effet, l’exigence d’une protection contre des interventions arbitraires ou disproportionnées de la puissance publique dans la sphère d’activité privée d’une personne constitue un principe général du droit de l’Union, lequel est exprimé à l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). L’article 52, paragraphe 1, de la Charte précise à cet égard que toute limitation de l’exercice de ce droit doit être prévue par la loi et respecter son contenu essentiel ainsi que le principe de proportionnalité.
En pratique, une décision ordonnant une inspection doit viser à recueillir la documentation nécessaire pour vérifier la réalité et la portée de situations de fait et de droit déterminées à propos desquelles la Commission dispose déjà d’informations, constituant des indices suffisamment sérieux permettant de soupçonner une infraction aux règles de concurrence. La possession de tels indices constitue ainsi une condition sine qua non pour que la Commission puisse ordonner une inspection en vertu de l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003.
En outre, dès lors que la motivation d’une décision ordonnant une inspection circonscrit le champ des pouvoirs conférés aux agents de la Commission, seuls les documents relevant de l’objet de l’inspection peuvent être recherchés. Une telle décision ne saurait donc être formulée en des termes qui élargiraient ce champ au-delà de ce qui découle des indices suffisamment sérieux dont la Commission dispose lorsqu’elle l’a adoptée.
Ces rappels étant effectués, le Tribunal vérifie si la décision attaquée présente un caractère arbitraire, comme allégué par la requérante.
À cet égard, il relève d’abord qu’une décision ordonnant une inspection ne doit pas nécessairement faire état de toutes les informations dont dispose la Commission à ce stade de l’enquête, un équilibre devant être trouvé entre la préservation de l’efficacité de l’enquête et la préservation des droits de la défense de l’entreprise concernée.
Ainsi, la Commission doit indiquer dans la décision d’inspection, avec autant de précision que possible, les soupçons qu’elle entend vérifier, à savoir ce qui est recherché et les éléments sur lesquels doit porter l’inspection. Cependant, il ne saurait lui être imposé de préciser également les indices, c’est-à-dire les éléments la conduisant à envisager l’hypothèse d’une violation de l’article 101 TFUE.
En l’espèce, il ne saurait donc être reproché à la Commission d’avoir indiqué qu’elle « dispos[ait] d’informations » et de « preuves » relatives à la coordination soupçonnée ou à certains de ses aspects sans donner plus d’indications sur leur nature, leur forme, leur date et leur auteur.
L’analyse du Tribunal porte ensuite sur le caractère suffisamment sérieux des indices présentés par la Commission pour justifier la décision attaquée.
Le Tribunal relève, à titre liminaire, que lorsque l’entreprise destinataire d’une décision d’inspection présente certains éléments mettant en doute le caractère suffisamment sérieux des indices détenus par la Commission, le Tribunal doit examiner ces indices et contrôler leur caractère suffisamment sérieux.
Ce contrôle juridictionnel de légalité complet, exercé a posteriori, permet de compenser l’absence de mandat judiciaire préalable et d’assurer la compatibilité de la mesure d’inspection avec le droit fondamental à l’inviolabilité du domicile. Il ne vise pas à savoir si les indices correspondants permettent d’établir, et pas seulement de soupçonner, l’existence du comportement anticoncurrentiel soupçonné, une telle question étant encore prématurée à ce stade de l’enquête.
En effet, à la différence des preuves d’une infraction, les indices fondant une décision d’inspection ne doivent pas démontrer l’existence ni le contenu d’une infraction, sauf à priver de toute utilité les pouvoirs d’enquête conférés à la Commission. Partant, la circonstance que les éléments retenus puissent faire l’objet d’interprétations divergentes ne saurait empêcher qu’ils constituent des indices suffisamment sérieux, dès lors que l’interprétation privilégiée par la Commission apparaît plausible.
Le Tribunal souligne également, d’une part, que les différents indices permettant de suspecter une infraction doivent être appréciés non isolément, mais dans leur ensemble, et qu’ils peuvent se renforcer mutuellement. D’autre part, la présente affaire s’inscrit dans le contexte de la phase d’instruction préliminaire, c’est-à-dire à un moment où la Commission n’a pas encore pris position sur la réalité de l’infraction soupçonnée et la requérante bénéficie de la présomption d’innocence.
En l’espèce, la Commission a communiqué dans le mémoire en défense des explications et des éléments matériels afin de permettre au Tribunal de déterminer si elle disposait d’indices suffisamment sérieux pour étayer ses soupçons et justifier l’inspection, ce qui a facilité le contrôle du Tribunal. Au vu de ces éléments, le Tribunal conclut que la Commission disposait d’indices suffisamment sérieux uniquement concernant la coordination soupçonnée lors de la période principale, mais non pour la période antérieure visée dans la décision attaquée, laquelle doit donc être partiellement annulée sur ce point.
Enfin, le Tribunal écarte le grief tiré d’une violation du principe de proportionnalité. Il rappelle à cet égard que ce dernier constitue un principe général du droit de l’Union en vertu duquel les actes des institutions de l’Union ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire pour atteindre le but recherché, étant entendu que, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante, et que les inconvénients causés ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés.
S’agissant d’une décision d’inspection, ce principe suppose que la mesure envisagée n’engendre pas des inconvénients démesurés et intolérables par rapport au but recherché. En particulier, le choix à opérer par la Commission entre une demande de renseignements et une inspection ordonnée par voie de décision ne dépend pas de circonstances telles que la gravité particulière de la situation, l’extrême urgence ou la nécessité d’une discrétion absolue, mais des nécessités d’une instruction adéquate. Partant, lorsqu’une décision ordonnant une inspection vise uniquement à permettre à la Commission de réunir les éléments nécessaires pour apprécier l’existence éventuelle d’une violation du traité, une telle décision ne méconnaît pas le principe de proportionnalité.
En l’occurrence, la Commission ne pouvait pas écarter l’existence d’un risque de dissimulation ou de destruction des preuves recherchées. Or, la requérante n’a pas démontré, d’une part, que la décision attaquée ne serait pas nécessaire en raison de l’absence de risque pour les preuves ou de la possibilité de recourir à une mesure moins contraignante ni, d’autre part, qu’elle aurait entraîné des conséquences dommageables excessives.
Au vu de ce qui précède, en l’absence d’indices suffisamment sérieux permettant d’étayer les soupçons pour la période antérieure à la période principale, le Tribunal annule partiellement la décision attaquée à cet égard en raison de son caractère arbitraire et de la violation correspondante du droit de la requérante au respect de son domicile et de ses communications. Il rejette le recours pour le surplus.
{1}Décision C(2024) 243 final de la Commission, du 10 janvier 2024, ordonnant à Compagnie Générale des Établissements Michelin, ainsi qu’à toutes les sociétés directement ou indirectement contrôlées par elle, de se soumettre à une inspection conformément à l’article 20, paragraphe 4, du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil (affaire AT.40863 - Hoops).
{2}Règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).