1. Concurrence - Position dominante - Abus - Rabais ayant un effet de forclusion sur le marché - Rabais de fidélité - Affectation du commerce entre États membres - Qualification de pratique abusive
Un système de rabais qui a un effet de forclusion sur le marché sera considéré comme étant contraire à l'article 82 CE s'il est appliqué par une entreprise en position dominante. Tel est le cas d'un rabais de fidélité octroyé en contrepartie d’un engagement du client de s’approvisionner exclusivement ou quasi exclusivement auprès d’une entreprise en position dominante. Un tel rabais tend, en effet, à empêcher, par la voie de l’octroi d’avantages financiers, l’approvisionnement des clients auprès de producteurs concurrents. En barrant l’accès au marché à des concurrents, le comportement d'une telle entreprise est susceptible d’avoir des répercussions sur les courants commerciaux et sur la concurrence dans le marché commun.
2. Concurrence - Position dominante - Abus - Rabais de quantité - Admissibilité - Conditions - Caractère abusif du système de rabais - Critères d'appréciation
Les systèmes de rabais quantitatifs, liés exclusivement au volume des achats effectués auprès d’une entreprise en position dominante, sont généralement considérés ne pas avoir un effet de forclusion interdit par l’article 82 CE. Si l’augmentation de la quantité fournie se traduit par un coût inférieur pour le fournisseur, celui-ci est, en effet, en droit de faire bénéficier son client de cette réduction par le biais d’un tarif plus favorable. Les rabais de quantité sont donc censés refléter des gains d’efficience et des économies d’échelle réalisées par l’entreprise en position dominante.
Il s’ensuit qu’un système de rabais dont le taux de la remise augmente en fonction du volume acheté ne violera pas l’article 82 CE, sauf si les critères et les modalités d’octroi du rabais font apparaître que le système ne repose pas sur une contrepartie économiquement justifiée, mais tend, à l’instar d’un rabais de fidélité et d’objectif, à empêcher l’approvisionnement des clients auprès de producteurs concurrents.
Pour déterminer l’éventuel caractère abusif d’un système de rabais quantitatifs, il y a donc lieu d’apprécier l’ensemble des circonstances, et notamment les critères et les modalités d’octroi des rabais, et d’examiner si les rabais tendent, par un avantage qui ne repose sur aucune prestation économique qui le justifie, à enlever à l’acheteur, ou à restreindre à son égard, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d’approvisionnement, à barrer l’accès du marché aux concurrents, à appliquer à des partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes ou à renforcer la position dominante par une concurrence faussée.
Les systèmes de rabais quantitatifs appliqués par une entreprise en position dominante, liés exclusivement au volume des achats effectués auprès de celle-ci, sont généralement considérés ne pas avoir un effet de forclusion sur le marché interdit par l'article 82 CE. Si l'augmentation de la quantité fournie par ladite entreprise se traduit par un coût inférieur pour le fournisseur, celui-ci est, en effet, en droit de faire bénéficier son client de cette réduction par le biais d'un tarif plus favorable. Les rabais de quantité sont donc censés refléter des gains d'efficience et des économies d'échelle réalisées par l'entreprise en position dominante.
Il s'ensuit qu'un système de rabais quantitatifs dont le taux de la remise augmente en fonction du volume acheté auprès de l'entreprise en position dominante ne violera pas l'article 82 CE, sauf si les critères et les modalités d'octroi du rabais font apparaître que le système ne repose pas sur une contrepartie économiquement justifiée mais tend, à l'instar d'un rabais de fidélité et d'objectif, à empêcher l'approvisionnement des clients auprès de producteurs concurrents.
Pour déterminer l'éventuel caractère abusif d'un système de rabais quantitatifs, il y a donc lieu d'apprécier l'ensemble des circonstances, et notamment les critères et les modalités d'octroi des rabais, et d'examiner si les rabais tendent, par un avantage qui ne repose sur aucune prestation économique qui le justifie, à enlever à l'acheteur, ou à restreindre à son égard, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d'approvisionnement, à barrer l'accès du marché aux concurrents, à appliquer à des partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes ou à renforcer la position dominante par une concurrence faussée.
3. Concurrence - Position dominante - Abus - Contrats d'approvisionnement exclusif - Rabais de fidélité
Le fait, pour une entreprise se trouvant en position dominante sur un marché, de lier - fût-ce à leur demande - des acheteurs par une obligation ou promesse de s'approvisionner pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins exclusivement auprès de ladite entreprise constitue une exploitation abusive d'une position dominante au sens de l'article 82 CE, soit que l'obligation en question soit stipulée sans plus, soit qu'elle trouve sa contrepartie dans l'octroi de rabais. Il en est de même lorsque ladite entreprise, sans lier les acheteurs par une obligation formelle, applique, soit en vertu d'accords passés avec ces acheteurs, soit unilatéralement, un système de rabais de fidélité, c'est-à-dire de remises liées à la condition que le client s'approvisionne exclusivement pour la totalité ou pour une partie importante de ses besoins auprès de l'entreprise en position dominante. En effet, les engagements d'approvisionnement exclusif de cette nature, avec ou sans la contrepartie de rabais ou l'octroi de rabais de fidélité en vue d'inciter l'acheteur à s'approvisionner exclusivement auprès de l'entreprise en position dominante, sont incompatibles avec l'objectif d'une concurrence non faussée dans le marché commun parce qu'ils ne reposent pas sur une prestation économique justifiant cette charge ou cet avantage, mais tendent à enlever à l'acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d'approvisionnement et à barrer l'accès du marché aux producteurs.
Le fait, pour une entreprise se trouvant en position dominante sur un marché, de lier - fût-ce à leur demande - des acheteurs par une obligation ou promesse de s’approvisionner pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins exclusivement auprès de ladite entreprise constitue une exploitation abusive d’une position dominante au sens de l’article 82 CE, soit que l’obligation en question soit stipulée sans plus, soit qu’elle trouve sa contrepartie dans l’octroi de rabais. Il en est de même lorsque ladite entreprise, sans lier les acheteurs par une obligation formelle d'exclusivité, applique, soit en vertu d’accords passés avec ces acheteurs, soit unilatéralement, un système de rabais de fidélité, c’est-à-dire de remises liées à la condition que le client s’approvisionne exclusivement pour la totalité ou pour une partie importante de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante.
En effet, les engagements d’approvisionnement exclusif de cette nature, avec ou sans la contrepartie de rabais ou l’octroi de rabais de fidélité en vue d’inciter l’acheteur à s’approvisionner exclusivement auprès de l’entreprise en position dominante, sont incompatibles avec l’objectif d’une concurrence non faussée dans le marché commun parce qu’ils ne reposent pas sur une prestation économique justifiant cette charge ou cet avantage, mais tendent à enlever à l’acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d’approvisionnement et à barrer l’accès du marché aux producteurs.
4. Concurrence - Position dominante - Abus - Présentation d'informations trompeuses aux autorités - Informations permettant la délivrance d'un droit exclusif - Caractère abusif - Critères d'appréciation - Obligation de démontrer le caractère délibéré du comportement, la mauvaise foi ou l'intention de nuire - Absence
La présentation aux autorités publiques d’informations trompeuses, de nature à induire celles-ci en erreur et à permettre, en conséquence, la délivrance d’un droit exclusif auquel l’entreprise n’a pas droit, ou auquel elle a droit pour une période plus limitée, constitue une pratique étrangère à la concurrence par les mérites, qui peut être particulièrement restrictive de la concurrence. Un tel comportement ne correspond pas à la responsabilité particulière incombant à une entreprise en position dominante de ne pas porter atteinte, par un comportement étranger à la concurrence par les mérites, à une concurrence effective et non faussée dans le marché commun.
Il résulte du caractère objectif de la notion d’abus que la nature trompeuse des déclarations communiquées aux autorités publiques doit être appréciée sur la base d’éléments objectifs et que la démonstration du caractère délibéré du comportement et de la mauvaise foi de l’entreprise en position dominante n’est pas requise aux fins de l’identification d’un abus de position dominante. L’appréciation de la nature trompeuse de déclarations fournies aux autorités publiques, aux fins de l’obtention indue de droits exclusifs, doit être opérée in concreto et est susceptible de varier selon les circonstances propres à chaque affaire. Il convient notamment d’examiner si, eu égard au contexte dans lequel la pratique en cause a été mise en œuvre, cette dernière était de nature à conduire les autorités publiques à créer indûment des obstacles réglementaires à la concurrence, par exemple par l’octroi irrégulier de droits exclusifs à son profit. À cet égard, la marge d’appréciation limitée des autorités publiques ou l’absence d’obligation leur incombant de vérifier l’exactitude ou la véracité des informations communiquées peuvent constituer des éléments pertinents devant être pris en considération aux fins de déterminer si la pratique en cause est de nature à aboutir à l’élévation d’obstacles réglementaires à la concurrence.
Par ailleurs, dans la mesure où l’entreprise en position dominante se voit délivrer un droit exclusif irrégulier à la suite d’une erreur de sa part dans sa communication avec les autorités publiques, la responsabilité particulière qui lui incombe de ne pas porter atteinte, par des moyens ne relevant pas de la concurrence par les mérites, à la concurrence effective et non faussée dans le marché commun lui impose, à tout le moins, d’en informer les autorités publiques afin de les mettre en mesure de corriger ces irrégularités.
Si la démonstration du caractère délibéré d'un comportement de nature à tromper les autorités publiques n’est pas nécessaire aux fins de l’identification d’un abus de position dominante, celui-ci n’en constitue pas moins également un élément pertinent pouvant, le cas échéant, être pris en considération par la Commission. La circonstance que la notion d’abus de position dominante a un contenu objectif et n’implique pas l’intention de nuire ne conduit pas à considérer que l’intention de recourir à des pratiques étrangères à la concurrence par les mérites est en toute hypothèse dénuée de pertinence, celle-ci pouvant toujours être prise en compte au soutien d’une conclusion selon laquelle l’entreprise concernée a commis un abus de position dominante, quand bien même une telle conclusion devrait en premier lieu reposer sur la constatation objective d’une mise en œuvre matérielle du comportement abusif.
Enfin, la seule circonstance que certaines autorités publiques ne se soient pas laissées abuser et aient décelé les inexactitudes des informations fournies à l’appui des demandes de droits exclusifs, ou que des concurrents aient obtenu, postérieurement à l’octroi irrégulier des droits exclusifs, l’annulation de ceux-ci, ne suffit pas pour considérer que les déclarations trompeuses n’étaient en tout état de cause pas susceptibles d’aboutir. En effet, dès lors qu’il est établi qu’un comportement est objectivement de nature à restreindre la concurrence, son caractère abusif ne saurait dépendre des aléas des réactions des tiers.
En conséquence, la Commission fait une juste application de l’article 82 CE en considérant que constitue un abus de position dominante la présentation par une entreprise jouissant d’une telle position de déclarations objectivement trompeuses aux offices des brevets, de nature à conduire ces derniers à lui accorder des certificats complémentaires de protection auxquels elle n’a pas droit, ou auxquels elle a droit pour une période plus limitée, et, ainsi, à restreindre ou à éliminer la concurrence.
Arrêt du 1er juillet 2010, AstraZeneca / Commission (T-321/05, Rec._p._II-2805) (cf. points 355-361)
5. Concurrence - Position dominante - Abus - Présentation d'informations trompeuses aux autorités - Informations permettant la délivrance d'un droit exclusif - Caractère abusif - Critères d'appréciation - Obligation de démontrer la mise en œuvre du droit exclusif - Absence
Lorsqu’il est accordé par une autorité publique, un droit de propriété intellectuelle est normalement présumé être valide et sa détention par une entreprise est supposée être légitime. La seule possession par une entreprise d’un droit exclusif a normalement pour conséquence de tenir les concurrents à l’écart, ces derniers étant tenus de respecter, en vertu de la réglementation publique, ce droit exclusif. L’argument selon lequel la reconnaissance de l’existence d’un abus de position dominante requerrait que le droit exclusif obtenu à la suite de déclarations trompeuses soit mis en œuvre ne saurait donc être retenu.
Par ailleurs, l’acquisition illégitime d’un droit exclusif ne saurait constituer un abus de position dominante seulement lorsqu’elle aurait pour effet d’éliminer totalement la concurrence. La circonstance que le comportement en cause concerne l’obtention d’un droit de propriété intellectuelle ne justifie pas une telle condition.
En outre, dès lors qu’un comportement entre dans le champ d’application des règles de concurrence, celles-ci sont applicables indépendamment de la question de savoir si ce comportement peut également faire l’objet d’autres règles, d’origine nationale ou non, poursuivant des objectifs distincts. De même, l’existence de voies de recours spécifiques au système des brevets n’est pas susceptible de modifier les conditions d’application des interdictions prévues en droit de la concurrence et, notamment, de requérir la démonstration des effets anticoncurrentiels produits par ce comportement.
6. Concurrence - Position dominante - Abus - Notion - Début de la mise en œuvre d'une pratique abusive - Entreprise pharmaceutique - Présentation d'informations trompeuses aux autorités
Des instructions, communiquées à des agents en brevets, d’introduire des demandes de certificats complémentaires de protection ne sauraient être considérées comme équivalentes à des demandes de certificats complémentaires de protection devant les offices des brevets. La Commission commet donc une erreur de droit en considérant qu'un abus de position dominante, commis par une entreprise en position dominante sur le marché d'un produit pharmaceutique, débute lors de la communication aux agents en brevets d'instructions en vue du dépôt devant les offices des brevets des demandes de certificats complémentaires de protection. En effet, la conséquence escomptée du prétendu caractère trompeur des déclarations, à savoir la délivrance du certificat complémentaire de protection, ne saurait se produire qu’à partir du moment où les offices des brevets sont saisis des demandes de certificats complémentaires de protection, et non lorsque les agents en brevets, qui ne jouent qu’un rôle d’intermédiaire, reçoivent les instructions quant à ces demandes.
7. Concurrence - Position dominante - Abus - Présentation d'informations trompeuses aux autorités - Informations permettant la délivrance d'un droit exclusif - Caractère abusif - Critères d'appréciation - Obligation de démontrer la capacité à restreindre, même indirectement, la concurrence
Pour constituer un abus de position dominante, il n'est nullement exigé qu'un comportement affecte directement la concurrence. Dans une situation où les pratiques en cause, si elles sont établies, ne sauraient, dans quelque mesure que ce soit, être considérées comme relevant d’une concurrence normale des produits sur la base des performances de l’entreprise, la démonstration que, compte tenu du contexte économique ou réglementaire dans lequel ces pratiques s’insèrent, celles-ci sont de nature à restreindre la concurrence est suffisante. Ainsi, la capacité de la pratique en cause à restreindre la concurrence peut être indirecte, pourvu qu’il soit démontré à suffisance de droit qu’elle soit réellement de nature à restreindre la concurrence.
Par ailleurs, un comportement visant à exclure les concurrents nécessite fréquemment, pour atteindre un résultat, le concours de tiers, que ce soient les autorités publiques ou les acteurs sur le marché, de tels comportements étant, en pratique, rarement susceptibles d’exercer un effet direct sur la position concurrentielle des concurrents. Ainsi, le succès d’une pratique d’exclusion des concurrents consistant à ériger des barrières à l’entrée de nature réglementaire, par l’obtention irrégulière de droits exclusifs, dépend nécessairement de la réaction des autorités publiques, voire de celle des juridictions nationales dans le cadre de contentieux éventuellement initiés par des concurrents aux fins de l’annulation de ces droits. Cela étant, des déclarations tendant à obtenir de manière irrégulière des droits exclusifs ne sont constitutives d’un abus que lorsqu’il est démontré que, compte tenu du contexte objectif dans lequel elles sont faites, ces déclarations sont réellement de nature à conduire les autorités publiques à accorder le droit exclusif demandé.
Enfin, la circonstance que l’effet sur la concurrence du comportement abusif se ferait sentir seulement plusieurs années plus tard ne retire pas au comportement en cause, s’il est établi, son caractère abusif.
8. Concurrence - Position dominante - Abus - Présentation d'informations trompeuses aux autorités - Informations permettant la délivrance d'un droit exclusif - Caractère abusif - Entreprise pharmaceutique - Obtention indue de certificats complémentaires de protection de nature à tenir les fabricants de médicaments génériques à l'écart du marché
Une entreprise pharmaceutique qui adopte, pendant plusieurs années, une conduite constante et linéaire, caractérisée par la communication aux offices des brevets de plusieurs États membres de déclarations trompeuses aux fins d’obtenir la délivrance de certificats complémentaires de protection auxquels elle n’a pas droit, ou auxquels elle a droit pour une période plus limitée, abuse de sa position dominante. De telles déclarations trompeuses sont constitutives d’une pratique reposant exclusivement sur des moyens étrangers à la concurrence par les mérites. Un tel comportement est uniquement de nature à tenir indûment les fabricants de produits génériques à l’écart du marché, par le biais de l’obtention de certificats complémentaires de protection, en violation du cadre réglementaire qui institue ces derniers.
9. Concurrence - Position dominante - Abus - Retrait d'autorisations de mise sur le marché de produits pharmaceutiques - Retrait empêchant les producteurs de médicaments génériques de bénéficier de la procédure abrégée
Pour qu’une demande d’autorisation de mise sur le marché d’un médicament générique puisse être traitée dans le cadre de la procédure abrégée prévue à l’article 4, troisième alinéa, point 8, sous a), iii), de la directive 65/65, relative aux spécialités pharmaceutiques, l’autorisation de mise sur le marché du médicament de référence doit encore être en vigueur dans l’État membre concerné à la date d’introduction de cette demande. La procédure abrégée n'est plus disponible après le retrait de l’autorisation de mise sur le marché du médicament de référence.
Les données relatives aux résultats des essais pharmacologiques, toxicologiques et cliniques auxquels une entreprise procède aux fins d’obtenir une autorisation de mise sur le marché originelle sont le produit d’un investissement qu’elle accomplit aux fins de pouvoir mettre un médicament sur le marché. Un tel investissement est caractéristique des pratiques relevant de la concurrence par les mérites dont les consommateurs sont amenés à bénéficier.
La directive 65/65 a reconnu l’intérêt de protéger un tel investissement en prévoyant une période d’exclusivité pour l’usage de ces données au profit de leur titulaire. Toutefois, après l’expiration de cette période d’exclusivité, l’article 4, troisième alinéa, point 8, sous a), iii), de la directive 65/65 ne reconnaît plus au titulaire d’une spécialité pharmaceutique originale le droit exclusif d’exploiter les résultats des essais pharmacologiques, toxicologiques et cliniques versés au dossier et permet aux fabricants de médicaments essentiellement similaires de bénéficier de l’existence de ces données aux fins de se voir accorder une autorisation de mise sur le marché suivant une procédure abrégée.
Dans ces conditions, après l’expiration de la période d’exclusivité, le comportement tendant à empêcher les fabricants de produits génériques de faire usage de leur droit de bénéficier des résultats des essais pharmacologiques, toxicologiques et cliniques produits aux fins de la mise sur le marché du produit original ne trouve aucun fondement dans la protection légitime d’un investissement relevant de la concurrence par les mérites, dès lors que l'entreprise ne dispose plus, en vertu de la directive 65/65, du droit exclusif d’exploiter les résultats de ces essais pharmacologiques, toxicologiques et cliniques.
Le retrait par une entreprise des autorisations de mise sur le marché est uniquement de nature à faire obstacle à ce que les demandeurs d’autorisations de mise sur le marché de médicaments essentiellement similaires puissent faire usage de la procédure abrégée et, ainsi, à gêner ou à retarder l’entrée sur le marché de produits génériques. De même, en fonction de l’attitude adoptée par les autorités nationales en présence d’un retrait de l’autorisation de mise sur le marché d’un produit pour des causes étrangères à la santé publique, un tel retrait peut être de nature à empêcher les importations parallèles.
La circonstance selon laquelle une entreprise a le droit de demander le retrait de ses autorisations de mise sur le marché pour les médicaments qu'elle produit n’est aucunement de nature à soustraire ce comportement à l’interdiction prévue à l’article 82 CE.
La circonstance que le cadre réglementaire offre une voie alternative pour obtenir une autorisation de mise sur le marché ne supprime pas le caractère abusif du comportement d’une entreprise en position dominante qui, considéré objectivement, a pour unique objet de rendre indisponible la procédure abrégée prévue à l’article 4, troisième alinéa, point 8, sous a), iii), de la directive 65/65 et, partant, de tenir les producteurs de produits génériques hors du marché le plus longtemps possible et d’augmenter leurs coûts pour surmonter les barrières à l’entrée sur le marché.
Enfin, la circonstance que le retard causé aux concurrents pour accéder au marché ne soit pas évalué avec précision n’influe pas sur la considération selon laquelle le comportement en cause est de nature à restreindre la concurrence, dès lors qu’il est établi que ce retrait a pour conséquence de rendre la voie de la procédure abrégée indisponible.
La circonstance que le cadre réglementaire offre des voies alternatives, plus onéreuses et plus longues, pour obtenir une autorisation de mise sur le marché de produits pharmaceutiques n’ôte pas son caractère abusif au comportement d’une entreprise en position dominante, dès lors que ce comportement, considéré objectivement, a pour unique objet de rendre indisponible la procédure abrégée prévue par le législateur à l’article 4, deuxième alinéa, point 8, sous a), iii), de la directive 65/65, relative aux spécialités pharmaceutiques, et, partant, de tenir les producteurs de produits génériques à l’écart du marché le plus longtemps possible et d’augmenter leurs coûts pour surmonter les barrières à l’entrée sur le marché, en retardant ainsi la pression concurrentielle importante exercée par ces produits.
Arrêt du 6 décembre 2012, AstraZeneca / Commisson (C-457/10 P) (cf. point 154)
10. Concurrence - Position dominante - Abus - Retrait d'autorisations de mise sur le marché de produits pharmaceutiques - Retrait empêchant les producteurs de médicaments génériques de bénéficier de la procédure abrégée - Inapplicabilité de la jurisprudence relative aux installations essentielles
La jurisprudence relative aux "installations essentielles" concerne, en substance, les circonstances dans lesquelles un refus de fournir de la part d’une entreprise en position dominante, par le biais, en particulier, de l’exercice d’un droit de propriété, est susceptible de constituer un abus de position dominante. Cette jurisprudence a ainsi notamment trait aux situations dans lesquelles le libre exercice d’un droit exclusif, qui sanctionne la réalisation d’un investissement ou d’une création, peut être limité dans l’intérêt d’une concurrence non faussée dans le marché commun.
Dans le cas d'une entreprise pharmaceutique en position dominante retirant des autorisations de mise sur le marché pour les médicaments qu'elle produit, de façon à rendre inapplicable la procédure abrégée prévue à l’article 4, troisième alinéa, point 8, sous a), iii), de la directive 65/65, relative aux spécialités pharmaceutiques, limitant ainsi l’exploitation des informations issues des essais pharmacologiques, toxicologiques et cliniques, la jurisprudence relative aux "installations essentielles" n'est pas applicable. En effet, un tel comportement ne consiste pas en un refus de donner accès aux résultats des essais pharmacologiques, toxicologiques et cliniques versés au dossier, l'entreprise ne pouvant pas, en tout état de cause, s’opposer, sur la base de son prétendu droit de propriété, à ce que les autorités nationales s’appuient sur les données en cause dans le cadre de la procédure abrégée. En outre, la circonstance que la procédure abrégée n’est plus disponible après le retrait de l’autorisation de mise sur le marché du médicament de référence ne trouve pas sa raison d’être dans le souci de garantir au fabricant du médicament de référence l’exclusivité des données qu’il a fournies, mais dans celui d’assurer la sauvegarde de la santé publique, qui constitue un objectif essentiel de la directive 65/65.
11. Concurrence - Position dominante - Abus - Rabais ayant un effet de forclusion sur le marché - Rabais de fidélité - Qualification de pratique abusive
Un rabais de fidélité qui est octroyé en contrepartie d’un engagement du client de s’approvisionner exclusivement ou quasi exclusivement auprès d’une entreprise en position dominante est contraire à l'article 82 CE en raison de l'effet de forclusion qu'il entraîne. Un tel rabais tend, en effet, à empêcher, par la voie de l’octroi d’avantages financiers, l’approvisionnement des clients auprès de producteurs concurrents.
12. Concurrence - Position dominante - Abus - Rabais rétroactifs - Caractère abusif - Critères d'appréciation
Le mécanisme d’exclusion que constituent les rabais rétroactifs n’exige pas que l’entreprise dominante sacrifie des profits, car le coût du rabais se trouve réparti sur un grand nombre d’unités. Par l’octroi rétroactif du rabais, le prix moyen obtenu par l’entreprise dominante peut très bien être largement supérieur aux coûts et procurer une marge bénéficiaire moyenne élevée. Toutefois, le système de rabais rétroactifs fait que, pour le client, le prix effectif des dernières unités est très bas en raison de l’effet d’aspiration.
S'agissant de l'appréciation du caractère abusif d'un système de rabais rétroactifs pratiqué par une entreprise dominante, la facturation de "prix négatifs", c'est-à-dire de prix au-dessous du prix de revient, aux clients ne constitue pas une condition préalable au constat du caractère abusif d'un tel système de rabais.
C'est à juste titre que le Tribunal considère qu'un tel régime de rabais a un caractère anticoncurrentiel lorsque, premièrement, l’incitation à s’approvisionner exclusivement ou presque exclusivement auprès de certaines entreprises est particulièrement forte dès lors que des seuils sont combinés à un système en vertu duquel le bénéfice lié au franchissement, selon le cas, du seuil de prime ou d’un seuil plus avantageux se répercute sur tous les achats effectués par le client pendant la période considérée et pas exclusivement sur le volume d’achats excédant le seuil en question. Deuxièmement, la combinaison d’un régime de rabais propre à chaque client et de seuils établis sur la base des besoins estimés du client et/ou des volumes d’achats réalisés dans le passé représente donc une incitation importante à s’approvisionner, pour la totalité ou la quasi-totalité des équipements nécessaires, auprès de ladite entreprise et augmente artificiellement le coût du passage à un autre fournisseur, même pour un petit nombre d’unités. Troisièmement, les rabais rétroactifs s’appliquent souvent à certains des plus gros clients de ladite entreprise avec l’objectif de s’assurer de leur fidélité. Enfin, leur comportement n'est pas objectivement justifié ou il ne produit pas des gains d’efficacité substantiels qui l’emportent sur les effets anticoncurrentiels produits sur les consommateurs.
En outre, le mécanisme d’exclusion que constituent les rabais rétroactifs n’exige pas non plus que l’entreprise dominante sacrifie des profits, car le coût du rabais se trouve réparti sur un grand nombre d’unités. Par l’octroi rétroactif du rabais, le prix moyen obtenu par l’entreprise dominante peut très bien être largement supérieur aux coûts et procurer une marge bénéficiaire moyenne élevée. Toutefois, le système de rabais rétroactifs fait que, pour le client, le prix effectif des dernières unités est très bas en raison de l’effet d’aspiration.
Arrêt du 19 avril 2012, Tomra e.a. / Commission (C-549/10 P) (cf. points 73, 75, 78)
13. Concurrence - Position dominante - Abus - Contrats d'approvisionnement exclusif - Engagements sur les quantités individualisés constituant une exploitation abusive
Même en admettant qu’ils ne lient pas l’acheteur par une obligation formelle d'exclusivité, les engagements sur les quantités individualisés, dont il est établi, après une analyse non pas seulement formelle du point de vue juridique, mais prenant également en compte le contexte économique spécifique dans lequel ils s'inscrivent, qu'ils lient de facto et/ou incitent l’acheteur à s’approvisionner exclusivement ou pour une part considérable de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante et qui ne reposent pas sur une prestation économique justifiant cette charge ou cet avantage, mais tendent à enlever à l’acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d’approvisionnement et à barrer l’accès du marché aux producteurs, constituent une exploitation abusive d’une position dominante au sens de l’article 82 CE.
14. Concurrence - Position dominante - Abus - Contrats d'approvisionnement exclusif - Contrat conclu entre une entreprise et une centrale d'achat
Il n’est pas nécessaire que les pratiques d’une entreprise en position dominante lient les acheteurs par une obligation formelle d'exclusivité pour établir qu’elles constituent une exploitation abusive d’une position dominante au sens de l’article 82 CE. Il suffit que ces pratiques comportent une incitation, vis-à-vis des clients, à ne pas passer par des fournisseurs concurrents et à s’approvisionner pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins exclusivement auprès de ladite entreprise, de sorte qu'il n'est point nécessaire d'analyser le caractère exclusif de contrats litigieux sur la base de la législation nationale applicable.
S'agissant d'accords conclus entre une entreprise et des centrales d'achat, revêtant un caractère contraignant pour les parties, la question de savoir s’ils influent aussi sur le comportement d’acheteur de leurs membres ne dépend pas d’une analyse formelle. En effet, lorsque les conditions négociées dépendent de l’achat de quantités cibles par la centrale dans son ensemble, il est inhérent à la négociation d’un contrat de ce type que celui-ci incitera les membres de la centrale à effectuer des achats en vue d’atteindre l’objectif fixé.
15. Concurrence - Position dominante - Abus - Effet de ciseaux tarifaire - Services d'accès au réseau de télécommunications fournis par l'opérateur propriétaire de la seule infrastructure disponible - Écart négatif ou insuffisant entre les tarifs pour les concurrents et les tarifs de détail
L'article 82, second alinéa, sous a), CE interdit explicitement à une entreprise en position dominante d’imposer de façon directe ou indirecte des prix non équitables et, notamment, de se livrer à des pratiques tarifaires produisant des effets d’éviction pour ses concurrents aussi efficaces qu'elle, actuels ou potentiels, c’est-à-dire à des pratiques qui sont à même tant de rendre plus difficile, voire impossible, l’accès au marché de ces derniers que de rendre plus difficile, voire impossible le choix, pour ses cocontractants, entre plusieurs sources d’approvisionnement ou partenaires commerciaux, renforçant ainsi sa position dominante en recourant à des moyens autres que ceux qui relèvent d’une concurrence par les mérites. Dans cette perspective, toute concurrence par les prix ne peut donc être considérée comme légitime.
Pour autant qu'une entreprise en position dominante dans le secteur des télécommunications dispose d’une marge de manœuvre pour réduire ou éliminer une compression des marges de ses concurrents au moins aussi efficaces qu'elle, par la modification de ses prix de détail pour les services d’accès aux abonnés, cette compression des marges, eu égard à l’effet d’éviction qu’elle est susceptible d’engendrer pour lesdits concurrents, est susceptible, en elle-même, de constituer un abus au sens de l'article 82 CE.
Ledit article 82 CE vise en particulier à la protection des consommateurs par une concurrence non faussée. Il est à cet égard sans pertinence que l'entreprise dominante doive augmenter ses prix pour supprimer l'abus.
Une telle compression des marges, en réduisant davantage le degré de concurrence existant sur un marché, celui des services d’accès aux abonnés, déjà affaibli en raison précisément de la présence de ladite entreprise, et en renforçant ainsi la position dominante détenue par cette dernière sur ce marché, a également pour effet que les consommateurs subissent un dommage du fait de la limitation de leurs possibilités de choix et, partant, de la perspective d’une réduction, à plus long terme, des prix de détail en raison de la concurrence exercée par des concurrents au moins aussi efficaces qu'elle sur ledit marché.
Le Tribunal n’est nullement tenu d’établir que les prix de gros des services intermédiaires d’accès à la boucle locale ou des prix de détail pour les services d’accès aux abonnés sont en eux-mêmes abusifs en raison, selon le cas, de leur caractère excessif ou prédateur.
16. Concurrence - Position dominante - Abus - Effet de ciseaux tarifaire - Égalité des chances - Absence - Prise en compte des recettes provenant des autres services de télécommunications - Exclusion
Un système de concurrence non faussée ne peut être garanti que si l’égalité des chances entre les différents opérateurs économiques est assurée.
Ceci implique qu'une entreprise dominante dans le secteur des télécommunications et ses concurrents au moins aussi efficaces qu'elle soient placés sur un pied d’égalité sur le marché de détail des services d’accès aux abonnés. Cette condition n’est pas remplie si les prix de gros pour les services intermédiaires d’accès à la boucle locale payés à l'entreprise dominante ne peuvent être répercutés sur leurs prix de détail pour les services d’accès aux abonnés qu’en offrant ces derniers à perte.
En effet, dès lors que, d'une part, le marché de détail pour les services d’accès aux abonnés constitue un marché distinct et que, d'autre part, les services intermédiaires d’accès à la boucle locale sont indispensables à des concurrents au moins aussi efficaces qu’elle-même pour entrer efficacement en concurrence sur ce marché avec une entreprise qui y détient une position dominante résultant largement du monopole légal dont elle jouissait avant la libéralisation du secteur des télécommunications, la mise en place d’un système de concurrence non faussée exige que cette entreprise dominante ne puisse, par ses pratiques tarifaires sur ce marché de détail, infliger d’emblée à ses concurrents au moins aussi efficaces qu'elle un désavantage concurrentiel sur celui-ci de nature à empêcher ou à restreindre leur accès à ce marché ou le développement de leurs activités sur ce dernier.
Tel est d’autant plus le cas que, la fourniture éventuelle par ces concurrents d’autres services de télécommunications aux abonnés à travers le réseau fixe de l'entreprise dominante exigeant également l’acquisition des services intermédiaires d’accès à la boucle locale auprès de celle-ci, ce désavantage concurrentiel sur le marché de détail des services d’accès aux abonnés se répercute nécessairement, sur les marchés relatifs à ces autres services de télécommunications. Cependant, cette dernière circonstance n’implique pas que les recettes provenant de ces autres services de télécommunications doivent être prises en compte pour examiner si les concurrents au moins aussi efficaces que l'entreprise dominante se trouvent dans une situation d’inégalité dans les conditions de concurrence sur le marché de détail des services d’accès aux abonnés. En effet, ces autres services de télécommunications relèvent de marchés distincts par rapport à ce dernier marché.
Dès lors, il convient de constater que les pratiques tarifaires de l'entreprise dominante sur le marché de détail des services d’accès aux abonnés placent d’emblée ses concurrents au moins aussi efficaces sur un pied d’inégalité par rapport à elle-même sur ce même marché, ce qui aboutit à une compression des marges desdits concurrents au niveau des services d’accès.
17. Concurrence - Position dominante - Abus - Effet de ciseaux tarifaire - Services d'accès au réseau de télécommunications fournis par l'opérateur propriétaire de la seule infrastructure disponible - Décision de la Commission constatant l'existence de l'abus malgré l'approbation des tarifs par l'autorité nationale de réglementation - Imputabilité de l'infraction
Ce n'est que si un comportement anticoncurrentiel est imposé à des entreprises par une législation nationale ou si celle-ci crée un cadre juridique qui lui-même élimine toute possibilité de comportement concurrentiel de leur part que les articles 81 CE et 82 CE ne sont pas d'application. Dans une telle situation, en effet, la restriction de concurrence ne trouve pas sa cause, ainsi que l'impliquent ces dispositions, dans des comportements autonomes des entreprises.
En revanche, les articles 81 CE et 82 CE peuvent s'appliquer s'il s'avère que la législation nationale laisse subsister la possibilité d'une concurrence susceptible d'être empêchée, restreinte ou faussée par des comportements autonomes des entreprises. La possibilité d'exclure un comportement anticoncurrentiel déterminé du champ d'application des articles 81 CE et 82 CE, en raison du fait qu'il a été imposé aux entreprises en question par la législation nationale existante ou que celle-ci a éliminé toute possibilité de comportement concurrentiel de leur part, n'a été admise que de manière restrictive par la Cour. Si une loi nationale se limite à inciter ou à faciliter l'adoption par les entreprises, de comportements anticoncurrentiels autonomes, celles-ci demeurent justiciables des articles 81 CE et 82 CE. Il incombe en effet aux entreprises dominantes une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte, par leur comportement, à une concurrence effective et non faussée dans le marché commun.
À cet égard, la seule circonstance qu'une entreprise dominante dans le secteur des télécommunications aurait été incitée, par les interventions d'une autorité réglementaire nationale telle que l'autorité de régulation des télécommunications et des postes, à maintenir en application ses pratiques tarifaires conduisant à la compression des marges de ses concurrents au moins aussi efficaces qu'elle ne saurait, en tant que telle, en rien éliminer sa responsabilité au titre de l'article 82 CE.
En effet, dès lors que, nonobstant de telles interventions, l'entreprise disposait d'une marge de manœuvre pour modifier ses prix de détail pour les services d'accès aux abonnés, la compression des marges lui est imputable. Le caractère fautif ou non du comportement consistant à ne pas utiliser cette marge de manœuvre n'est pas susceptible de remettre en cause la constatation selon laquelle l'entreprise disposait d'une marge de manœuvre pour l'adopter, mais peut uniquement être pris en compte dans le cadre de la détermination du caractère infractionnel de ce comportement ainsi qu'au stade de la fixation du montant des amendes.
18. Concurrence - Position dominante - Abus - Effet de ciseaux tarifaire - Services d'accès au réseau de téléphonie fixe par le biais d'un raccordement numérique asymétrique - Comportement ayant un effet restrictif sur la concurrence - Détermination des effets anticoncurrentiels sur le marché de détail des prestations de connexion à haut débit proposées aux clients finals - Critères - Caractère indispensable du produit de gros - Pertinence
Afin d’examiner si une pratique tarifaire d'une entreprise dominante aboutissant à la compression des marges de ses concurrents au moins aussi efficaces qu'elle-même est susceptible d’entraver l’exercice des activités desdits concurrents sur le marché de détail des prestations de connexion à haut débit aux clients finals, il faut prendre en considération toutes les circonstances spécifiques de l’affaire.
En particulier, il convient, premièrement, d’analyser les relations fonctionnelles entre les produits de gros et les produits de détail. C’est, dès lors, dans le cadre de l’appréciation des effets de la compression des marges que le caractère indispensable du produit de gros peut être pertinent. En effet, lorsque l’accès à la fourniture du produit de gros est indispensable pour la vente du produit de détail, les concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise qui domine le marché de gros ne pouvant opérer sur le marché de détail qu’à perte ou, en tout état de cause, à des conditions de rentabilité réduites subissent un désavantage concurrentiel sur ce marché de nature à empêcher ou à restreindre leur accès à celui-ci ou le développement de leurs activités sur ce dernier. Dans un tel cas, l’effet anticoncurrentiel, au moins potentiel, d’une compression des marges est probable. Cependant, compte tenu de la position dominante de l’entreprise concernée sur le marché, il ne saurait être exclu que, en raison de la seule circonstance que le produit de gros n’est pas indispensable pour la fourniture du produit de détail, une pratique tarifaire aboutissant à la compression des marges ne soit en mesure de produire aucun effet anticoncurrentiel, même potentiel. Dès lors, il faut s’assurer que, même en l’absence du caractère indispensable du produit de gros, la pratique soit à même de créer des effets anticoncurrentiels sur les marchés concernés.
Deuxièmement, il y a lieu de vérifier le niveau de la compression des marges des concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise dominante. En effet, si la marge est négative, c'est-à-dire que le prix de gros pour les prestations par raccordement numérique asymétrique intermédiaires est supérieur au prix de détail pour les prestations aux clients finals, l’effet d’éviction au moins potentiel est probable, compte tenu du fait que, dans une telle situation, les concurrents de l’entreprise dominante, même s’ils sont aussi efficaces, voire plus efficaces, qu’elle-même, seraient obligés de vendre à perte. Si, en revanche, une telle marge reste positive, il conviendra de démontrer que l’application de cette pratique tarifaire était, en raison, par exemple, d’une réduction de rentabilité, susceptible de rendre au moins plus difficile pour les opérateurs concernés l’exercice de leurs activités sur le marché concerné.
Arrêt du 17 février 2011, TeliaSonera Sverige (C-52/09, Rec._p._I-527) (cf. points 67-74 et disp.)
19. Concurrence - Position dominante - Abus - Prix discriminatoires - Politique de prix bas appliqués par une entreprise à l'égard de certains anciens clients importants d'un concurrent - Prix inférieurs aux coûts totaux moyens mais supérieurs aux coûts incrémentaux moyens de l'activité concernée de cette entreprise - Pratique d'éviction abusive - Nécessité d'apprécier l'existence d'effets anticoncurrentiels
L’article 82 CE doit être interprété en ce sens qu'une politique de prix bas appliqués à l’égard de certains anciens clients importants d’un concurrent par une entreprise occupant une position dominante ne peut être considérée comme constitutive d’une pratique d’éviction abusive au seul motif que le prix appliqué par cette entreprise à l'un de ces clients se situe à un niveau inférieur aux coûts totaux moyens imputés à l’activité concernée, mais supérieur aux coûts incrémentaux moyens afférents à celle-ci, définis comme étant les coûts appelés à disparaître à court ou à moyen terme si l'entreprise devait cesser l'activité concernée. Afin d’apprécier l’existence d’effets anticoncurrentiels dans de telles circonstances, il y a lieu d’examiner si cette politique de prix, sans justification objective, a pour résultat l’éviction effective ou probable de ce concurrent, au détriment du jeu de la concurrence et, de ce fait, des intérêts des consommateurs.
Arrêt du 27 mars 2012, Post Danmark (C-209/10) (cf. points 31, 44 et disp.)
20. Concurrence - Position dominante - Abus - Effet de ciseaux tarifaire - Égalité des chances - Absence - Prise en compte, pour l'application du test de ciseau tarifaire, d'une combinaison de produits utilisés par des concurrents et appartenant à un autre marché - Exclusion
Dans le cadre de l'application du test de ciseau tarifaire, il ne saurait être reproché à la Commission d'examiner l'existence d'un ciseau tarifaire pour chaque produit de l'entreprise concernée, pris séparément, alors que les opérateurs alternatifs utiliseraient une combinaison optimale de produits, permettant des économies de coûts, lorsque ces produits ne font pas partie du même marché que le marché concerné. En effet, l’article 82 CE interdit notamment à une entreprise en position dominante sur un marché déterminé de se livrer à des pratiques tarifaires produisant des effets d’éviction pour ses concurrents aussi efficaces, actuels ou potentiels. L’examen d’une telle position requiert une appréciation des possibilités de concurrence dans le cadre du marché regroupant l’ensemble des produits qui, en fonction de leurs caractéristiques, sont particulièrement aptes à satisfaire des besoins constants et sont peu interchangeables avec d’autres produits, la détermination du marché en cause servant à évaluer si l’entreprise concernée a la possibilité de faire obstacle à une concurrence effective sur ledit marché.
Par ailleurs, il ne saurait être soutenu qu’un opérateur alternatif pourrait compenser des pertes subies en raison du ciseau tarifaire au niveau d’un produit de gros par des revenus provenant de l’utilisation, dans certaines zones géographiques plus rentables, d’autres produits de l'entreprise concernée qui ne feraient pas l’objet d’un ciseau tarifaire et qui appartiendraient à un autre marché. Un système de concurrence non faussée ne peut être garanti que si l’égalité des chances entre les différents opérateurs économiques est assurée. Or, l’égalité des chances implique qu'une entreprise dominante dans le secteur des télécommunications et ses concurrents au moins aussi efficaces soient placés sur un pied d’égalité sur le marché de détail. Tel ne serait pas le cas si les prix des produits de gros payés par les opérateurs alternatifs à ladite entreprise ne pouvaient être répercutés sur leurs prix des produits de détail qu’en offrant ces derniers à perte.
21. Concurrence - Position dominante - Abus - Soumission de la fourniture de services ou de la vente de produits à des conditions désavantageuses - Abus différent du refus de fourniture
Les conditions nécessaires afin d’établir l’existence d’un refus abusif de fourniture ne doivent pas nécessairement s’appliquer également dans le cadre de l’appréciation du caractère abusif d’un comportement consistant à soumettre la fourniture de services ou la vente de produits à des conditions désavantageuses ou auxquelles l’acheteur pourrait ne pas être intéressé. En effet, de tels comportements pourraient, en soi, être constitutifs d’une forme autonome d’abus différent du refus de fourniture. Une interprétation contraire reviendrait à exiger, afin que tout comportement d’une entreprise dominante concernant les conditions commerciales de celle-ci puisse être considéré comme étant abusif, que soient toujours remplies les conditions requises pour établir l’existence d’un refus de contracter, ce qui réduirait indûment l’effet utile de l’article 82 CE.
Arrêt du 29 mars 2012, Espagne / Commission (T-398/07) (cf. points 74-75)
22. Concurrence - Position dominante - Abus - Contrats d'approvisionnement exclusif - Rabais de fidélité - Caractère abusif de ce système de rabais - Critères d'appréciation
S’agissant de rabais octroyés par une entreprise en position dominante à ses clients, ceux-ci peuvent être contraires à l’article 102 TFUE, même s’ils ne correspondent à aucun des exemples énoncés à son paragraphe 2. Dans les cas où une entreprise occupant une position dominante fait usage d’un système de rabais, ladite entreprise abuse de cette position lorsque, sans lier les acheteurs par une obligation formelle, elle applique, soit en vertu d’accords passés avec ces acheteurs, soit unilatéralement, un régime de rabais de fidélité, c’est-à-dire de remises liées à la condition que le client - quel que soit par ailleurs le montant, considérable ou minime, de ses achats - s’approvisionne pour la totalité ou une partie importante de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante. À cet égard, il convient d’apprécier l’ensemble des circonstances, notamment les critères et les modalités de l’octroi de rabais, et d’examiner si ces rabais tendent, par un avantage qui ne repose sur aucune prestation économique qui le justifie, à enlever à l’acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d’approvisionnement, à barrer l’accès du marché aux concurrents ou à renforcer la position dominante par une concurrence faussée.
Partant, un système de rabais doit être considéré comme étant contraire à l'article 102 TFUE s'il tend à empêcher l'approvisionnement des clients de l'entreprise en position dominante auprès de producteurs concurrents.
Arrêt du 19 avril 2012, Tomra e.a. / Commission (C-549/10 P) (cf. points 69-72)
23. Concurrence - Position dominante - Abus - Présentation d'informations trompeuses aux autorités - Informations permettant la délivrance d'un droit exclusif - Caractère abusif - Critères d'appréciation
Des déclarations tendant à obtenir de manière irrégulière des droits exclusifs ne sont constitutives d’un abus que lorsqu’il est démontré que, compte tenu du contexte objectif dans lequel elles sont faites, ces déclarations sont réellement de nature à conduire les autorités publiques à accorder le droit exclusif demandé.
Si la pratique d’une entreprise en position dominante ne saurait être qualifiée d’abusive en l’absence du moindre effet anticoncurrentiel sur le marché, il n’est en revanche pas requis qu’un tel effet soit nécessairement concret, étant suffisante la démonstration d’un effet anticoncurrentiel potentiel.
Arrêt du 6 décembre 2012, AstraZeneca / Commisson (C-457/10 P) (cf. points 106, 112)
24. Concurrence - Position dominante - Société de gestion des droits d'auteur disposant d'un monopole légal - Indices d'abus - Imposition des tarifs sensiblement plus élevés que ceux pratiqués dans les autres États membres - Pratique des prix excessifs sans rapport raisonnable avec la prestation fournie - Vérification par le juge national
L’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à la réglementation d’un État membre qui réserve la gestion collective des droits d’auteur relatifs à certaines œuvres protégées, sur le territoire de celui-ci, à une seule société de gestion collective des droits d’auteur, empêchant ainsi un utilisateur de telles œuvres de bénéficier des services fournis par une société de gestion établie dans un autre État membre.
En effet, le simple fait pour un État membre d’accorder à une société de gestion, pour la gestion des droits d’auteur relatifs à une catégorie d’œuvres protégées, un monopole sur le territoire de cet État membre n’est pas, en tant que tel, contraire à l’article 102 TFUE.
Toutefois, cet article doit être interprété en ce sens que constituent des indices d’un abus de position dominante, le fait pour cette première société de gestion collective des droits d’auteur d’imposer des tarifs pour les services qu’elle fournit, qui sont sensiblement plus élevés que ceux pratiqués dans les autres États membres, à condition que la comparaison des niveaux des tarifs ait été effectuée sur une base homogène, ou de pratiquer des prix excessifs sans rapport raisonnable avec la valeur économique de la prestation fournie. Par ailleurs, si un tel abus devait exister et s’il était imputable à la réglementation applicable à cette société de gestion, ladite réglementation serait contraire aux articles 102 TFUE et 106, paragraphe 1, TFUE.
Il appartient à la juridiction nationale de vérifier si une telle situation se présente, le cas échéant, dans l’affaire au principal.
Arrêt du 27 février 2014, OSA (C-351/12) (cf. points 84, 89-92, disp. 3)
25. Position dominante - Abus - Rabais d'exclusivité ou de fidélité - Caractère abusif par nature de ce système de rabais - Capacité à restreindre la concurrence et effet d'éviction - Analyse du concurrent aussi efficace
L'analyse économique portant sur la capacité des rabais d'évincer un concurrent qui serait aussi efficace que l'entreprise en position dominante ("as efficient competitor test" ou "test AEC"), effectuée dans la décision attaquée, prend comme point de départ la circonstance selon laquelle un concurrent aussi efficace, qui cherche à décrocher la part disputable des commandes jusque-là satisfaites par une entreprise dominante qui est un partenaire commercial incontournable, doit offrir une compensation au client pour le rabais d’exclusivité qu’il perdrait s’il achetait une part moindre que celle définie par la condition d’exclusivité ou de quasi-exclusivité. Le test AEC vise à déterminer si le concurrent aussi efficace que l’entreprise en position dominante, qui subit les mêmes coûts que celle-ci, peut toujours couvrir ses coûts dans ce cas.
À supposer même qu’une appréciation des circonstances de l’espèce soit nécessaire afin de démontrer les effets anticoncurrentiels potentiels des rabais d’exclusivité, il ne serait quand même pas nécessaire de démontrer ceux-ci au moyen d’un test AEC. Ce test permet seulement de vérifier l’hypothèse d’un accès au marché rendu impossible et non d’écarter l’éventualité d’un accès rendu plus difficile audit marché. Certes, un résultat négatif implique qu’il est économiquement impossible pour un concurrent aussi efficace de s’assurer la part disputable de la demande d’un client. En effet, afin d’offrir au client une compensation pour la perte du rabais d’exclusivité, ledit concurrent serait contraint de vendre ses produits à un prix qui ne lui permettrait même pas de couvrir ses coûts. Toutefois, un résultat positif signifie seulement qu’un concurrent aussi efficace est en mesure de couvrir ses coûts. Cette circonstance ne signifie cependant pas qu’il n’existe pas d’effet d’éviction. En effet, le mécanisme des rabais d’exclusivité reste de nature à rendre plus difficile l’accès au marché pour les concurrents de l’entreprise en position dominante, même si cet accès n’est pas économiquement impossible.
Arrêt du 12 juin 2014, Intel / Commission (T-286/09) (cf. points 141, 146, 150)
26. Position dominante - Abus - Restrictions non déguisées - Octroi de paiements en contrepartie de restrictions imposées à la commercialisation d'un produit d'un concurrent - Caractère abusif par son objet - Capacité à restreindre la concurrence
En matière de concurrence, des pratiques dénommées "restrictions non déguisées", consistant en l’octroi, soumis à conditions, de paiements aux clients de l’entreprise en position dominante afin qu'ils retardent, annulent ou restreignent d'une manière ou d'une autre la commercialisation d’un produit d’un concurrent, sont susceptibles de rendre plus difficile l'accès au marché pour ce concurrent et portent atteinte à la structure de la concurrence. La mise en œuvre de chacune de ces pratiques constitue un abus de position dominante au sens de l'article 82 CE.
Tout d'abord, un effet d’éviction ne se produit pas uniquement lorsque l’accès au marché est rendu impossible pour les concurrents, mais également lorsque cet accès est rendu plus difficile. Ensuite, aux fins de l’application de l’article 82 CE, la démonstration de l’objet et de l’effet anticoncurrentiel peut, le cas échéant, se confondre. S’il est démontré que l’objet poursuivi par le comportement d’une entreprise en position dominante est de restreindre la concurrence, ce comportement sera également susceptible d’avoir un tel effet. Une entreprise en position dominante poursuit un objet anticoncurrentiel lorsqu’elle empêche de manière ciblée la commercialisation de produits équipés d’un produit d’un concurrent déterminé, car le seul intérêt qu’elle peut avoir à ce faire est de nuire à ce dernier.
Enfin, il incombe à une entreprise en position dominante une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte, par un comportement étranger à la concurrence par les mérites, à une concurrence effective et non faussée dans le marché commun. Or, le fait d’octroyer des paiements à des clients en contrepartie de restrictions imposées à la commercialisation de produits équipés d’un produit d’un concurrent déterminé ne relève clairement pas d’une concurrence par les mérites.
La qualification d’une restriction non déguisée d’abusive dépend seulement de la capacité de restreindre la concurrence, de sorte qu’elle ne nécessite la démonstration ni d’un effet concret sur le marché ni d’un lien de causalité.
Arrêt du 12 juin 2014, Intel / Commission (T-286/09) (cf. points 198, 201-207, 212)
27. Concurrence - Règles de l'Union - Champ d'application territorial - Compétence de la Commission - Admissibilité au regard du droit international public - Mise en œuvre ou effets qualifiés des pratiques abusives dans l'EEE - Voies alternatives - Critère de l'effet immédiat, substantiel et prévisible - Appréciation - Prise en compte de la mise en œuvre desdites pratiques par le client de l'entreprise en position dominante - Admissibilité
En matière de concurrence, pour justifier la compétence de la Commission au regard du droit international public, il suffit d’établir soit les effets qualifiés des pratiques abusives (à savoir, immédiats, substantiels et prévisibles) soit leur mise en œuvre dans l’Espace économique européen (EEE). Ce sont donc des voies alternatives et non cumulatives.
La Commission n'est pas obligée d'établir l'existence d'effets concrets afin de justifier sa compétence au regard du droit international public. La Commission ne saurait être condamnée à une position passive dans le cas de l’existence d’une menace pesant sur la structure de la concurrence effective dans le marché intérieur et peut donc intervenir également dans des cas dans lesquels la menace ne s’est pas ou pas encore réalisée.
Afin d’examiner si les effets des pratiques abusives dans l'Union sont substantiels, il n’y a pas lieu de considérer de manière isolée les divers comportements faisant partie d’une infraction unique et continue. Il suffit au contraire que l’infraction unique, prise dans son ensemble, soit susceptible d’avoir des effets substantiels. En effet, il ne saurait être permis aux entreprises de se soustraire à l’application des règles de concurrence en combinant plusieurs comportements poursuivant un objectif identique, dont chacun pris isolément n’est pas susceptible de produire un effet substantiel dans l’Union, mais qui, pris ensemble, sont susceptibles de produire un tel effet.
En outre, des modifications de la structure du marché doivent également être prises en considération lorsqu’il s’agit de déterminer l’existence d’effets substantiels au sein de l'EEE. Dans ce cadre, non seulement l’élimination d’un concurrent est susceptible d’avoir des répercussions sur la structure de la concurrence dans le marché intérieur, mais un comportement susceptible d’affaiblir le seul concurrent important de l'entreprise en position dominante au niveau mondial est également capable d’y avoir de tels effets. Dès lors, les effets potentiels du comportement de l'entreprise en position dominante, consistant à barrer au niveau mondial l’accès de son concurrent aux canaux de vente les plus importants, doivent être considérés comme substantiels en raison des effets potentiels sur la structure de la concurrence effective dans le marché intérieur.
Par ailleurs, la mise en œuvre des pratiques en cause dans l’Union est suffisante pour justifier la compétence de la Commission au regard du droit international public. Dans un cas de figure où l’abus de position dominante consiste à accorder une incitation financière en vue d’encourager un client de l'entreprise en position dominante à reporter le lancement, partout dans le monde, d’un certain produit équipé d'un produit du concurrent de ladite entreprise et lorsque cette condition à laquelle étaient soumis les paiements accordés par ladite entreprise était donc destinée à être mise en œuvre par son client partout dans le monde, y compris dans l'EEE, il serait artificiel de se limiter à prendre en considération la mise en œuvre des pratiques en cause par l’entreprise en position dominante elle-même. Au contraire, il convient de prendre également en considération leur mise en œuvre par le client de celle-ci. Dans ce cadre, le fait pour le client de l’entreprise en position dominante de s’abstenir de vendre un certain produit dans l’EEE pendant un certain temps doit être considéré comme une mise en œuvre de la restriction non déguisée.
28. Position dominante - Abus - Rabais d'exclusivité ou de fidélité - Absence de condition formelle d'exclusivité - Mode de preuve - Projections internes d'un client - Admissibilité - Condition
En matière de concurrence, dans un système de rabais d'exclusivité et en l'absence de condition formelle d'exclusivité, la Commission ne viole pas le principe de sécurité juridique lorsqu'elle tient compte des projections d'un client de l'entreprise dominante afin d'établir un comportement propre à ladite entreprise, dans la mesure où ces projections ne sont pas déraisonnables.
Arrêt du 12 juin 2014, Intel / Commission (T-286/09) (cf. points 521-523, 525)
29. Position dominante - Octroi de rabais par une entreprise en position dominante - Trois catégories de rabais - Rabais de quantité - Rabais d'exclusivité ou de fidélité - Rabais à effet potentiellement fidélisant - Caractère abusif - Critères d'appréciation
En matière de concurrence, le fait, pour une entreprise se trouvant en position dominante sur un marché, de lier - fût-ce à leur demande - des acheteurs par une obligation ou promesse de s’approvisionner pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins exclusivement auprès de ladite entreprise constitue une exploitation abusive d’une position dominante au sens de l’article 82 CE, soit que l’obligation en question soit stipulée sans plus, soit qu’elle trouve sa contrepartie dans l’octroi de rabais. Il en est de même lorsque ladite entreprise, sans lier les acheteurs par une obligation formelle, applique, soit en vertu d’accords passés avec ces acheteurs, soit unilatéralement, un régime de rabais de fidélité, c’est-à-dire de remises liées à la condition que le client - quel que soit par ailleurs le montant, considérable ou minime, de ses achats - s’approvisionne pour la totalité ou une partie importante de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante.
S’agissant de la qualification d’abusif de l’octroi de rabais par une entreprise en position dominante, trois catégories de rabais peuvent être distinguées.
Premièrement, les systèmes de rabais quantitatifs (rabais de quantité), liés exclusivement au volume des achats effectués auprès d’une entreprise en position dominante, sont généralement considérés ne pas avoir un effet de forclusion interdit par l’article 82 CE. Si l’augmentation de la quantité fournie se traduit par un coût inférieur pour le fournisseur, celui-ci est, en effet, en droit de faire bénéficier son client de cette réduction par le biais d’un tarif plus favorable. Les rabais de quantité sont donc censés refléter des gains d’efficience et des économies d’échelle réalisées par l’entreprise en position dominante.
Deuxièmement, il existe des rabais dont l’octroi est lié à la condition que le client s’approvisionne pour la totalité ou une partie importante de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante. Il s'agit de "rabais de fidélité au sens de la jurisprudence Hoffmann-La Roche", autrement dit des "rabais d’exclusivité". Cette catégorie n'est pas restreinte aux rabais liés à une condition d’approvisionnement à 100 %, mais inclut aussi ceux liés à la condition que le client s’approvisionne pour une partie importante de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante. De tels rabais d’exclusivité, appliqués par une entreprise en position dominante, sont incompatibles avec l’objectif d’une concurrence non faussée dans le marché commun parce qu’ils ne reposent pas - sauf circonstances exceptionnelles - sur une prestation économique justifiant cet avantage financier, mais tendent à enlever à l’acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d’approvisionnement et à barrer l’accès au marché aux autres producteurs.
Troisièmement, il existe d’autres systèmes de rabais où l’octroi d’une incitation financière n’est pas directement lié à une condition d’un approvisionnement exclusif ou quasi exclusif auprès de l’entreprise en position dominante, mais où le mécanisme de l’octroi du rabais peut aussi revêtir un effet fidélisant. Cette catégorie de rabais inclut notamment des systèmes de rabais dépendant de la réalisation d’objectifs de ventes individuels qui ne constituent pas des rabais d’exclusivité, car ils ne comportent aucun engagement d’exclusivité ou de couverture d’une certaine quotité de leurs besoins auprès de l’entreprise en position dominante. Afin d’examiner si l’application d’un tel rabais constitue un abus d’une position dominante, il y a lieu d’apprécier l’ensemble des circonstances, notamment les critères et les modalités de l’octroi du rabais, et d’examiner si ce rabais tend, par un avantage qui ne repose sur aucune prestation économique qui le justifie, à enlever à l’acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d’approvisionnement, à barrer l’accès du marché aux concurrents ou à renforcer la position dominante par une concurrence faussée.
Arrêt du 12 juin 2014, Intel / Commission (T-286/09) (cf. points 72-78)
30. Position dominante - Abus - Rabais d'exclusivité ou de fidélité - Caractère abusif par nature de ce système de rabais - Capacité à restreindre la concurrence et effet d'éviction - Rôle de partenaire commercial incontournable - Appréciation - Obligation d'analyse des circonstances de l'espèce - Absence - Circonstances non pertinentes
En matière de concurrence, la qualification d’abusif d’un rabais d’exclusivité ne dépend pas d’une analyse des circonstances de l’espèce visant à établir un effet potentiel d’éviction.
Ainsi, il résulte de la jurisprudence que c’est uniquement dans le cas des rabais à effet potentiellement fidélisant qu’il est nécessaire d’apprécier l’ensemble des circonstances, et non dans le cas des rabais d’exclusivité. Cette approche se justifie par le fait que les rabais d’exclusivité accordés par une entreprise en position dominante ont par leur nature même la capacité de restreindre la concurrence.
En effet, la capacité de lier les clients à l’entreprise en position dominante est inhérente aux rabais d’exclusivité. Le fait, pour une entreprise en position dominante, d’octroyer un rabais en contrepartie d’un approvisionnement exclusif ou portant sur une partie importante des besoins du client implique que l’entreprise en position dominante octroie un avantage financier tendant à empêcher l’approvisionnement des clients auprès des producteurs concurrents. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner les circonstances de l’espèce afin de déterminer si ce rabais tend à empêcher les clients de s’approvisionner auprès des concurrents. Un effet d’éviction ne se produit pas uniquement lorsque l’accès au marché est rendu impossible pour les concurrents, mais également lorsque cet accès est rendu plus difficile. Une incitation financière accordée par une entreprise en position dominante en vue d’inciter un client à ne pas s’approvisionner, pour la partie de sa demande qui est concernée par la condition d’exclusivité, auprès de ses concurrents est par sa nature même capable de rendre plus difficile l’accès au marché pour ces concurrents. L’existence d’une telle incitation ne dépend pas de la question de savoir si le rabais est effectivement réduit ou supprimé en cas de violation de la condition d’exclusivité à laquelle son octroi est soumis. En effet, il suffit à cet égard que l’entreprise dominante donne l’impression au client que tel serait le cas. Ce qui importe, ce sont les circonstances auxquelles le client devait s’attendre au moment où il a passé les commandes, conformément à ce qui lui a été signalé par l’entreprise en position dominante, et non la réaction effective de cette dernière à la décision du client de changer sa source d’approvisionnement.
Par ailleurs, il est inhérent à une position dominante forte que, pour une bonne part de la demande, il n’existe pas de substitut adéquat au produit fourni par l’entreprise qui détient la position dominante. Le fournisseur en position dominante est donc, dans une large mesure, un partenaire commercial incontournable. Il résulte de la position de partenaire commercial incontournable que les clients s’approvisionneront de toute façon pour une partie de leurs besoins auprès de l’entreprise en position dominante (la part non disputable). Le concurrent d’une entreprise en position dominante n’est donc pas en mesure d’entrer en concurrence pour l’approvisionnement total d’un client, mais seulement pour la quotité de la demande excédant la part non disputable (la part disputable). La part disputable est ainsi la partie des besoins d’un client qui peut, de façon réaliste, être transférée à un concurrent de l’entreprise en position dominante dans une période de référence. L’octroi de rabais d’exclusivité par une entreprise en position dominante rend plus difficile pour un concurrent la fourniture de ses propres produits aux clients de celle-ci. En effet, si un client de l’entreprise en position dominante s’approvisionne auprès d’un concurrent en ne respectant pas la condition d’exclusivité ou de quasi-exclusivité, il risque de perdre non seulement les rabais pour les unités qu’il a transférées à ce concurrent, mais la totalité du rabais d’exclusivité.
Pour soumettre une offre attrayante, il ne suffit donc pas pour le concurrent d’une entreprise en position dominante d’offrir des conditions attrayantes pour les unités qu’il peut lui-même fournir au client, mais il doit également offrir à ce client une compensation pour la perte du rabais d’exclusivité. Afin de soumettre une offre attrayante, le concurrent doit donc répartir le rabais que l’entreprise en position dominante accorde pour la totalité ou la quasi-totalité des besoins du client, y compris la part non disputable, sur la seule part disputable. Ainsi, l’octroi d’un rabais d’exclusivité par un partenaire commercial incontournable rend structurellement plus difficile la possibilité pour un concurrent de soumettre une offre à un prix attrayant et donc d’accéder au marché. L’octroi de rabais d’exclusivité permet à l’entreprise en position dominante d’utiliser son pouvoir économique sur la part non disputable de la demande du client comme un levier afin de s’assurer également la part disputable, rendant ainsi l’accès au marché plus difficile pour un concurrent.
En présence d’un tel instrument commercial, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse des effets concrets des rabais sur la concurrence, ni de démontrer un lien de causalité entre les pratiques incriminées et des effets concrets sur le marché.
Enfin, le caractère éventuellement faible des parts de marché concernées par les rabais d'exclusivité accordés par une entreprise en position dominante n'est pas de nature à exclure leur illégalité, un critère de sensibilité ou d’un seuil de minimis n'étant pas pris en compte aux fins d’une application de l’article 82 CE. En outre, les clients qui se trouvent dans la partie verrouillée du marché devraient avoir la possibilité de profiter de tout degré de concurrence qui est possible sur le marché et les concurrents devraient pouvoir se livrer une concurrence par les mérites pour l’ensemble du marché et pas seulement pour une partie de celui-ci. Une entreprise dominante ne peut donc pas justifier l’octroi de rabais d’exclusivité à certains clients par la circonstance que les concurrents restent libres d’approvisionner les autres clients. De même, une entreprise en position dominante ne peut pas justifier l'octroi de rabais sous condition d’un approvisionnement quasi exclusif par un client sur un segment déterminé d’un marché par la circonstance que ce client reste libre de s’approvisionner auprès des concurrents pour ses besoins dans les autres segments.
31. Position dominante - Abus - Action en contrefaçon d'un brevet associé à un engagement irrévocable de son titulaire auprès d'un organisme de normalisation à octroyer aux tiers une licence à des conditions FRAND et tendant à la cessation de l'atteinte à ce brevet ou au rappel des produits concernés par le brevet
L’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que le titulaire d’un brevet essentiel à une norme (BEN) établie par un organisme de normalisation, qui s’est engagé irrévocablement envers cet organisme à octroyer aux tiers une licence à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires (FRAND), n’abuse pas de sa position dominante au sens de cet article en introduisant une action en contrefaçon tendant à la cessation de l’atteinte à son brevet ou au rappel des produits pour la fabrication desquels ce brevet a été utilisé, dès lors que:
- préalablement à l’introduction de ladite action, il a, d’une part, averti le contrefacteur allégué de la contrefaçon qui lui est reprochée en désignant ledit brevet et en précisant la façon dont celui-ci a été contrefait et, d’autre part, après que le contrefacteur allégué a exprimé sa volonté de conclure un contrat de licence aux conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires (FRAND), transmis à ce contrefacteur une offre concrète et écrite de licence à de telles conditions, en précisant, notamment, la redevance et ses modalités de calcul, et
- ledit contrefacteur continuant à exploiter le brevet considéré ne donne pas suite à cette offre avec diligence, conformément aux usages commerciaux reconnus en la matière et de bonne foi, ce qui doit être déterminé sur la base d’éléments objectifs et implique notamment l’absence de toute tactique dilatoire.
Ces exigences visent à garantir un juste équilibre des intérêts concernés. Ainsi, si l’engagement irrévocable de délivrer des licences à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires, souscrit auprès d’un tel organisme par le titulaire du BEN, ne saurait vider de leur substance les droits garantis à ce titulaire par les articles 17, paragraphe 2, et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, il justifie néanmoins que soit imposé au titulaire d'un tel brevet le respect des exigences spécifiques susmentionnées à l’occasion de l’introduction, contre des contrefacteurs allégués, d’actions en cessation ou en rappel de produits.
Arrêt du 16 juillet 2015, Huawei Technologies (C-170/13) (cf. points 55, 59, 71, disp. 1)
32. Position dominante - Abus - Action en contrefaçon d'un brevet associé à un engagement irrévocable de son titulaire auprès d'un organisme de normalisation à octroyer aux tiers une licence à des conditions FRAND et tendant à l'obtention de données comptables ou à l'allocation de dommages-intérêts - Absence d'incidence sur l'apparition et le maintien sur le marché des produits conformes à la norme - Absence d'abus
Lorsque, d'une part, le titulaire d’un brevet européen a notifié ce brevet à l’European Telecommunication Standards Institute (ETSI), organisme dont l’objet, en matière de droits de propriété intellectuelle, est de créer des normes adaptées aux objectifs techniques du secteur européen des télécommunications, en tant que brevet essentiel à une telle norme, et, à cette occasion, s’est engagé à délivrer aux tiers des licences à des conditions équitables, raisonnables et non-discriminatoires (FRAND), et que, d'autre part, un tiers commercialise des produits fonctionnant sur la base de cette norme, exploitant ainsi le brevet, sans disposer d’une concession de licence ni verser de redevance audit titulaire ni rendre compte exhaustivement à celui-ci des actes d’exploitation survenus, il y a lieu d'interpréter l'article 102 TFUE en ce sens qu'il n'interdit pas à l'entreprise titulaire du brevet, en de telles circonstances, d'introduire une action en contrefaçon dirigée contre le contrefacteur allégué de son brevet et tendant à la fourniture de données comptables relatives aux actes d’utilisation passés de ce brevet ou à l’allocation de dommages-intérêts au titre de ces actes.
En effet, dans de telles circonstances, des actions en contrefaçon introduites par le titulaire d’un tel brevet et ayant un tel objet n’ont pas de conséquence directe sur l’apparition ou le maintien sur le marché des produits conformes à la norme considérée, fabriqués par des concurrents.
Arrêt du 16 juillet 2015, Huawei Technologies (C-170/13) (cf. points 74, 76, disp. 2)
33. Position dominante - Abus - Rabais de quantité - Rabais de fidélité - Qualifications respectives - Contrats de distribution d'envois postaux en nombre comportant des rabais de fidélité - Caractère abusif - Critères d'appréciation
En cas de rabais octroyés par une entreprise en position dominante à ses clients, à la différence d’un rabais de quantité, lié exclusivement au volume des achats effectués auprès du producteur concerné qui n’est pas, en principe, de nature à enfreindre l’article 82 CE, un rabais de fidélité, tendant à empêcher, par l’octroi d’avantages financiers, l’approvisionnement des clients auprès de producteurs concurrents pour la totalité ou une partie importante de ses besoins, constitue un abus au sens de cet article. À cet égard, un système qui n'est pas assorti d’une obligation ou d’une promesse des acheteurs de s’approvisionner exclusivement ou pour une certaine quotité de leurs besoins auprès de l'entreprise en position dominante se distingue de tels rabais de fidélité.
Un système de rabais ne peut pas être considéré comme un simple rabais de quantité dans la mesure où les rabais en cause sont accordés non pas pour chaque commande individuelle, correspondant ainsi aux économies de coûts réalisées par le fournisseur, mais en fonction de l’ensemble des commandes passées au cours d’une période donnée. Dans ces conditions, afin de déterminer si l’entreprise en position dominante a exploité de manière abusive cette position en appliquant un tel système de rabais, il faut apprécier l’ensemble des circonstances, notamment les critères et les modalités de l’octroi du rabais, et examiner si ce rabais tend, par un avantage qui ne repose sur aucune prestation économique qui le justifie, à enlever à l’acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix, en ce qui concerne ses sources d’approvisionnement, à barrer l’accès du marché aux concurrents, à appliquer à des partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes ou à renforcer la position dominante par une concurrence faussée.
Arrêt du 6 octobre 2015, Post Danmark (C-23/14) (cf. points 27-29, 64)
34. Position dominante - Abus - Refus de fourniture - Infraction considérée comme très grave - Critères d'appréciation - Position dominante ayant son origine dans un ancien monopole légal - Violations multiples, flagrantes, persistantes et intentionnelles s'étendant sur l'intégralité du territoire d'un État membre
Dans le cadre de l’examen d’un abus de position dominante commis en violation du droit de la concurrence de l’Union, lorsque l’existence de la position dominante trouve son origine dans un ancien monopole légal, cette circonstance doit être prise en compte. Dans l’appréciation de la proportionnalité d’une amende imposée pour abus commis par une entreprise de télécommunications et s’agissant, plus précisément, du caractère proportionné du montant de base de l’amende, il est essentiel de tenir compte,
- premièrement, du fait que la position dominante de cette entreprise a son origine dans un ancien monopole légal,
- deuxièmement, du fait que l’infraction commise consiste en des violations multiples, flagrantes, persistantes et intentionnelles du cadre réglementaire obligeant cette entreprise, en tant qu’opérateur doté d’une puissance significative sur le marché, à accorder aux opérateurs alternatifs l’accès dégroupé à sa boucle locale et aux services connexes à des conditions transparentes, équitables et non discriminatoires,
- troisièmement, du fait que cette entreprise a conscience du caractère illégal de son comportement, tant sur le plan réglementaire, puisqu’elle a été poursuivie et condamnée par les décisions de l’autorité réglementaire nationale confirmées par les décisions définitives des juridictions nationales, que sur le plan du droit de la concurrence, où ses pratiques visaient à empêcher ou à retarder l’entrée de nouveaux arrivants sur les marchés de produits concernés, et,
- quatrièmement, du fait que les marchés de produits affectés par les pratiques abusives de cette entreprise, qui sont d’une dimension considérable, dans la mesure où ils s’étendent sur l’intégralité du territoire d’un des plus grands États membres de l’Union, sont des marchés d’une grande importance, tant du point de vue économique que du point de vue social, en ce que l’accès à l’internet à haut débit constitue l’élément clé du développement de la société de l’information.
De tels éléments sont suffisants pour considérer que l’abus de position dominante reproché à ladite entreprise et consistant en un refus de fournir une prestation constitue une infraction grave.
Dans ce contexte, dès lors que se trouvent réunis, d’une part, le fait que l’entreprise incriminée ne peut pas ignorer le caractère illégal de son comportement, d’autre part, le caractère intentionnel de ce comportement et, enfin, le fait que l’opérateur historique détient une position virtuellement monopolistique sur le marché de gros de l’accès à haut débit et une position dominante très forte sur les marchés de détail, c’est à bon droit que la Commission qualifie cette infraction d’abus caractérisé et d’une gravité particulière. Compte tenu de cette gravité particulière, la Commission ne viole pas le principe de proportionnalité en fixant à 10 % la proportion de la valeur des ventes retenue aux fins de la détermination du montant de base de l’amende infligée à celle-ci, conformément aux points 19 à 22 des lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l'article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement nº 1/2003.
Arrêt du 17 décembre 2015, Orange Polska / Commission (T-486/11) (cf. points 177-183, 185, 186)
35. Concurrence - Position dominante - Abus - Refus d'une entreprise en position dominante de laisser une autre entreprise accéder à un produit ou à un service nécessaire à son activité - Appréciation du caractère indispensable du produit ou du service en cause - Critères
Arrêt du 11 janvier 2017, Topps Europe / Commission (T-699/14) (cf. point 144)
Arrêt du 14 septembre 2017, Contact Software / Commission (T-751/15) (cf. points 156, 160, 161)
36. Concurrence - Position dominante - Abus - Prix de vente non équitables - Appréciation
Arrêt du 11 janvier 2017, Topps Europe / Commission (T-699/14) (cf. point 149)
37. Position dominante - Abus - Rabais d'exclusivité ou de fidélité - Capacité à restreindre la concurrence et effet d'éviction - Analyse du concurrent aussi efficace - Critères d'appréciation
En matière de concurrence, l’article 102 TFUE n’a aucunement pour but d’empêcher une entreprise de conquérir, par ses propres mérites, la position dominante sur un marché. Cette disposition ne vise pas non plus à assurer que des concurrents moins efficaces que l’entreprise occupant une position dominante restent sur le marché. Ainsi, tout effet d’éviction ne porte pas nécessairement atteinte au jeu de la concurrence. Par définition, la concurrence par les mérites peut conduire à la disparition du marché ou à la marginalisation des concurrents moins efficaces et donc moins intéressants pour les consommateurs du point de vue notamment des prix, du choix, de la qualité ou de l’innovation. Cependant, il incombe à l’entreprise qui détient une position dominante une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte, par son comportement, à une concurrence effective et non faussée dans le marché intérieur. C’est pourquoi l’article 102 TFUE interdit, notamment, à une entreprise occupant une position dominante de mettre en œuvre des pratiques produisant des effets d’éviction pour ses concurrents considérés comme étant aussi efficaces qu’elle-même, renforçant sa position dominante en recourant à des moyens autres que ceux qui relèvent d’une concurrence par les mérites. Dans cette perspective, toute concurrence par les prix ne peut donc être considérée comme légitime. À cet égard, il a déjà été jugé que, pour une entreprise se trouvant en position dominante sur un marché, le fait de lier, fût-ce à leur demande, des acheteurs par une obligation ou une promesse de s’approvisionner pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins exclusivement auprès de ladite entreprise constitue une exploitation abusive d’une position dominante au sens de l’article 102 TFUE, soit que l’obligation est stipulée sans plus, soit qu’elle trouve sa contrepartie dans l’octroi d’un rabais. Il en est de même lorsque ladite entreprise, sans lier les acheteurs par une obligation form
elle, applique, soit en vertu d’accords passés avec ces acheteurs, soit unilatéralement, un système de rabais de fidélité, c’est-à-dire de remises liées à la condition que le client, quel que soit par ailleurs le montant de ces achats, s’approvisionne exclusivement pour la totalité ou pour une partie importante de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante.
Toutefois, il convient de préciser cette jurisprudence dans le cas où l’entreprise concernée soutient, au cours de la procédure administrative, éléments de preuve à l’appui, que son comportement n’a pas eu la capacité de restreindre la concurrence et, en particulier, de produire les effets d’éviction reprochés. Dans un tel cas, la Commission est non seulement tenue d’analyser, d’une part, l’importance de la position dominante de l’entreprise sur le marché pertinent et, d’autre part, le taux de couverture du marché par la pratique contestée, ainsi que les conditions et les modalités d’octroi des rabais en cause, leur durée et leur montant, mais elle est également tenue d’apprécier l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces.
L’analyse de la capacité d’éviction est également pertinente pour l’appréciation du point de savoir si un système de rabais relevant en principe de l’interdiction de l’article 102 TFUE peut être objectivement justifié. En outre, l’effet d’éviction qui résulte d’un système de rabais, désavantageux pour la concurrence, peut être contrebalancé, voire surpassé, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent aussi au consommateur. Une telle mise en balance des effets, favorables et défavorables pour la concurrence, de la pratique contestée ne peut être opérée dans la décision de la Commission qu’à la suite d’une analyse de la capacité d’éviction de concurrents au moins aussi efficaces, inhérente à la pratique en cause. Si, dans une décision constatant le caractère abusif d’un système de rabais, la Commission effectue une telle analyse, il appartient au Tribunal d’examiner l’ensemble des arguments de l'entreprise en position dominante visant à mettre en cause le bien-fondé des constatations faites par la Commission quant à la capacité d’éviction du système de rabais concerné.
En l’occurrence, dans la décision litigieuse, la Commission, tout en soulignant que les rabais en cause avaient, par leur nature même, la capacité de restreindre la concurrence de sorte qu’une analyse de l’ensemble des circonstances de l’espèce et, en particulier, un test AEC (as efficient competitor test) n’étaient pas nécessaires pour constater un abus de position dominante, a néanmoins opéré, dans ladite décision litigieuse, un examen approfondi de ces circonstances, en consacrant des développements très détaillés à son analyse menée dans le cadre du test AEC, analyse qui l’a conduite à conclure qu’un concurrent aussi efficace aurait dû pratiquer des prix qui n’auraient pas été viables et que, partant, la pratique de rabais en cause était susceptible d’avoir des effets d’éviction d’un tel concurrent.
Il s’ensuit que, dans la décision litigieuse, le test AEC a revêtu une importance réelle dans l’appréciation par la Commission de la capacité de la pratique de rabais en cause de produire un effet d’éviction de concurrents aussi efficaces.
Dans ces conditions, le Tribunal était tenu d’examiner l’ensemble des arguments de l'entreprise en position dominante formulés au sujet de ce test.
Or, il a jugé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner si la Commission avait effectué le test AEC dans les règles de l’art et sans commettre d’erreurs, et qu’il n’était pas non plus nécessaire d’examiner la question de savoir si les calculs alternatifs proposés par la requérante avaient été effectués de manière correcte.
Le Tribunal a, dès lors, dénié toute pertinence au test AEC opéré par la Commission et n’a, partant, pas répondu aux critiques émises contre ce test par l'entreprise en position dominante.
En conséquence, le Tribunal s’est, à tort, abstenu, dans le cadre de son analyse de la capacité des rabais litigieux de restreindre la concurrence, de prendre en considération l’argumentation de l'entreprise en position dominante visant à dénoncer de prétendues erreurs commises par la Commission dans le cadre du test AEC.
Arrêt du 6 septembre 2017, Intel / Commission (C-413/14 P) (cf. points 133-147)
Par décision du 13 mai 2009{1}, la Commission européenne a infligé au producteur de microprocesseurs Intel une amende de 1,06 milliard d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché mondial des processeurs{2} x86{3}, entre octobre 2002 et décembre 2007, en mettant en œuvre une stratégie destinée à exclure du marché ses concurrents.
Selon la Commission, cet abus était caractérisé par deux types de comportements commerciaux adoptés par Intel à l’égard de ses partenaires commerciaux, à savoir des restrictions non déguisées et des rabais conditionnels. En ce qui concerne plus particulièrement ces derniers, Intel aurait accordé des rabais à quatre équipementiers informatiques stratégiques [Dell, Lenovo, Hewlett-Packard (HP) et NEC], sous réserve qu’ils achètent auprès d’elle la totalité ou la quasi-totalité de leurs processeurs x86. De même, Intel aurait accordé des paiements à un distributeur européen d’appareils microélectroniques (Media-Saturn-Holding) à condition que ce dernier vende exclusivement des ordinateurs équipés de processeurs x86 d’Intel. Ces rabais et paiements (ci-après les « rabais litigieux ») auraient assuré la fidélité des quatre équipementiers et de Media-Saturn et ainsi sensiblement réduit la capacité des concurrents d’Intel à se livrer à une concurrence fondée sur les mérites de leurs processeurs x86. Le comportement anticoncurrentiel d’Intel aurait ainsi contribué à réduire le choix offert aux consommateurs ainsi que les incitations à l’innovation.
Le recours introduit par Intel contre cette décision a été rejeté dans son intégralité par le Tribunal par arrêt du 12 juin 2014{4}. Par arrêt du 6 septembre 2017, rendu sur pourvoi d’Intel, la Cour a annulé cet arrêt et renvoyé l’affaire devant le Tribunal{5}.
Au soutien de ses conclusions en annulation de l’arrêt initial, Intel reprochait, en particulier, au Tribunal une erreur de droit en raison de l’absence d’examen des rabais litigieux au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce. À cet égard, la Cour a constaté que le Tribunal s’était fondé, à l’instar de la Commission, sur la prémisse selon laquelle les rabais de fidélité accordés par une entreprise en position dominante auraient, par leur nature même, la capacité de restreindre la concurrence de sorte qu’il n’était pas nécessaire d’analyser l’ensemble des circonstances de l’espèce ni, en particulier, de mener un test AEC (connu en anglais sous le nom de « as efficient competitor test »){6}. Néanmoins, la Commission n’en a pas moins opéré, dans sa décision, un examen approfondi de ces circonstances, ce qui l’a conduite à conclure qu’un concurrent aussi efficace aurait dû pratiquer des prix qui n’auraient pas été viables et que, partant, la pratique des rabais litigieux était susceptible d’évincer un tel concurrent. La Cour en a conclu que le test AEC avait revêtu une importance réelle dans l’appréciation, par la Commission, de la capacité des pratiques en cause à produire un effet d’éviction des concurrents, de sorte que le Tribunal était tenu d’examiner l’ensemble des arguments d’Intel formulés au sujet de ce test et de sa mise en œuvre par la Commission. Le Tribunal s’étant abstenu de procéder à un tel examen, la Cour a annulé l’arrêt initial et a renvoyé l’affaire devant le Tribunal pour qu’il puisse examiner, à la lumière des arguments avancés par Intel, la capacité des rabais litigieux de restreindre la concurrence.
Par son arrêt du 26 janvier 2022, le Tribunal, statuant sur renvoi, annule pour partie la décision attaquée en ce qu’elle qualifie les rabais litigieux d’abus, au sens de l’article 102 TFUE, et inflige une amende à Intel au titre de l’ensemble de ses agissements qualifiés d’abusifs.
Appréciation du Tribunal
Le Tribunal précise, à titre liminaire, l’étendue du litige après renvoi. À cet égard, il observe que l’annulation de l’arrêt initial n’était justifiée que par une seule erreur, tenant à l’absence de prise en considération, dans l’arrêt initial, de l’argumentation d’Intel visant à contester l’analyse AEC présentée par la Commission. Dans ces circonstances, le Tribunal estime pouvoir reprendre à son compte, aux fins de son examen, l’ensemble des considérations non viciées par l’erreur ainsi retenue par la Cour. Il s’agit, en l’occurrence, d’une part, des constatations de l’arrêt initial concernant les restrictions non déguisées et leur caractère illégal au regard de l’article 102 TFUE. En effet, selon le Tribunal, la Cour n’a pas invalidé, dans son principe même, la distinction établie dans la décision attaquée entre les pratiques constitutives de telles restrictions et les autres agissements d’Intel seuls visés par l’analyse AEC en question. D’autre part, le Tribunal a repris à son compte les considérations figurant dans l’arrêt initial selon lesquelles la Commission, dans la décision attaquée, a établi l’existence des rabais litigieux.
Cela ayant été précisé, le Tribunal entame, en premier lieu, l’examen des conclusions tendant à l’annulation de la décision attaquée par une présentation de la méthode définie par la Cour pour apprécier la capacité d’un système de rabais de restreindre la concurrence. À ce titre, il rappelle que, si un système de rabais d’exclusivité instauré par une entreprise en position dominante sur le marché peut être qualifié de restriction de concurrence, dès lors que, compte tenu de sa nature, ses effets restrictifs sur la concurrence peuvent être présumés, il ne s’agit, en l’occurrence, que d’une présomption simple qui ne saurait dispenser la Commission en toute hypothèse d’en examiner les effets anticoncurrentiels. Ainsi, dans l’hypothèse où une entreprise en position dominante soutient, au cours de la procédure administrative, éléments de preuve à l’appui, que son comportement n’a pas eu la capacité de restreindre la concurrence et, en particulier, de produire les effets d’éviction qui lui sont reprochés, la Commission doit analyser la capacité d’éviction du système de rabais. Dans le cadre d’une telle analyse, il appartient à cette dernière non seulement d’analyser, d’une part, l’importance de la position dominante de l’entreprise sur le marché pertinent et, d’autre part, le taux de couverture du marché par la pratique contestée, ainsi que les conditions et les modalités d’octroi des rabais en cause, leur durée et leur montant, mais également d’apprécier l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces. En outre, lorsqu’un test AEC a été effectué par la Commission, il fait partie des éléments dont elle doit tenir compte pour apprécier la capacité du système de rabais de restreindre la concurrence.
En deuxième lieu, le Tribunal vérifie, tout d’abord, si l’appréciation par la Commission de la capacité des rabais litigieux de restreindre la concurrence se fonde sur la méthode ainsi définie. À cet égard, il relève d’emblée que la Commission a commis une erreur de droit, dans la décision attaquée, en considérant que le test AEC, qu’elle a néanmoins réalisé, n’était pas nécessaire pour lui permettre d’établir le caractère abusif des rabais litigieux d’Intel. Cela étant, le Tribunal estime ne pas pouvoir s’en tenir à ce constat. Dès lors que l’arrêt sur pourvoi indique que le test AEC a revêtu une importance réelle dans l’appréciation par la Commission de la capacité de la pratique de rabais en cause de produire un effet d’éviction, le Tribunal était tenu d’examiner les arguments avancés par Intel au sujet dudit test.
En troisième lieu, étant donné que l’analyse de la capacité des rabais litigieux de restreindre la concurrence s’inscrit dans le cadre de la démonstration de l’existence d’une infraction au droit de la concurrence, en l’occurrence d’un abus de position dominante, le Tribunal rappelle les règles relatives à la répartition de la charge de la preuve ainsi qu’au niveau de preuve requis. Ainsi, le principe de la présomption d’innocence, applicable en la matière également, impose à la Commission d’établir l’existence d’une telle infraction, au besoin par un faisceau d’indices précis et concordants, de manière à ne laisser subsister aucun doute à cet égard. Lorsque cette dernière soutient que des faits établis ne peuvent s’expliquer que par un comportement anticoncurrentiel, l’existence de l’infraction en cause doit être considérée comme insuffisamment démontrée si les entreprises concernées parviennent à avancer une autre explication plausible des faits. En revanche, lorsque la Commission se fonde sur des éléments de preuve, en principe, propres à démontrer l’existence de l’infraction, c’est aux entreprises concernées qu’il appartient de démontrer l’insuffisance de leur valeur probante.
En quatrième lieu, c’est à la lumière de ces règles que le Tribunal examine les arguments concernant les erreurs prétendument commises par la Commission dans son analyse AEC. À cet égard, il juge que la Commission n’a pas établi à suffisance de droit la capacité de chacun des rabais litigieux de produire un effet d’éviction, au vu des arguments avancés par Intel quant à l’évaluation par la Commission des critères d’analyse pertinents.
En effet, premièrement, en ce qui concerne l’application du test AEC à Dell, le Tribunal estime que, dans les circonstances du cas d’espèce, la Commission pouvait, certes, valablement s’appuyer, aux fins de l’évaluation de la « part disputable »{7}, sur des données connues d’opérateurs économiques autres que l’entreprise dominante. Cependant, après avoir examiné les éléments avancés par Intel à cet égard, le Tribunal conclut que ces derniers sont à même de faire naître un doute dans l’esprit du juge sur le résultat de cette évaluation, jugeant, par conséquent insuffisants les éléments retenus par la Commission pour conclure à la capacité des rabais accordés à Dell de produire un effet d’éviction durant toute la période pertinente. Deuxièmement, il en va de même, selon le Tribunal, pour l’analyse du rabais accordé à HP, l’effet d’éviction retenu n’ayant notamment pas été démontré pour l’intégralité de la période infractionnelle. Troisièmement, en ce qui concerne les rabais accordés, sous différentes conditions, à des sociétés intégrées du groupe NEC, le Tribunal constate deux erreurs viciant l’analyse de la Commission, l’une affectant la valeur des rabais conditionnels, l’autre tenant à l’extrapolation insuffisamment justifiée de résultats valant pour un seul trimestre à l’ensemble de la période infractionnelle. Quatrièmement, le Tribunal conclut également à une insuffisance de preuve, s’agissant de la capacité des rabais accordés à Lenovo de produire un effet d’éviction, en raison d’erreurs commises par la Commission dans l’appréciation chiffrée des avantages en nature en cause. Cinquièmement, le Tribunal conclut dans le même sens quant à l’analyse AEC concernant Media-Saturn, estimant, notamment, que la Commission ne s’était nullement expliquée au sujet des raisons l’ayant conduite à extrapoler, dans l’analyse des paiements octroyés à ce distributeur, les résultats obtenus, aux fins de l’analyse des rabais accordés à NEC, pour une période d’un trimestre pour toutel
a période infractionnelle.
En cinquième et dernier lieu, le Tribunal vérifie si la décision attaquée a dûment tenu compte de tous les critères permettant d’établir la capacité de pratiques tarifaires de produire un effet d’éviction, en vertu de la jurisprudence de la Cour. Or, à cet égard, il constate que la Commission n’a pas dûment examiné le critère relatif au taux de couverture du marché par la pratique contestée et n’a pas davantage procédé à une analyse correcte de la durée des rabais.
Il ressort, en conséquence, de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’analyse réalisée par la Commission est incomplète et, en tout état de cause, ne permet pas d’établir à suffisance de droit, que les rabais litigieux étaient capables ou susceptibles d’avoir des effets anticoncurrentiels, ce pour quoi le Tribunal annule la décision, en ce qu’elle considère ces pratiques comme constitutives d’un abus au sens de l’article 102 TFUE.
Enfin, en ce qui concerne l’incidence d’une telle annulation partielle de la décision attaquée sur le montant de l’amende infligée par la Commission à Intel, le Tribunal estime ne pas être en mesure d’identifier le montant de l’amende afférent uniquement aux restrictions non déguisées. En conséquence, il annule dans son intégralité l’article de la décision attaquée infligeant à Intel une amende d’un montant de 1,06 milliard d’euros au titre de l’infraction constatée.
{1} Décision C(2009) 3726 final de la Commission, du 13 mai 2009, relative à une procédure d’application de l’article [102 TFUE] et de l’article 54 de l’accord EEE (affaire COMP/C-3/37.990 - Intel).
{2} Le processeur est un composant essentiel de tout ordinateur, tant pour les performances générales du système que pour le coût global de l’appareil.
{3} Les microprocesseurs utilisés dans les ordinateurs peuvent être regroupés en deux catégories, à savoir les processeurs x86 et les processeurs fondés sur une autre architecture. L’architecture x86 est une norme conçue par Intel qui permet le fonctionnement des systèmes d’exploitation Windows et Linux.
{4} Arrêt du 12 juin 2014, Intel/Commission (T-286/09, EU:T:2014:547, ci-après l’« arrêt initial »).
{5} Arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C-413/14 P, EU:C:2017:632, ci-après l’« arrêt sur pourvoi »).
{6} L’analyse économique ainsi réalisée portait, en l’occurrence, sur la capacité des rabais litigieux d’évincer un concurrent qui serait aussi efficace qu’Intel sans occuper pour autant une position dominante. Concrètement, l’analyse visait à établir le prix auquel un concurrent aussi efficace qu’Intel et subissant les mêmes coûts que cette dernière aurait dû proposer ses processeurs afin d’indemniser un équipementier informatique ou un distributeur d’appareils microélectroniques pour la perte des rabais en cause, afin de déterminer si, dans un tel cas, ce concurrent peut toujours couvrir ses coûts.
{7} Cette expression désigne, en l’occurrence, la part du marché que les clients d’Intel étaient disposés et en mesure de reporter leur approvisionnement sur un autre fournisseur, nécessairement limitée compte tenu, notamment, de la nature du produit ainsi que de l’image de marque et du profil d’Intel.
38. Concurrence - Règles de l'Union - Champ d'application territorial - Compétence de la Commission - Admissibilité au regard du droit international public - Mise en œuvre ou effets qualifiés des pratiques abusives dans l'EEE - Voies alternatives - Critère de l'effet immédiat, substantiel et prévisible - Portée
Les règles de concurrence de l’Union énoncées aux articles 101 et 102 TFUE tendent à appréhender les comportements, collectifs et unilatéraux, des entreprises qui limitent le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur. En effet, tandis que l’article 101 TFUE interdit les accords et les pratiques qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur, l’article 102 TFUE prohibe l’exploitation abusive d’une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci. S’agissant de l’application de l’article 101 TFUE, le fait pour une entreprise participant à un accord d’être située dans un État tiers ne fait pas obstacle à l’application de cette disposition, dès lors qu’un tel accord produit ses effets sur le territoire du marché intérieur. Par ailleurs, afin de justifier l’application du critère de la mise en œuvre, faire dépendre l’applicabilité des interdictions édictées par le droit de la concurrence du lieu de la formation de l’entente aboutirait à l’évidence à fournir aux entreprises un moyen facile de se soustraire auxdites interdictions. Or, le critère des effets qualifiés poursuit le même objectif, à savoir appréhender des comportements qui n’ont certes pas été adoptés sur le territoire de l’Union, mais dont les effets anticoncurrentiels sont susceptibles de se faire sentir sur le marché de l’Union. Le critère des effets qualifiés peut donc servir de fondement à la compétence de la Commission.
Ainsi, le critère des effets qualifiés permet de justifier l’application du droit de la concurrence de l’Union au regard du droit international public, lorsqu’il est prévisible que le comportement en cause produise un effet immédiat et substantiel dans l’Union.
C’est au regard du comportement de l’entreprise ou des entreprises en cause, pris dans son ensemble, qu’il convient de déterminer si la Commission dispose de la compétence nécessaire pour appliquer, dans chaque cas, le droit de la concurrence de l’Union. À cet égard, il suffit de tenir compte des effets probables d’un comportement sur la concurrence pour que la condition tenant à l’exigence de prévisibilité soit remplie. D’une part, dès lors que le comportement de l'entreprise en position dominante à l’égard d'un fabriquant d'ordinateur relevait d’une stratégie d’ensemble visant à ce qu’aucun ordinateur portable du fabriquant d'ordinateur équipé du produit d'un concurrent ne soit disponible sur le marché, y compris dans l’Espace économique européen (EEE), le comportement de l'entreprise en position dominante était susceptible d’avoir un effet immédiat dans l’EEE. D'autre part, en présence d’une stratégie, telle que celle développée par ladite entreprise à l’égard du fabriquant d'ordinateur, visant à barrer l’accès du concurrent aux canaux de vente les plus importants du marché, il convenait de prendre en considération le comportement de l’entreprise pris dans son ensemble afin d’apprécier le caractère substantiel de ses effets sur le marché de l’Union et de l’EEE.
Procéder autrement conduirait à une fragmentation artificielle d’un comportement anticoncurrentiel global, susceptible d’affecter la structure du marché au sein de l’EEE, en une série de comportements distincts risquant d’échapper à la compétence de l’Union.
Arrêt du 6 septembre 2017, Intel / Commission (C-413/14 P) (cf. points 42-46, 49-52, 55-57)
39. Position dominante - Abus - Conditions de transaction non équitables - Appréciation - Redevances appliquées par un organisme de gestion de droits d'auteur - Comparaison avec les redevances appliquées dans d'autres États membres - Choix des États de référence - Comparaison des tarifs pratiqués dans des segments d'utilisateurs spécifiques - Admissibilité - Conditions
Voir le texte de la décision.
Arrêt du 14 septembre 2017, Konkurences padome (C-177/16) (cf. points 31-51, disp. 2)
40. Position dominante - Abus - Conditions de transaction non équitables - Appréciation - Redevances appliquées par un organisme de gestion de droits d'auteur - Comparaison avec les redevances appliquées dans d'autres États membres - Écart significatif et persistant entre les tarifs comparés - Indice d'abus - Obligations probatoires de l'organisme de gestion contestant l'abus
Voir le texte de la décision.
Arrêt du 14 septembre 2017, Konkurences padome (C-177/16) (cf. points 52-61, disp. 3)
41. Position dominante - Abus - Refus d'une entreprise en position dominante de laisser une autre entreprise accéder à un produit ou à un service nécessaire à son activité - Système de réparation sélective de montres - Absence de risque d'élimination de toute concurrence effective - Absence d'abus
Voir le texte de la décision.
Arrêt du 23 octobre 2017, CEAHR / Commission (T-712/14) (cf. points 87-91, 106-112)
42. Position dominante - Abus - Notion de "désavantage dans la concurrence" - Prix discriminatoires appliqués par une entreprise en position dominante à des partenaires commerciaux sur le marché en aval - Effet potentiel de distorsion de concurrence entre lesdits partenaires - Nécessité d'une analyse de l'ensemble des circonstances pertinentes de l'espèce - Nécessité de la preuve d'une détérioration effective et quantifiable de la position concurrentielle - Absence
La notion de "désavantage dans la concurrence", au sens de l’article 102, second alinéa, sous c), TFUE, doit être interprétée en ce sens qu’elle vise, dans l’hypothèse où une entreprise dominante applique des prix discriminatoires à des partenaires commerciaux sur le marché en aval, la situation dans laquelle ce comportement est susceptible d’avoir pour effet une distorsion de la concurrence entre ces partenaires commerciaux. La constatation d’un tel "désavantage dans la concurrence" ne requiert pas la preuve d’une détérioration effective et quantifiable de la position concurrentielle, mais doit se fonder sur une analyse de l’ensemble des circonstances pertinentes de l’espèce qui permet de conclure que ledit comportement a une influence sur les coûts, sur les bénéfices, ou sur un autre intérêt pertinent d’un ou de plusieurs desdits partenaires, de sorte que ce comportement est de nature à affecter ladite position.
Afin d’établir si une discrimination de prix pratiquée par une entreprise en position dominante vis-à-vis de ses partenaires commerciaux tend à fausser la concurrence sur le marché en aval, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé, en substance, au point 63 de ses conclusions, la seule présence d’un désavantage immédiat affectant des opérateurs qui se sont vu infliger des prix supérieurs par rapport aux tarifs applicables à leurs concurrents pour une prestation équivalente ne signifie pas pour autant que la concurrence soit faussée ou soit susceptible de l’être.
En effet, c’est seulement si le comportement de l’entreprise en position dominante tend, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, à conduire à une distorsion de concurrence entre ces partenaires commerciaux, que la discrimination de partenaires commerciaux qui se trouvent dans un rapport de concurrence peut être considérée comme abusive. Dans une telle situation, il ne saurait, toutefois, être exigé que soit apportée en outre la preuve d’une détérioration effective et quantifiable de la position concurrentielle des partenaires commerciaux pris individuellement (arrêt du 15 mars 2007, British Airways/Commission, C-95/04 P, EU:C:2007:166, point 145). Dès lors, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 86 de ses conclusions, il importe d’effectuer un examen de l’ensemble des circonstances pertinentes afin de déterminer si une discrimination de prix produit ou est susceptible de produire un désavantage concurrentiel, au sens de l’article 102, second alinéa, sous c), TFUE.
S’agissant de la question de savoir si, pour l’application de l’article 102, second alinéa, sous c), TFUE, il y a lieu de tenir compte de la gravité d’un éventuel désavantage concurrentiel, il convient de relever que la fixation d’un seuil de sensibilité (de minimis) en vue de déterminer une exploitation abusive d’une position dominante ne se justifie pas (voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2015, Post Danmark, C-23/14, EU:C:2015:651, point 73). Cependant, pour qu’elle soit susceptible de créer un désavantage dans la concurrence, il faut que la discrimination de prix visée à l’article 102, second alinéa, sous c), TFUE affecte les intérêts de l’opérateur qui s’est vu imposer des tarifs supérieurs par rapport à ses concurrents.
43. Position dominante - Abus - Refus d'une entreprise en position dominante de laisser une autre entreprise accéder à un produit ou à un service - Accès par des entreprises tierces à la boucle locale de l'opérateur historique sur le marché des services de télécommunication à haut débit - Refus implicite d'accès - Cadre réglementaire imposant l'accès - Obligation pour la Commission de démontrer le caractère indispensable dudit accès pour l'entrée sur le marché des opérateurs concurrents - Absence
Afin que le refus par une entreprise en position dominante d’accorder l’accès à un service puisse constituer un abus au sens de l’article 102 TFUE, il faut que ce refus soit de nature à éliminer toute concurrence sur le marché de la part du demandeur du service, que ce refus ne puisse être objectivement justifié et que le service en lui-même soit indispensable à l’exercice de l’activité du demandeur.
Par ailleurs, il ressort des points 43 et 44 de l'arrêt du 26 novembre 1998, Bronner, C-7/97, que, pour déterminer si un produit ou un service est indispensable pour permettre à une entreprise d’exercer son activité sur un marché déterminé, il convient de rechercher s’il existe des produits ou des services constituant des solutions alternatives, même si elles sont moins avantageuses, et s’il existe des obstacles techniques, réglementaires ou économiques de nature à rendre impossible, ou du moins déraisonnablement difficile, pour toute entreprise entendant opérer sur ledit marché la création, éventuellement en collaboration avec d’autres opérateurs, de produits ou de services alternatifs. Selon le point 46 de cet arrêt, enfin, pour pouvoir admettre l’existence d’obstacles de nature économique, il doit à tout le moins être établi que la création de ces produits ou services n’est pas économiquement rentable pour une production à une échelle comparable à celle de l’entreprise contrôlant le produit ou le service existant.
Toutefois, dès lors qu'une réglementation relative au secteur des télécommunications définit le cadre juridique applicable à celui-ci et que, ce faisant, elle contribue à déterminer les conditions de concurrence dans lesquelles une entreprise de télécommunications exerce ses activités sur les marchés concernés, ladite réglementation constitue un élément pertinent pour l’application de l’article 102 TFUE aux comportements adoptés par cette entreprise, notamment pour apprécier le caractère abusif de tels comportements.
Ainsi, lorsque le cadre réglementaire pertinent impose clairement à l'opérateur historique sur le marché des services de télécommunication à haut débit d’accéder à toutes les demandes de dégroupage de sa boucle locale considérées comme raisonnables et justifiées, afin de permettre à des opérateurs alternatifs, sur cette base, d’offrir leurs propres services sur le marché de détail de masse (ou grand public) des services à haut débit en position fixe, la démonstration, par la Commission, qu’un tel accès présente bien un caractère indispensable, n’est pas requise.
Arrêt du 13 décembre 2018, Deutsche Telekom / Commission (T-827/14) (cf. points 95-97, 101)
Arrêt du 13 décembre 2018, Slovak Telekom / Commission (T-851/14) (cf. points 115-117, 119, 121)
44. Position dominante - Abus - Refus d'une entreprise en position dominante de laisser une autre entreprise accéder à un produit ou à un service nécessaire à son activité - Accès par des entreprises aux infrastructures gérées par la société nationale des chemins de fer - Suppression d'une voie ferrée par la société nationale des chemins de fer - Caractère abusif - Critère d'appréciation - Éviction effective ou probable d'un concurrent - Appréciation - Suppression hâtive de la voie ferrée sans mobiliser les fonds nécessaires et sans suivre les étapes préparatoires normales - Absence de justification objective pour cette suppression - Suppression rendant l'accès d'un concurrent au marché plus difficile
Lietuvos geležinkeliai AB (ci-après « LG »), la société nationale des chemins de fer de Lituanie, est à la fois gestionnaire des infrastructures ferroviaires et fournisseur de services de transport ferroviaire en Lituanie. En cette dernière qualité, LG a conclu, en 1999, un accord commercial avec la société Orlen Lietuva AB (ci-après « Orlen »), une société pétrolière lituanienne détenue par l’entreprise pétrolière polonaise PKN Orlen SA, en vue de lui fournir des services de transport ferroviaire sur le territoire lituanien. Cet accord visait notamment le transport de produits pétroliers issus d’une importante raffinerie appartenant à Orlen située à Bugeniai, au nord-ouest de la Lituanie, à proximité de la frontière avec la Lettonie, vers le terminal maritime lituanien de Klaipėda en vue de l’acheminement de ces produits en Europe de l’Ouest.
À la suite d’un litige, survenu en 2008, entre LG et Orlen au sujet des tarifs des services de transport ferroviaire faisant l’objet de l’accord, Orlen a envisagé de redéployer ses activités d’exportation maritime au départ de Klaipėda vers les terminaux maritimes de Riga et de Ventspils, en Lettonie, et, dans ce contexte, de confier le transport de ses produits issus de la raffinerie de Bugeniai à Latvijas dzelzceļš, la société nationale des chemins de fer de Lettonie (ci-après « LDZ »). Pour acheminer son fret vers les terminaux maritimes lettons, Orlen prévoyait l’utilisation d’une ligne ferroviaire allant de sa raffinerie à Rengė, en Lettonie (ci après l’« itinéraire court »), ligne qu’elle avait jusqu’alors utilisée pour desservir les marchés lettons et estoniens.
En raison d’une déformation de la voie ferrée de quelques dizaines de mètres sur l’itinéraire court, LG, en sa qualité de gestionnaire des infrastructures ferroviaires, a suspendu, le 2 septembre 2008, le trafic sur un tronçon de 19 km de cet itinéraire (ci-après la « voie ferrée litigieuse »). À partir du 3 octobre 2008, LG a procédé au démantèlement complet de la voie ferrée litigieuse qui s’est achevé avant la fin du mois d’octobre 2008.
Par la suite, considérant que LG n’avait pas l’intention de réparer la voie ferrée litigieuse à court terme, Orlen a dû renoncer à son projet de recourir aux services de LDZ{1}.
Saisie d’une plainte introduite par Orlen, la Commission européenne, par décision du 2 octobre 2017, a conclu que, en supprimant la voie ferrée litigieuse, LG avait abusé de sa position dominante en tant que gestionnaire des infrastructures ferroviaires lituaniennes dans la mesure où elle a empêché LDZ d’entrer sur le marché du transport ferroviaire de produits pétroliers depuis la raffinerie d’Orlen vers les terminaux maritimes de Klaipėda, de Riga et de Ventspils (ci-après « le marché en cause »). Pour cette infraction, la Commission a infligé à LG une amende de 27 873 000 euros et lui a enjoint de mettre fin à la violation du droit de la concurrence de l’Union.
LG a introduit un recours contre la décision de la Commission devant le Tribunal de l’Union européenne.
Par son arrêt de ce jour, le Tribunal relève, tout d’abord, que, en sa qualité de gestionnaire, en situation de position dominante, des infrastructures ferroviaires lituaniennes, LG est chargée, en vertu du droit de l’Union et du droit national, d’accorder l’accès aux infrastructures ferroviaires publiques ainsi que d’assurer le bon état technique de ces infrastructures et un trafic ferroviaire sûr et ininterrompu et, en cas de perturbation du trafic ferroviaire, de prendre toutes les mesures nécessaires pour rétablir la situation normale. Par ailleurs, cette entreprise détient une position dominante sur le marché de la gestion des infrastructures ferroviaires, qui découle d’un ancien monopole légal, et n’a pas investi dans le réseau ferroviaire, qui appartient à l’État lituanien.
Dans ce contexte, le Tribunal considère que le comportement en cause, à savoir la suppression de la voie ferrée litigieuse, ne peut être apprécié à la lumière de la jurisprudence établie en matière de refus de fournir l’accès à des infrastructures essentielles, qui fixe un seuil plus élevé pour conclure au caractère abusif d’une pratique que celui appliqué dans la décision attaquée. En effet, un tel comportement doit être analysé comme un agissement de nature à faire obstacle à l’entrée sur le marché en rendant l’accès à ce dernier plus difficile et à entraîner ainsi un effet d’éviction anticoncurrentielle.
Le Tribunal confirme, ensuite, que LG n’est pas parvenue à démontrer que, après l’apparition de la déformation en cause sur la voie ferrée litigieuse et l’évaluation détaillée de l’état de la totalité de cette dernière, celle-ci se trouvait dans un état qui justifiait sa suppression intégrale immédiate. À cet égard, le Tribunal considère que la Commission a établi à juste titre que des problèmes concernant une portion de 1,6 km sur les 19 km de la voie ferrée litigieuse ne pouvaient justifier sa suppression complète et immédiate. En tout état de cause, le cadre réglementaire applicable imposait à LG non seulement l’obligation de garantir la sécurité de son réseau ferroviaire, mais également celle de minimiser les perturbations et d’améliorer les performances de ce réseau.
S’agissant de l’argument de LG selon lequel la suppression intégrale et immédiate de la voie ferrée litigieuse, suivie de sa reconstruction complète et immédiate, que LG affirme avoir initialement envisagée, était économiquement plus avantageuse que la mise en œuvre de réparations ciblées immédiates suivies d’une reconstruction complète mais échelonnée, le Tribunal constate que, à défaut de disposer du financement nécessaire pour entamer les travaux de reconstruction et d’avoir suivi les étapes préparatoires normales en vue de la réalisation de tels travaux, LG n’avait aucune raison de procéder en toute hâte à la suppression de la voie ferrée litigieuse. De même, c’est sans commettre d’erreur que la Commission a établi que procéder au démantèlement d’une voie ferrée, avant même le début des travaux de rénovation, constituait un comportement extrêmement inhabituel dans le secteur ferroviaire.
De plus, le Tribunal confirme que, disposant d’une position dominante non seulement en tant que gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire mais également sur le marché en cause, il incombait à LG une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte à une concurrence effective et non faussée sur ce marché. Dès lors, au moment de décider de la solution à apporter à la déformation de la voie ferrée litigieuse, LG aurait dû tenir compte de cette responsabilité et éviter d’éliminer toute possibilité de remettre la voie ferrée litigieuse en service à court terme. Toutefois, en supprimant la totalité de la voie ferrée litigieuse, LG n’a pas assumé cette responsabilité dans la mesure où son comportement a rendu plus difficile l’accès au marché en cause.
Quant à l’impact de la suppression de la voie ferrée litigieuse sur la possibilité pour LDZ de transporter les produits pétroliers d’Orlen destinés à l’exportation maritime depuis la raffinerie vers les terminaux maritimes lettons, le Tribunal relève que le fait de devoir utiliser, en Lituanie, un itinéraire plus long et plus fréquenté que la partie lituanienne de l’itinéraire court comportait pour LDZ des risques de conflits de sillons ferroviaires plus élevés, une incertitude quant à la qualité et au coût des services ferroviaires complémentaires ainsi que des risques se rattachant au manque d’informations et de transparence sur les conditions d’entrée sur le marché et, de ce fait, une dépendance plus importante vis-à-vis du gestionnaire du réseau ferroviaire lituanien. De plus, le Tribunal note que, en 2008 et en 2009, les coûts du transport de produits pétroliers d’Orlen étaient plus élevés sur les itinéraires plus longs vers les terminaux maritimes lettons que sur l’itinéraire vers Klaipėda. Par conséquent, aucune erreur d’appréciation ne peut être reprochée à la Commission pour avoir conclu que les itinéraires plus longs vers les terminaux maritimes lettons n’auraient pas été compétitifs par rapport à l’itinéraire vers Klaipėda.
Dans ces conditions, le Tribunal rejette, en substance, le recours de LG dans son intégralité.
Toutefois, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction en matière de fixation d’amendes, le Tribunal, eu égard à la gravité et à la durée de l’infraction, estime opportun de réduire le montant de l’amende imposée à LG de 27 873 000 à 20 068 650 euros.
{1} Lors de l’audience, LG et LDZ ont néanmoins confirmé que les travaux de reconstruction de la voie ferrée litigieuse avaient été finalement entamés et étaient censés être achevés en décembre 2019 et que celle-ci devait être rouverte au trafic avant la fin du mois de février 2020.
Arrêt du 18 novembre 2020, Lietuvos geležinkeliai / Commission (T-814/17) (cf. points 156-181)
45. Position dominante - Abus - Effet anticoncurrentiel - Caractère suffisant d'un effet potentiel - Suppression d'une voie ferrée par la société nationale des chemins de fer - Acte susceptible d'avoir des effets anticoncurrentiels sur le marché - Suspension préalable du trafic sur ladite voie ferrée à la suite de la détection d'une déformation de celle-ci - Absence d'incidence - Nécessité d'examiner les éventuels effets anticoncurrentiels de l'absence de réparation de la voie ferrée - Absence
Lietuvos geležinkeliai AB (ci-après « LG »), la société nationale des chemins de fer de Lituanie, est à la fois gestionnaire des infrastructures ferroviaires et fournisseur de services de transport ferroviaire en Lituanie. En cette dernière qualité, LG a conclu, en 1999, un accord commercial avec la société Orlen Lietuva AB (ci-après « Orlen »), une société pétrolière lituanienne détenue par l’entreprise pétrolière polonaise PKN Orlen SA, en vue de lui fournir des services de transport ferroviaire sur le territoire lituanien. Cet accord visait notamment le transport de produits pétroliers issus d’une importante raffinerie appartenant à Orlen située à Bugeniai, au nord-ouest de la Lituanie, à proximité de la frontière avec la Lettonie, vers le terminal maritime lituanien de Klaipėda en vue de l’acheminement de ces produits en Europe de l’Ouest.
À la suite d’un litige, survenu en 2008, entre LG et Orlen au sujet des tarifs des services de transport ferroviaire faisant l’objet de l’accord, Orlen a envisagé de redéployer ses activités d’exportation maritime au départ de Klaipėda vers les terminaux maritimes de Riga et de Ventspils, en Lettonie, et, dans ce contexte, de confier le transport de ses produits issus de la raffinerie de Bugeniai à Latvijas dzelzceļš, la société nationale des chemins de fer de Lettonie (ci-après « LDZ »). Pour acheminer son fret vers les terminaux maritimes lettons, Orlen prévoyait l’utilisation d’une ligne ferroviaire allant de sa raffinerie à Rengė, en Lettonie (ci après l’« itinéraire court »), ligne qu’elle avait jusqu’alors utilisée pour desservir les marchés lettons et estoniens.
En raison d’une déformation de la voie ferrée de quelques dizaines de mètres sur l’itinéraire court, LG, en sa qualité de gestionnaire des infrastructures ferroviaires, a suspendu, le 2 septembre 2008, le trafic sur un tronçon de 19 km de cet itinéraire (ci-après la « voie ferrée litigieuse »). À partir du 3 octobre 2008, LG a procédé au démantèlement complet de la voie ferrée litigieuse qui s’est achevé avant la fin du mois d’octobre 2008.
Par la suite, considérant que LG n’avait pas l’intention de réparer la voie ferrée litigieuse à court terme, Orlen a dû renoncer à son projet de recourir aux services de LDZ{1}.
Saisie d’une plainte introduite par Orlen, la Commission européenne, par décision du 2 octobre 2017, a conclu que, en supprimant la voie ferrée litigieuse, LG avait abusé de sa position dominante en tant que gestionnaire des infrastructures ferroviaires lituaniennes dans la mesure où elle a empêché LDZ d’entrer sur le marché du transport ferroviaire de produits pétroliers depuis la raffinerie d’Orlen vers les terminaux maritimes de Klaipėda, de Riga et de Ventspils (ci-après « le marché en cause »). Pour cette infraction, la Commission a infligé à LG une amende de 27 873 000 euros et lui a enjoint de mettre fin à la violation du droit de la concurrence de l’Union.
LG a introduit un recours contre la décision de la Commission devant le Tribunal de l’Union européenne.
Par son arrêt de ce jour, le Tribunal relève, tout d’abord, que, en sa qualité de gestionnaire, en situation de position dominante, des infrastructures ferroviaires lituaniennes, LG est chargée, en vertu du droit de l’Union et du droit national, d’accorder l’accès aux infrastructures ferroviaires publiques ainsi que d’assurer le bon état technique de ces infrastructures et un trafic ferroviaire sûr et ininterrompu et, en cas de perturbation du trafic ferroviaire, de prendre toutes les mesures nécessaires pour rétablir la situation normale. Par ailleurs, cette entreprise détient une position dominante sur le marché de la gestion des infrastructures ferroviaires, qui découle d’un ancien monopole légal, et n’a pas investi dans le réseau ferroviaire, qui appartient à l’État lituanien.
Dans ce contexte, le Tribunal considère que le comportement en cause, à savoir la suppression de la voie ferrée litigieuse, ne peut être apprécié à la lumière de la jurisprudence établie en matière de refus de fournir l’accès à des infrastructures essentielles, qui fixe un seuil plus élevé pour conclure au caractère abusif d’une pratique que celui appliqué dans la décision attaquée. En effet, un tel comportement doit être analysé comme un agissement de nature à faire obstacle à l’entrée sur le marché en rendant l’accès à ce dernier plus difficile et à entraîner ainsi un effet d’éviction anticoncurrentielle.
Le Tribunal confirme, ensuite, que LG n’est pas parvenue à démontrer que, après l’apparition de la déformation en cause sur la voie ferrée litigieuse et l’évaluation détaillée de l’état de la totalité de cette dernière, celle-ci se trouvait dans un état qui justifiait sa suppression intégrale immédiate. À cet égard, le Tribunal considère que la Commission a établi à juste titre que des problèmes concernant une portion de 1,6 km sur les 19 km de la voie ferrée litigieuse ne pouvaient justifier sa suppression complète et immédiate. En tout état de cause, le cadre réglementaire applicable imposait à LG non seulement l’obligation de garantir la sécurité de son réseau ferroviaire, mais également celle de minimiser les perturbations et d’améliorer les performances de ce réseau.
S’agissant de l’argument de LG selon lequel la suppression intégrale et immédiate de la voie ferrée litigieuse, suivie de sa reconstruction complète et immédiate, que LG affirme avoir initialement envisagée, était économiquement plus avantageuse que la mise en œuvre de réparations ciblées immédiates suivies d’une reconstruction complète mais échelonnée, le Tribunal constate que, à défaut de disposer du financement nécessaire pour entamer les travaux de reconstruction et d’avoir suivi les étapes préparatoires normales en vue de la réalisation de tels travaux, LG n’avait aucune raison de procéder en toute hâte à la suppression de la voie ferrée litigieuse. De même, c’est sans commettre d’erreur que la Commission a établi que procéder au démantèlement d’une voie ferrée, avant même le début des travaux de rénovation, constituait un comportement extrêmement inhabituel dans le secteur ferroviaire.
De plus, le Tribunal confirme que, disposant d’une position dominante non seulement en tant que gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire mais également sur le marché en cause, il incombait à LG une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte à une concurrence effective et non faussée sur ce marché. Dès lors, au moment de décider de la solution à apporter à la déformation de la voie ferrée litigieuse, LG aurait dû tenir compte de cette responsabilité et éviter d’éliminer toute possibilité de remettre la voie ferrée litigieuse en service à court terme. Toutefois, en supprimant la totalité de la voie ferrée litigieuse, LG n’a pas assumé cette responsabilité dans la mesure où son comportement a rendu plus difficile l’accès au marché en cause.
Quant à l’impact de la suppression de la voie ferrée litigieuse sur la possibilité pour LDZ de transporter les produits pétroliers d’Orlen destinés à l’exportation maritime depuis la raffinerie vers les terminaux maritimes lettons, le Tribunal relève que le fait de devoir utiliser, en Lituanie, un itinéraire plus long et plus fréquenté que la partie lituanienne de l’itinéraire court comportait pour LDZ des risques de conflits de sillons ferroviaires plus élevés, une incertitude quant à la qualité et au coût des services ferroviaires complémentaires ainsi que des risques se rattachant au manque d’informations et de transparence sur les conditions d’entrée sur le marché et, de ce fait, une dépendance plus importante vis-à-vis du gestionnaire du réseau ferroviaire lituanien. De plus, le Tribunal note que, en 2008 et en 2009, les coûts du transport de produits pétroliers d’Orlen étaient plus élevés sur les itinéraires plus longs vers les terminaux maritimes lettons que sur l’itinéraire vers Klaipėda. Par conséquent, aucune erreur d’appréciation ne peut être reprochée à la Commission pour avoir conclu que les itinéraires plus longs vers les terminaux maritimes lettons n’auraient pas été compétitifs par rapport à l’itinéraire vers Klaipėda.
Dans ces conditions, le Tribunal rejette, en substance, le recours de LG dans son intégralité.
Toutefois, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction en matière de fixation d’amendes, le Tribunal, eu égard à la gravité et à la durée de l’infraction, estime opportun de réduire le montant de l’amende imposée à LG de 27 873 000 à 20 068 650 euros.
{1} Lors de l’audience, LG et LDZ ont néanmoins confirmé que les travaux de reconstruction de la voie ferrée litigieuse avaient été finalement entamés et étaient censés être achevés en décembre 2019 et que celle-ci devait être rouverte au trafic avant la fin du mois de février 2020.
46. Position dominante - Abus - Effet anticoncurrentiel - Existence de barrières à l'entrée du marché - Appréciation - Suppression d'une voie ferrée - Absence d'itinéraires alternatifs compétitifs
Lietuvos geležinkeliai AB (ci-après « LG »), la société nationale des chemins de fer de Lituanie, est à la fois gestionnaire des infrastructures ferroviaires et fournisseur de services de transport ferroviaire en Lituanie. En cette dernière qualité, LG a conclu, en 1999, un accord commercial avec la société Orlen Lietuva AB (ci-après « Orlen »), une société pétrolière lituanienne détenue par l’entreprise pétrolière polonaise PKN Orlen SA, en vue de lui fournir des services de transport ferroviaire sur le territoire lituanien. Cet accord visait notamment le transport de produits pétroliers issus d’une importante raffinerie appartenant à Orlen située à Bugeniai, au nord-ouest de la Lituanie, à proximité de la frontière avec la Lettonie, vers le terminal maritime lituanien de Klaipėda en vue de l’acheminement de ces produits en Europe de l’Ouest.
À la suite d’un litige, survenu en 2008, entre LG et Orlen au sujet des tarifs des services de transport ferroviaire faisant l’objet de l’accord, Orlen a envisagé de redéployer ses activités d’exportation maritime au départ de Klaipėda vers les terminaux maritimes de Riga et de Ventspils, en Lettonie, et, dans ce contexte, de confier le transport de ses produits issus de la raffinerie de Bugeniai à Latvijas dzelzceļš, la société nationale des chemins de fer de Lettonie (ci-après « LDZ »). Pour acheminer son fret vers les terminaux maritimes lettons, Orlen prévoyait l’utilisation d’une ligne ferroviaire allant de sa raffinerie à Rengė, en Lettonie (ci après l’« itinéraire court »), ligne qu’elle avait jusqu’alors utilisée pour desservir les marchés lettons et estoniens.
En raison d’une déformation de la voie ferrée de quelques dizaines de mètres sur l’itinéraire court, LG, en sa qualité de gestionnaire des infrastructures ferroviaires, a suspendu, le 2 septembre 2008, le trafic sur un tronçon de 19 km de cet itinéraire (ci-après la « voie ferrée litigieuse »). À partir du 3 octobre 2008, LG a procédé au démantèlement complet de la voie ferrée litigieuse qui s’est achevé avant la fin du mois d’octobre 2008.
Par la suite, considérant que LG n’avait pas l’intention de réparer la voie ferrée litigieuse à court terme, Orlen a dû renoncer à son projet de recourir aux services de LDZ{1}.
Saisie d’une plainte introduite par Orlen, la Commission européenne, par décision du 2 octobre 2017, a conclu que, en supprimant la voie ferrée litigieuse, LG avait abusé de sa position dominante en tant que gestionnaire des infrastructures ferroviaires lituaniennes dans la mesure où elle a empêché LDZ d’entrer sur le marché du transport ferroviaire de produits pétroliers depuis la raffinerie d’Orlen vers les terminaux maritimes de Klaipėda, de Riga et de Ventspils (ci-après « le marché en cause »). Pour cette infraction, la Commission a infligé à LG une amende de 27 873 000 euros et lui a enjoint de mettre fin à la violation du droit de la concurrence de l’Union.
LG a introduit un recours contre la décision de la Commission devant le Tribunal de l’Union européenne.
Par son arrêt de ce jour, le Tribunal relève, tout d’abord, que, en sa qualité de gestionnaire, en situation de position dominante, des infrastructures ferroviaires lituaniennes, LG est chargée, en vertu du droit de l’Union et du droit national, d’accorder l’accès aux infrastructures ferroviaires publiques ainsi que d’assurer le bon état technique de ces infrastructures et un trafic ferroviaire sûr et ininterrompu et, en cas de perturbation du trafic ferroviaire, de prendre toutes les mesures nécessaires pour rétablir la situation normale. Par ailleurs, cette entreprise détient une position dominante sur le marché de la gestion des infrastructures ferroviaires, qui découle d’un ancien monopole légal, et n’a pas investi dans le réseau ferroviaire, qui appartient à l’État lituanien.
Dans ce contexte, le Tribunal considère que le comportement en cause, à savoir la suppression de la voie ferrée litigieuse, ne peut être apprécié à la lumière de la jurisprudence établie en matière de refus de fournir l’accès à des infrastructures essentielles, qui fixe un seuil plus élevé pour conclure au caractère abusif d’une pratique que celui appliqué dans la décision attaquée. En effet, un tel comportement doit être analysé comme un agissement de nature à faire obstacle à l’entrée sur le marché en rendant l’accès à ce dernier plus difficile et à entraîner ainsi un effet d’éviction anticoncurrentielle.
Le Tribunal confirme, ensuite, que LG n’est pas parvenue à démontrer que, après l’apparition de la déformation en cause sur la voie ferrée litigieuse et l’évaluation détaillée de l’état de la totalité de cette dernière, celle-ci se trouvait dans un état qui justifiait sa suppression intégrale immédiate. À cet égard, le Tribunal considère que la Commission a établi à juste titre que des problèmes concernant une portion de 1,6 km sur les 19 km de la voie ferrée litigieuse ne pouvaient justifier sa suppression complète et immédiate. En tout état de cause, le cadre réglementaire applicable imposait à LG non seulement l’obligation de garantir la sécurité de son réseau ferroviaire, mais également celle de minimiser les perturbations et d’améliorer les performances de ce réseau.
S’agissant de l’argument de LG selon lequel la suppression intégrale et immédiate de la voie ferrée litigieuse, suivie de sa reconstruction complète et immédiate, que LG affirme avoir initialement envisagée, était économiquement plus avantageuse que la mise en œuvre de réparations ciblées immédiates suivies d’une reconstruction complète mais échelonnée, le Tribunal constate que, à défaut de disposer du financement nécessaire pour entamer les travaux de reconstruction et d’avoir suivi les étapes préparatoires normales en vue de la réalisation de tels travaux, LG n’avait aucune raison de procéder en toute hâte à la suppression de la voie ferrée litigieuse. De même, c’est sans commettre d’erreur que la Commission a établi que procéder au démantèlement d’une voie ferrée, avant même le début des travaux de rénovation, constituait un comportement extrêmement inhabituel dans le secteur ferroviaire.
De plus, le Tribunal confirme que, disposant d’une position dominante non seulement en tant que gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire mais également sur le marché en cause, il incombait à LG une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte à une concurrence effective et non faussée sur ce marché. Dès lors, au moment de décider de la solution à apporter à la déformation de la voie ferrée litigieuse, LG aurait dû tenir compte de cette responsabilité et éviter d’éliminer toute possibilité de remettre la voie ferrée litigieuse en service à court terme. Toutefois, en supprimant la totalité de la voie ferrée litigieuse, LG n’a pas assumé cette responsabilité dans la mesure où son comportement a rendu plus difficile l’accès au marché en cause.
Quant à l’impact de la suppression de la voie ferrée litigieuse sur la possibilité pour LDZ de transporter les produits pétroliers d’Orlen destinés à l’exportation maritime depuis la raffinerie vers les terminaux maritimes lettons, le Tribunal relève que le fait de devoir utiliser, en Lituanie, un itinéraire plus long et plus fréquenté que la partie lituanienne de l’itinéraire court comportait pour LDZ des risques de conflits de sillons ferroviaires plus élevés, une incertitude quant à la qualité et au coût des services ferroviaires complémentaires ainsi que des risques se rattachant au manque d’informations et de transparence sur les conditions d’entrée sur le marché et, de ce fait, une dépendance plus importante vis-à-vis du gestionnaire du réseau ferroviaire lituanien. De plus, le Tribunal note que, en 2008 et en 2009, les coûts du transport de produits pétroliers d’Orlen étaient plus élevés sur les itinéraires plus longs vers les terminaux maritimes lettons que sur l’itinéraire vers Klaipėda. Par conséquent, aucune erreur d’appréciation ne peut être reprochée à la Commission pour avoir conclu que les itinéraires plus longs vers les terminaux maritimes lettons n’auraient pas été compétitifs par rapport à l’itinéraire vers Klaipėda.
Dans ces conditions, le Tribunal rejette, en substance, le recours de LG dans son intégralité.
Toutefois, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction en matière de fixation d’amendes, le Tribunal, eu égard à la gravité et à la durée de l’infraction, estime opportun de réduire le montant de l’amende imposée à LG de 27 873 000 à 20 068 650 euros.
{1} Lors de l’audience, LG et LDZ ont néanmoins confirmé que les travaux de reconstruction de la voie ferrée litigieuse avaient été finalement entamés et étaient censés être achevés en décembre 2019 et que celle-ci devait être rouverte au trafic avant la fin du mois de février 2020.
Arrêt du 18 novembre 2020, Lietuvos geležinkeliai / Commission (T-814/17) (cf. points 257-283)
47. Concurrence - Position dominante - Abus - Pratique de prix inférieurs aux coûts dans le but d'éliminer un concurrent - Charge de la preuve
Arrêt du 16 décembre 2020, Fakro / Commission (T-515/18) (cf. points 130-132, 153)
48. Position dominante - Abus - Refus d'une entreprise en position dominante de laisser une autre entreprise accéder à un produit ou à un service nécessaire à son activité - Accès par des entreprises tierces à la boucle locale de l'opérateur historique sur le marché des services de télécommunication à haut débit - Fixation de conditions d'accès inéquitables résultant en un refus implicite d'accès - Appréciation du caractère abusif - Obligation pour la Commission de démontrer le caractère indispensable de l'accès à la boucle locale pour l'entrée sur le marché des opérateurs concurrents - Absence
Slovak Telekom a.s. (ci-après « ST ») offre, en tant qu’opérateur de télécommunications historique en Slovaquie, des services à haut débit sur ses réseaux fixes en cuivre et en fibre optique. Les réseaux de ST comprennent également la « boucle locale », c’est-à-dire les lignes physiques qui relient, d’une part, la prise téléphonique de l’abonné et, d’autre part, le répartiteur principal du réseau téléphonique fixe.
Au terme d’une analyse de son marché national, l’autorité réglementaire slovaque en matière de télécommunications a adopté, le 8 mars 2005, une décision désignant ST comme opérateur disposant d’une puissance significative sur le marché de gros pour l’accès dégroupé à la boucle locale. Par conséquent, ST a été obligée, en vertu du cadre réglementaire de l’Union{1}, d’accorder aux opérateurs alternatifs l’accès à la boucle locale dont elle est propriétaire, permettant ainsi à de nouveaux entrants d’utiliser cette infrastructure en vue d’offrir leurs propres services aux utilisateurs finals.
Le 15 octobre 2014, la Commission a adopté une décision sanctionnant ST, ainsi que sa société mère Deutsche Telekom AG (ci-après « DT »), pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché slovaque des services Internet à haut débit, en limitant l’accès des opérateurs alternatifs à sa boucle locale entre 2005 et 2010 (ci-après la « décision litigieuse »). La Commission reprochait plus particulièrement à ST, ainsi qu'à DT, d’avoir violé l’article 102 TFUE en fixant des modalités et conditions inéquitables dans son offre de référence en matière d’accès dégroupé à sa boucle locale et d’appliquer des tarifs inéquitables ne permettant pas à un opérateur aussi efficace de reproduire les services de détail offerts par ST sans encourir des pertes. De ce fait, la Commission a infligé une amende de 38 838 000 euros solidairement à ST et à DT, ainsi qu’une amende de 31 070 000 euros à DT.
Par les arrêts du 13 décembre 2018, Deutsche Telekom/Commission{2} et Slovak Telekom/Commission{3}, le Tribunal a partiellement annulé la décision litigieuse en fixant l’amende à laquelle sont tenues solidairement ST et DT à 38 061 963 euros et celle à laquelle est tenue uniquement cette dernière à 19 030 981 euros.
Les pourvois introduits par ST et DT sont rejetés par la Cour qui précise, dans ce cadre, la portée de son arrêt Bronner{4} au sujet de la qualification d’abusive, au sens de l’article 102 TFUE, d’un refus d’accès aux infrastructures détenues par une entreprise dominante. Dans cet arrêt, la Cour avait fixé un seuil plus élevé pour conclure au caractère abusif d’une pratique consistant à un refus, par une entreprise dominante, de mettre une infrastructure dont elle est propriétaire à la disposition d’entreprises concurrentes.
Appréciation de la Cour
La Cour souligne, tout d’abord, que toute entreprise, même dominante, reste, en principe, libre de refuser de contracter et d’exploiter l’infrastructure qu’elle a développée pour ses propres besoins. Le fait d’imposer à une entreprise dominante, en raison de son refus abusif de contracter, l’obligation de contracter avec une entreprise concurrente en vue de lui permettre l’accès à sa propre infrastructure est, dès lors, particulièrement attentatoire à la liberté de contracter et au droit de propriété de l’entreprise dominante. Ainsi, lorsqu’une entreprise dominante refuse de donner accès à son infrastructure, la décision de l’obliger à octroyer un accès à ses concurrents ne peut se justifier, sur le plan de la politique de la concurrence, que lorsque cette entreprise dominante dispose d’une véritable mainmise sur le marché concerné.
La Cour précise, ensuite, que l’application des conditions énoncées par la Cour dans l’arrêt Bronner, et en particulier de la troisième de ces conditions, permet de déterminer si une entreprise dominante dispose d’une telle mainmise grâce à son infrastructure. Selon cet arrêt, une entreprise dominante peut être contrainte de donner accès à une infrastructure qu’elle a développée pour les besoins de sa propre activité uniquement lorsque, premièrement, le refus de cet accès est de nature à éliminer toute concurrence de la part de l’entreprise concurrente demandant l’accès, deuxièmement, ce refus ne peut être objectivement justifié et, troisièmement, un tel accès est indispensable à l’activité de l’entreprise concurrente, à savoir qu’il n’y a pas de substitut réel ou potentiel à cette infrastructure.
En revanche, lorsqu’une entreprise dominante donne accès à son infrastructure mais soumet cet accès à des conditions inéquitables, les conditions énoncées par la Cour dans l’arrêt Bronner ne s’appliquent pas. En effet, si de tels comportements peuvent être abusifs en ce qu’ils sont à même de créer des effets anticoncurrentiels sur les marchés concernés, ils ne sauraient être assimilés à un refus d’accès par l’entreprise dominante à son infrastructure dès lors que les instances en charge de la concurrence ne pourront contraindre cette entreprise à donner accès à son infrastructure, cet accès ayant d’ores et déjà été octroyé. Les mesures qui s’imposeront dans un tel contexte seront, partant, moins attentatoires à la liberté de contracter de l’entreprise dominante et à son droit de propriété que le fait de la contraindre à donner accès à son infrastructure lorsqu’elle la réservait pour les besoins de sa propre activité.
Eu égard au cadre réglementaire de l’Union, qui impose à ST de donner accès à sa boucle locale aux entreprises concurrentes, la Cour rappelle que cet opérateur de télécommunications slovaque ne pouvait pas et n’a pas véritablement refusé d’y donner accès. C’était, par contre, en application de son autonomie décisionnelle quant à la configuration de cet accès que ST a fixé les modalités et les conditions d’accès mises en cause dans la décision litigieuse. Dès lors que celles-ci ne constituaient pas un refus d’accès comparable à celui ayant fait l’objet de l’arrêt Bronner, les conditions dégagées par la Cour à cette occasion ne s’appliquent pas en l’espèce. Contrairement aux arguments avancés par ST et DT, la Commission n’était, par conséquent, pas contrainte de démontrer le caractère indispensable de l’accès à la boucle locale de ST pour l'entrée sur le marché des opérateurs concurrents, afin de pouvoir qualifier d’abus de position dominante les modalités et les conditions d’accès mises en cause.
Les autres moyens invoqués par ST et DT, portant notamment sur l’appréciation de la pratique tarifaire de ST qui a abouti à une compression des marges et sur l’imputabilité de l’infraction à DT en tant que société mère, ayant également été écartés, la Cour rejette les pourvois dans leur ensemble.
{1} Il s’agit notamment du règlement (CE) no 2887/2000 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2000, relatif au dégroupage de l'accès à la boucle locale (JO 2000, L 336, p. 4) et de la directive 2002/21/CE du Parlement européen et du Conseil, du 7 mars 2002, relative à un cadre réglementaire commun pour les réseaux et services de communications électroniques (JO 2002, L 108, p. 33).
{2} T-827/14, EU:T:2018:930.
{3} T-851/14, EU:T:2018:929.
{4} Arrêt du 26 novembre 1998, Bronner (C-7/97, EU:C:1998:569).
Arrêt du 25 mars 2021, Deutsche Telekom / Commission (C-152/19 P) (cf. points 40-60)
Slovak Telekom a.s. (ci-après « ST ») offre, en tant qu’opérateur de télécommunications historique en Slovaquie, des services à haut débit sur ses réseaux fixes en cuivre et en fibre optique. Les réseaux de ST comprennent également la « boucle locale », c’est-à-dire les lignes physiques qui relient, d’une part, la prise téléphonique de l’abonné et, d’autre part, le répartiteur principal du réseau téléphonique fixe.
Au terme d’une analyse de son marché national, l’autorité réglementaire slovaque en matière de télécommunications a adopté, le 8 mars 2005, une décision désignant ST comme opérateur disposant d’une puissance significative sur le marché de gros pour l’accès dégroupé à la boucle locale. Par conséquent, ST a été obligée, en vertu du cadre réglementaire de l’Union{1}, d’accorder aux opérateurs alternatifs l’accès à la boucle locale dont elle est propriétaire, permettant ainsi à de nouveaux entrants d’utiliser cette infrastructure en vue d’offrir leurs propres services aux utilisateurs finals.
Le 15 octobre 2014, la Commission a adopté une décision sanctionnant ST et sa société mère, Deutsche Telekom AG (ci-après « DT »), pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché slovaque des services Internet à haut débit, en limitant l’accès des opérateurs alternatifs à sa boucle locale entre 2005 et 2010 (ci-après la « décision litigieuse »). La Commission reprochait, plus particulièrement, à ST et DT d’avoir violé l’article 102 TFUE en fixant des modalités et conditions inéquitables dans son offre de référence en matière d’accès dégroupé à sa boucle locale et d’appliquer des tarifs inéquitables ne permettant pas à un opérateur aussi efficace de reproduire les services de détail offerts par ST sans encourir des pertes. De ce fait, la Commission a infligé une amende de 38 838 000 euros solidairement à ST et à DT, ainsi qu’une amende de 31 070 000 euros à DT.
Par les arrêts du 13 décembre 2018, Deutsche Telekom/Commission{2} et Slovak Telekom/Commission{3}, le Tribunal a partiellement annulé la décision litigieuse en fixant l’amende à laquelle sont tenues solidairement ST et DT à 38 061 963 euros et celle à laquelle est tenue uniquement cette dernière à 19 030 981 euros.
Les pourvois introduits par ST et DT sont rejetés par la Cour qui précise, dans ce cadre, la portée de son arrêt Bronner{4} au sujet de la qualification d’abusive, au sens de l’article 102 TFUE, d’un refus d’accès aux infrastructures détenues par une entreprise dominante. Dans cet arrêt, la Cour avait fixé un seuil plus élevé pour conclure au caractère abusif d’une pratique consistant à un refus, par une entreprise dominante, de mettre une infrastructure dont elle est propriétaire à la disposition d’entreprises concurrentes.
Appréciation de la Cour
La Cour souligne, tout d’abord, que toute entreprise, même dominante, reste, en principe, libre de refuser de contracter et d’exploiter l’infrastructure qu’elle a développée pour ses propres besoins. Le fait d’imposer à une entreprise dominante, en raison de son refus abusif de contracter, l’obligation de contracter avec une entreprise concurrente en vue de lui permettre l’accès à sa propre infrastructure est, dès lors, particulièrement attentatoire à la liberté de contracter et au droit de propriété de l’entreprise dominante. Ainsi, lorsqu’une entreprise dominante refuse de donner accès à son infrastructure, la décision de l’obliger à octroyer un accès à ses concurrents ne peut se justifier, sur le plan de la politique de la concurrence, que lorsque cette entreprise dominante dispose d’une véritable mainmise sur le marché concerné.
La Cour précise, ensuite, que l’application des conditions énoncées par la Cour dans l’arrêt Bronner, et en particulier de la troisième de ces conditions, permet de déterminer si une entreprise dominante dispose d’une telle mainmise grâce à son infrastructure. Selon cet arrêt, une entreprise dominante peut être contrainte de donner accès à une infrastructure qu’elle a développée pour les besoins de sa propre activité uniquement lorsque, premièrement, le refus de cet accès est de nature à éliminer toute concurrence de la part de l’entreprise concurrente demandant l’accès, deuxièmement, ce refus ne peut être objectivement justifié et, troisièmement, un tel accès est indispensable à l’activité de l’entreprise concurrente, à savoir qu’il n’y a pas de substitut réel ou potentiel à cette infrastructure.
En revanche, lorsqu’une entreprise dominante donne accès à son infrastructure mais soumet cet accès à des conditions inéquitables, les conditions énoncées par la Cour dans l’arrêt Bronner ne s’appliquent pas. En effet, si de tels comportements peuvent être abusifs en ce qu’ils sont à même de créer des effets anticoncurrentiels sur les marchés concernés, ils ne sauraient être assimilés à un refus d’accès par l’entreprise dominante à son infrastructure dès lors que les instances en charge de la concurrence ne pourront contraindre cette entreprise à donner accès à son infrastructure, cet accès ayant d’ores et déjà été octroyé. Les mesures qui s’imposeront dans un tel contexte seront, partant, moins attentatoires à la liberté de contracter de l’entreprise dominante et à son droit de propriété que le fait de la contraindre à donner accès à son infrastructure lorsqu’elle la réservait pour les besoins de sa propre activité.
Eu égard au cadre réglementaire de l’Union, qui impose à ST de donner accès à sa boucle locale aux entreprises concurrentes, la Cour rappelle que cet opérateur de télécommunications slovaque ne pouvait pas et n’a pas véritablement refusé d’y donner accès. C’était, par contre, en application de son autonomie décisionnelle quant à la configuration de cet accès que ST a fixé les modalités et les conditions d’accès mises en cause dans la décision litigieuse. Dès lors que celles-ci ne constituaient pas un refus d’accès comparable à celui ayant fait l’objet de l’arrêt Bronner, les conditions dégagées par la Cour à cette occasion ne s’appliquent pas en l’espèce. Contrairement aux arguments avancés par ST et DT, la Commission n’était, par conséquent, pas contrainte de démontrer le caractère indispensable de l’accès à la boucle locale de ST pour l'entrée sur le marché des opérateurs concurrents, afin de pouvoir qualifier d’abus de position dominante les modalités et les conditions d’accès mises en cause.
Les autres moyens invoqués par ST et DT, portant notamment sur l’appréciation de la pratique tarifaire de ST qui a abouti à une compression des marges et sur l’imputabilité de l’infraction à DT en tant que société mère, ayant également été écartés, la Cour rejette les pourvois dans leur ensemble.
{1} Il s’agit notamment du règlement (CE) no 2887/2000 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2000, relatif au dégroupage de l'accès à la boucle locale (JO 2000, L 336, p. 4) et de la directive 2002/21/CE du Parlement européen et du Conseil, du 7 mars 2002, relative à un cadre réglementaire commun pour les réseaux et services de communications électroniques (JO 2002, L 108, p. 33).
{2} T-827/14, EU:T:2018:930.
{3} T-851/14, EU:T:2018:929.
{4} Arrêt du 26 novembre 1998, Bronner (C-7/97, EU:C:1998:569).
Arrêt du 25 mars 2021, Slovak Telekom / Commission (C-165/19 P) (cf. points 40-60)
49. Position dominante - Abus - Compression des marges - Notion - Critères d'appréciation - Prise en compte des coûts des actifs existants reflétant ceux d'un concurrent aussi efficace
Slovak Telekom a.s. (ci-après « ST ») offre, en tant qu’opérateur de télécommunications historique en Slovaquie, des services à haut débit sur ses réseaux fixes en cuivre et en fibre optique. Les réseaux de ST comprennent également la « boucle locale », c’est-à-dire les lignes physiques qui relient, d’une part, la prise téléphonique de l’abonné et, d’autre part, le répartiteur principal du réseau téléphonique fixe.
Au terme d’une analyse de son marché national, l’autorité réglementaire slovaque en matière de télécommunications a adopté, le 8 mars 2005, une décision désignant ST comme opérateur disposant d’une puissance significative sur le marché de gros pour l’accès dégroupé à la boucle locale. Par conséquent, ST a été obligée, en vertu du cadre réglementaire de l’Union{1}, d’accorder aux opérateurs alternatifs l’accès à la boucle locale dont elle est propriétaire, permettant ainsi à de nouveaux entrants d’utiliser cette infrastructure en vue d’offrir leurs propres services aux utilisateurs finals.
Le 15 octobre 2014, la Commission a adopté une décision sanctionnant ST et sa société mère, Deutsche Telekom AG (ci-après « DT »), pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché slovaque des services Internet à haut débit, en limitant l’accès des opérateurs alternatifs à sa boucle locale entre 2005 et 2010 (ci-après la « décision litigieuse »). La Commission reprochait, plus particulièrement, à ST et DT d’avoir violé l’article 102 TFUE en fixant des modalités et conditions inéquitables dans son offre de référence en matière d’accès dégroupé à sa boucle locale et d’appliquer des tarifs inéquitables ne permettant pas à un opérateur aussi efficace de reproduire les services de détail offerts par ST sans encourir des pertes. De ce fait, la Commission a infligé une amende de 38 838 000 euros solidairement à ST et à DT, ainsi qu’une amende de 31 070 000 euros à DT.
Par les arrêts du 13 décembre 2018, Deutsche Telekom/Commission{2} et Slovak Telekom/Commission{3}, le Tribunal a partiellement annulé la décision litigieuse en fixant l’amende à laquelle sont tenues solidairement ST et DT à 38 061 963 euros et celle à laquelle est tenue uniquement cette dernière à 19 030 981 euros.
Les pourvois introduits par ST et DT sont rejetés par la Cour qui précise, dans ce cadre, la portée de son arrêt Bronner{4} au sujet de la qualification d’abusive, au sens de l’article 102 TFUE, d’un refus d’accès aux infrastructures détenues par une entreprise dominante. Dans cet arrêt, la Cour avait fixé un seuil plus élevé pour conclure au caractère abusif d’une pratique consistant à un refus, par une entreprise dominante, de mettre une infrastructure dont elle est propriétaire à la disposition d’entreprises concurrentes.
Appréciation de la Cour
La Cour souligne, tout d’abord, que toute entreprise, même dominante, reste, en principe, libre de refuser de contracter et d’exploiter l’infrastructure qu’elle a développée pour ses propres besoins. Le fait d’imposer à une entreprise dominante, en raison de son refus abusif de contracter, l’obligation de contracter avec une entreprise concurrente en vue de lui permettre l’accès à sa propre infrastructure est, dès lors, particulièrement attentatoire à la liberté de contracter et au droit de propriété de l’entreprise dominante. Ainsi, lorsqu’une entreprise dominante refuse de donner accès à son infrastructure, la décision de l’obliger à octroyer un accès à ses concurrents ne peut se justifier, sur le plan de la politique de la concurrence, que lorsque cette entreprise dominante dispose d’une véritable mainmise sur le marché concerné.
La Cour précise, ensuite, que l’application des conditions énoncées par la Cour dans l’arrêt Bronner, et en particulier de la troisième de ces conditions, permet de déterminer si une entreprise dominante dispose d’une telle mainmise grâce à son infrastructure. Selon cet arrêt, une entreprise dominante peut être contrainte de donner accès à une infrastructure qu’elle a développée pour les besoins de sa propre activité uniquement lorsque, premièrement, le refus de cet accès est de nature à éliminer toute concurrence de la part de l’entreprise concurrente demandant l’accès, deuxièmement, ce refus ne peut être objectivement justifié et, troisièmement, un tel accès est indispensable à l’activité de l’entreprise concurrente, à savoir qu’il n’y a pas de substitut réel ou potentiel à cette infrastructure.
En revanche, lorsqu’une entreprise dominante donne accès à son infrastructure mais soumet cet accès à des conditions inéquitables, les conditions énoncées par la Cour dans l’arrêt Bronner ne s’appliquent pas. En effet, si de tels comportements peuvent être abusifs en ce qu’ils sont à même de créer des effets anticoncurrentiels sur les marchés concernés, ils ne sauraient être assimilés à un refus d’accès par l’entreprise dominante à son infrastructure dès lors que les instances en charge de la concurrence ne pourront contraindre cette entreprise à donner accès à son infrastructure, cet accès ayant d’ores et déjà été octroyé. Les mesures qui s’imposeront dans un tel contexte seront, partant, moins attentatoires à la liberté de contracter de l’entreprise dominante et à son droit de propriété que le fait de la contraindre à donner accès à son infrastructure lorsqu’elle la réservait pour les besoins de sa propre activité.
Eu égard au cadre réglementaire de l’Union, qui impose à ST de donner accès à sa boucle locale aux entreprises concurrentes, la Cour rappelle que cet opérateur de télécommunications slovaque ne pouvait pas et n’a pas véritablement refusé d’y donner accès. C’était, par contre, en application de son autonomie décisionnelle quant à la configuration de cet accès que ST a fixé les modalités et les conditions d’accès mises en cause dans la décision litigieuse. Dès lors que celles-ci ne constituaient pas un refus d’accès comparable à celui ayant fait l’objet de l’arrêt Bronner, les conditions dégagées par la Cour à cette occasion ne s’appliquent pas en l’espèce. Contrairement aux arguments avancés par ST et DT, la Commission n’était, par conséquent, pas contrainte de démontrer le caractère indispensable de l’accès à la boucle locale de ST pour l'entrée sur le marché des opérateurs concurrents, afin de pouvoir qualifier d’abus de position dominante les modalités et les conditions d’accès mises en cause.
Les autres moyens invoqués par ST et DT, portant notamment sur l’appréciation de la pratique tarifaire de ST qui a abouti à une compression des marges et sur l’imputabilité de l’infraction à DT en tant que société mère, ayant également été écartés, la Cour rejette les pourvois dans leur ensemble.
{1} Il s’agit notamment du règlement (CE) no 2887/2000 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2000, relatif au dégroupage de l'accès à la boucle locale (JO 2000, L 336, p. 4) et de la directive 2002/21/CE du Parlement européen et du Conseil, du 7 mars 2002, relative à un cadre réglementaire commun pour les réseaux et services de communications électroniques (JO 2002, L 108, p. 33).
{2} T-827/14, EU:T:2018:930.
{3} T-851/14, EU:T:2018:929.
{4} Arrêt du 26 novembre 1998, Bronner (C-7/97, EU:C:1998:569).
Arrêt du 25 mars 2021, Slovak Telekom / Commission (C-165/19 P) (cf. points 109-118)
50. Position dominante - Abus - Effet de levier - Position dominante sur le marché de la recherche générale sur Internet - Pratiques favorisant le comparateur de produits de l'entreprise en position dominante et défavorisant les comparateurs de produits concurrents - Caractère abusif - Critère d'appréciation - Pratiques constituant une amélioration qualitative relevant de la concurrence par les mérites - Absence - Pratique en ligne avec le caractère ouvert de l'infrastructure à la base du moteur de recherche générale - Absence
Par décision du 27 juin 2017{1}, la Commission européenne a constaté que, dans treize pays de l’Espace économique européen (EEE){2}, Google LLC avait abusé de sa position dominante détenue sur le marché de la recherche générale sur Internet en favorisant son propre comparateur de produits, un service de recherche spécialisée, par rapport aux comparateurs de produits concurrents.
D’une part, la Commission a considéré que les résultats d’une recherche de produits lancée à partir du moteur de recherche générale de Google étaient positionnés et présentés de manière plus attractive lorsqu’il s’agissait des propres résultats du comparateur de produits de Google que lorsqu’il s’agissait des résultats issus des comparateurs de produits concurrents. D’autre part, ces derniers, qui apparaissaient comme de simples résultats génériques (présentés sous forme de liens bleus), étaient, de ce fait, susceptibles d’être rétrogradés par des algorithmes d’ajustement dans les pages de résultats générales, contrairement aux résultats du comparateur de produits de Google. De cette manière, Google avait, en substance, réduit le trafic en provenance de ses pages de résultats générales vers les comparateurs de produits concurrents tout en augmentant ce trafic vers son propre comparateur de produits (ci-après la « pratique litigieuse »).
Selon la Commission, cette pratique avait produit des effets anticoncurrentiels tant sur les treize marchés nationaux de la recherche spécialisée pour la comparaison de produits que sur les treize marchés nationaux de la recherche générale.
Concluant ainsi à une violation de l’interdiction d’abus de position dominante prévue par l’article 102 TFUE et par l’article 54 de l’accord EEE, la Commission a infligé à Google une amende d’un montant de 2 424 495 000 euros, dont 523 518 000 euros solidairement avec Alphabet, Inc., sa société mère.
Le recours introduit par Google et Alphabet contre cette décision est rejeté pour l’essentiel par le Tribunal, qui confirme également le montant de l’amende infligée par la Commission.
Appréciation du Tribunal
S’agissant, en premier lieu, du caractère anticoncurrentiel de la pratique litigieuse, le Tribunal considère que la seule constatation de l’existence d’une position dominante d’une entreprise, fût-elle de l’ampleur de celle de Google, n’implique par elle-même aucun reproche à l’égard de l’entreprise concernée, même si cette dernière projette de s’étendre sur un marché voisin. En effet, c’est l’« exploitation abusive » d’une position dominante que l’article 102 TFUE interdit. La responsabilité particulière qui pèse, dans ce contexte, sur une entreprise dominante doit être appréciée au regard des circonstances spécifiques de chaque espèce, démontrant un affaiblissement de la concurrence.
Or, eu égard à l’importance du trafic généré par le moteur de recherche générale de Google pour les comparateurs de produits, au comportement des utilisateurs qui se focalisent en général sur les premiers résultats, ainsi qu’à la proportion importante et au caractère non effectivement remplaçable du trafic « détourné », le Tribunal juge que la pratique litigieuse constitue, en effet, une différence de traitement s’écartant de la concurrence par les mérites, et de nature à conduire à un affaiblissement de la concurrence sur le marché, susceptible d’être contraire à l’article 102 TFUE.
Dans ce cadre, le Tribunal souligne que, compte tenu de la vocation universelle du moteur de recherche générale de Google, conçu pour indexer des résultats comprenant tous les contenus possibles, la promotion, sur ses pages de résultats générales, d’un seul type de résultats spécialisés, à savoir les siens, revêt une certaine forme d’anormalité.
Le Tribunal relève, en outre, que, même si la page de résultats générale de Google présente des caractéristiques qui la rapprochent d’« une facilité essentielle », au sens de service indispensable pour lequel il n’existe aucun substitut réel ou potentiel, la pratique litigieuse se distingue, dans ses éléments constitutifs, du refus de fourniture d’une facilité essentielle. De ce fait, l’analyse développée par la Cour dans son arrêt Bronner{3}, par rapport à un tel refus, ne saurait être appliquée en l’espèce.
Enfin, le Tribunal observe que, comme le traitement différencié appliqué par Google s’opère en fonction de l’origine des résultats, à savoir selon qu’ils proviennent de son propre comparateur ou des comparateurs concurrents, il en découle que les résultats des comparateurs concurrents ne peuvent jamais bénéficier d’un traitement similaire à celui des résultats du comparateur Google en ce qui concerne leur positionnement et leur présentation. Ainsi, Google favorise son propre comparateur par rapport aux comparateurs concurrents et non pas le meilleur des résultats.
S’agissant, en deuxième lieu, des effets anticoncurrentiels engendrés par la pratique litigieuse, le Tribunal rappelle qu’un abus de position dominante existe lorsque l’entreprise dominante, en recourant à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale, fait obstacle au maintien du degré de concurrence ou au développement de celle-ci. Dans ce contexte, pour établir une infraction à l’article 102 TFUE, la Commission n’est pas tenue de démontrer que les pratiques visées ont eu des effets réels d’éviction, la preuve de l’existence d’effets potentiels étant suffisante.
À cet égard, le Tribunal confirme la conclusion de la Commission selon laquelle la pratique litigieuse pouvait engendrer des effets potentiellement anticoncurrentiels sur le marché de la recherche spécialisée pour la comparaison de produits. La Commission avait, plus particulièrement, établi, d’une part, qu’il existait des effets concrets sur le trafic issu des pages de résultats générales de Google au détriment des comparateurs de produits concurrents et au bénéfice du comparateur de produits de Google et, d’autre part, que le trafic des comparateurs de produits concurrents issu de ces pages représentait une large part de leur trafic total et ne pouvait pas être effectivement remplacé par d’autres sources, telles que les publicités (AdWords) ou les applications mobiles, de sorte que la pratique litigieuse pouvait entraîner la disparition de concurrents, une baisse de l’innovation sur le marché et un moindre choix pour les consommateurs, éléments caractéristiques d’un affaiblissement de la concurrence.
En revanche, le Tribunal estime que la Commission n’a pas établi que le comportement litigieux de Google avait eu des effets anticoncurrentiels, même potentiels, sur le marché de la recherche générale et il annule en conséquence le constat d’infraction pour ce seul marché.
En ce qui concerne les effets potentiellement anticoncurrentiels sur le marché de la recherche spécialisée pour la comparaison de produits, le Tribunal rejette, par ailleurs, l’argument de Google d’après lequel la concurrence serait restée vive en raison de la présence des plates-formes marchandes sur ce marché, en confirmant l’analyse de la Commission selon laquelle ces plates-formes ne sont pas actives sur le même marché.
Les justifications invoquées par Google pour contester le caractère abusif de son comportement sont également écartées par le Tribunal. À cet égard, il relève que, si les algorithmes de classement des résultats génériques ou les critères de positionnement et de présentation des résultats spécialisés pour les produits de Google peuvent en tant que tels représenter des améliorations de son service à teneur proconcurrentielle, cette circonstance ne justifie pas la pratique litigieuse, à savoir une inégalité de traitement entre les résultats du comparateur de produits de Google et ceux des comparateurs de produits concurrents. De plus, Google était resté en défaut de démontrer des gains d’efficience liés à cette pratique qui compenseraient ses effets négatifs pour la concurrence.
Au terme d’une nouvelle appréciation de l’infraction, le Tribunal confirme, enfin, le montant de l’amende imposée par la Commission, tout en rejetant les arguments de Google tirés du fait que le comportement litigieux avait été analysé pour la première fois par la Commission au regard des règles de concurrence et que, au stade de la procédure, elle avait accepté de tenter de résoudre le cas par la voie d’engagements.
En procédant à une appréciation propre des faits en vue de déterminer le niveau de la sanction, le Tribunal constate, d’une part, que l’annulation partielle de la décision attaquée pour ce qui concerne le marché de la recherche générale n’a pas d’impact sur le montant de l’amende, dès lors que la Commission n’a pas pris en compte la valeur des ventes sur ce marché pour déterminer le montant de base de l’amende imposée. D’autre part, le Tribunal souligne que, s’il tient compte de ce que l’abus n’a pas été démontré sur le marché de la recherche générale, il prend également en considération le fait que le comportement litigieux constitue une infraction particulièrement grave et qu’il a été adopté de manière délibérée et non par négligence.
Au terme de cette analyse, le Tribunal confirme le montant de la sanction pécuniaire infligée à Google
{1} Décision C(2017) 4444 final de la Commission, du 27 juin 2017, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.39740 - Moteur de recherche Google (Shopping)].
{2} Belgique, République tchèque, Danemark, Allemagne, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Autriche, Pologne, Suède, Royaume-Uni et Norvège.
{3} Arrêt du 26 novembre 1998, Bronner (C 7/97, EU:C:1998:569).
51. Position dominante - Abus - Effet de levier - Position dominante sur le marché de la recherche générale sur Internet - Pratiques favorisant le comparateur de produits de l'entreprise en position dominante et défavorisant les comparateurs de produits concurrents - Abus différent du refus de fourniture
Par décision du 27 juin 2017{1}, la Commission européenne a constaté que, dans treize pays de l’Espace économique européen (EEE){2}, Google LLC avait abusé de sa position dominante détenue sur le marché de la recherche générale sur Internet en favorisant son propre comparateur de produits, un service de recherche spécialisée, par rapport aux comparateurs de produits concurrents.
D’une part, la Commission a considéré que les résultats d’une recherche de produits lancée à partir du moteur de recherche générale de Google étaient positionnés et présentés de manière plus attractive lorsqu’il s’agissait des propres résultats du comparateur de produits de Google que lorsqu’il s’agissait des résultats issus des comparateurs de produits concurrents. D’autre part, ces derniers, qui apparaissaient comme de simples résultats génériques (présentés sous forme de liens bleus), étaient, de ce fait, susceptibles d’être rétrogradés par des algorithmes d’ajustement dans les pages de résultats générales, contrairement aux résultats du comparateur de produits de Google. De cette manière, Google avait, en substance, réduit le trafic en provenance de ses pages de résultats générales vers les comparateurs de produits concurrents tout en augmentant ce trafic vers son propre comparateur de produits (ci-après la « pratique litigieuse »).
Selon la Commission, cette pratique avait produit des effets anticoncurrentiels tant sur les treize marchés nationaux de la recherche spécialisée pour la comparaison de produits que sur les treize marchés nationaux de la recherche générale.
Concluant ainsi à une violation de l’interdiction d’abus de position dominante prévue par l’article 102 TFUE et par l’article 54 de l’accord EEE, la Commission a infligé à Google une amende d’un montant de 2 424 495 000 euros, dont 523 518 000 euros solidairement avec Alphabet, Inc., sa société mère.
Le recours introduit par Google et Alphabet contre cette décision est rejeté pour l’essentiel par le Tribunal, qui confirme également le montant de l’amende infligée par la Commission.
Appréciation du Tribunal
S’agissant, en premier lieu, du caractère anticoncurrentiel de la pratique litigieuse, le Tribunal considère que la seule constatation de l’existence d’une position dominante d’une entreprise, fût-elle de l’ampleur de celle de Google, n’implique par elle-même aucun reproche à l’égard de l’entreprise concernée, même si cette dernière projette de s’étendre sur un marché voisin. En effet, c’est l’« exploitation abusive » d’une position dominante que l’article 102 TFUE interdit. La responsabilité particulière qui pèse, dans ce contexte, sur une entreprise dominante doit être appréciée au regard des circonstances spécifiques de chaque espèce, démontrant un affaiblissement de la concurrence.
Or, eu égard à l’importance du trafic généré par le moteur de recherche générale de Google pour les comparateurs de produits, au comportement des utilisateurs qui se focalisent en général sur les premiers résultats, ainsi qu’à la proportion importante et au caractère non effectivement remplaçable du trafic « détourné », le Tribunal juge que la pratique litigieuse constitue, en effet, une différence de traitement s’écartant de la concurrence par les mérites, et de nature à conduire à un affaiblissement de la concurrence sur le marché, susceptible d’être contraire à l’article 102 TFUE.
Dans ce cadre, le Tribunal souligne que, compte tenu de la vocation universelle du moteur de recherche générale de Google, conçu pour indexer des résultats comprenant tous les contenus possibles, la promotion, sur ses pages de résultats générales, d’un seul type de résultats spécialisés, à savoir les siens, revêt une certaine forme d’anormalité.
Le Tribunal relève, en outre, que, même si la page de résultats générale de Google présente des caractéristiques qui la rapprochent d’« une facilité essentielle », au sens de service indispensable pour lequel il n’existe aucun substitut réel ou potentiel, la pratique litigieuse se distingue, dans ses éléments constitutifs, du refus de fourniture d’une facilité essentielle. De ce fait, l’analyse développée par la Cour dans son arrêt Bronner{3}, par rapport à un tel refus, ne saurait être appliquée en l’espèce.
Enfin, le Tribunal observe que, comme le traitement différencié appliqué par Google s’opère en fonction de l’origine des résultats, à savoir selon qu’ils proviennent de son propre comparateur ou des comparateurs concurrents, il en découle que les résultats des comparateurs concurrents ne peuvent jamais bénéficier d’un traitement similaire à celui des résultats du comparateur Google en ce qui concerne leur positionnement et leur présentation. Ainsi, Google favorise son propre comparateur par rapport aux comparateurs concurrents et non pas le meilleur des résultats.
S’agissant, en deuxième lieu, des effets anticoncurrentiels engendrés par la pratique litigieuse, le Tribunal rappelle qu’un abus de position dominante existe lorsque l’entreprise dominante, en recourant à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale, fait obstacle au maintien du degré de concurrence ou au développement de celle-ci. Dans ce contexte, pour établir une infraction à l’article 102 TFUE, la Commission n’est pas tenue de démontrer que les pratiques visées ont eu des effets réels d’éviction, la preuve de l’existence d’effets potentiels étant suffisante.
À cet égard, le Tribunal confirme la conclusion de la Commission selon laquelle la pratique litigieuse pouvait engendrer des effets potentiellement anticoncurrentiels sur le marché de la recherche spécialisée pour la comparaison de produits. La Commission avait, plus particulièrement, établi, d’une part, qu’il existait des effets concrets sur le trafic issu des pages de résultats générales de Google au détriment des comparateurs de produits concurrents et au bénéfice du comparateur de produits de Google et, d’autre part, que le trafic des comparateurs de produits concurrents issu de ces pages représentait une large part de leur trafic total et ne pouvait pas être effectivement remplacé par d’autres sources, telles que les publicités (AdWords) ou les applications mobiles, de sorte que la pratique litigieuse pouvait entraîner la disparition de concurrents, une baisse de l’innovation sur le marché et un moindre choix pour les consommateurs, éléments caractéristiques d’un affaiblissement de la concurrence.
En revanche, le Tribunal estime que la Commission n’a pas établi que le comportement litigieux de Google avait eu des effets anticoncurrentiels, même potentiels, sur le marché de la recherche générale et il annule en conséquence le constat d’infraction pour ce seul marché.
En ce qui concerne les effets potentiellement anticoncurrentiels sur le marché de la recherche spécialisée pour la comparaison de produits, le Tribunal rejette, par ailleurs, l’argument de Google d’après lequel la concurrence serait restée vive en raison de la présence des plates-formes marchandes sur ce marché, en confirmant l’analyse de la Commission selon laquelle ces plates-formes ne sont pas actives sur le même marché.
Les justifications invoquées par Google pour contester le caractère abusif de son comportement sont également écartées par le Tribunal. À cet égard, il relève que, si les algorithmes de classement des résultats génériques ou les critères de positionnement et de présentation des résultats spécialisés pour les produits de Google peuvent en tant que tels représenter des améliorations de son service à teneur proconcurrentielle, cette circonstance ne justifie pas la pratique litigieuse, à savoir une inégalité de traitement entre les résultats du comparateur de produits de Google et ceux des comparateurs de produits concurrents. De plus, Google était resté en défaut de démontrer des gains d’efficience liés à cette pratique qui compenseraient ses effets négatifs pour la concurrence.
Au terme d’une nouvelle appréciation de l’infraction, le Tribunal confirme, enfin, le montant de l’amende imposée par la Commission, tout en rejetant les arguments de Google tirés du fait que le comportement litigieux avait été analysé pour la première fois par la Commission au regard des règles de concurrence et que, au stade de la procédure, elle avait accepté de tenter de résoudre le cas par la voie d’engagements.
En procédant à une appréciation propre des faits en vue de déterminer le niveau de la sanction, le Tribunal constate, d’une part, que l’annulation partielle de la décision attaquée pour ce qui concerne le marché de la recherche générale n’a pas d’impact sur le montant de l’amende, dès lors que la Commission n’a pas pris en compte la valeur des ventes sur ce marché pour déterminer le montant de base de l’amende imposée. D’autre part, le Tribunal souligne que, s’il tient compte de ce que l’abus n’a pas été démontré sur le marché de la recherche générale, il prend également en considération le fait que le comportement litigieux constitue une infraction particulièrement grave et qu’il a été adopté de manière délibérée et non par négligence.
Au terme de cette analyse, le Tribunal confirme le montant de la sanction pécuniaire infligée à Google
{1} Décision C(2017) 4444 final de la Commission, du 27 juin 2017, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.39740 - Moteur de recherche Google (Shopping)].
{2} Belgique, République tchèque, Danemark, Allemagne, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Autriche, Pologne, Suède, Royaume-Uni et Norvège.
{3} Arrêt du 26 novembre 1998, Bronner (C 7/97, EU:C:1998:569).
52. Position dominante - Abus - Position dominante sur le marché de la recherche générale sur Internet - Pratiques favorisant le comparateur de produits de l'entreprise en position dominante et défavorisant les comparateurs de produits concurrents - Justification objective - Charge de la preuve
Par décision du 27 juin 2017{1}, la Commission européenne a constaté que, dans treize pays de l’Espace économique européen (EEE){2}, Google LLC avait abusé de sa position dominante détenue sur le marché de la recherche générale sur Internet en favorisant son propre comparateur de produits, un service de recherche spécialisée, par rapport aux comparateurs de produits concurrents.
D’une part, la Commission a considéré que les résultats d’une recherche de produits lancée à partir du moteur de recherche générale de Google étaient positionnés et présentés de manière plus attractive lorsqu’il s’agissait des propres résultats du comparateur de produits de Google que lorsqu’il s’agissait des résultats issus des comparateurs de produits concurrents. D’autre part, ces derniers, qui apparaissaient comme de simples résultats génériques (présentés sous forme de liens bleus), étaient, de ce fait, susceptibles d’être rétrogradés par des algorithmes d’ajustement dans les pages de résultats générales, contrairement aux résultats du comparateur de produits de Google. De cette manière, Google avait, en substance, réduit le trafic en provenance de ses pages de résultats générales vers les comparateurs de produits concurrents tout en augmentant ce trafic vers son propre comparateur de produits (ci-après la « pratique litigieuse »).
Selon la Commission, cette pratique avait produit des effets anticoncurrentiels tant sur les treize marchés nationaux de la recherche spécialisée pour la comparaison de produits que sur les treize marchés nationaux de la recherche générale.
Concluant ainsi à une violation de l’interdiction d’abus de position dominante prévue par l’article 102 TFUE et par l’article 54 de l’accord EEE, la Commission a infligé à Google une amende d’un montant de 2 424 495 000 euros, dont 523 518 000 euros solidairement avec Alphabet, Inc., sa société mère.
Le recours introduit par Google et Alphabet contre cette décision est rejeté pour l’essentiel par le Tribunal, qui confirme également le montant de l’amende infligée par la Commission.
Appréciation du Tribunal
S’agissant, en premier lieu, du caractère anticoncurrentiel de la pratique litigieuse, le Tribunal considère que la seule constatation de l’existence d’une position dominante d’une entreprise, fût-elle de l’ampleur de celle de Google, n’implique par elle-même aucun reproche à l’égard de l’entreprise concernée, même si cette dernière projette de s’étendre sur un marché voisin. En effet, c’est l’« exploitation abusive » d’une position dominante que l’article 102 TFUE interdit. La responsabilité particulière qui pèse, dans ce contexte, sur une entreprise dominante doit être appréciée au regard des circonstances spécifiques de chaque espèce, démontrant un affaiblissement de la concurrence.
Or, eu égard à l’importance du trafic généré par le moteur de recherche générale de Google pour les comparateurs de produits, au comportement des utilisateurs qui se focalisent en général sur les premiers résultats, ainsi qu’à la proportion importante et au caractère non effectivement remplaçable du trafic « détourné », le Tribunal juge que la pratique litigieuse constitue, en effet, une différence de traitement s’écartant de la concurrence par les mérites, et de nature à conduire à un affaiblissement de la concurrence sur le marché, susceptible d’être contraire à l’article 102 TFUE.
Dans ce cadre, le Tribunal souligne que, compte tenu de la vocation universelle du moteur de recherche générale de Google, conçu pour indexer des résultats comprenant tous les contenus possibles, la promotion, sur ses pages de résultats générales, d’un seul type de résultats spécialisés, à savoir les siens, revêt une certaine forme d’anormalité.
Le Tribunal relève, en outre, que, même si la page de résultats générale de Google présente des caractéristiques qui la rapprochent d’« une facilité essentielle », au sens de service indispensable pour lequel il n’existe aucun substitut réel ou potentiel, la pratique litigieuse se distingue, dans ses éléments constitutifs, du refus de fourniture d’une facilité essentielle. De ce fait, l’analyse développée par la Cour dans son arrêt Bronner{3}, par rapport à un tel refus, ne saurait être appliquée en l’espèce.
Enfin, le Tribunal observe que, comme le traitement différencié appliqué par Google s’opère en fonction de l’origine des résultats, à savoir selon qu’ils proviennent de son propre comparateur ou des comparateurs concurrents, il en découle que les résultats des comparateurs concurrents ne peuvent jamais bénéficier d’un traitement similaire à celui des résultats du comparateur Google en ce qui concerne leur positionnement et leur présentation. Ainsi, Google favorise son propre comparateur par rapport aux comparateurs concurrents et non pas le meilleur des résultats.
S’agissant, en deuxième lieu, des effets anticoncurrentiels engendrés par la pratique litigieuse, le Tribunal rappelle qu’un abus de position dominante existe lorsque l’entreprise dominante, en recourant à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale, fait obstacle au maintien du degré de concurrence ou au développement de celle-ci. Dans ce contexte, pour établir une infraction à l’article 102 TFUE, la Commission n’est pas tenue de démontrer que les pratiques visées ont eu des effets réels d’éviction, la preuve de l’existence d’effets potentiels étant suffisante.
À cet égard, le Tribunal confirme la conclusion de la Commission selon laquelle la pratique litigieuse pouvait engendrer des effets potentiellement anticoncurrentiels sur le marché de la recherche spécialisée pour la comparaison de produits. La Commission avait, plus particulièrement, établi, d’une part, qu’il existait des effets concrets sur le trafic issu des pages de résultats générales de Google au détriment des comparateurs de produits concurrents et au bénéfice du comparateur de produits de Google et, d’autre part, que le trafic des comparateurs de produits concurrents issu de ces pages représentait une large part de leur trafic total et ne pouvait pas être effectivement remplacé par d’autres sources, telles que les publicités (AdWords) ou les applications mobiles, de sorte que la pratique litigieuse pouvait entraîner la disparition de concurrents, une baisse de l’innovation sur le marché et un moindre choix pour les consommateurs, éléments caractéristiques d’un affaiblissement de la concurrence.
En revanche, le Tribunal estime que la Commission n’a pas établi que le comportement litigieux de Google avait eu des effets anticoncurrentiels, même potentiels, sur le marché de la recherche générale et il annule en conséquence le constat d’infraction pour ce seul marché.
En ce qui concerne les effets potentiellement anticoncurrentiels sur le marché de la recherche spécialisée pour la comparaison de produits, le Tribunal rejette, par ailleurs, l’argument de Google d’après lequel la concurrence serait restée vive en raison de la présence des plates-formes marchandes sur ce marché, en confirmant l’analyse de la Commission selon laquelle ces plates-formes ne sont pas actives sur le même marché.
Les justifications invoquées par Google pour contester le caractère abusif de son comportement sont également écartées par le Tribunal. À cet égard, il relève que, si les algorithmes de classement des résultats génériques ou les critères de positionnement et de présentation des résultats spécialisés pour les produits de Google peuvent en tant que tels représenter des améliorations de son service à teneur proconcurrentielle, cette circonstance ne justifie pas la pratique litigieuse, à savoir une inégalité de traitement entre les résultats du comparateur de produits de Google et ceux des comparateurs de produits concurrents. De plus, Google était resté en défaut de démontrer des gains d’efficience liés à cette pratique qui compenseraient ses effets négatifs pour la concurrence.
Au terme d’une nouvelle appréciation de l’infraction, le Tribunal confirme, enfin, le montant de l’amende imposée par la Commission, tout en rejetant les arguments de Google tirés du fait que le comportement litigieux avait été analysé pour la première fois par la Commission au regard des règles de concurrence et que, au stade de la procédure, elle avait accepté de tenter de résoudre le cas par la voie d’engagements.
En procédant à une appréciation propre des faits en vue de déterminer le niveau de la sanction, le Tribunal constate, d’une part, que l’annulation partielle de la décision attaquée pour ce qui concerne le marché de la recherche générale n’a pas d’impact sur le montant de l’amende, dès lors que la Commission n’a pas pris en compte la valeur des ventes sur ce marché pour déterminer le montant de base de l’amende imposée. D’autre part, le Tribunal souligne que, s’il tient compte de ce que l’abus n’a pas été démontré sur le marché de la recherche générale, il prend également en considération le fait que le comportement litigieux constitue une infraction particulièrement grave et qu’il a été adopté de manière délibérée et non par négligence.
Au terme de cette analyse, le Tribunal confirme le montant de la sanction pécuniaire infligée à Google
{1} Décision C(2017) 4444 final de la Commission, du 27 juin 2017, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.39740 - Moteur de recherche Google (Shopping)].
{2} Belgique, République tchèque, Danemark, Allemagne, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Autriche, Pologne, Suède, Royaume-Uni et Norvège.
{3} Arrêt du 26 novembre 1998, Bronner (C 7/97, EU:C:1998:569).
53. Position dominante - Abus - Rabais d'exclusivité ou de fidélité - Présomption d'effets anticoncurrentiels - Preuve contraire - Analyse incombant à la Commission de la capacité de tels rabais de restreindre la concurrence et de produire des effets d'éviction - Critères d'appréciation - Application à l'analyse du concurrent aussi efficace
Par décision du 13 mai 2009{1}, la Commission européenne a infligé au producteur de microprocesseurs Intel une amende de 1,06 milliard d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché mondial des processeurs{2} x86{3}, entre octobre 2002 et décembre 2007, en mettant en œuvre une stratégie destinée à exclure du marché ses concurrents.
Selon la Commission, cet abus était caractérisé par deux types de comportements commerciaux adoptés par Intel à l’égard de ses partenaires commerciaux, à savoir des restrictions non déguisées et des rabais conditionnels. En ce qui concerne plus particulièrement ces derniers, Intel aurait accordé des rabais à quatre équipementiers informatiques stratégiques [Dell, Lenovo, Hewlett-Packard (HP) et NEC], sous réserve qu’ils achètent auprès d’elle la totalité ou la quasi-totalité de leurs processeurs x86. De même, Intel aurait accordé des paiements à un distributeur européen d’appareils microélectroniques (Media-Saturn-Holding) à condition que ce dernier vende exclusivement des ordinateurs équipés de processeurs x86 d’Intel. Ces rabais et paiements (ci-après les « rabais litigieux ») auraient assuré la fidélité des quatre équipementiers et de Media-Saturn et ainsi sensiblement réduit la capacité des concurrents d’Intel à se livrer à une concurrence fondée sur les mérites de leurs processeurs x86. Le comportement anticoncurrentiel d’Intel aurait ainsi contribué à réduire le choix offert aux consommateurs ainsi que les incitations à l’innovation.
Le recours introduit par Intel contre cette décision a été rejeté dans son intégralité par le Tribunal par arrêt du 12 juin 2014{4}. Par arrêt du 6 septembre 2017, rendu sur pourvoi d’Intel, la Cour a annulé cet arrêt et renvoyé l’affaire devant le Tribunal{5}.
Au soutien de ses conclusions en annulation de l’arrêt initial, Intel reprochait, en particulier, au Tribunal une erreur de droit en raison de l’absence d’examen des rabais litigieux au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce. À cet égard, la Cour a constaté que le Tribunal s’était fondé, à l’instar de la Commission, sur la prémisse selon laquelle les rabais de fidélité accordés par une entreprise en position dominante auraient, par leur nature même, la capacité de restreindre la concurrence de sorte qu’il n’était pas nécessaire d’analyser l’ensemble des circonstances de l’espèce ni, en particulier, de mener un test AEC (connu en anglais sous le nom de « as efficient competitor test »){6}. Néanmoins, la Commission n’en a pas moins opéré, dans sa décision, un examen approfondi de ces circonstances, ce qui l’a conduite à conclure qu’un concurrent aussi efficace aurait dû pratiquer des prix qui n’auraient pas été viables et que, partant, la pratique des rabais litigieux était susceptible d’évincer un tel concurrent. La Cour en a conclu que le test AEC avait revêtu une importance réelle dans l’appréciation, par la Commission, de la capacité des pratiques en cause à produire un effet d’éviction des concurrents, de sorte que le Tribunal était tenu d’examiner l’ensemble des arguments d’Intel formulés au sujet de ce test et de sa mise en œuvre par la Commission. Le Tribunal s’étant abstenu de procéder à un tel examen, la Cour a annulé l’arrêt initial et a renvoyé l’affaire devant le Tribunal pour qu’il puisse examiner, à la lumière des arguments avancés par Intel, la capacité des rabais litigieux de restreindre la concurrence.
Par son arrêt du 26 janvier 2022, le Tribunal, statuant sur renvoi, annule pour partie la décision attaquée en ce qu’elle qualifie les rabais litigieux d’abus, au sens de l’article 102 TFUE, et inflige une amende à Intel au titre de l’ensemble de ses agissements qualifiés d’abusifs.
Appréciation du Tribunal
Le Tribunal précise, à titre liminaire, l’étendue du litige après renvoi. À cet égard, il observe que l’annulation de l’arrêt initial n’était justifiée que par une seule erreur, tenant à l’absence de prise en considération, dans l’arrêt initial, de l’argumentation d’Intel visant à contester l’analyse AEC présentée par la Commission. Dans ces circonstances, le Tribunal estime pouvoir reprendre à son compte, aux fins de son examen, l’ensemble des considérations non viciées par l’erreur ainsi retenue par la Cour. Il s’agit, en l’occurrence, d’une part, des constatations de l’arrêt initial concernant les restrictions non déguisées et leur caractère illégal au regard de l’article 102 TFUE. En effet, selon le Tribunal, la Cour n’a pas invalidé, dans son principe même, la distinction établie dans la décision attaquée entre les pratiques constitutives de telles restrictions et les autres agissements d’Intel seuls visés par l’analyse AEC en question. D’autre part, le Tribunal a repris à son compte les considérations figurant dans l’arrêt initial selon lesquelles la Commission, dans la décision attaquée, a établi l’existence des rabais litigieux.
Cela ayant été précisé, le Tribunal entame, en premier lieu, l’examen des conclusions tendant à l’annulation de la décision attaquée par une présentation de la méthode définie par la Cour pour apprécier la capacité d’un système de rabais de restreindre la concurrence. À ce titre, il rappelle que, si un système de rabais d’exclusivité instauré par une entreprise en position dominante sur le marché peut être qualifié de restriction de concurrence, dès lors que, compte tenu de sa nature, ses effets restrictifs sur la concurrence peuvent être présumés, il ne s’agit, en l’occurrence, que d’une présomption simple qui ne saurait dispenser la Commission en toute hypothèse d’en examiner les effets anticoncurrentiels. Ainsi, dans l’hypothèse où une entreprise en position dominante soutient, au cours de la procédure administrative, éléments de preuve à l’appui, que son comportement n’a pas eu la capacité de restreindre la concurrence et, en particulier, de produire les effets d’éviction qui lui sont reprochés, la Commission doit analyser la capacité d’éviction du système de rabais. Dans le cadre d’une telle analyse, il appartient à cette dernière non seulement d’analyser, d’une part, l’importance de la position dominante de l’entreprise sur le marché pertinent et, d’autre part, le taux de couverture du marché par la pratique contestée, ainsi que les conditions et les modalités d’octroi des rabais en cause, leur durée et leur montant, mais également d’apprécier l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces. En outre, lorsqu’un test AEC a été effectué par la Commission, il fait partie des éléments dont elle doit tenir compte pour apprécier la capacité du système de rabais de restreindre la concurrence.
En deuxième lieu, le Tribunal vérifie, tout d’abord, si l’appréciation par la Commission de la capacité des rabais litigieux de restreindre la concurrence se fonde sur la méthode ainsi définie. À cet égard, il relève d’emblée que la Commission a commis une erreur de droit, dans la décision attaquée, en considérant que le test AEC, qu’elle a néanmoins réalisé, n’était pas nécessaire pour lui permettre d’établir le caractère abusif des rabais litigieux d’Intel. Cela étant, le Tribunal estime ne pas pouvoir s’en tenir à ce constat. Dès lors que l’arrêt sur pourvoi indique que le test AEC a revêtu une importance réelle dans l’appréciation par la Commission de la capacité de la pratique de rabais en cause de produire un effet d’éviction, le Tribunal était tenu d’examiner les arguments avancés par Intel au sujet dudit test.
En troisième lieu, étant donné que l’analyse de la capacité des rabais litigieux de restreindre la concurrence s’inscrit dans le cadre de la démonstration de l’existence d’une infraction au droit de la concurrence, en l’occurrence d’un abus de position dominante, le Tribunal rappelle les règles relatives à la répartition de la charge de la preuve ainsi qu’au niveau de preuve requis. Ainsi, le principe de la présomption d’innocence, applicable en la matière également, impose à la Commission d’établir l’existence d’une telle infraction, au besoin par un faisceau d’indices précis et concordants, de manière à ne laisser subsister aucun doute à cet égard. Lorsque cette dernière soutient que des faits établis ne peuvent s’expliquer que par un comportement anticoncurrentiel, l’existence de l’infraction en cause doit être considérée comme insuffisamment démontrée si les entreprises concernées parviennent à avancer une autre explication plausible des faits. En revanche, lorsque la Commission se fonde sur des éléments de preuve, en principe, propres à démontrer l’existence de l’infraction, c’est aux entreprises concernées qu’il appartient de démontrer l’insuffisance de leur valeur probante.
En quatrième lieu, c’est à la lumière de ces règles que le Tribunal examine les arguments concernant les erreurs prétendument commises par la Commission dans son analyse AEC. À cet égard, il juge que la Commission n’a pas établi à suffisance de droit la capacité de chacun des rabais litigieux de produire un effet d’éviction, au vu des arguments avancés par Intel quant à l’évaluation par la Commission des critères d’analyse pertinents.
En effet, premièrement, en ce qui concerne l’application du test AEC à Dell, le Tribunal estime que, dans les circonstances du cas d’espèce, la Commission pouvait, certes, valablement s’appuyer, aux fins de l’évaluation de la « part disputable »{7}, sur des données connues d’opérateurs économiques autres que l’entreprise dominante. Cependant, après avoir examiné les éléments avancés par Intel à cet égard, le Tribunal conclut que ces derniers sont à même de faire naître un doute dans l’esprit du juge sur le résultat de cette évaluation, jugeant, par conséquent insuffisants les éléments retenus par la Commission pour conclure à la capacité des rabais accordés à Dell de produire un effet d’éviction durant toute la période pertinente. Deuxièmement, il en va de même, selon le Tribunal, pour l’analyse du rabais accordé à HP, l’effet d’éviction retenu n’ayant notamment pas été démontré pour l’intégralité de la période infractionnelle. Troisièmement, en ce qui concerne les rabais accordés, sous différentes conditions, à des sociétés intégrées du groupe NEC, le Tribunal constate deux erreurs viciant l’analyse de la Commission, l’une affectant la valeur des rabais conditionnels, l’autre tenant à l’extrapolation insuffisamment justifiée de résultats valant pour un seul trimestre à l’ensemble de la période infractionnelle. Quatrièmement, le Tribunal conclut également à une insuffisance de preuve, s’agissant de la capacité des rabais accordés à Lenovo de produire un effet d’éviction, en raison d’erreurs commises par la Commission dans l’appréciation chiffrée des avantages en nature en cause. Cinquièmement, le Tribunal conclut dans le même sens quant à l’analyse AEC concernant Media-Saturn, estimant, notamment, que la Commission ne s’était nullement expliquée au sujet des raisons l’ayant conduite à extrapoler, dans l’analyse des paiements octroyés à ce distributeur, les résultats obtenus, aux fins de l’analyse des rabais accordés à NEC, pour une période d’un trimestre pour toutel
a période infractionnelle.
En cinquième et dernier lieu, le Tribunal vérifie si la décision attaquée a dûment tenu compte de tous les critères permettant d’établir la capacité de pratiques tarifaires de produire un effet d’éviction, en vertu de la jurisprudence de la Cour. Or, à cet égard, il constate que la Commission n’a pas dûment examiné le critère relatif au taux de couverture du marché par la pratique contestée et n’a pas davantage procédé à une analyse correcte de la durée des rabais.
Il ressort, en conséquence, de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’analyse réalisée par la Commission est incomplète et, en tout état de cause, ne permet pas d’établir à suffisance de droit, que les rabais litigieux étaient capables ou susceptibles d’avoir des effets anticoncurrentiels, ce pour quoi le Tribunal annule la décision, en ce qu’elle considère ces pratiques comme constitutives d’un abus au sens de l’article 102 TFUE.
Enfin, en ce qui concerne l’incidence d’une telle annulation partielle de la décision attaquée sur le montant de l’amende infligée par la Commission à Intel, le Tribunal estime ne pas être en mesure d’identifier le montant de l’amende afférent uniquement aux restrictions non déguisées. En conséquence, il annule dans son intégralité l’article de la décision attaquée infligeant à Intel une amende d’un montant de 1,06 milliard d’euros au titre de l’infraction constatée.
{1} Décision C(2009) 3726 final de la Commission, du 13 mai 2009, relative à une procédure d’application de l’article [102 TFUE] et de l’article 54 de l’accord EEE (affaire COMP/C-3/37.990 - Intel).
{2} Le processeur est un composant essentiel de tout ordinateur, tant pour les performances générales du système que pour le coût global de l’appareil.
{3} Les microprocesseurs utilisés dans les ordinateurs peuvent être regroupés en deux catégories, à savoir les processeurs x86 et les processeurs fondés sur une autre architecture. L’architecture x86 est une norme conçue par Intel qui permet le fonctionnement des systèmes d’exploitation Windows et Linux.
{4} Arrêt du 12 juin 2014, Intel/Commission (T-286/09, EU:T:2014:547, ci-après l’« arrêt initial »).
{5} Arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C-413/14 P, EU:C:2017:632, ci-après l’« arrêt sur pourvoi »).
{6} L’analyse économique ainsi réalisée portait, en l’occurrence, sur la capacité des rabais litigieux d’évincer un concurrent qui serait aussi efficace qu’Intel sans occuper pour autant une position dominante. Concrètement, l’analyse visait à établir le prix auquel un concurrent aussi efficace qu’Intel et subissant les mêmes coûts que cette dernière aurait dû proposer ses processeurs afin d’indemniser un équipementier informatique ou un distributeur d’appareils microélectroniques pour la perte des rabais en cause, afin de déterminer si, dans un tel cas, ce concurrent peut toujours couvrir ses coûts.
{7} Cette expression désigne, en l’occurrence, la part du marché que les clients d’Intel étaient disposés et en mesure de reporter leur approvisionnement sur un autre fournisseur, nécessairement limitée compte tenu, notamment, de la nature du produit ainsi que de l’image de marque et du profil d’Intel.
54. Position dominante - Abus - Paiements d'exclusivité - Capacité de restreindre la concurrence et de produire des effets d'éviction - Analyse du concurrent aussi efficace - Critères d'appréciation
Par décision du 13 mai 2009{1}, la Commission européenne a infligé au producteur de microprocesseurs Intel une amende de 1,06 milliard d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché mondial des processeurs{2} x86{3}, entre octobre 2002 et décembre 2007, en mettant en œuvre une stratégie destinée à exclure du marché ses concurrents.
Selon la Commission, cet abus était caractérisé par deux types de comportements commerciaux adoptés par Intel à l’égard de ses partenaires commerciaux, à savoir des restrictions non déguisées et des rabais conditionnels. En ce qui concerne plus particulièrement ces derniers, Intel aurait accordé des rabais à quatre équipementiers informatiques stratégiques [Dell, Lenovo, Hewlett-Packard (HP) et NEC], sous réserve qu’ils achètent auprès d’elle la totalité ou la quasi-totalité de leurs processeurs x86. De même, Intel aurait accordé des paiements à un distributeur européen d’appareils microélectroniques (Media-Saturn-Holding) à condition que ce dernier vende exclusivement des ordinateurs équipés de processeurs x86 d’Intel. Ces rabais et paiements (ci-après les « rabais litigieux ») auraient assuré la fidélité des quatre équipementiers et de Media-Saturn et ainsi sensiblement réduit la capacité des concurrents d’Intel à se livrer à une concurrence fondée sur les mérites de leurs processeurs x86. Le comportement anticoncurrentiel d’Intel aurait ainsi contribué à réduire le choix offert aux consommateurs ainsi que les incitations à l’innovation.
Le recours introduit par Intel contre cette décision a été rejeté dans son intégralité par le Tribunal par arrêt du 12 juin 2014{4}. Par arrêt du 6 septembre 2017, rendu sur pourvoi d’Intel, la Cour a annulé cet arrêt et renvoyé l’affaire devant le Tribunal{5}.
Au soutien de ses conclusions en annulation de l’arrêt initial, Intel reprochait, en particulier, au Tribunal une erreur de droit en raison de l’absence d’examen des rabais litigieux au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce. À cet égard, la Cour a constaté que le Tribunal s’était fondé, à l’instar de la Commission, sur la prémisse selon laquelle les rabais de fidélité accordés par une entreprise en position dominante auraient, par leur nature même, la capacité de restreindre la concurrence de sorte qu’il n’était pas nécessaire d’analyser l’ensemble des circonstances de l’espèce ni, en particulier, de mener un test AEC (connu en anglais sous le nom de « as efficient competitor test »){6}. Néanmoins, la Commission n’en a pas moins opéré, dans sa décision, un examen approfondi de ces circonstances, ce qui l’a conduite à conclure qu’un concurrent aussi efficace aurait dû pratiquer des prix qui n’auraient pas été viables et que, partant, la pratique des rabais litigieux était susceptible d’évincer un tel concurrent. La Cour en a conclu que le test AEC avait revêtu une importance réelle dans l’appréciation, par la Commission, de la capacité des pratiques en cause à produire un effet d’éviction des concurrents, de sorte que le Tribunal était tenu d’examiner l’ensemble des arguments d’Intel formulés au sujet de ce test et de sa mise en œuvre par la Commission. Le Tribunal s’étant abstenu de procéder à un tel examen, la Cour a annulé l’arrêt initial et a renvoyé l’affaire devant le Tribunal pour qu’il puisse examiner, à la lumière des arguments avancés par Intel, la capacité des rabais litigieux de restreindre la concurrence.
Par son arrêt du 26 janvier 2022, le Tribunal, statuant sur renvoi, annule pour partie la décision attaquée en ce qu’elle qualifie les rabais litigieux d’abus, au sens de l’article 102 TFUE, et inflige une amende à Intel au titre de l’ensemble de ses agissements qualifiés d’abusifs.
Appréciation du Tribunal
Le Tribunal précise, à titre liminaire, l’étendue du litige après renvoi. À cet égard, il observe que l’annulation de l’arrêt initial n’était justifiée que par une seule erreur, tenant à l’absence de prise en considération, dans l’arrêt initial, de l’argumentation d’Intel visant à contester l’analyse AEC présentée par la Commission. Dans ces circonstances, le Tribunal estime pouvoir reprendre à son compte, aux fins de son examen, l’ensemble des considérations non viciées par l’erreur ainsi retenue par la Cour. Il s’agit, en l’occurrence, d’une part, des constatations de l’arrêt initial concernant les restrictions non déguisées et leur caractère illégal au regard de l’article 102 TFUE. En effet, selon le Tribunal, la Cour n’a pas invalidé, dans son principe même, la distinction établie dans la décision attaquée entre les pratiques constitutives de telles restrictions et les autres agissements d’Intel seuls visés par l’analyse AEC en question. D’autre part, le Tribunal a repris à son compte les considérations figurant dans l’arrêt initial selon lesquelles la Commission, dans la décision attaquée, a établi l’existence des rabais litigieux.
Cela ayant été précisé, le Tribunal entame, en premier lieu, l’examen des conclusions tendant à l’annulation de la décision attaquée par une présentation de la méthode définie par la Cour pour apprécier la capacité d’un système de rabais de restreindre la concurrence. À ce titre, il rappelle que, si un système de rabais d’exclusivité instauré par une entreprise en position dominante sur le marché peut être qualifié de restriction de concurrence, dès lors que, compte tenu de sa nature, ses effets restrictifs sur la concurrence peuvent être présumés, il ne s’agit, en l’occurrence, que d’une présomption simple qui ne saurait dispenser la Commission en toute hypothèse d’en examiner les effets anticoncurrentiels. Ainsi, dans l’hypothèse où une entreprise en position dominante soutient, au cours de la procédure administrative, éléments de preuve à l’appui, que son comportement n’a pas eu la capacité de restreindre la concurrence et, en particulier, de produire les effets d’éviction qui lui sont reprochés, la Commission doit analyser la capacité d’éviction du système de rabais. Dans le cadre d’une telle analyse, il appartient à cette dernière non seulement d’analyser, d’une part, l’importance de la position dominante de l’entreprise sur le marché pertinent et, d’autre part, le taux de couverture du marché par la pratique contestée, ainsi que les conditions et les modalités d’octroi des rabais en cause, leur durée et leur montant, mais également d’apprécier l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces. En outre, lorsqu’un test AEC a été effectué par la Commission, il fait partie des éléments dont elle doit tenir compte pour apprécier la capacité du système de rabais de restreindre la concurrence.
En deuxième lieu, le Tribunal vérifie, tout d’abord, si l’appréciation par la Commission de la capacité des rabais litigieux de restreindre la concurrence se fonde sur la méthode ainsi définie. À cet égard, il relève d’emblée que la Commission a commis une erreur de droit, dans la décision attaquée, en considérant que le test AEC, qu’elle a néanmoins réalisé, n’était pas nécessaire pour lui permettre d’établir le caractère abusif des rabais litigieux d’Intel. Cela étant, le Tribunal estime ne pas pouvoir s’en tenir à ce constat. Dès lors que l’arrêt sur pourvoi indique que le test AEC a revêtu une importance réelle dans l’appréciation par la Commission de la capacité de la pratique de rabais en cause de produire un effet d’éviction, le Tribunal était tenu d’examiner les arguments avancés par Intel au sujet dudit test.
En troisième lieu, étant donné que l’analyse de la capacité des rabais litigieux de restreindre la concurrence s’inscrit dans le cadre de la démonstration de l’existence d’une infraction au droit de la concurrence, en l’occurrence d’un abus de position dominante, le Tribunal rappelle les règles relatives à la répartition de la charge de la preuve ainsi qu’au niveau de preuve requis. Ainsi, le principe de la présomption d’innocence, applicable en la matière également, impose à la Commission d’établir l’existence d’une telle infraction, au besoin par un faisceau d’indices précis et concordants, de manière à ne laisser subsister aucun doute à cet égard. Lorsque cette dernière soutient que des faits établis ne peuvent s’expliquer que par un comportement anticoncurrentiel, l’existence de l’infraction en cause doit être considérée comme insuffisamment démontrée si les entreprises concernées parviennent à avancer une autre explication plausible des faits. En revanche, lorsque la Commission se fonde sur des éléments de preuve, en principe, propres à démontrer l’existence de l’infraction, c’est aux entreprises concernées qu’il appartient de démontrer l’insuffisance de leur valeur probante.
En quatrième lieu, c’est à la lumière de ces règles que le Tribunal examine les arguments concernant les erreurs prétendument commises par la Commission dans son analyse AEC. À cet égard, il juge que la Commission n’a pas établi à suffisance de droit la capacité de chacun des rabais litigieux de produire un effet d’éviction, au vu des arguments avancés par Intel quant à l’évaluation par la Commission des critères d’analyse pertinents.
En effet, premièrement, en ce qui concerne l’application du test AEC à Dell, le Tribunal estime que, dans les circonstances du cas d’espèce, la Commission pouvait, certes, valablement s’appuyer, aux fins de l’évaluation de la « part disputable »{7}, sur des données connues d’opérateurs économiques autres que l’entreprise dominante. Cependant, après avoir examiné les éléments avancés par Intel à cet égard, le Tribunal conclut que ces derniers sont à même de faire naître un doute dans l’esprit du juge sur le résultat de cette évaluation, jugeant, par conséquent insuffisants les éléments retenus par la Commission pour conclure à la capacité des rabais accordés à Dell de produire un effet d’éviction durant toute la période pertinente. Deuxièmement, il en va de même, selon le Tribunal, pour l’analyse du rabais accordé à HP, l’effet d’éviction retenu n’ayant notamment pas été démontré pour l’intégralité de la période infractionnelle. Troisièmement, en ce qui concerne les rabais accordés, sous différentes conditions, à des sociétés intégrées du groupe NEC, le Tribunal constate deux erreurs viciant l’analyse de la Commission, l’une affectant la valeur des rabais conditionnels, l’autre tenant à l’extrapolation insuffisamment justifiée de résultats valant pour un seul trimestre à l’ensemble de la période infractionnelle. Quatrièmement, le Tribunal conclut également à une insuffisance de preuve, s’agissant de la capacité des rabais accordés à Lenovo de produire un effet d’éviction, en raison d’erreurs commises par la Commission dans l’appréciation chiffrée des avantages en nature en cause. Cinquièmement, le Tribunal conclut dans le même sens quant à l’analyse AEC concernant Media-Saturn, estimant, notamment, que la Commission ne s’était nullement expliquée au sujet des raisons l’ayant conduite à extrapoler, dans l’analyse des paiements octroyés à ce distributeur, les résultats obtenus, aux fins de l’analyse des rabais accordés à NEC, pour une période d’un trimestre pour toutel
a période infractionnelle.
En cinquième et dernier lieu, le Tribunal vérifie si la décision attaquée a dûment tenu compte de tous les critères permettant d’établir la capacité de pratiques tarifaires de produire un effet d’éviction, en vertu de la jurisprudence de la Cour. Or, à cet égard, il constate que la Commission n’a pas dûment examiné le critère relatif au taux de couverture du marché par la pratique contestée et n’a pas davantage procédé à une analyse correcte de la durée des rabais.
Il ressort, en conséquence, de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’analyse réalisée par la Commission est incomplète et, en tout état de cause, ne permet pas d’établir à suffisance de droit, que les rabais litigieux étaient capables ou susceptibles d’avoir des effets anticoncurrentiels, ce pour quoi le Tribunal annule la décision, en ce qu’elle considère ces pratiques comme constitutives d’un abus au sens de l’article 102 TFUE.
Enfin, en ce qui concerne l’incidence d’une telle annulation partielle de la décision attaquée sur le montant de l’amende infligée par la Commission à Intel, le Tribunal estime ne pas être en mesure d’identifier le montant de l’amende afférent uniquement aux restrictions non déguisées. En conséquence, il annule dans son intégralité l’article de la décision attaquée infligeant à Intel une amende d’un montant de 1,06 milliard d’euros au titre de l’infraction constatée.
{1} Décision C(2009) 3726 final de la Commission, du 13 mai 2009, relative à une procédure d’application de l’article [102 TFUE] et de l’article 54 de l’accord EEE (affaire COMP/C-3/37.990 - Intel).
{2} Le processeur est un composant essentiel de tout ordinateur, tant pour les performances générales du système que pour le coût global de l’appareil.
{3} Les microprocesseurs utilisés dans les ordinateurs peuvent être regroupés en deux catégories, à savoir les processeurs x86 et les processeurs fondés sur une autre architecture. L’architecture x86 est une norme conçue par Intel qui permet le fonctionnement des systèmes d’exploitation Windows et Linux.
{4} Arrêt du 12 juin 2014, Intel/Commission (T-286/09, EU:T:2014:547, ci-après l’« arrêt initial »).
{5} Arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C-413/14 P, EU:C:2017:632, ci-après l’« arrêt sur pourvoi »).
{6} L’analyse économique ainsi réalisée portait, en l’occurrence, sur la capacité des rabais litigieux d’évincer un concurrent qui serait aussi efficace qu’Intel sans occuper pour autant une position dominante. Concrètement, l’analyse visait à établir le prix auquel un concurrent aussi efficace qu’Intel et subissant les mêmes coûts que cette dernière aurait dû proposer ses processeurs afin d’indemniser un équipementier informatique ou un distributeur d’appareils microélectroniques pour la perte des rabais en cause, afin de déterminer si, dans un tel cas, ce concurrent peut toujours couvrir ses coûts.
{7} Cette expression désigne, en l’occurrence, la part du marché que les clients d’Intel étaient disposés et en mesure de reporter leur approvisionnement sur un autre fournisseur, nécessairement limitée compte tenu, notamment, de la nature du produit ainsi que de l’image de marque et du profil d’Intel.
Arrêt du 26 janvier 2022, Intel Corporation / Commission (T-286/09 RENV) (cf. points 470-482)
55. Position dominante - Abus - Position dominante ayant son origine dans un monopole légal appelé à prendre fin dans le cadre de l'ouverture à la concurrence du marché concerné - Transfert d'informations commercialement sensibles au sein d'un groupe de sociétés visant à conserver cette position dominante - Capacité à restreindre la concurrence et effet d'éviction - Analyse du concurrent aussi efficace - Comportement consistant en l'exploitation de moyens propres à la détention d'une position dominante nécessairement insusceptible d'être adopté par un tel concurrent - Caractère abusif - Justification objective
L’affaire s’inscrit dans le contexte de la libéralisation progressive du marché de la vente d’énergie électrique en Italie.
Si, depuis le 1er juillet 2007, tous les usagers du réseau électrique italien, y compris les ménages et les petites et moyennes entreprises, peuvent choisir leur fournisseur, dans un premier temps, une distinction a été opérée entre clients éligibles à choisir un fournisseur sur un marché libre et clients du marché protégé, composés des particuliers et des petites entreprises, qui continuaient à relever d’un régime réglementé, à savoir le servizio di maggior tutela (service de meilleure protection), comportant, notamment, des protections spéciales en matière de prix. Ce n’est que dans un second temps que ces derniers ont été autorisés à prendre part au marché libre.
En vue de cette libéralisation du marché, ENEL, une entreprise jusqu’alors verticalement intégrée et titulaire du monopole dans la production d’énergie électrique en Italie et active dans la distribution de celle-ci, a été soumise à une procédure de dissociation des activités de distribution et de vente, ainsi que des marques (unbundling). Au terme de cette procédure, les différentes étapes du processus de distribution ont été attribuées à des filiales distinctes. Ainsi, E-Distribuzione s’est vue confier le service de la distribution, Enel Energia a été chargée de la fourniture d’électricité sur le marché libre et Servizio Elettrico Nazionale (ci-après « SEN ») s’est vu attribuer la gestion du service de meilleure protection.
À l’issue d’une enquête menée par l’Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato (AGCM), en sa qualité d’autorité nationale de concurrence, celle-ci a adopté, le 20 décembre 2018, une décision par laquelle elle a constaté que SEN et Enel Energia, sous la coordination de leur société mère ENEL, s’étaient rendues coupables, à partir du mois de janvier 2012 et jusqu’au mois de mai 2017, d’un abus de position dominante, en violation de l’article 102 TFUE, et, en conséquence, leur a infligé solidairement une amende d’un montant de plus de 93 millions d’euros. Le comportement reproché a consisté en la mise en œuvre d’une stratégie d’éviction visant à transférer la clientèle de SEN, en tant que gestionnaire historique du marché protégé, à Enel Energia, qui opère sur le marché libre, en vue de pallier le risque d’un départ massif des clients de SEN vers de nouveaux fournisseurs lors de l’ouverture ultérieure à la concurrence du marché concerné. À cette fin, selon la décision de l’AGCM, les clients du marché protégé auraient notamment été invités par SEN à donner leur consentement à recevoir des offres commerciales relatives au marché libre selon des modalités discriminatoires pour les offres des concurrents du groupe ENEL.
Le montant de l’amende a été réduit à la somme d’environ 27,5 millions d’euros en exécution des décisions juridictionnelles rendues en première instance dans le cadre de recours introduits par ENEL et ses deux filiales à l’encontre de la décision de l’AGCM. Saisi en appel par ces mêmes sociétés, le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie) a posé à la Cour des questions relatives à l’interprétation et à l’application de l’article 102 TFUE en matière de pratiques d’éviction.
Par son arrêt, la Cour apporte des précisions sur les conditions dans lesquelles le comportement d’une entreprise peut être considéré, sur le fondement de ses effets anticoncurrentiels, comme constitutif d’un abus de position dominante, lorsqu’un tel comportement repose sur l’exploitation de ressources ou de moyens propres à la détention d’une telle position dans le contexte de la libéralisation d’un marché. À cette occasion, la Cour délimite les critères d’appréciation pertinents ainsi que la portée de la charge de la preuve incombant à l’autorité nationale de concurrence concernée ayant adopté une décision sur le fondement de l’article 102 TFUE.
Appréciation de la Cour
Répondant aux questions ayant trait à l’intérêt protégé par l’article 102 TFUE, la Cour précise, en premier lieu, les éléments propres à caractériser l’exploitation abusive d’une position dominante. À cet effet, elle observe, d’une part, que le bien-être des consommateurs, tant intermédiaires que finals, doit être regardé comme constituant l’objectif ultime justifiant l’intervention du droit de la concurrence pour réprimer l’exploitation abusive d’une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci. Pour autant, une autorité de concurrence satisfait à la charge de la preuve pesant sur elle si elle démontre qu’une pratique d’une entreprise en position dominante est susceptible de porter atteinte, en ayant recours à des ressources ou à des moyens autres que ceux qui gouvernent une compétition normale, à une structure de concurrence effective sans qu’il soit nécessaire pour celle-ci de démontrer que ladite pratique a, en outre, la capacité de causer un préjudice direct aux consommateurs. L’entreprise dominante concernée peut néanmoins échapper à l’interdiction énoncée à l’article 102 TFUE en démontrant que l’effet d’éviction pouvant résulter de la pratique en cause est contrebalancé, voire surpassé, par des effets positifs pour les consommateurs.
D’autre part, la Cour rappelle que le caractère abusif d’un comportement d’une entreprise en position dominante ne peut être retenu qu’à condition d’avoir démontré sa capacité de restreindre la concurrence, en l’occurrence, de produire les effets d’éviction reprochés. En revanche, cette qualification ne requiert pas de démontrer que le résultat escompté d’un tel comportement visant à évincer ses concurrents du marché concerné a été atteint. Dans ces conditions, la preuve produite par une entreprise en position dominante de l’absence d’effets d’éviction concrets ne saurait être considérée comme étant suffisante, à elle seule, pour écarter l’application de l’article 102 TFUE. En revanche, cet élément peut constituer un indice de l’incapacité du comportement en cause à produire les effets d’éviction allégués, pourvu qu’il soit corroboré par d’autres éléments de preuve visant à établir cette incapacité.
En deuxième lieu, en ce qui concerne les doutes éprouvés par la juridiction nationale quant à la prise en compte d’une éventuelle intention de l’entreprise en cause, la Cour rappelle que l’existence d’une pratique d’éviction abusive par une entreprise en position dominante doit être appréciée sur le fondement de la capacité de cette pratique à produire des effets anticoncurrentiels. Il s’ensuit qu’une autorité de concurrence n’est pas tenue d’établir l’intention de l’entreprise en cause d’évincer ses concurrents par des moyens ou en recourant à des ressources autres que ceux gouvernant une concurrence par les mérites. La Cour précise toutefois que la preuve d’une telle intention constitue néanmoins une circonstance factuelle susceptible d’être prise en compte aux fins de la détermination d’un abus de position dominante.
En troisième lieu, la Cour apporte les éléments d’interprétation sollicités par la juridiction nationale en vue de l’application de l’article 102 TFUE afin de distinguer, parmi les pratiques mises en œuvre par une entreprise en position dominante qui reposent sur l’exploitation licite en dehors du droit de la concurrence, de ressources ou de moyens propres à la détention d’une telle position, celles qui pourraient échapper à l’interdiction énoncée à cet article, dans la mesure où elles relèveraient d’une concurrence normale, et celles qui, au contraire, seraient à considérer comme « abusives » au sens de cette disposition.
À cet égard, la Cour rappelle, tout d’abord, que le caractère abusif de ces pratiques suppose qu’elles aient eu la capacité de produire les effets d’éviction décrits dans la décision contestée. Certes, des entreprises en position dominante, indépendamment des causes d’une telle position, peuvent se défendre contre leurs concurrents, mais elles doivent néanmoins le faire en recourant aux seuls moyens relevant d’une concurrence « normale », c’est-à-dire fondée sur les mérites. Or, une pratique insusceptible d’être adoptée par un hypothétique concurrent aussi efficace sur le marché en cause, en ce qu’elle repose sur l’exploitation de ressources ou de moyens propres à la détention d’une position dominante, ne peut être considérée comme relevant d’une concurrence fondée sur les mérites. Dans ces conditions, lorsqu’une entreprise perd le monopole légal qu’elle détenait auparavant sur un marché, celle-ci doit s’abstenir, pendant toute la phase de libéralisation de ce marché, de recourir à des moyens dont elle disposait au titre de son ancien monopole et qui, à ce titre, ne sont pas disponibles pour ses concurrents, aux fins de conserver, autrement que par ses propres mérites, une position dominante sur le marché en cause nouvellement libéralisé.
Cela étant, une telle pratique peut néanmoins échapper à l’interdiction énoncée à l’article 102 TFUE si l’entreprise en position dominante concernée établit qu’elle était soit objectivement justifiée par des circonstances extérieures à l’entreprise et proportionnée à cette justification, soit contrebalancée, voire surpassée, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent également aux consommateurs.
En quatrième et dernier lieu, invitée par la juridiction nationale à préciser les conditions permettant d’imputer la responsabilité du comportement d’une filiale à sa société mère, la Cour juge que, lorsqu’une position dominante est exploitée de façon abusive par une ou plusieurs filiales appartenant à une unité économique, l’existence de cette unité est suffisante pour considérer que la société mère est elle aussi responsable de cet abus. L’existence d’une telle unité doit être présumée si, au moment des faits, au moins la quasi-totalité du capital de ces filiales était détenue, directement ou indirectement, par la société mère. Dans de telles circonstances, l’autorité de concurrence n’est pas tenue de rapporter une quelconque preuve supplémentaire, à moins que la société mère n’établisse que, malgré la détention d’un tel pourcentage du capital social, elle n’avait pas le pouvoir de définir les comportements de ses filiales, celles-ci agissant de manière autonome.
56. Position dominante - Abus - Vente liée - Position dominante sur le marché mondial (hors Chine) des boutiques d'applications Android et sur les marchés nationaux des services de recherche générale sur Internet - Conditions de préinstallation dans les accords de distribution des applications mobiles - Obtention d'une licence d'exploitation pour la boutique d'applications subordonnée à la préinstallation des applications de recherche générale et de navigation - Effet anticoncurrentiel - Appréciation
Google{1}, une entreprise du secteur des technologies de l’information et de la communication spécialisée dans les produits et les services liés à Internet, tire l’essentiel de ses revenus de son produit phare, le moteur de recherche Google Search. Son modèle commercial est basé sur l’interaction entre, d’une part, un certain nombre de produits et de services proposés le plus souvent sans frais aux utilisateurs et, d’autre part, des services de publicité en ligne utilisant les données collectées auprès de ces utilisateurs. Google propose, en outre, le système d’exploitation Android, dont environ 80 % des appareils mobiles intelligents utilisés en Europe étaient équipés en juillet 2018, selon la Commission européenne.
Différentes plaintes adressées à la Commission au sujet de certaines pratiques commerciales de Google dans l’internet mobile ont conduit celle-ci à ouvrir, le 15 avril 2015, une procédure à l’encontre de Google concernant Android{2}.
Par décision du 18 juillet 2018{3}, la Commission a sanctionné Google pour avoir abusé de sa position dominante, en imposant des restrictions contractuelles anticoncurrentielles aux fabricants d’appareils mobiles ainsi qu’aux opérateurs de réseaux mobiles, pour certaines depuis le 1er janvier 2011. Les restrictions visées sont de trois ordres :
- premièrement, celles insérées dans des « accords de distribution », qui imposent aux fabricants d’appareils mobiles de préinstaller les applications de recherche générale (Google Search) et de navigation (Chrome) pour pouvoir obtenir de Google une licence d’exploitation de sa boutique d’applications (Play Store) ;
- deuxièmement, celles insérées dans des « accords anti-fragmentation », qui conditionnent l’obtention des licences d’exploitation nécessaires à la préinstallation des applications Google Search et Play Store par les fabricants d’appareils mobiles à l’engagement de ces derniers de s’abstenir de vendre des appareils équipés de versions du système d’exploitation Android non agréées par Google ;
- troisièmement, celles insérées dans des « accords de partage des revenus », qui subordonnent la rétrocession d’une part des revenus publicitaires de Google aux fabricants d’appareils mobiles et aux opérateurs de réseaux mobiles concernés à l’engagement de ces derniers de renoncer à la préinstallation d’un service de recherche générale concurrent sur un portefeuille d’appareils prédéfini.
Selon la Commission, ces restrictions avaient toutes pour objectif de protéger et de renforcer la position dominante de Google en matière de services de recherche générale et, partant, les revenus obtenus par cette entreprise au moyen des annonces publicitaires liées à ces recherches. L’objectif commun poursuivi par les restrictions litigieuses et leur interdépendance ont donc conduit la Commission à les qualifier d’infraction unique et continue à l’article 102 TFUE et à l’article 54 de l’accord EEE.
En conséquence, la Commission a infligé à Google une amende de près de 4,343 milliards d’euros, soit l’amende la plus importante jamais infligée en Europe par une autorité de concurrence.
Le recours introduit par Google est rejeté pour l’essentiel par le Tribunal, qui se borne à annuler la décision en tant seulement qu’elle constate que les accords de partage de revenus par portefeuille évoqués ci-dessus constituent, en eux-mêmes, un abus. Compte tenu des circonstances propres à l’affaire, le Tribunal estime également approprié, en application de sa compétence de pleine juridiction, de fixer le montant de l’amende infligée à Google à 4,125 milliards d’euros.
Appréciation du Tribunal
Dans un premier temps, le Tribunal examine le moyen tiré d’erreurs d’appréciation dans la définition des marchés pertinents et dans l’appréciation subséquente de la position dominante de Google sur certains de ces marchés. Dans ce cadre, le Tribunal souligne qu’il est appelé, pour l’essentiel, à vérifier, en considération des arguments des parties et du raisonnement exposé dans la décision attaquée, si l’exercice par Google de son pouvoir sur les marchés pertinents lui permettait effectivement d’agir dans une mesure appréciable indépendamment des différents facteurs susceptibles de contraindre son comportement.
En l’occurrence, le Tribunal relève d’emblée que la Commission a identifié, dans une première étape, quatre types de marchés pertinents, à savoir : premièrement, le marché mondial (hors Chine) des systèmes d’exploitation pour appareils mobiles intelligents sous licence ; deuxièmement, le marché mondial (hors Chine) des boutiques d’applications Android ; troisièmement, les différents marchés nationaux, au sein de l’Espace économique européen (EEE), de fourniture de services de recherche générale ; et, quatrièmement, le marché mondial des navigateurs Internet pour appareils mobiles non spécifiques à un système d’exploitation. Dans une seconde étape, la Commission a conclu à l’occupation, par Google, d’une position dominante sur les trois premiers d’entre eux. Le Tribunal observe toutefois que la Commission a dûment évoqué, dans sa présentation des différents marchés pertinents, leur complémentarité, en les présentant comme interconnectés, en particulier, au regard de la stratégie globale mise en œuvre par Google afin de mettre en avant son moteur de recherche en l’intégrant dans un « écosystème ».
Appelé, plus particulièrement, à se prononcer sur la définition du périmètre du marché des systèmes d’exploitation pour appareils mobiles intelligents sous licence et l’appréciation consécutive de la position qu’y occupe Google, le Tribunal constate, tout d’abord, que c’est sans encourir les griefs de Google que la Commission a considéré que les systèmes d’exploitation exclusivement utilisés par des développeurs verticalement intégrés, comme l’iOS d’Apple ou Blackberry, dits « sans licence », ne font pas partie du même marché, étant donné que des fabricants d’appareils mobiles tiers ne peuvent en obtenir la licence. La Commission n’a pas non plus commis d’erreur en constatant également que la position dominante de Google sur ce marché n’était pas remise en cause par la contrainte concurrentielle indirecte exercée sur ce même marché par le système d’exploitation sans licence proposé par Apple. C’est aussi à juste titre que la Commission a conclu que la nature ouverte de la licence d’exploitation du code source Android ne constituait pas une contrainte concurrentielle suffisante pour contrebalancer la position dominante en cause.
Dans un deuxième temps, le Tribunal examine les différents moyens tirés de l’appréciation erronée du caractère abusif des restrictions litigieuses.
Premièrement, en ce qui concerne les conditions de préinstallation imposées aux fabricants d’appareils mobiles{4}, la Commission a conclu à leur caractère abusif en distinguant, d’une part, le groupement des applications Google Search et Play Store du groupement du navigateur Chrome et des applications précitées, et, en considérant, d’autre part, que ces groupements avaient restreint la concurrence au cours de la période infractionnelle, sans que Google n’ait pu faire valoir l’existence d’aucune justification objective.
À cet égard, le Tribunal relève que, pour étayer l’existence d’un important avantage concurrentiel conféré par les conditions de préinstallation litigieuses, la Commission a considéré qu’une telle préinstallation pouvait susciter un « biais de statu quo », résultant de la propension des utilisateurs à se servir des applications de recherche et de navigation à leur disposition et propre à augmenter significativement et durablement l’utilisation du service concerné, sans que cet avantage ne puisse être compensé par les concurrents de Google. Selon le Tribunal, l’analyse exposée par la Commission sur ce point n’encourt aucune des critiques invoquées par Google.
Abordant ensuite les griefs concernant la conclusion selon laquelle les moyens à la disposition des concurrents de Google ne leur permettaient pas de contrebalancer l’avantage concurrentiel tiré par Google des conditions de préinstallation en cause, le Tribunal observe que, si ces conditions n’interdisent pas la préinstallation d’applications concurrentes, il n’en demeure pas moins qu’une telle interdiction est prévue, pour les appareils qui en relevaient, par les accords de partage des revenus - qu’il s’agisse des accords de partage des revenus par portefeuille ou des accords de partage des revenus par appareils qui les ont remplacés -, soit plus de 50 % des appareils Google Android vendus dans l’EEE de 2011 à 2016, ce dont la Commission a pu tenir compte au titre des effets combinés des restrictions en cause. En outre, la Commission a également pu valablement se fonder sur l’observation de la situation réelle pour étayer ses conclusions, constatant, à ce titre, le recours limité, en pratique, à la préinstallation d’applications concurrentes, à leur téléchargement ou à l’accès aux services de recherche concurrents par l’intermédiaire de navigateurs. Enfin, jugeant également vaines les critiques de Google à l’encontre des considérations ayant conduit la Commission à conclure à l’absence de toute justification objective pour les groupements considérés, le Tribunal rejette le moyen tiré de l’appréciation erronée du caractère abusif des conditions de préinstallation dans son ensemble.
Deuxièmement, en ce qui concerne l’appréciation de la condition de préinstallation unique incluse dans les accords de partage des revenus par portefeuille, le Tribunal retient, tout d’abord, que la Commission était fondée à considérer les accords litigieux comme constitutifs d’accords d’exclusivité, dans la mesure où les paiements prévus étaient subordonnés à l’absence de préinstallation de services de recherche générale concurrents sur le portefeuille de produits concernés.
Cela étant, compte tenu du fait que, pour conclure à leur caractère abusif, la Commission a estimé que ces accords étaient propres à inciter les fabricants d’appareils mobiles ainsi que les opérateurs de réseaux mobiles concernés à ne pas préinstaller de tels services concurrents, il lui appartenait, selon la jurisprudence applicable à ce type de pratiques{5}, de procéder à une analyse de leur capacité à restreindre la concurrence par les mérites au vu de l’ensemble des circonstances pertinentes, au nombre desquelles figurent le taux de couverture du marché par la pratique contestée ainsi que sa capacité inhérente à évincer des concurrents au moins aussi efficaces.
L’analyse présentée par la Commission à cette fin se fondait essentiellement sur deux éléments, à savoir, d’une part, l’examen de la couverture de la pratique contestée et, d’autre part, les résultats du test dit « du concurrent aussi efficace »{6} qu’elle a mis en œuvre. Or, pour autant que la Commission a retenu, au titre du premier élément, que les accords en cause couvraient une « partie significative » des marchés nationaux des services de recherche générale, indépendamment du type d’appareil utilisé, le Tribunal considère que ce constat n’est pas corroboré par les éléments exposés par la Commission dans la décision attaquée. Une insuffisance analogue entache, en outre, l’une des prémisses du test AEC, à savoir la part des requêtes de recherche contestable par un concurrent hypothétiquement au moins aussi efficace dont l’application aurait été préinstallée aux côtés de Google Search. Le Tribunal constate également plusieurs erreurs de raisonnement portant sur l’appréciation de variables essentielles du test AEC mis en œuvre par la Commission, à savoir, tout d’abord, l’estimation des coûts attribuables à un tel concurrent, ensuite, l’appréciation de sa capacité à obtenir la préinstallation de son application et, enfin, l’estimation des revenus susceptibles d’être dégagés en fonction de l’ancienneté des appareils mobiles en circulation. Il s’ensuit que, tel qu’il a été conduit par la Commission, le test AEC ne saurait corroborer le constat d’un abus résultant en eux-mêmes des accords de partage des revenus par portefeuille, de sorte que le Tribunal accueille le moyen correspondant.
Troisièmement, en ce qui concerne l’appréciation des restrictions insérées dans les accords anti-fragmentation, le Tribunal observe, à titre liminaire, que la Commission considère comme abusive une telle pratique, dans la mesure où elle vise à faire obstacle au développement et à la présence sur le marché d’appareils fonctionnant avec une fourche Android{7} non compatible, sans pour autant contester à Google le droit d’imposer des exigences de compatibilité visant les seuls appareils sur lesquels ses applications sont installées. Après avoir constaté l’existence matérielle de la pratique en cause, le Tribunal estime, en outre, que la Commission était fondée à admettre la capacité des fourches Android non compatibles à exercer une pression concurrentielle sur Google. Dans ces circonstances, au vu des éléments exposés par la Commission, propres à établir l’entrave au développement et à la commercialisation de produits concurrents sur le marché des systèmes d’exploitation sous licence, cette dernière a pu considérer, selon le Tribunal, que la pratique en cause avait conduit au renforcement de la position dominante de Google sur le marché des services de recherche générale, tout en constituant un frein à l’innovation, dans la mesure où elle avait limité la diversité des offres accessibles aux utilisateurs.
Dans un troisième temps, le Tribunal examine le moyen tiré de la violation des droits de la défense, par lequel Google entend faire constater, d’une part, une violation de son droit d’accès au dossier et, d’autre part, une méconnaissance de son droit d’être entendue.
Examinant, en premier lieu, la violation alléguée du droit d’accès au dossier, le Tribunal précise, à titre liminaire, que les griefs de Google à ce titre portent sur le contenu d’un ensemble de notes transmises par la Commission en février 2018 au sujet de réunions organisées par cette dernière avec des tiers tout au long de son enquête. Lesdites réunions étant toutes des entretiens visant la collecte d’informations relatives à l’objet de l’enquête, au sens de l’article 19 du règlement nº 1/2003{8}, il appartenait, en conséquence, à la Commission d’assurer un enregistrement propre à permettre à l’entreprise en cause, le moment venu, d’en prendre connaissance et d’exercer ses droits de la défense. En l’espèce, le Tribunal constate la méconnaissance des exigences ainsi rappelées en raison, d’une part, du délai écoulé entre la tenue des entretiens et la transmission des notes les concernant et, d’autre part, du caractère sommaire de ces dernières. S’agissant des conséquences à tirer de cette irrégularité procédurale, le Tribunal rappelle néanmoins que, selon la jurisprudence, une violation des droits de la défense ne peut être retenue, en présence d’une telle irrégularité, que si l’entreprise concernée démontre qu’elle aurait pu mieux assurer sa défense en son absence. En l’occurrence, le Tribunal considère toutefois que cette démonstration ne ressort pas des éléments qui lui ont été communiqués ou des arguments qui lui ont été présentés à ce propos.
Abordant, en second lieu, la violation alléguée du droit d’être entendu, le Tribunal observe que les critiques de Google à ce titre constituent le volet procédural des griefs visant à contester le bien-fondé du constat de la nature abusive de certains accords de partage des revenus, dans la mesure où elles visent à contester le refus d’une audition sur le test AEC mis en œuvre dans ce cadre. Or, étant donné que la Commission a opposé ce refus à Google alors même qu’elle lui avait adressé deux lettres d’exposé des faits pour compléter de manière substantielle la teneur et la portée de l’approche initialement exposée dans la communication des griefs à ce sujet, sans pour autant adopter, comme elle l’aurait dû, une communication des griefs complémentaire suivie d’une audition, le Tribunal considère que la Commission a violé les droits de la défense de Google et ainsi privé cette dernière d’une chance de mieux assurer sa défense en développant ses arguments lors d’une audition. Le Tribunal ajoute que l’intérêt d’une audition ressort d’autant plus, en l’espèce, des insuffisances précédemment constatées dans la mise en œuvre du test AEC par la Commission. En conséquence, le constat de la nature abusive des accords de partage des revenus par portefeuille doit être annulé sur ce fondement également.
Enfin, appelé à procéder, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, à une appréciation autonome du montant de l’amende, le Tribunal précise, au préalable, que, si la décision attaquée doit, ainsi, être partiellement annulée, en tant qu’elle considère que les accords de partage des revenus par portefeuille sont en eux-mêmes abusifs, cette annulation partielle n’affecte pas pour autant la validité globale du constat d’infraction effectué, dans la décision attaquée, en considération des effets d’éviction résultant des autres pratiques abusives mises en œuvre par Google au cours de la période infractionnelle.
Par une appréciation propre de l’ensemble des circonstances relatives à la sanction, le Tribunal juge qu’il convient de réformer la décision attaquée, en considérant que le montant de l’amende à infliger à Google pour l’infraction commise est de 4,125 milliards d’euros. À cette fin, à l’instar de la Commission, le Tribunal estime approprié de tenir compte du caractère délibéré de la mise en œuvre des pratiques infractionnelles ainsi que de la valeur des ventes pertinentes réalisées par Google lors de la dernière année de sa participation complète à l’infraction. En revanche, s’agissant de la prise en considération de la gravité et de la durée de l’infraction, le Tribunal considère approprié, pour les raisons exposées dans l’arrêt, de tenir compte de l’évolution dans le temps des différents aspects de l’infraction et de la complémentarité des pratiques en cause pour apprécier l’incidence des effets d’éviction valablement constatés par la Commission dans la décision attaquée.
{1} En l’occurrence, « Google » désigne conjointement la société Google LLC, anciennement Google Inc., ainsi que sa société mère, Alphabet, Inc.
{2} En juin 2017, la Commission avait déjà infligé à Google une amende de 2,42 milliards d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché des moteurs de recherche en conférant un avantage illégal à son propre service de comparaison de prix. Cette décision a été validée, pour l’essentiel, par le Tribunal par arrêt du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping), (T-612/17, EU:T:2021:763). Le pourvoi formé par Google à l’encontre de cet arrêt est actuellement pendant devant la Cour (C-48/22 P).
{3} Décision C(2018) 4761 final de la Commission, du 18 juillet 2018, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.40099 - Google Android].
{4} Compte tenu des ressemblances entre les affaires, le Tribunal se réfère sur ce point à l’arrêt du 17 septembre 2007, Microsoft/Commission (T-201/04, EU:T:2007:289) évoqué par la Commission dans la décision attaquée.
{5} Voir arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C-413/14 P, EU:C:2017:632).
{6} Ci-après le « test AEC », selon sa dénomination en langue anglaise (As Efficient Competitor Test).
{7} Il s’agit, en l’occurrence, de systèmes d’exploitation développés par des tiers à partir du code source Android divulgué par Google sous licence d’exploitation libre, lequel contient les éléments de base d’un tel système, mais pas les applications et services Android dont Google est propriétaire. Dans ce contexte, les accords anti-fragmentation en cause définissaient une norme de référence de compatibilité minimale pour la mise en œuvre du code source d’Android.
{8} Règlement (CE) nº 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).
57. Position dominante - Abus - Effet anticoncurrentiel - Position dominante sur le marché mondial (hors Chine) des boutiques d'applications Android et sur les marchés nationaux des services de recherche générale sur Internet - Vente liée - Pratiques favorisant les applications de recherche et de navigation de l'entreprise en position dominante et défavorisant les services de recherche générale concurrents - Pratiques conférant un avantage concurrentiel significatif insusceptible d'être compensé par les concurrents
Google{1}, une entreprise du secteur des technologies de l’information et de la communication spécialisée dans les produits et les services liés à Internet, tire l’essentiel de ses revenus de son produit phare, le moteur de recherche Google Search. Son modèle commercial est basé sur l’interaction entre, d’une part, un certain nombre de produits et de services proposés le plus souvent sans frais aux utilisateurs et, d’autre part, des services de publicité en ligne utilisant les données collectées auprès de ces utilisateurs. Google propose, en outre, le système d’exploitation Android, dont environ 80 % des appareils mobiles intelligents utilisés en Europe étaient équipés en juillet 2018, selon la Commission européenne.
Différentes plaintes adressées à la Commission au sujet de certaines pratiques commerciales de Google dans l’internet mobile ont conduit celle-ci à ouvrir, le 15 avril 2015, une procédure à l’encontre de Google concernant Android{2}.
Par décision du 18 juillet 2018{3}, la Commission a sanctionné Google pour avoir abusé de sa position dominante, en imposant des restrictions contractuelles anticoncurrentielles aux fabricants d’appareils mobiles ainsi qu’aux opérateurs de réseaux mobiles, pour certaines depuis le 1er janvier 2011. Les restrictions visées sont de trois ordres :
- premièrement, celles insérées dans des « accords de distribution », qui imposent aux fabricants d’appareils mobiles de préinstaller les applications de recherche générale (Google Search) et de navigation (Chrome) pour pouvoir obtenir de Google une licence d’exploitation de sa boutique d’applications (Play Store) ;
- deuxièmement, celles insérées dans des « accords anti-fragmentation », qui conditionnent l’obtention des licences d’exploitation nécessaires à la préinstallation des applications Google Search et Play Store par les fabricants d’appareils mobiles à l’engagement de ces derniers de s’abstenir de vendre des appareils équipés de versions du système d’exploitation Android non agréées par Google ;
- troisièmement, celles insérées dans des « accords de partage des revenus », qui subordonnent la rétrocession d’une part des revenus publicitaires de Google aux fabricants d’appareils mobiles et aux opérateurs de réseaux mobiles concernés à l’engagement de ces derniers de renoncer à la préinstallation d’un service de recherche générale concurrent sur un portefeuille d’appareils prédéfini.
Selon la Commission, ces restrictions avaient toutes pour objectif de protéger et de renforcer la position dominante de Google en matière de services de recherche générale et, partant, les revenus obtenus par cette entreprise au moyen des annonces publicitaires liées à ces recherches. L’objectif commun poursuivi par les restrictions litigieuses et leur interdépendance ont donc conduit la Commission à les qualifier d’infraction unique et continue à l’article 102 TFUE et à l’article 54 de l’accord EEE.
En conséquence, la Commission a infligé à Google une amende de près de 4,343 milliards d’euros, soit l’amende la plus importante jamais infligée en Europe par une autorité de concurrence.
Le recours introduit par Google est rejeté pour l’essentiel par le Tribunal, qui se borne à annuler la décision en tant seulement qu’elle constate que les accords de partage de revenus par portefeuille évoqués ci-dessus constituent, en eux-mêmes, un abus. Compte tenu des circonstances propres à l’affaire, le Tribunal estime également approprié, en application de sa compétence de pleine juridiction, de fixer le montant de l’amende infligée à Google à 4,125 milliards d’euros.
Appréciation du Tribunal
Dans un premier temps, le Tribunal examine le moyen tiré d’erreurs d’appréciation dans la définition des marchés pertinents et dans l’appréciation subséquente de la position dominante de Google sur certains de ces marchés. Dans ce cadre, le Tribunal souligne qu’il est appelé, pour l’essentiel, à vérifier, en considération des arguments des parties et du raisonnement exposé dans la décision attaquée, si l’exercice par Google de son pouvoir sur les marchés pertinents lui permettait effectivement d’agir dans une mesure appréciable indépendamment des différents facteurs susceptibles de contraindre son comportement.
En l’occurrence, le Tribunal relève d’emblée que la Commission a identifié, dans une première étape, quatre types de marchés pertinents, à savoir : premièrement, le marché mondial (hors Chine) des systèmes d’exploitation pour appareils mobiles intelligents sous licence ; deuxièmement, le marché mondial (hors Chine) des boutiques d’applications Android ; troisièmement, les différents marchés nationaux, au sein de l’Espace économique européen (EEE), de fourniture de services de recherche générale ; et, quatrièmement, le marché mondial des navigateurs Internet pour appareils mobiles non spécifiques à un système d’exploitation. Dans une seconde étape, la Commission a conclu à l’occupation, par Google, d’une position dominante sur les trois premiers d’entre eux. Le Tribunal observe toutefois que la Commission a dûment évoqué, dans sa présentation des différents marchés pertinents, leur complémentarité, en les présentant comme interconnectés, en particulier, au regard de la stratégie globale mise en œuvre par Google afin de mettre en avant son moteur de recherche en l’intégrant dans un « écosystème ».
Appelé, plus particulièrement, à se prononcer sur la définition du périmètre du marché des systèmes d’exploitation pour appareils mobiles intelligents sous licence et l’appréciation consécutive de la position qu’y occupe Google, le Tribunal constate, tout d’abord, que c’est sans encourir les griefs de Google que la Commission a considéré que les systèmes d’exploitation exclusivement utilisés par des développeurs verticalement intégrés, comme l’iOS d’Apple ou Blackberry, dits « sans licence », ne font pas partie du même marché, étant donné que des fabricants d’appareils mobiles tiers ne peuvent en obtenir la licence. La Commission n’a pas non plus commis d’erreur en constatant également que la position dominante de Google sur ce marché n’était pas remise en cause par la contrainte concurrentielle indirecte exercée sur ce même marché par le système d’exploitation sans licence proposé par Apple. C’est aussi à juste titre que la Commission a conclu que la nature ouverte de la licence d’exploitation du code source Android ne constituait pas une contrainte concurrentielle suffisante pour contrebalancer la position dominante en cause.
Dans un deuxième temps, le Tribunal examine les différents moyens tirés de l’appréciation erronée du caractère abusif des restrictions litigieuses.
Premièrement, en ce qui concerne les conditions de préinstallation imposées aux fabricants d’appareils mobiles{4}, la Commission a conclu à leur caractère abusif en distinguant, d’une part, le groupement des applications Google Search et Play Store du groupement du navigateur Chrome et des applications précitées, et, en considérant, d’autre part, que ces groupements avaient restreint la concurrence au cours de la période infractionnelle, sans que Google n’ait pu faire valoir l’existence d’aucune justification objective.
À cet égard, le Tribunal relève que, pour étayer l’existence d’un important avantage concurrentiel conféré par les conditions de préinstallation litigieuses, la Commission a considéré qu’une telle préinstallation pouvait susciter un « biais de statu quo », résultant de la propension des utilisateurs à se servir des applications de recherche et de navigation à leur disposition et propre à augmenter significativement et durablement l’utilisation du service concerné, sans que cet avantage ne puisse être compensé par les concurrents de Google. Selon le Tribunal, l’analyse exposée par la Commission sur ce point n’encourt aucune des critiques invoquées par Google.
Abordant ensuite les griefs concernant la conclusion selon laquelle les moyens à la disposition des concurrents de Google ne leur permettaient pas de contrebalancer l’avantage concurrentiel tiré par Google des conditions de préinstallation en cause, le Tribunal observe que, si ces conditions n’interdisent pas la préinstallation d’applications concurrentes, il n’en demeure pas moins qu’une telle interdiction est prévue, pour les appareils qui en relevaient, par les accords de partage des revenus - qu’il s’agisse des accords de partage des revenus par portefeuille ou des accords de partage des revenus par appareils qui les ont remplacés -, soit plus de 50 % des appareils Google Android vendus dans l’EEE de 2011 à 2016, ce dont la Commission a pu tenir compte au titre des effets combinés des restrictions en cause. En outre, la Commission a également pu valablement se fonder sur l’observation de la situation réelle pour étayer ses conclusions, constatant, à ce titre, le recours limité, en pratique, à la préinstallation d’applications concurrentes, à leur téléchargement ou à l’accès aux services de recherche concurrents par l’intermédiaire de navigateurs. Enfin, jugeant également vaines les critiques de Google à l’encontre des considérations ayant conduit la Commission à conclure à l’absence de toute justification objective pour les groupements considérés, le Tribunal rejette le moyen tiré de l’appréciation erronée du caractère abusif des conditions de préinstallation dans son ensemble.
Deuxièmement, en ce qui concerne l’appréciation de la condition de préinstallation unique incluse dans les accords de partage des revenus par portefeuille, le Tribunal retient, tout d’abord, que la Commission était fondée à considérer les accords litigieux comme constitutifs d’accords d’exclusivité, dans la mesure où les paiements prévus étaient subordonnés à l’absence de préinstallation de services de recherche générale concurrents sur le portefeuille de produits concernés.
Cela étant, compte tenu du fait que, pour conclure à leur caractère abusif, la Commission a estimé que ces accords étaient propres à inciter les fabricants d’appareils mobiles ainsi que les opérateurs de réseaux mobiles concernés à ne pas préinstaller de tels services concurrents, il lui appartenait, selon la jurisprudence applicable à ce type de pratiques{5}, de procéder à une analyse de leur capacité à restreindre la concurrence par les mérites au vu de l’ensemble des circonstances pertinentes, au nombre desquelles figurent le taux de couverture du marché par la pratique contestée ainsi que sa capacité inhérente à évincer des concurrents au moins aussi efficaces.
L’analyse présentée par la Commission à cette fin se fondait essentiellement sur deux éléments, à savoir, d’une part, l’examen de la couverture de la pratique contestée et, d’autre part, les résultats du test dit « du concurrent aussi efficace »{6} qu’elle a mis en œuvre. Or, pour autant que la Commission a retenu, au titre du premier élément, que les accords en cause couvraient une « partie significative » des marchés nationaux des services de recherche générale, indépendamment du type d’appareil utilisé, le Tribunal considère que ce constat n’est pas corroboré par les éléments exposés par la Commission dans la décision attaquée. Une insuffisance analogue entache, en outre, l’une des prémisses du test AEC, à savoir la part des requêtes de recherche contestable par un concurrent hypothétiquement au moins aussi efficace dont l’application aurait été préinstallée aux côtés de Google Search. Le Tribunal constate également plusieurs erreurs de raisonnement portant sur l’appréciation de variables essentielles du test AEC mis en œuvre par la Commission, à savoir, tout d’abord, l’estimation des coûts attribuables à un tel concurrent, ensuite, l’appréciation de sa capacité à obtenir la préinstallation de son application et, enfin, l’estimation des revenus susceptibles d’être dégagés en fonction de l’ancienneté des appareils mobiles en circulation. Il s’ensuit que, tel qu’il a été conduit par la Commission, le test AEC ne saurait corroborer le constat d’un abus résultant en eux-mêmes des accords de partage des revenus par portefeuille, de sorte que le Tribunal accueille le moyen correspondant.
Troisièmement, en ce qui concerne l’appréciation des restrictions insérées dans les accords anti-fragmentation, le Tribunal observe, à titre liminaire, que la Commission considère comme abusive une telle pratique, dans la mesure où elle vise à faire obstacle au développement et à la présence sur le marché d’appareils fonctionnant avec une fourche Android{7} non compatible, sans pour autant contester à Google le droit d’imposer des exigences de compatibilité visant les seuls appareils sur lesquels ses applications sont installées. Après avoir constaté l’existence matérielle de la pratique en cause, le Tribunal estime, en outre, que la Commission était fondée à admettre la capacité des fourches Android non compatibles à exercer une pression concurrentielle sur Google. Dans ces circonstances, au vu des éléments exposés par la Commission, propres à établir l’entrave au développement et à la commercialisation de produits concurrents sur le marché des systèmes d’exploitation sous licence, cette dernière a pu considérer, selon le Tribunal, que la pratique en cause avait conduit au renforcement de la position dominante de Google sur le marché des services de recherche générale, tout en constituant un frein à l’innovation, dans la mesure où elle avait limité la diversité des offres accessibles aux utilisateurs.
Dans un troisième temps, le Tribunal examine le moyen tiré de la violation des droits de la défense, par lequel Google entend faire constater, d’une part, une violation de son droit d’accès au dossier et, d’autre part, une méconnaissance de son droit d’être entendue.
Examinant, en premier lieu, la violation alléguée du droit d’accès au dossier, le Tribunal précise, à titre liminaire, que les griefs de Google à ce titre portent sur le contenu d’un ensemble de notes transmises par la Commission en février 2018 au sujet de réunions organisées par cette dernière avec des tiers tout au long de son enquête. Lesdites réunions étant toutes des entretiens visant la collecte d’informations relatives à l’objet de l’enquête, au sens de l’article 19 du règlement nº 1/2003{8}, il appartenait, en conséquence, à la Commission d’assurer un enregistrement propre à permettre à l’entreprise en cause, le moment venu, d’en prendre connaissance et d’exercer ses droits de la défense. En l’espèce, le Tribunal constate la méconnaissance des exigences ainsi rappelées en raison, d’une part, du délai écoulé entre la tenue des entretiens et la transmission des notes les concernant et, d’autre part, du caractère sommaire de ces dernières. S’agissant des conséquences à tirer de cette irrégularité procédurale, le Tribunal rappelle néanmoins que, selon la jurisprudence, une violation des droits de la défense ne peut être retenue, en présence d’une telle irrégularité, que si l’entreprise concernée démontre qu’elle aurait pu mieux assurer sa défense en son absence. En l’occurrence, le Tribunal considère toutefois que cette démonstration ne ressort pas des éléments qui lui ont été communiqués ou des arguments qui lui ont été présentés à ce propos.
Abordant, en second lieu, la violation alléguée du droit d’être entendu, le Tribunal observe que les critiques de Google à ce titre constituent le volet procédural des griefs visant à contester le bien-fondé du constat de la nature abusive de certains accords de partage des revenus, dans la mesure où elles visent à contester le refus d’une audition sur le test AEC mis en œuvre dans ce cadre. Or, étant donné que la Commission a opposé ce refus à Google alors même qu’elle lui avait adressé deux lettres d’exposé des faits pour compléter de manière substantielle la teneur et la portée de l’approche initialement exposée dans la communication des griefs à ce sujet, sans pour autant adopter, comme elle l’aurait dû, une communication des griefs complémentaire suivie d’une audition, le Tribunal considère que la Commission a violé les droits de la défense de Google et ainsi privé cette dernière d’une chance de mieux assurer sa défense en développant ses arguments lors d’une audition. Le Tribunal ajoute que l’intérêt d’une audition ressort d’autant plus, en l’espèce, des insuffisances précédemment constatées dans la mise en œuvre du test AEC par la Commission. En conséquence, le constat de la nature abusive des accords de partage des revenus par portefeuille doit être annulé sur ce fondement également.
Enfin, appelé à procéder, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, à une appréciation autonome du montant de l’amende, le Tribunal précise, au préalable, que, si la décision attaquée doit, ainsi, être partiellement annulée, en tant qu’elle considère que les accords de partage des revenus par portefeuille sont en eux-mêmes abusifs, cette annulation partielle n’affecte pas pour autant la validité globale du constat d’infraction effectué, dans la décision attaquée, en considération des effets d’éviction résultant des autres pratiques abusives mises en œuvre par Google au cours de la période infractionnelle.
Par une appréciation propre de l’ensemble des circonstances relatives à la sanction, le Tribunal juge qu’il convient de réformer la décision attaquée, en considérant que le montant de l’amende à infliger à Google pour l’infraction commise est de 4,125 milliards d’euros. À cette fin, à l’instar de la Commission, le Tribunal estime approprié de tenir compte du caractère délibéré de la mise en œuvre des pratiques infractionnelles ainsi que de la valeur des ventes pertinentes réalisées par Google lors de la dernière année de sa participation complète à l’infraction. En revanche, s’agissant de la prise en considération de la gravité et de la durée de l’infraction, le Tribunal considère approprié, pour les raisons exposées dans l’arrêt, de tenir compte de l’évolution dans le temps des différents aspects de l’infraction et de la complémentarité des pratiques en cause pour apprécier l’incidence des effets d’éviction valablement constatés par la Commission dans la décision attaquée.
{1} En l’occurrence, « Google » désigne conjointement la société Google LLC, anciennement Google Inc., ainsi que sa société mère, Alphabet, Inc.
{2} En juin 2017, la Commission avait déjà infligé à Google une amende de 2,42 milliards d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché des moteurs de recherche en conférant un avantage illégal à son propre service de comparaison de prix. Cette décision a été validée, pour l’essentiel, par le Tribunal par arrêt du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping), (T-612/17, EU:T:2021:763). Le pourvoi formé par Google à l’encontre de cet arrêt est actuellement pendant devant la Cour (C-48/22 P).
{3} Décision C(2018) 4761 final de la Commission, du 18 juillet 2018, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.40099 - Google Android].
{4} Compte tenu des ressemblances entre les affaires, le Tribunal se réfère sur ce point à l’arrêt du 17 septembre 2007, Microsoft/Commission (T-201/04, EU:T:2007:289) évoqué par la Commission dans la décision attaquée.
{5} Voir arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C-413/14 P, EU:C:2017:632).
{6} Ci-après le « test AEC », selon sa dénomination en langue anglaise (As Efficient Competitor Test).
{7} Il s’agit, en l’occurrence, de systèmes d’exploitation développés par des tiers à partir du code source Android divulgué par Google sous licence d’exploitation libre, lequel contient les éléments de base d’un tel système, mais pas les applications et services Android dont Google est propriétaire. Dans ce contexte, les accords anti-fragmentation en cause définissaient une norme de référence de compatibilité minimale pour la mise en œuvre du code source d’Android.
{8} Règlement (CE) nº 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).
58. Position dominante - Abus - Rabais d'exclusivité ou de fidélité - Capacité de restreindre la concurrence et de produire des effets d'éviction - Analyse du concurrent aussi efficace - Critères d'appréciation
Google{1}, une entreprise du secteur des technologies de l’information et de la communication spécialisée dans les produits et les services liés à Internet, tire l’essentiel de ses revenus de son produit phare, le moteur de recherche Google Search. Son modèle commercial est basé sur l’interaction entre, d’une part, un certain nombre de produits et de services proposés le plus souvent sans frais aux utilisateurs et, d’autre part, des services de publicité en ligne utilisant les données collectées auprès de ces utilisateurs. Google propose, en outre, le système d’exploitation Android, dont environ 80 % des appareils mobiles intelligents utilisés en Europe étaient équipés en juillet 2018, selon la Commission européenne.
Différentes plaintes adressées à la Commission au sujet de certaines pratiques commerciales de Google dans l’internet mobile ont conduit celle-ci à ouvrir, le 15 avril 2015, une procédure à l’encontre de Google concernant Android{2}.
Par décision du 18 juillet 2018{3}, la Commission a sanctionné Google pour avoir abusé de sa position dominante, en imposant des restrictions contractuelles anticoncurrentielles aux fabricants d’appareils mobiles ainsi qu’aux opérateurs de réseaux mobiles, pour certaines depuis le 1er janvier 2011. Les restrictions visées sont de trois ordres :
- premièrement, celles insérées dans des « accords de distribution », qui imposent aux fabricants d’appareils mobiles de préinstaller les applications de recherche générale (Google Search) et de navigation (Chrome) pour pouvoir obtenir de Google une licence d’exploitation de sa boutique d’applications (Play Store) ;
- deuxièmement, celles insérées dans des « accords anti-fragmentation », qui conditionnent l’obtention des licences d’exploitation nécessaires à la préinstallation des applications Google Search et Play Store par les fabricants d’appareils mobiles à l’engagement de ces derniers de s’abstenir de vendre des appareils équipés de versions du système d’exploitation Android non agréées par Google ;
- troisièmement, celles insérées dans des « accords de partage des revenus », qui subordonnent la rétrocession d’une part des revenus publicitaires de Google aux fabricants d’appareils mobiles et aux opérateurs de réseaux mobiles concernés à l’engagement de ces derniers de renoncer à la préinstallation d’un service de recherche générale concurrent sur un portefeuille d’appareils prédéfini.
Selon la Commission, ces restrictions avaient toutes pour objectif de protéger et de renforcer la position dominante de Google en matière de services de recherche générale et, partant, les revenus obtenus par cette entreprise au moyen des annonces publicitaires liées à ces recherches. L’objectif commun poursuivi par les restrictions litigieuses et leur interdépendance ont donc conduit la Commission à les qualifier d’infraction unique et continue à l’article 102 TFUE et à l’article 54 de l’accord EEE.
En conséquence, la Commission a infligé à Google une amende de près de 4,343 milliards d’euros, soit l’amende la plus importante jamais infligée en Europe par une autorité de concurrence.
Le recours introduit par Google est rejeté pour l’essentiel par le Tribunal, qui se borne à annuler la décision en tant seulement qu’elle constate que les accords de partage de revenus par portefeuille évoqués ci-dessus constituent, en eux-mêmes, un abus. Compte tenu des circonstances propres à l’affaire, le Tribunal estime également approprié, en application de sa compétence de pleine juridiction, de fixer le montant de l’amende infligée à Google à 4,125 milliards d’euros.
Appréciation du Tribunal
Dans un premier temps, le Tribunal examine le moyen tiré d’erreurs d’appréciation dans la définition des marchés pertinents et dans l’appréciation subséquente de la position dominante de Google sur certains de ces marchés. Dans ce cadre, le Tribunal souligne qu’il est appelé, pour l’essentiel, à vérifier, en considération des arguments des parties et du raisonnement exposé dans la décision attaquée, si l’exercice par Google de son pouvoir sur les marchés pertinents lui permettait effectivement d’agir dans une mesure appréciable indépendamment des différents facteurs susceptibles de contraindre son comportement.
En l’occurrence, le Tribunal relève d’emblée que la Commission a identifié, dans une première étape, quatre types de marchés pertinents, à savoir : premièrement, le marché mondial (hors Chine) des systèmes d’exploitation pour appareils mobiles intelligents sous licence ; deuxièmement, le marché mondial (hors Chine) des boutiques d’applications Android ; troisièmement, les différents marchés nationaux, au sein de l’Espace économique européen (EEE), de fourniture de services de recherche générale ; et, quatrièmement, le marché mondial des navigateurs Internet pour appareils mobiles non spécifiques à un système d’exploitation. Dans une seconde étape, la Commission a conclu à l’occupation, par Google, d’une position dominante sur les trois premiers d’entre eux. Le Tribunal observe toutefois que la Commission a dûment évoqué, dans sa présentation des différents marchés pertinents, leur complémentarité, en les présentant comme interconnectés, en particulier, au regard de la stratégie globale mise en œuvre par Google afin de mettre en avant son moteur de recherche en l’intégrant dans un « écosystème ».
Appelé, plus particulièrement, à se prononcer sur la définition du périmètre du marché des systèmes d’exploitation pour appareils mobiles intelligents sous licence et l’appréciation consécutive de la position qu’y occupe Google, le Tribunal constate, tout d’abord, que c’est sans encourir les griefs de Google que la Commission a considéré que les systèmes d’exploitation exclusivement utilisés par des développeurs verticalement intégrés, comme l’iOS d’Apple ou Blackberry, dits « sans licence », ne font pas partie du même marché, étant donné que des fabricants d’appareils mobiles tiers ne peuvent en obtenir la licence. La Commission n’a pas non plus commis d’erreur en constatant également que la position dominante de Google sur ce marché n’était pas remise en cause par la contrainte concurrentielle indirecte exercée sur ce même marché par le système d’exploitation sans licence proposé par Apple. C’est aussi à juste titre que la Commission a conclu que la nature ouverte de la licence d’exploitation du code source Android ne constituait pas une contrainte concurrentielle suffisante pour contrebalancer la position dominante en cause.
Dans un deuxième temps, le Tribunal examine les différents moyens tirés de l’appréciation erronée du caractère abusif des restrictions litigieuses.
Premièrement, en ce qui concerne les conditions de préinstallation imposées aux fabricants d’appareils mobiles{4}, la Commission a conclu à leur caractère abusif en distinguant, d’une part, le groupement des applications Google Search et Play Store du groupement du navigateur Chrome et des applications précitées, et, en considérant, d’autre part, que ces groupements avaient restreint la concurrence au cours de la période infractionnelle, sans que Google n’ait pu faire valoir l’existence d’aucune justification objective.
À cet égard, le Tribunal relève que, pour étayer l’existence d’un important avantage concurrentiel conféré par les conditions de préinstallation litigieuses, la Commission a considéré qu’une telle préinstallation pouvait susciter un « biais de statu quo », résultant de la propension des utilisateurs à se servir des applications de recherche et de navigation à leur disposition et propre à augmenter significativement et durablement l’utilisation du service concerné, sans que cet avantage ne puisse être compensé par les concurrents de Google. Selon le Tribunal, l’analyse exposée par la Commission sur ce point n’encourt aucune des critiques invoquées par Google.
Abordant ensuite les griefs concernant la conclusion selon laquelle les moyens à la disposition des concurrents de Google ne leur permettaient pas de contrebalancer l’avantage concurrentiel tiré par Google des conditions de préinstallation en cause, le Tribunal observe que, si ces conditions n’interdisent pas la préinstallation d’applications concurrentes, il n’en demeure pas moins qu’une telle interdiction est prévue, pour les appareils qui en relevaient, par les accords de partage des revenus - qu’il s’agisse des accords de partage des revenus par portefeuille ou des accords de partage des revenus par appareils qui les ont remplacés -, soit plus de 50 % des appareils Google Android vendus dans l’EEE de 2011 à 2016, ce dont la Commission a pu tenir compte au titre des effets combinés des restrictions en cause. En outre, la Commission a également pu valablement se fonder sur l’observation de la situation réelle pour étayer ses conclusions, constatant, à ce titre, le recours limité, en pratique, à la préinstallation d’applications concurrentes, à leur téléchargement ou à l’accès aux services de recherche concurrents par l’intermédiaire de navigateurs. Enfin, jugeant également vaines les critiques de Google à l’encontre des considérations ayant conduit la Commission à conclure à l’absence de toute justification objective pour les groupements considérés, le Tribunal rejette le moyen tiré de l’appréciation erronée du caractère abusif des conditions de préinstallation dans son ensemble.
Deuxièmement, en ce qui concerne l’appréciation de la condition de préinstallation unique incluse dans les accords de partage des revenus par portefeuille, le Tribunal retient, tout d’abord, que la Commission était fondée à considérer les accords litigieux comme constitutifs d’accords d’exclusivité, dans la mesure où les paiements prévus étaient subordonnés à l’absence de préinstallation de services de recherche générale concurrents sur le portefeuille de produits concernés.
Cela étant, compte tenu du fait que, pour conclure à leur caractère abusif, la Commission a estimé que ces accords étaient propres à inciter les fabricants d’appareils mobiles ainsi que les opérateurs de réseaux mobiles concernés à ne pas préinstaller de tels services concurrents, il lui appartenait, selon la jurisprudence applicable à ce type de pratiques{5}, de procéder à une analyse de leur capacité à restreindre la concurrence par les mérites au vu de l’ensemble des circonstances pertinentes, au nombre desquelles figurent le taux de couverture du marché par la pratique contestée ainsi que sa capacité inhérente à évincer des concurrents au moins aussi efficaces.
L’analyse présentée par la Commission à cette fin se fondait essentiellement sur deux éléments, à savoir, d’une part, l’examen de la couverture de la pratique contestée et, d’autre part, les résultats du test dit « du concurrent aussi efficace »{6} qu’elle a mis en œuvre. Or, pour autant que la Commission a retenu, au titre du premier élément, que les accords en cause couvraient une « partie significative » des marchés nationaux des services de recherche générale, indépendamment du type d’appareil utilisé, le Tribunal considère que ce constat n’est pas corroboré par les éléments exposés par la Commission dans la décision attaquée. Une insuffisance analogue entache, en outre, l’une des prémisses du test AEC, à savoir la part des requêtes de recherche contestable par un concurrent hypothétiquement au moins aussi efficace dont l’application aurait été préinstallée aux côtés de Google Search. Le Tribunal constate également plusieurs erreurs de raisonnement portant sur l’appréciation de variables essentielles du test AEC mis en œuvre par la Commission, à savoir, tout d’abord, l’estimation des coûts attribuables à un tel concurrent, ensuite, l’appréciation de sa capacité à obtenir la préinstallation de son application et, enfin, l’estimation des revenus susceptibles d’être dégagés en fonction de l’ancienneté des appareils mobiles en circulation. Il s’ensuit que, tel qu’il a été conduit par la Commission, le test AEC ne saurait corroborer le constat d’un abus résultant en eux-mêmes des accords de partage des revenus par portefeuille, de sorte que le Tribunal accueille le moyen correspondant.
Troisièmement, en ce qui concerne l’appréciation des restrictions insérées dans les accords anti-fragmentation, le Tribunal observe, à titre liminaire, que la Commission considère comme abusive une telle pratique, dans la mesure où elle vise à faire obstacle au développement et à la présence sur le marché d’appareils fonctionnant avec une fourche Android{7} non compatible, sans pour autant contester à Google le droit d’imposer des exigences de compatibilité visant les seuls appareils sur lesquels ses applications sont installées. Après avoir constaté l’existence matérielle de la pratique en cause, le Tribunal estime, en outre, que la Commission était fondée à admettre la capacité des fourches Android non compatibles à exercer une pression concurrentielle sur Google. Dans ces circonstances, au vu des éléments exposés par la Commission, propres à établir l’entrave au développement et à la commercialisation de produits concurrents sur le marché des systèmes d’exploitation sous licence, cette dernière a pu considérer, selon le Tribunal, que la pratique en cause avait conduit au renforcement de la position dominante de Google sur le marché des services de recherche générale, tout en constituant un frein à l’innovation, dans la mesure où elle avait limité la diversité des offres accessibles aux utilisateurs.
Dans un troisième temps, le Tribunal examine le moyen tiré de la violation des droits de la défense, par lequel Google entend faire constater, d’une part, une violation de son droit d’accès au dossier et, d’autre part, une méconnaissance de son droit d’être entendue.
Examinant, en premier lieu, la violation alléguée du droit d’accès au dossier, le Tribunal précise, à titre liminaire, que les griefs de Google à ce titre portent sur le contenu d’un ensemble de notes transmises par la Commission en février 2018 au sujet de réunions organisées par cette dernière avec des tiers tout au long de son enquête. Lesdites réunions étant toutes des entretiens visant la collecte d’informations relatives à l’objet de l’enquête, au sens de l’article 19 du règlement nº 1/2003{8}, il appartenait, en conséquence, à la Commission d’assurer un enregistrement propre à permettre à l’entreprise en cause, le moment venu, d’en prendre connaissance et d’exercer ses droits de la défense. En l’espèce, le Tribunal constate la méconnaissance des exigences ainsi rappelées en raison, d’une part, du délai écoulé entre la tenue des entretiens et la transmission des notes les concernant et, d’autre part, du caractère sommaire de ces dernières. S’agissant des conséquences à tirer de cette irrégularité procédurale, le Tribunal rappelle néanmoins que, selon la jurisprudence, une violation des droits de la défense ne peut être retenue, en présence d’une telle irrégularité, que si l’entreprise concernée démontre qu’elle aurait pu mieux assurer sa défense en son absence. En l’occurrence, le Tribunal considère toutefois que cette démonstration ne ressort pas des éléments qui lui ont été communiqués ou des arguments qui lui ont été présentés à ce propos.
Abordant, en second lieu, la violation alléguée du droit d’être entendu, le Tribunal observe que les critiques de Google à ce titre constituent le volet procédural des griefs visant à contester le bien-fondé du constat de la nature abusive de certains accords de partage des revenus, dans la mesure où elles visent à contester le refus d’une audition sur le test AEC mis en œuvre dans ce cadre. Or, étant donné que la Commission a opposé ce refus à Google alors même qu’elle lui avait adressé deux lettres d’exposé des faits pour compléter de manière substantielle la teneur et la portée de l’approche initialement exposée dans la communication des griefs à ce sujet, sans pour autant adopter, comme elle l’aurait dû, une communication des griefs complémentaire suivie d’une audition, le Tribunal considère que la Commission a violé les droits de la défense de Google et ainsi privé cette dernière d’une chance de mieux assurer sa défense en développant ses arguments lors d’une audition. Le Tribunal ajoute que l’intérêt d’une audition ressort d’autant plus, en l’espèce, des insuffisances précédemment constatées dans la mise en œuvre du test AEC par la Commission. En conséquence, le constat de la nature abusive des accords de partage des revenus par portefeuille doit être annulé sur ce fondement également.
Enfin, appelé à procéder, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, à une appréciation autonome du montant de l’amende, le Tribunal précise, au préalable, que, si la décision attaquée doit, ainsi, être partiellement annulée, en tant qu’elle considère que les accords de partage des revenus par portefeuille sont en eux-mêmes abusifs, cette annulation partielle n’affecte pas pour autant la validité globale du constat d’infraction effectué, dans la décision attaquée, en considération des effets d’éviction résultant des autres pratiques abusives mises en œuvre par Google au cours de la période infractionnelle.
Par une appréciation propre de l’ensemble des circonstances relatives à la sanction, le Tribunal juge qu’il convient de réformer la décision attaquée, en considérant que le montant de l’amende à infliger à Google pour l’infraction commise est de 4,125 milliards d’euros. À cette fin, à l’instar de la Commission, le Tribunal estime approprié de tenir compte du caractère délibéré de la mise en œuvre des pratiques infractionnelles ainsi que de la valeur des ventes pertinentes réalisées par Google lors de la dernière année de sa participation complète à l’infraction. En revanche, s’agissant de la prise en considération de la gravité et de la durée de l’infraction, le Tribunal considère approprié, pour les raisons exposées dans l’arrêt, de tenir compte de l’évolution dans le temps des différents aspects de l’infraction et de la complémentarité des pratiques en cause pour apprécier l’incidence des effets d’éviction valablement constatés par la Commission dans la décision attaquée.
{1} En l’occurrence, « Google » désigne conjointement la société Google LLC, anciennement Google Inc., ainsi que sa société mère, Alphabet, Inc.
{2} En juin 2017, la Commission avait déjà infligé à Google une amende de 2,42 milliards d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché des moteurs de recherche en conférant un avantage illégal à son propre service de comparaison de prix. Cette décision a été validée, pour l’essentiel, par le Tribunal par arrêt du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping), (T-612/17, EU:T:2021:763). Le pourvoi formé par Google à l’encontre de cet arrêt est actuellement pendant devant la Cour (C-48/22 P).
{3} Décision C(2018) 4761 final de la Commission, du 18 juillet 2018, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.40099 - Google Android].
{4} Compte tenu des ressemblances entre les affaires, le Tribunal se réfère sur ce point à l’arrêt du 17 septembre 2007, Microsoft/Commission (T-201/04, EU:T:2007:289) évoqué par la Commission dans la décision attaquée.
{5} Voir arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C-413/14 P, EU:C:2017:632).
{6} Ci-après le « test AEC », selon sa dénomination en langue anglaise (As Efficient Competitor Test).
{7} Il s’agit, en l’occurrence, de systèmes d’exploitation développés par des tiers à partir du code source Android divulgué par Google sous licence d’exploitation libre, lequel contient les éléments de base d’un tel système, mais pas les applications et services Android dont Google est propriétaire. Dans ce contexte, les accords anti-fragmentation en cause définissaient une norme de référence de compatibilité minimale pour la mise en œuvre du code source d’Android.
{8} Règlement (CE) nº 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).
Par son arrêt, la Cour rejette le pourvoi formé par la Commission européenne contre l’arrêt du Tribunal du 26 janvier 2022{1} par lequel celui-ci a annulé partiellement la décision de la Commission sanctionnant Intel pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché mondial des microprocesseurs en mettant en œuvre une stratégie d’ensemble visant à exclure du marché son principal concurrent. Ce faisant, la Cour tranche définitivement le litige opposant Intel à la Commission à ce sujet depuis 2009, validant, en l’occurrence, l’analyse suivie par le Tribunal pour juger la capacité d’éviction des rabais d’exclusivité contestés insuffisamment démontrée et, partant, annuler le constat d’infraction sur ce point. Elle apporte à cette occasion des précisions sur la portée du contrôle de légalité incombant au Tribunal lorsqu’il est appelé à se prononcer sur une telle analyse des effets anticoncurrentiels potentiels de telles pratiques, ainsi que sur la mise en œuvre du as efficient competitor test (ci-après le « test AEC »).
Par décision du 13 mai 2009{2}, la Commission européenne a infligé au producteur de microprocesseurs Intel une amende de 1,06 milliard d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché mondial des microprocesseurs (Central Processing Units){3} d’architecture x86{4} (ci-après les « CPU x86 »), entre le mois d’octobre 2002 et le mois de décembre 2007, en mettant en œuvre une stratégie visant à exclure du marché son principal concurrent.
Dans sa décision, la Commission a imputé à Intel deux types de comportements abusifs à l’égard de ses partenaires commerciaux, à savoir des restrictions non déguisées et des rabais conditionnels. En ce qui concerne plus particulièrement ces derniers, Intel aurait accordé des rabais à quatre équipementiers informatiques stratégiques [Dell, Hewlett-Packard (HP), NEC et Lenovo], à la condition qu’ils achètent auprès d’elle la totalité ou la quasi-totalité de leurs CPU x86. De même, Intel aurait accordé des paiements à un distributeur européen d’appareils microélectroniques (MSH) à condition que ce dernier vende exclusivement des ordinateurs équipés de CPU x86 produits par Intel. Ces rabais et paiements (ci-après les « rabais contestés ») auraient assuré la fidélité des quatre équipementiers et de Media-Saturn et ainsi sensiblement réduit la capacité des concurrents d’Intel à se livrer à une concurrence fondée sur les mérites de leurs CPU x86.
Par arrêt du 12 juin 2014{5}, le Tribunal a rejeté le recours en annulation introduit par Intel à l’encontre de la décision litigieuse dans son intégralité. Saisie d’un pourvoi formé par Intel, la Cour a annulé l’arrêt initial par arrêt du 6 septembre 2017{6} et renvoyé l’affaire devant le Tribunal. Dans l’arrêt sur pourvoi, la Cour a constaté que le Tribunal s’était fondé, à l’instar de la Commission, sur la prémisse selon laquelle les rabais de fidélité accordés par une entreprise en position dominante auraient, par leur nature même, la capacité de restreindre la concurrence de sorte qu’il n’était pas nécessaire d’analyser l’ensemble des circonstances de l’espèce ni, en particulier, de mener un test AEC. Cela étant, dès lors que la Commission avait tout de même effectué un tel test et que celui-ci avait revêtu une importance réelle dans l’appréciation de la capacité de ces rabais à évincer un concurrent aussi efficace qu’Intel, la Cour a jugé que le Tribunal aurait dû examiner l’ensemble des arguments d’Intel formulés au sujet de la mise en œuvre de ce test par la Commission, celle-ci étant tenue d’analyser non seulement l’importance de la position dominante de l’entreprise sur le marché pertinent, le taux de couverture du marché par les rabais contestés, les conditions et les modalités d’octroi de ces rabais, leur durée et leur montant, mais aussi l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que cette entreprise.
Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a repris à son compte les constatations de l’arrêt initial concernant les restrictions non déguisées et leur caractère illégal au regard de l’article 102 TFUE ainsi que les appréciations de cet arrêt portant sur la qualification des rabais contestés de « rabais d’exclusivité ».
Il a en revanche examiné, en conformité avec les points de droit tranchés par l’arrêt sur pourvoi, les arguments d’Intel formulés au sujet de la mise en œuvre du test AEC par la Commission. Ce faisant, le Tribunal a identifié des erreurs dans l’application de ce test par la Commission au regard des quatre équipementiers et de MSH. Il en a également identifié dans l’examen par celle-ci du taux de couverture du marché par les rabais contestés et de leur durée d’application justifiant l’annulation partielle de la décision litigieuse, en ce qu’elle a qualifié les rabais contestés de pratiques constitutives d’une violation de l’article 102 TFUE, ainsi que l’annulation de l’amende infligée à Intel{7}.
La Commission a formé un pourvoi contre l’arrêt du Tribunal. Elle faisait valoir, d’une part, des erreurs dans l’examen du test AEC par le Tribunal et, d’autre part, la méconnaissance de l’étendue du contrôle juridictionnel opéré par le Tribunal aux fins de l’analyse de la capacité des rabais contestés de restreindre la concurrence.
Appréciation de la Cour
La Cour se penche tout d’abord sur les griefs exprimés dans le cadre des deux premiers moyens ayant trait, en substance, à l’étendue du contrôle juridictionnel incombant au Tribunal aux fins de l’analyse de la capacité des rabais contestés de restreindre la concurrence. À cet égard, elle considère qu’il ne saurait être reproché au Tribunal d’avoir omis d’examiner si des éléments de la décision litigieuse différents de ceux sur lesquels la Commission a pris appui pour constater une infraction à l’article 102 TFUE permettaient de démontrer la capacité des rabais contestés à produire un effet d’éviction anticoncurrentiel, dès lors qu’il n’appartient pas au Tribunal de substituer sa propre motivation à celle de l’auteur de l’acte dont il contrôle la légalité. Par ailleurs, en ce qui concerne les éléments et pièces du dossier dont le Tribunal peut tenir compte dans ses appréciations, la Cour rappelle que le Tribunal ne saurait se fonder sur des éléments non communiqués à la Commission durant la procédure administrative ni sur des éléments qui ne ressortent pas de la décision litigieuse. Or, en l’occurrence, l’examen des motifs critiqués de l’arrêt attaqué ne révèle aucune méconnaissance des principes ainsi rappelés.
Sur l’appréciation du test AEC effectué par la Commission
La Cour analyse ensuite successivement les griefs de la Commission concernant l’examen par le Tribunal de l’application du test AEC à l’égard de certains équipementiers.
S’agissant de Dell, la Cour examine plus particulièrement si le Tribunal a commis une erreur, ainsi que l’affirmait la Commission, dans l’analyse des éléments de preuve permettant de remettre en cause le résultat du test AEC obtenu par la Commission.
En l’espèce, la Commission a eu recours au test AEC pour apprécier la capacité des rabais contestés d’évincer un concurrent qui serait aussi efficace qu’Intel sans pour autant occuper une position dominante. À cet égard, la Cour observe que le test AEC effectué visait à établir le prix auquel un concurrent aussi efficace qu’Intel et subissant les mêmes coûts que cette dernière aurait dû proposer ses CPU x86 afin de compenser les équipementiers informatiques stratégiques et MSH pour la perte des rabais contestés, afin de déterminer si, dans un tel cas, ce concurrent pouvait toujours couvrir ses coûts.
Ce test repose donc sur une comparaison entre la part disputable{8} et la part requise{9} pour chaque équipementier informatique ainsi que pour MSH. Dans ce contexte, la Cour relève que la Commission s’est fondée sur des hypothèses impliquant la prise en compte d’un ensemble de nombreuses données chiffrées.
Précisant le niveau de preuve requis pour permettre à l’entreprise en position dominante de remettre en cause le résultat retenu par la Commission, la Cour souligne que celle-ci ne peut se contenter de remettre en cause l’exactitude de l’un des calculs effectués dans le cadre du test AEC, mais doit établir une déficience ou une erreur de nature à altérer le résultat du test, en le faisant passer de négatif à positif, de sorte à faire naître un doute raisonnable quant au bien-fondé de ce résultat retenu.
En l’occurrence, la Cour note que le Tribunal a considéré, dans le cadre de son appréciation souveraine des éléments de preuve fournis par Intel, que l’ensemble des données pertinentes devant être prises en considération pour apprécier la part disputable de Dell indiquait que cette part disputable pouvait fort probablement être supérieure au taux de 7,1 % retenu par la Commission, qui a choisi de se fonder sur une partie des données seulement, de telle sorte que le résultat du test AEC aurait pu être modifié, en le faisant passer de négatif en positif, s’il avait été tenu compte de l’ensemble de ces données. Cette part disputable était par ailleurs envisageable pour la Commission elle-même, qui a pourtant choisi de se fonder seulement sur certaines données.
Partant, le Tribunal a pu valablement constater que la Commission n’avait pas démontré à suffisance de droit le bien-fondé de l’évaluation de la part disputable de Dell.
Après avoir également écarté les griefs tirés d’erreurs de droit et d’une violation des droits de la défense de la Commission dans le cadre de l’examen du test AEC à l’égard de HP, la Cour examine les griefs visant l’examen du test AEC à l’égard de Lenovo touchant plus précisément l’évaluation du montant des rabais accordés à cet équipementier.
En l’espèce, une partie des rabais accordés à Lenovo par Intel l’a été sous forme de deux avantages en nature, à savoir l’extension de la garantie standard d’Intel d’un an et la proposition d’une meilleure utilisation d’une plateforme de distribution d’Intel en Chine.
Or, ainsi que l’a précisé le Tribunal, l’ampleur et la nature des rabais contestés accordés sont des facteurs pris en compte lors du calcul de la part requise pour déterminer le résultat du test AEC. En conséquence, lorsque ces rabais sont accordés en nature, fût-ce partiellement, il y a lieu de les évaluer.
À cet égard, la Cour énonce que la compensation proposée par le concurrent aussi efficace qu’Intel ne doit pas forcément prendre la forme d’une prestation en espèces égale à la valeur de la prestation en nature pour le client concerné mais peut consister en une prestation en nature équivalente. Il est également indifférent, du point de vue subjectif du client, que la valeur de la prestation diffère du coût que le concurrent aussi efficace qu’Intel a dû exposer pour l’accorder à ce client.
Par conséquent, il convient, en conformité avec les fondements du test AEC, d’évaluer un rabais accordé sous forme de prestation en nature en prenant en compte un concurrent hypothétique ayant une structure de coûts analogue à celle d’Intel. La Cour ajoute qu’un ajustement de ce coût peut toutefois être nécessaire pour tenir compte du fait que les coûts du concurrent aussi efficace peuvent être affectés en raison du fait qu’il satisfait uniquement la part disputable des clients, moins importante que la part non disputable d’Intel.
Il s’ensuit que la Commission, qui n’a pas raisonné en tenant compte d’un concurrent hypothétique capable de vendre des CPU x86 à Lenovo tout en lui offrant des avantages en nature dans les mêmes conditions qu’Intel, était partie d’un postulat contraire aux fondements du test AEC exposé dans la décision litigieuse. C’est donc sans substituer son appréciation à celle de la Commission que le Tribunal a mis en évidence dans l’arrêt attaqué une incohérence interne au test AEC.
Sur les conséquences à tirer des erreurs constatées dans le cadre du test AEC
La Cour analyse enfin les griefs de la Commission en ce qui concerne la mauvaise appréciation par le Tribunal des conséquences à tirer des erreurs constatées dans le cadre du test AEC.
Dans ce contexte, la Cour précise la portée du contrôle juridictionnel incombant au Tribunal dans le cadre de son examen de l’analyse effectuée par la Commission relative à la capacité d’éviction des rabais contestés.
Selon une jurisprudence constante, les éléments constitutifs d’une infraction doivent ressortir de la motivation de l’acte constatant l’infraction, les juridictions de l’Union ne pouvant les modifier en substituant, dans le cadre du contrôle de légalité visé à l’article 263 TFUE, leur propre motivation à celle de l’auteur de l’acte en cause.
En l’espèce, le Tribunal a estimé, sans que les éléments particuliers de son appréciation soient contestés par la Commission dans le cadre du pourvoi, que celle-ci avait commis des erreurs dans le test AEC, n’avait pas dûment examiné le critère relatif au taux de couverture du marché et n’avait pas procédé à une analyse correcte de la durée des rabais contestés.
Compte tenu de ces appréciations, il n’incombait pas au Tribunal d’examiner, au moyen d’un raisonnement dépourvu des erreurs constatées par lui dans l’arrêt attaqué, si les rabais contestés avaient une capacité d’évincer un concurrent aussi efficace qu’Intel en se fondant, aux fins de cet examen, sur des éléments différents de ceux sur lesquels avait pris appui la Commission afin d’établir cette capacité.
En particulier, la seule référence, dans la décision litigieuse, indépendamment des conclusions à tirer du test AEC, à la durée pendant laquelle Intel a mis en œuvre les rabais contestés et au calendrier de ceux-ci, ne suffisait pas, en elle-même, à fonder des conclusions définitives quant aux effets d’éviction ainsi produits. Le Tribunal n’avait pas non plus à tenir compte de la capacité effective du concurrent principal d’Intel de rester sur le marché en raison du caractère performant, innovant et attrayant de ses produits, cette analyse étant indépendante du test AEC.
{1} Arrêt du 26 janvier 2022, Intel Corporation/Commission (T 286/09 RENV, EU:T:2022:19, ci-après l’« arrêt attaqué »).
{2} Décision C(2009) 3726 final de la Commission, du 13 mai 2009, relative à une procédure d’application de l’article [102 TFUE] et de l’article 54 de l’accord EEE (affaire COMP/C-3/37.990 - Intel) (ci-après la « décision litigieuse »).
{3} Le processeur est un composant essentiel de tout ordinateur, tant pour les performances générales du système que pour le coût global de l’appareil.
{4} Les microprocesseurs utilisés dans les ordinateurs peuvent être regroupés en deux catégories, à savoir les microprocesseurs x86 et les processeurs fondés sur une autre architecture. L’architecture x86 est une norme conçue par Intel qui permet le fonctionnement des systèmes d’exploitation Windows et Linux.
{5} Arrêt du 12 juin 2014, Intel/Commission (T 286/09, EU:T:2014:547, ci-après l’« arrêt initial »).
{6} Arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C 413/14 P, EU:C:2017:632, ci-après l’« arrêt sur pourvoi »).
{7} Estimant ne pas être en mesure d’identifier le montant de l’amende afférent uniquement aux restrictions non déguisées, le Tribunal a annulé dans son intégralité l’article de la décision attaquée infligeant à Intel une amende d’un montant de 1,06 milliard d’euros au titre de l’infraction constatée.
{8} Cette expression désigne, en l’occurrence, la part du marché que les clients d’Intel étaient disposés et en mesure de reporter leur approvisionnement sur un autre fournisseur, nécessairement limitée compte tenu, notamment, de la nature du produit ainsi que de l’image de marque et du profil d’Intel.
{9} Cette expression désigne, en l’occurrence, la part des besoins du client qu’un concurrent aussi efficace qu’Intel doit décrocher afin qu’il puisse accéder au marché sans subir de pertes.
59. Position dominante - Abus - Vente liée - Position dominante sur le marché mondial (hors Chine) des boutiques d'applications Android et sur les marchés nationaux des services de recherche générale sur Internet - Obligations anti-fragmentation dans les accords de distribution des applications mobiles - Obtention de la licence d'exploitation pour la boutique d'applications et l'application de recherche sous condition d'acceptation desdites obligations - Effet anticoncurrentiel - Appréciation
Google{1}, une entreprise du secteur des technologies de l’information et de la communication spécialisée dans les produits et les services liés à Internet, tire l’essentiel de ses revenus de son produit phare, le moteur de recherche Google Search. Son modèle commercial est basé sur l’interaction entre, d’une part, un certain nombre de produits et de services proposés le plus souvent sans frais aux utilisateurs et, d’autre part, des services de publicité en ligne utilisant les données collectées auprès de ces utilisateurs. Google propose, en outre, le système d’exploitation Android, dont environ 80 % des appareils mobiles intelligents utilisés en Europe étaient équipés en juillet 2018, selon la Commission européenne.
Différentes plaintes adressées à la Commission au sujet de certaines pratiques commerciales de Google dans l’internet mobile ont conduit celle-ci à ouvrir, le 15 avril 2015, une procédure à l’encontre de Google concernant Android{2}.
Par décision du 18 juillet 2018{3}, la Commission a sanctionné Google pour avoir abusé de sa position dominante, en imposant des restrictions contractuelles anticoncurrentielles aux fabricants d’appareils mobiles ainsi qu’aux opérateurs de réseaux mobiles, pour certaines depuis le 1er janvier 2011. Les restrictions visées sont de trois ordres :
- premièrement, celles insérées dans des « accords de distribution », qui imposent aux fabricants d’appareils mobiles de préinstaller les applications de recherche générale (Google Search) et de navigation (Chrome) pour pouvoir obtenir de Google une licence d’exploitation de sa boutique d’applications (Play Store) ;
- deuxièmement, celles insérées dans des « accords anti-fragmentation », qui conditionnent l’obtention des licences d’exploitation nécessaires à la préinstallation des applications Google Search et Play Store par les fabricants d’appareils mobiles à l’engagement de ces derniers de s’abstenir de vendre des appareils équipés de versions du système d’exploitation Android non agréées par Google ;
- troisièmement, celles insérées dans des « accords de partage des revenus », qui subordonnent la rétrocession d’une part des revenus publicitaires de Google aux fabricants d’appareils mobiles et aux opérateurs de réseaux mobiles concernés à l’engagement de ces derniers de renoncer à la préinstallation d’un service de recherche générale concurrent sur un portefeuille d’appareils prédéfini.
Selon la Commission, ces restrictions avaient toutes pour objectif de protéger et de renforcer la position dominante de Google en matière de services de recherche générale et, partant, les revenus obtenus par cette entreprise au moyen des annonces publicitaires liées à ces recherches. L’objectif commun poursuivi par les restrictions litigieuses et leur interdépendance ont donc conduit la Commission à les qualifier d’infraction unique et continue à l’article 102 TFUE et à l’article 54 de l’accord EEE.
En conséquence, la Commission a infligé à Google une amende de près de 4,343 milliards d’euros, soit l’amende la plus importante jamais infligée en Europe par une autorité de concurrence.
Le recours introduit par Google est rejeté pour l’essentiel par le Tribunal, qui se borne à annuler la décision en tant seulement qu’elle constate que les accords de partage de revenus par portefeuille évoqués ci-dessus constituent, en eux-mêmes, un abus. Compte tenu des circonstances propres à l’affaire, le Tribunal estime également approprié, en application de sa compétence de pleine juridiction, de fixer le montant de l’amende infligée à Google à 4,125 milliards d’euros.
Appréciation du Tribunal
Dans un premier temps, le Tribunal examine le moyen tiré d’erreurs d’appréciation dans la définition des marchés pertinents et dans l’appréciation subséquente de la position dominante de Google sur certains de ces marchés. Dans ce cadre, le Tribunal souligne qu’il est appelé, pour l’essentiel, à vérifier, en considération des arguments des parties et du raisonnement exposé dans la décision attaquée, si l’exercice par Google de son pouvoir sur les marchés pertinents lui permettait effectivement d’agir dans une mesure appréciable indépendamment des différents facteurs susceptibles de contraindre son comportement.
En l’occurrence, le Tribunal relève d’emblée que la Commission a identifié, dans une première étape, quatre types de marchés pertinents, à savoir : premièrement, le marché mondial (hors Chine) des systèmes d’exploitation pour appareils mobiles intelligents sous licence ; deuxièmement, le marché mondial (hors Chine) des boutiques d’applications Android ; troisièmement, les différents marchés nationaux, au sein de l’Espace économique européen (EEE), de fourniture de services de recherche générale ; et, quatrièmement, le marché mondial des navigateurs Internet pour appareils mobiles non spécifiques à un système d’exploitation. Dans une seconde étape, la Commission a conclu à l’occupation, par Google, d’une position dominante sur les trois premiers d’entre eux. Le Tribunal observe toutefois que la Commission a dûment évoqué, dans sa présentation des différents marchés pertinents, leur complémentarité, en les présentant comme interconnectés, en particulier, au regard de la stratégie globale mise en œuvre par Google afin de mettre en avant son moteur de recherche en l’intégrant dans un « écosystème ».
Appelé, plus particulièrement, à se prononcer sur la définition du périmètre du marché des systèmes d’exploitation pour appareils mobiles intelligents sous licence et l’appréciation consécutive de la position qu’y occupe Google, le Tribunal constate, tout d’abord, que c’est sans encourir les griefs de Google que la Commission a considéré que les systèmes d’exploitation exclusivement utilisés par des développeurs verticalement intégrés, comme l’iOS d’Apple ou Blackberry, dits « sans licence », ne font pas partie du même marché, étant donné que des fabricants d’appareils mobiles tiers ne peuvent en obtenir la licence. La Commission n’a pas non plus commis d’erreur en constatant également que la position dominante de Google sur ce marché n’était pas remise en cause par la contrainte concurrentielle indirecte exercée sur ce même marché par le système d’exploitation sans licence proposé par Apple. C’est aussi à juste titre que la Commission a conclu que la nature ouverte de la licence d’exploitation du code source Android ne constituait pas une contrainte concurrentielle suffisante pour contrebalancer la position dominante en cause.
Dans un deuxième temps, le Tribunal examine les différents moyens tirés de l’appréciation erronée du caractère abusif des restrictions litigieuses.
Premièrement, en ce qui concerne les conditions de préinstallation imposées aux fabricants d’appareils mobiles{4}, la Commission a conclu à leur caractère abusif en distinguant, d’une part, le groupement des applications Google Search et Play Store du groupement du navigateur Chrome et des applications précitées, et, en considérant, d’autre part, que ces groupements avaient restreint la concurrence au cours de la période infractionnelle, sans que Google n’ait pu faire valoir l’existence d’aucune justification objective.
À cet égard, le Tribunal relève que, pour étayer l’existence d’un important avantage concurrentiel conféré par les conditions de préinstallation litigieuses, la Commission a considéré qu’une telle préinstallation pouvait susciter un « biais de statu quo », résultant de la propension des utilisateurs à se servir des applications de recherche et de navigation à leur disposition et propre à augmenter significativement et durablement l’utilisation du service concerné, sans que cet avantage ne puisse être compensé par les concurrents de Google. Selon le Tribunal, l’analyse exposée par la Commission sur ce point n’encourt aucune des critiques invoquées par Google.
Abordant ensuite les griefs concernant la conclusion selon laquelle les moyens à la disposition des concurrents de Google ne leur permettaient pas de contrebalancer l’avantage concurrentiel tiré par Google des conditions de préinstallation en cause, le Tribunal observe que, si ces conditions n’interdisent pas la préinstallation d’applications concurrentes, il n’en demeure pas moins qu’une telle interdiction est prévue, pour les appareils qui en relevaient, par les accords de partage des revenus - qu’il s’agisse des accords de partage des revenus par portefeuille ou des accords de partage des revenus par appareils qui les ont remplacés -, soit plus de 50 % des appareils Google Android vendus dans l’EEE de 2011 à 2016, ce dont la Commission a pu tenir compte au titre des effets combinés des restrictions en cause. En outre, la Commission a également pu valablement se fonder sur l’observation de la situation réelle pour étayer ses conclusions, constatant, à ce titre, le recours limité, en pratique, à la préinstallation d’applications concurrentes, à leur téléchargement ou à l’accès aux services de recherche concurrents par l’intermédiaire de navigateurs. Enfin, jugeant également vaines les critiques de Google à l’encontre des considérations ayant conduit la Commission à conclure à l’absence de toute justification objective pour les groupements considérés, le Tribunal rejette le moyen tiré de l’appréciation erronée du caractère abusif des conditions de préinstallation dans son ensemble.
Deuxièmement, en ce qui concerne l’appréciation de la condition de préinstallation unique incluse dans les accords de partage des revenus par portefeuille, le Tribunal retient, tout d’abord, que la Commission était fondée à considérer les accords litigieux comme constitutifs d’accords d’exclusivité, dans la mesure où les paiements prévus étaient subordonnés à l’absence de préinstallation de services de recherche générale concurrents sur le portefeuille de produits concernés.
Cela étant, compte tenu du fait que, pour conclure à leur caractère abusif, la Commission a estimé que ces accords étaient propres à inciter les fabricants d’appareils mobiles ainsi que les opérateurs de réseaux mobiles concernés à ne pas préinstaller de tels services concurrents, il lui appartenait, selon la jurisprudence applicable à ce type de pratiques{5}, de procéder à une analyse de leur capacité à restreindre la concurrence par les mérites au vu de l’ensemble des circonstances pertinentes, au nombre desquelles figurent le taux de couverture du marché par la pratique contestée ainsi que sa capacité inhérente à évincer des concurrents au moins aussi efficaces.
L’analyse présentée par la Commission à cette fin se fondait essentiellement sur deux éléments, à savoir, d’une part, l’examen de la couverture de la pratique contestée et, d’autre part, les résultats du test dit « du concurrent aussi efficace »{6} qu’elle a mis en œuvre. Or, pour autant que la Commission a retenu, au titre du premier élément, que les accords en cause couvraient une « partie significative » des marchés nationaux des services de recherche générale, indépendamment du type d’appareil utilisé, le Tribunal considère que ce constat n’est pas corroboré par les éléments exposés par la Commission dans la décision attaquée. Une insuffisance analogue entache, en outre, l’une des prémisses du test AEC, à savoir la part des requêtes de recherche contestable par un concurrent hypothétiquement au moins aussi efficace dont l’application aurait été préinstallée aux côtés de Google Search. Le Tribunal constate également plusieurs erreurs de raisonnement portant sur l’appréciation de variables essentielles du test AEC mis en œuvre par la Commission, à savoir, tout d’abord, l’estimation des coûts attribuables à un tel concurrent, ensuite, l’appréciation de sa capacité à obtenir la préinstallation de son application et, enfin, l’estimation des revenus susceptibles d’être dégagés en fonction de l’ancienneté des appareils mobiles en circulation. Il s’ensuit que, tel qu’il a été conduit par la Commission, le test AEC ne saurait corroborer le constat d’un abus résultant en eux-mêmes des accords de partage des revenus par portefeuille, de sorte que le Tribunal accueille le moyen correspondant.
Troisièmement, en ce qui concerne l’appréciation des restrictions insérées dans les accords anti-fragmentation, le Tribunal observe, à titre liminaire, que la Commission considère comme abusive une telle pratique, dans la mesure où elle vise à faire obstacle au développement et à la présence sur le marché d’appareils fonctionnant avec une fourche Android{7} non compatible, sans pour autant contester à Google le droit d’imposer des exigences de compatibilité visant les seuls appareils sur lesquels ses applications sont installées. Après avoir constaté l’existence matérielle de la pratique en cause, le Tribunal estime, en outre, que la Commission était fondée à admettre la capacité des fourches Android non compatibles à exercer une pression concurrentielle sur Google. Dans ces circonstances, au vu des éléments exposés par la Commission, propres à établir l’entrave au développement et à la commercialisation de produits concurrents sur le marché des systèmes d’exploitation sous licence, cette dernière a pu considérer, selon le Tribunal, que la pratique en cause avait conduit au renforcement de la position dominante de Google sur le marché des services de recherche générale, tout en constituant un frein à l’innovation, dans la mesure où elle avait limité la diversité des offres accessibles aux utilisateurs.
Dans un troisième temps, le Tribunal examine le moyen tiré de la violation des droits de la défense, par lequel Google entend faire constater, d’une part, une violation de son droit d’accès au dossier et, d’autre part, une méconnaissance de son droit d’être entendue.
Examinant, en premier lieu, la violation alléguée du droit d’accès au dossier, le Tribunal précise, à titre liminaire, que les griefs de Google à ce titre portent sur le contenu d’un ensemble de notes transmises par la Commission en février 2018 au sujet de réunions organisées par cette dernière avec des tiers tout au long de son enquête. Lesdites réunions étant toutes des entretiens visant la collecte d’informations relatives à l’objet de l’enquête, au sens de l’article 19 du règlement nº 1/2003{8}, il appartenait, en conséquence, à la Commission d’assurer un enregistrement propre à permettre à l’entreprise en cause, le moment venu, d’en prendre connaissance et d’exercer ses droits de la défense. En l’espèce, le Tribunal constate la méconnaissance des exigences ainsi rappelées en raison, d’une part, du délai écoulé entre la tenue des entretiens et la transmission des notes les concernant et, d’autre part, du caractère sommaire de ces dernières. S’agissant des conséquences à tirer de cette irrégularité procédurale, le Tribunal rappelle néanmoins que, selon la jurisprudence, une violation des droits de la défense ne peut être retenue, en présence d’une telle irrégularité, que si l’entreprise concernée démontre qu’elle aurait pu mieux assurer sa défense en son absence. En l’occurrence, le Tribunal considère toutefois que cette démonstration ne ressort pas des éléments qui lui ont été communiqués ou des arguments qui lui ont été présentés à ce propos.
Abordant, en second lieu, la violation alléguée du droit d’être entendu, le Tribunal observe que les critiques de Google à ce titre constituent le volet procédural des griefs visant à contester le bien-fondé du constat de la nature abusive de certains accords de partage des revenus, dans la mesure où elles visent à contester le refus d’une audition sur le test AEC mis en œuvre dans ce cadre. Or, étant donné que la Commission a opposé ce refus à Google alors même qu’elle lui avait adressé deux lettres d’exposé des faits pour compléter de manière substantielle la teneur et la portée de l’approche initialement exposée dans la communication des griefs à ce sujet, sans pour autant adopter, comme elle l’aurait dû, une communication des griefs complémentaire suivie d’une audition, le Tribunal considère que la Commission a violé les droits de la défense de Google et ainsi privé cette dernière d’une chance de mieux assurer sa défense en développant ses arguments lors d’une audition. Le Tribunal ajoute que l’intérêt d’une audition ressort d’autant plus, en l’espèce, des insuffisances précédemment constatées dans la mise en œuvre du test AEC par la Commission. En conséquence, le constat de la nature abusive des accords de partage des revenus par portefeuille doit être annulé sur ce fondement également.
Enfin, appelé à procéder, dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, à une appréciation autonome du montant de l’amende, le Tribunal précise, au préalable, que, si la décision attaquée doit, ainsi, être partiellement annulée, en tant qu’elle considère que les accords de partage des revenus par portefeuille sont en eux-mêmes abusifs, cette annulation partielle n’affecte pas pour autant la validité globale du constat d’infraction effectué, dans la décision attaquée, en considération des effets d’éviction résultant des autres pratiques abusives mises en œuvre par Google au cours de la période infractionnelle.
Par une appréciation propre de l’ensemble des circonstances relatives à la sanction, le Tribunal juge qu’il convient de réformer la décision attaquée, en considérant que le montant de l’amende à infliger à Google pour l’infraction commise est de 4,125 milliards d’euros. À cette fin, à l’instar de la Commission, le Tribunal estime approprié de tenir compte du caractère délibéré de la mise en œuvre des pratiques infractionnelles ainsi que de la valeur des ventes pertinentes réalisées par Google lors de la dernière année de sa participation complète à l’infraction. En revanche, s’agissant de la prise en considération de la gravité et de la durée de l’infraction, le Tribunal considère approprié, pour les raisons exposées dans l’arrêt, de tenir compte de l’évolution dans le temps des différents aspects de l’infraction et de la complémentarité des pratiques en cause pour apprécier l’incidence des effets d’éviction valablement constatés par la Commission dans la décision attaquée.
{1} En l’occurrence, « Google » désigne conjointement la société Google LLC, anciennement Google Inc., ainsi que sa société mère, Alphabet, Inc.
{2} En juin 2017, la Commission avait déjà infligé à Google une amende de 2,42 milliards d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché des moteurs de recherche en conférant un avantage illégal à son propre service de comparaison de prix. Cette décision a été validée, pour l’essentiel, par le Tribunal par arrêt du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping), (T-612/17, EU:T:2021:763). Le pourvoi formé par Google à l’encontre de cet arrêt est actuellement pendant devant la Cour (C-48/22 P).
{3} Décision C(2018) 4761 final de la Commission, du 18 juillet 2018, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.40099 - Google Android].
{4} Compte tenu des ressemblances entre les affaires, le Tribunal se réfère sur ce point à l’arrêt du 17 septembre 2007, Microsoft/Commission (T-201/04, EU:T:2007:289) évoqué par la Commission dans la décision attaquée.
{5} Voir arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C-413/14 P, EU:C:2017:632).
{6} Ci-après le « test AEC », selon sa dénomination en langue anglaise (As Efficient Competitor Test).
{7} Il s’agit, en l’occurrence, de systèmes d’exploitation développés par des tiers à partir du code source Android divulgué par Google sous licence d’exploitation libre, lequel contient les éléments de base d’un tel système, mais pas les applications et services Android dont Google est propriétaire. Dans ce contexte, les accords anti-fragmentation en cause définissaient une norme de référence de compatibilité minimale pour la mise en œuvre du code source d’Android.
{8} Règlement (CE) nº 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).
60. Position dominante - Abus - Refus d'une entreprise en position dominante de laisser une autre entreprise accéder à un produit ou à un service nécessaire à son activité - Accès par des entreprises aux infrastructures gérées par la société nationale des chemins de fer - Société nationale des chemins de fer disposant d'un monopole légal quant à la gestion de l'infrastructure - Suppression d'une voie ferrée par ladite société nationale - Cadre réglementaire imposant l'accès et l'assurance du bon état des infrastructures ferroviaires - Absence
61. Position dominante - Abus - Clauses d'exclusivité figurant dans des contrats de distribution - Caractère abusif - Capacité à restreindre la concurrence et effet d'éviction - Contestation par l'entreprise concernée - Obligation pour l'autorité de concurrence de démontrer la capacité à restreindre la concurrence des comportements mis en cause
Par décision du 31 octobre 2017, l’autorité italienne garante de la concurrence et du marché (ci-après l’« AGCM »){1} a constaté qu’Unilever Italia Mkt. Operations Srl (ci-après « Unilever ») avait abusé de sa position dominante sur le marché italien de la commercialisation des glaces en conditionnements individuels destinées à être consommées « à l’extérieur », à savoir hors du domicile des consommateurs, dans divers points de vente.
L’abus reproché à Unilever résultait d’agissements matériellement commis non pas par cette société, mais par des distributeurs indépendants de ses produits qui avaient imposé des clauses d’exclusivité aux exploitants desdits points de vente. À cet égard, l’AGCM a notamment estimé que les pratiques, objets de son enquête, avaient exclu, ou du moins limité, la possibilité pour les opérateurs concurrents de se livrer à une concurrence fondée sur les mérites de leurs produits.
Dans ce cadre, elle n’a pas jugé obligatoire d’analyser les études économiques produites par Unilever afin de démontrer que les pratiques mises en cause n’avaient pas d’effet d’éviction à l’encontre de ses concurrents au moins aussi efficaces, au motif que ces études étaient dénuées de pertinence en présence de clauses d’exclusivité, l’emploi de telles clauses par une entreprise occupant une position dominante étant suffisant pour caractériser un usage abusif de cette position.
En conséquence, l’AGCM a infligé à Unilever une amende de 60 668 580 euros pour avoir abusé de sa position dominante, en violation de l’article 102 TFUE.
Le recours formé par Unilever contre cette décision a été rejeté dans son intégralité par la juridiction de première instance.
Saisi en appel, le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie) a posé à la Cour des questions préjudicielles au sujet de l’interprétation et de l’application du droit de l’Union de la concurrence au regard de la décision de l’AGCM.
Par son arrêt, la Cour précise les modalités de mise en œuvre de l’interdiction d’abus de position dominante visée à l’article 102 TFUE face à une entreprise dominante dont le réseau de distribution est organisé exclusivement sur une base contractuelle et spécifie, dans ce contexte, la charge de la preuve incombant à l’autorité nationale de concurrence.
Appréciation de la Cour
Tout d’abord, la Cour juge que des agissements abusifs commis par des distributeurs faisant partie du réseau de distribution d’un producteur jouissant d’une position dominante, tel qu’Unilever, peuvent être imputés à ce dernier au titre de l’article 102 TFUE s’il est établi que ces agissements n’ont pas été adoptés de manière indépendante par ses distributeurs, mais qu’ils font partie d’une politique décidée unilatéralement par ce producteur et mise en œuvre par l’intermédiaire desdits distributeurs.
En effet, dans un tel cas de figure, les distributeurs et, par conséquent, le réseau de distribution que ces derniers forment avec l’entreprise dominante doivent être considérés comme étant simplement un instrument de ramification territoriale de la politique commerciale de ladite entreprise et, à ce titre, comme étant l’instrument par lequel, le cas échéant, la pratique d’éviction en cause a été mise en œuvre.
Il en va notamment ainsi lorsque, comme en l’espèce, les distributeurs d’un producteur dominant sont tenus de faire signer aux exploitants de points de vente des contrats types fournis par ce producteur et contenant des clauses d’exclusivité au bénéfice de ses produits.
Ensuite, la Cour répond à la question de savoir si, aux fins de l’application de l’article 102 TFUE, dans un cas tel que celui en cause au principal, l’autorité de concurrence compétente est tenue d’établir que des clauses d’exclusivité figurant dans des contrats de distribution ont pour effet d’exclure du marché des concurrents aussi efficaces que l’entreprise en position dominante et si cette autorité est tenue d’examiner de manière détaillée les analyses économiques produites par cette entreprise, notamment lorsqu’elles sont fondées sur un test dit du « concurrent aussi efficace ».
À cet égard, la Cour rappelle qu’un abus de position dominante peut notamment être établi lorsque le comportement reproché a produit des effets d’éviction à l’égard de concurrents aussi efficaces que l’auteur de ce comportement en termes de structure de coûts, de capacité d’innovation ou de qualité ou encore lorsque ledit comportement repose sur l’utilisation de moyens autres que ceux relevant d’une concurrence « normale », c’est-à-dire fondée sur les mérites. Il appartient, en général, aux autorités de concurrence de démontrer le caractère abusif d’un comportement au regard de l’ensemble des circonstances factuelles pertinentes entourant le comportement en cause, ce qui inclut celles mises en exergue par les éléments de preuve avancés en défense par l’entreprise en position dominante.
Certes, pour établir le caractère abusif d’un comportement, une autorité de concurrence ne doit pas nécessairement démontrer que ce comportement a effectivement produit des effets anticoncurrentiels. Dès lors, une autorité de concurrence peut constater une violation de l’article 102 TFUE en établissant que, durant la période pendant laquelle le comportement en cause a été mis en œuvre, celui-ci avait, dans les circonstances de l’espèce, la capacité de restreindre la concurrence par les mérites malgré son absence d’effet. Toutefois, cette démonstration doit, en principe, être fondée sur des éléments de preuve tangibles, qui démontrent, en allant au-delà de la simple hypothèse, la capacité effective de la pratique en cause à produire de tels effets, l’existence d’un doute à cet égard devant bénéficier à l’entreprise ayant recours à une telle pratique.
Si une autorité de concurrence peut s’appuyer sur les enseignements des sciences économiques, confirmés par des études empiriques ou comportementales, afin d’apprécier la capacité du comportement d’une entreprise à restreindre la concurrence, d’autres éléments propres aux circonstances de l’espèce, tels que l’ampleur dudit comportement sur le marché, les contraintes de capacités pesant sur les fournisseurs de matières premières ou le fait que l’entreprise en position dominante soit, au moins, pour une partie de la demande un partenaire inévitable, doivent également être pris en compte pour déterminer si, eu égard à ces enseignements, le comportement en cause doit être regardé comme ayant eu la capacité de produire des effets d’éviction sur le marché concerné.
Dans ce contexte, s’agissant plus particulièrement de l’utilisation de clauses d’exclusivité, il ressort de sa jurisprudence de la Cour que les clauses par lesquelles des cocontractants s’engagent à s’approvisionner pour la totalité ou une part considérable de leurs besoins auprès d’une entreprise en position dominante, même non assorties de rabais, constituent, par nature, une exploitation d’une position dominante et qu’il en va de même pour les rabais de fidélité accordés par une telle entreprise.
Dans l’arrêt Intel{2}, la Cour a, toutefois, précisé cette jurisprudence en indiquant, en premier lieu, que, lorsqu’une entreprise en position dominante soutient, au cours de la procédure administrative, que son comportement n’a pas eu la capacité de produire les effets d’éviction reprochés et avance des éléments de preuve à l’appui de ses allégations, l’autorité de concurrence est notamment tenue d’apprécier l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise en position dominante.
En second lieu, la Cour a ajouté que l’analyse de la capacité d’éviction est également pertinente pour l’appréciation du point de savoir si un système de rabais relevant en principe de l’interdiction de l’article 102 TFUE peut être objectivement justifié. En outre, l’effet d’éviction qui résulte d’un système de rabais, désavantageux pour la concurrence, peut être contrebalancé, voire surpassé, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent aussi au consommateur. Une telle mise en balance des effets, favorables et défavorables pour la concurrence, de la pratique contestée ne peut être opérée qu’à la suite d’une analyse de la capacité d’éviction de concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise en position dominante, inhérente à la pratique en cause.
Or, cette précision apportée dans l’arrêt Intel par rapport aux systèmes de rabais doit être comprise comme valant également pour les clauses d’exclusivité.
Il s’ensuit que, d’une part, lorsqu’une autorité de concurrence suspecte qu’une entreprise a violé l’article 102 TFUE en ayant recours à de telles clauses et que cette dernière conteste, au cours de la procédure, la capacité concrète desdites clauses d’exclure du marché des concurrents aussi efficaces, éléments de preuve à l’appui, cette autorité doit s’assurer, au stade de la caractérisation de l’infraction, que ces clauses avaient, dans les circonstances de l’espèce, la capacité effective d’exclure du marché des concurrents aussi efficaces que cette entreprise.
D’autre part, l’autorité de concurrence ayant ouvert cette procédure est également tenue d’apprécier, de manière concrète, la capacité de ces clauses de restreindre la concurrence, lorsque, au cours de la procédure administrative, l’entreprise suspectée soutient qu’il existe des justifications à sa conduite.
En tout état de cause, la présentation en cours de procédure de preuves susceptibles de démontrer l’absence de capacité à produire des effets restrictifs fait naître l’obligation pour ladite autorité de concurrence de les examiner.
En conséquence, lorsque l’entreprise en position dominante a produit une étude économique afin de démontrer que la pratique qui lui est reprochée n’est pas susceptible d’évincer des concurrents, l’autorité de concurrence compétente ne saurait exclure la pertinence de cette étude sans exposer les raisons pour lesquelles elle estime que celle-ci ne permet pas de contribuer à la démonstration de l’incapacité des pratiques mises en cause à porter atteinte à la concurrence effective sur le marché concerné et, par suite, sans mettre en mesure ladite entreprise de déterminer l’offre de preuve qui pourrait lui être substituée.
La juridiction de renvoi s’étant référée expressément, dans son renvoi préjudiciel, au test du « concurrent aussi efficace », la Cour relève, enfin, qu’un tel test n’est qu’une méthode parmi d’autres permettant d’apprécier si une pratique a la capacité de produire des effets d’éviction. Par conséquent, les autorités de concurrence ne sauraient avoir l’obligation juridique d’avoir recours à ce test pour constater le caractère abusif d’une pratique. Toutefois, si les résultats d’un test de cette nature sont présentés par l’entreprise concernée au cours de la procédure administrative, l’autorité de concurrence est tenue d’en examiner la valeur probante.
{1} Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato (autorité garante de la concurrence et du marché, Italie).
{2} Arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C 413/14 P, EU:C:2017:632, point 138, ci-après l’« arrêt Intel »).
Arrêt du 19 janvier 2023, Unilever Italia Mkt. Operations (C-680/20) (cf. points 46-55 et disp.)
62. Position dominante - Abus - Clauses d'exclusivité figurant dans des contrats de distribution - Caractère abusif - Obligation pour l'autorité de concurrence d'avoir recours au test du concurrent aussi efficace - Absence - Production par l'entreprise concernée d'une analyse fondée sur ledit test - Obligation pour l'autorité de concurrence d'en examiner la valeur probante
Par décision du 31 octobre 2017, l’autorité italienne garante de la concurrence et du marché (ci-après l’« AGCM »){1} a constaté qu’Unilever Italia Mkt. Operations Srl (ci-après « Unilever ») avait abusé de sa position dominante sur le marché italien de la commercialisation des glaces en conditionnements individuels destinées à être consommées « à l’extérieur », à savoir hors du domicile des consommateurs, dans divers points de vente.
L’abus reproché à Unilever résultait d’agissements matériellement commis non pas par cette société, mais par des distributeurs indépendants de ses produits qui avaient imposé des clauses d’exclusivité aux exploitants desdits points de vente. À cet égard, l’AGCM a notamment estimé que les pratiques, objets de son enquête, avaient exclu, ou du moins limité, la possibilité pour les opérateurs concurrents de se livrer à une concurrence fondée sur les mérites de leurs produits.
Dans ce cadre, elle n’a pas jugé obligatoire d’analyser les études économiques produites par Unilever afin de démontrer que les pratiques mises en cause n’avaient pas d’effet d’éviction à l’encontre de ses concurrents au moins aussi efficaces, au motif que ces études étaient dénuées de pertinence en présence de clauses d’exclusivité, l’emploi de telles clauses par une entreprise occupant une position dominante étant suffisant pour caractériser un usage abusif de cette position.
En conséquence, l’AGCM a infligé à Unilever une amende de 60 668 580 euros pour avoir abusé de sa position dominante, en violation de l’article 102 TFUE.
Le recours formé par Unilever contre cette décision a été rejeté dans son intégralité par la juridiction de première instance.
Saisi en appel, le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie) a posé à la Cour des questions préjudicielles au sujet de l’interprétation et de l’application du droit de l’Union de la concurrence au regard de la décision de l’AGCM.
Par son arrêt, la Cour précise les modalités de mise en œuvre de l’interdiction d’abus de position dominante visée à l’article 102 TFUE face à une entreprise dominante dont le réseau de distribution est organisé exclusivement sur une base contractuelle et spécifie, dans ce contexte, la charge de la preuve incombant à l’autorité nationale de concurrence.
Appréciation de la Cour
Tout d’abord, la Cour juge que des agissements abusifs commis par des distributeurs faisant partie du réseau de distribution d’un producteur jouissant d’une position dominante, tel qu’Unilever, peuvent être imputés à ce dernier au titre de l’article 102 TFUE s’il est établi que ces agissements n’ont pas été adoptés de manière indépendante par ses distributeurs, mais qu’ils font partie d’une politique décidée unilatéralement par ce producteur et mise en œuvre par l’intermédiaire desdits distributeurs.
En effet, dans un tel cas de figure, les distributeurs et, par conséquent, le réseau de distribution que ces derniers forment avec l’entreprise dominante doivent être considérés comme étant simplement un instrument de ramification territoriale de la politique commerciale de ladite entreprise et, à ce titre, comme étant l’instrument par lequel, le cas échéant, la pratique d’éviction en cause a été mise en œuvre.
Il en va notamment ainsi lorsque, comme en l’espèce, les distributeurs d’un producteur dominant sont tenus de faire signer aux exploitants de points de vente des contrats types fournis par ce producteur et contenant des clauses d’exclusivité au bénéfice de ses produits.
Ensuite, la Cour répond à la question de savoir si, aux fins de l’application de l’article 102 TFUE, dans un cas tel que celui en cause au principal, l’autorité de concurrence compétente est tenue d’établir que des clauses d’exclusivité figurant dans des contrats de distribution ont pour effet d’exclure du marché des concurrents aussi efficaces que l’entreprise en position dominante et si cette autorité est tenue d’examiner de manière détaillée les analyses économiques produites par cette entreprise, notamment lorsqu’elles sont fondées sur un test dit du « concurrent aussi efficace ».
À cet égard, la Cour rappelle qu’un abus de position dominante peut notamment être établi lorsque le comportement reproché a produit des effets d’éviction à l’égard de concurrents aussi efficaces que l’auteur de ce comportement en termes de structure de coûts, de capacité d’innovation ou de qualité ou encore lorsque ledit comportement repose sur l’utilisation de moyens autres que ceux relevant d’une concurrence « normale », c’est-à-dire fondée sur les mérites. Il appartient, en général, aux autorités de concurrence de démontrer le caractère abusif d’un comportement au regard de l’ensemble des circonstances factuelles pertinentes entourant le comportement en cause, ce qui inclut celles mises en exergue par les éléments de preuve avancés en défense par l’entreprise en position dominante.
Certes, pour établir le caractère abusif d’un comportement, une autorité de concurrence ne doit pas nécessairement démontrer que ce comportement a effectivement produit des effets anticoncurrentiels. Dès lors, une autorité de concurrence peut constater une violation de l’article 102 TFUE en établissant que, durant la période pendant laquelle le comportement en cause a été mis en œuvre, celui-ci avait, dans les circonstances de l’espèce, la capacité de restreindre la concurrence par les mérites malgré son absence d’effet. Toutefois, cette démonstration doit, en principe, être fondée sur des éléments de preuve tangibles, qui démontrent, en allant au-delà de la simple hypothèse, la capacité effective de la pratique en cause à produire de tels effets, l’existence d’un doute à cet égard devant bénéficier à l’entreprise ayant recours à une telle pratique.
Si une autorité de concurrence peut s’appuyer sur les enseignements des sciences économiques, confirmés par des études empiriques ou comportementales, afin d’apprécier la capacité du comportement d’une entreprise à restreindre la concurrence, d’autres éléments propres aux circonstances de l’espèce, tels que l’ampleur dudit comportement sur le marché, les contraintes de capacités pesant sur les fournisseurs de matières premières ou le fait que l’entreprise en position dominante soit, au moins, pour une partie de la demande un partenaire inévitable, doivent également être pris en compte pour déterminer si, eu égard à ces enseignements, le comportement en cause doit être regardé comme ayant eu la capacité de produire des effets d’éviction sur le marché concerné.
Dans ce contexte, s’agissant plus particulièrement de l’utilisation de clauses d’exclusivité, il ressort de sa jurisprudence de la Cour que les clauses par lesquelles des cocontractants s’engagent à s’approvisionner pour la totalité ou une part considérable de leurs besoins auprès d’une entreprise en position dominante, même non assorties de rabais, constituent, par nature, une exploitation d’une position dominante et qu’il en va de même pour les rabais de fidélité accordés par une telle entreprise.
Dans l’arrêt Intel{2}, la Cour a, toutefois, précisé cette jurisprudence en indiquant, en premier lieu, que, lorsqu’une entreprise en position dominante soutient, au cours de la procédure administrative, que son comportement n’a pas eu la capacité de produire les effets d’éviction reprochés et avance des éléments de preuve à l’appui de ses allégations, l’autorité de concurrence est notamment tenue d’apprécier l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise en position dominante.
En second lieu, la Cour a ajouté que l’analyse de la capacité d’éviction est également pertinente pour l’appréciation du point de savoir si un système de rabais relevant en principe de l’interdiction de l’article 102 TFUE peut être objectivement justifié. En outre, l’effet d’éviction qui résulte d’un système de rabais, désavantageux pour la concurrence, peut être contrebalancé, voire surpassé, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent aussi au consommateur. Une telle mise en balance des effets, favorables et défavorables pour la concurrence, de la pratique contestée ne peut être opérée qu’à la suite d’une analyse de la capacité d’éviction de concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise en position dominante, inhérente à la pratique en cause.
Or, cette précision apportée dans l’arrêt Intel par rapport aux systèmes de rabais doit être comprise comme valant également pour les clauses d’exclusivité.
Il s’ensuit que, d’une part, lorsqu’une autorité de concurrence suspecte qu’une entreprise a violé l’article 102 TFUE en ayant recours à de telles clauses et que cette dernière conteste, au cours de la procédure, la capacité concrète desdites clauses d’exclure du marché des concurrents aussi efficaces, éléments de preuve à l’appui, cette autorité doit s’assurer, au stade de la caractérisation de l’infraction, que ces clauses avaient, dans les circonstances de l’espèce, la capacité effective d’exclure du marché des concurrents aussi efficaces que cette entreprise.
D’autre part, l’autorité de concurrence ayant ouvert cette procédure est également tenue d’apprécier, de manière concrète, la capacité de ces clauses de restreindre la concurrence, lorsque, au cours de la procédure administrative, l’entreprise suspectée soutient qu’il existe des justifications à sa conduite.
En tout état de cause, la présentation en cours de procédure de preuves susceptibles de démontrer l’absence de capacité à produire des effets restrictifs fait naître l’obligation pour ladite autorité de concurrence de les examiner.
En conséquence, lorsque l’entreprise en position dominante a produit une étude économique afin de démontrer que la pratique qui lui est reprochée n’est pas susceptible d’évincer des concurrents, l’autorité de concurrence compétente ne saurait exclure la pertinence de cette étude sans exposer les raisons pour lesquelles elle estime que celle-ci ne permet pas de contribuer à la démonstration de l’incapacité des pratiques mises en cause à porter atteinte à la concurrence effective sur le marché concerné et, par suite, sans mettre en mesure ladite entreprise de déterminer l’offre de preuve qui pourrait lui être substituée.
La juridiction de renvoi s’étant référée expressément, dans son renvoi préjudiciel, au test du « concurrent aussi efficace », la Cour relève, enfin, qu’un tel test n’est qu’une méthode parmi d’autres permettant d’apprécier si une pratique a la capacité de produire des effets d’éviction. Par conséquent, les autorités de concurrence ne sauraient avoir l’obligation juridique d’avoir recours à ce test pour constater le caractère abusif d’une pratique. Toutefois, si les résultats d’un test de cette nature sont présentés par l’entreprise concernée au cours de la procédure administrative, l’autorité de concurrence est tenue d’en examiner la valeur probante.
{1} Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato (autorité garante de la concurrence et du marché, Italie).
{2} Arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C 413/14 P, EU:C:2017:632, point 138, ci-après l’« arrêt Intel »).
Arrêt du 19 janvier 2023, Unilever Italia Mkt. Operations (C-680/20) (cf. points 56-62 et disp.)
63. Position dominante - Abus - Notion - Entreprise en position dominante titulaire d'un droit d'usage exclusif de l'infrastructure en cause - Caractère insuffisant pour suggérer la présence d'une pratique d'éviction abusive
À l’époque des faits, les requérantes, à savoir la société Bulgarian Energy Holding EAD, entièrement détenue par l’État bulgare, et ses filiales Bulgargaz et Bulgartransgaz (ci-après, prises ensemble, le « groupe BEH »), étaient actives dans le secteur de l’énergie en Bulgarie. Bulgargaz était le fournisseur public de gaz en Bulgarie tandis que Bulgartransgaz était le gestionnaire du réseau de transport de gaz (ci-après le « GRT ») et de la seule installation de stockage de gaz naturel en Bulgarie (ci-après la « station de stockage de Chiren »).
Pendant la période infractionnelle (à savoir entre le 30 juillet 2010 et le 1er janvier 2015), l’approvisionnement en gaz en Bulgarie dépendait presque entièrement des importations de gaz russe, dont Bulgargaz était le seul ou le principal importateur. Bulgargaz était ainsi également le principal fournisseur de gaz des clients du marché du commerce de gros en aval ainsi que des clients finals, à savoir les entreprises directement raccordées au réseau de transport de gaz.
Le gaz russe était acheminé vers la Bulgarie jusqu’au point de connexion au réseau bulgare via l’Ukraine, puis la Roumanie, principalement par un gazoduc de transit (ci-après le « gazoduc roumain 1 ») dont la gestion incombait à Transgaz, le GRT roumain. Pendant la période infractionnelle, ledit gazoduc assurait l’approvisionnement de la plus grande partie du territoire bulgare, via le réseau national de transport qui, à son tour, était relié à la station de stockage de Chiren{1}. En vertu d’un accord conclu entre Transgaz et Bulgargaz en 2005 (ci-après l’« accord de 2005 ») et demeuré en vigueur durant l’intégralité de la période infractionnelle, cette dernière s’est vu octroyer l’usage exclusif du gazoduc roumain 1, en contrepartie d’une redevance annuelle fixe.
Le 18 novembre 2010, Overgas Inc., actrice du marché de la fourniture de gaz en Bulgarie, a déposé auprès de la Commission une plainte informelle contre le groupe BEH pour violation de l’article 102 TFUE.
Par décision du 17 décembre 2018{2}, la Commission européenne a conclu que le groupe BEH avait commis une infraction unique et continue à l’article 102 TFUE entre le 30 juillet 2010 et le 1er janvier 2015. Plus spécifiquement, la Commission a retenu que le groupe BEH occupait, pendant cette période, une position dominante sur cinq marchés distincts, à savoir le marché des services liés aux capacités sur le réseau de transport de gaz, le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1, le marché des services liés aux capacités de stockage de la station de Chiren, le marché de la vente de gaz en gros en aval et le marché de la fourniture de gaz au détail aux gros clients finals raccordés au réseau bulgare de transport de gaz. La Commission a reproché au groupe BEH d’avoir abusé de sa position dominante en ayant empêché, restreint ou retardé l’accès de tiers au réseau de transport, à la station de stockage de Chiren et au gazoduc roumain 1, verrouillant ainsi les marchés bulgares de fourniture de gaz, de sorte à protéger la position dominante de Bulgargaz sur ces derniers. En conséquence, la Commission a infligé au groupe BEH une amende sanctionnant l’infraction ainsi constatée.
Statuant sur le recours en annulation introduit par ce dernier visant, à titre principal, à obtenir l’annulation de la décision attaquée dans son intégralité, le Tribunal y fait droit en ce que la Commission n’a pas établi à suffisance de droit un refus d’accès aux trois infrastructures détenues par le groupe BEH susceptible de relever de l’article 102 TFUE. Ce faisant, il apporte des précisions quant à l’application de l’article 102 TFUE à une entreprise en position dominante qui refuse l’accès à une « infrastructure essentielle », à la lumière de la jurisprudence Bronner{3}, dans le cas où cette entreprise n’est pas la propriétaire de ladite infrastructure. En outre, il se prononce sur la portée de l’exigence d’accès au dossier inhérente au respect des droits de la défense dans le cadre de la procédure dite de la « salle d’information », à savoir dans l’hypothèse de limitations apportées au droit d’accès à certains éléments du dossier en raison de leur nature confidentielle.
Appréciation du Tribunal
Dans le cadre de son appréciation, le Tribunal examine, dans un premier temps, le fond de l’affaire, à savoir les griefs tirés d’erreurs de droit et d’appréciation dans la définition d’un des cinq marchés en cause, notamment le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1, de la position dominante de Bulgargaz sur ce dernier, de la position dominante de la société mère BEH, en tant que holding financier sur les marchés pertinents, ainsi que du comportement abusif de ce groupe. Dans un second temps, il analyse les vices de procédure tirés de la violation des droits de la défense du groupe BEH en matière d’accès au dossier.
S’agissant du fond de l’affaire, en premier lieu, le Tribunal considère que, dans le cadre de la définition du marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1, la Commission a, à bon droit, omis d’opérer une distinction entre les marchés primaire (à savoir le marché des capacités échangées directement par le GRT) et secondaire (à savoir le marché des capacités échangées autrement que sur le marché primaire), cette distinction n’étant pas pertinente pour apprécier si les requérantes jouissaient d’une position dominante concernant les services de capacités sur le gazoduc roumain 1. En outre, elle n’a pas commis d’erreurs de droit ni d’appréciation en considérant que Bulgargaz occupait une position dominante sur ce marché.
À cet égard, il résulte du droit exclusif sur le gazoduc roumain 1 octroyé par l’accord de 2005, que Bulgargaz était, tout au long de la période infractionnelle, le seul fournisseur possible de services de capacités sur ledit gazoduc sur le marché secondaire. En outre, d’une part, en vertu de l’article 17.1 de l’accord de 2005, Transgaz ne pouvait offrir aux tiers des capacités inutilisées sans le consentement préalable de Bulgargaz. D’autre part, en vertu de la réglementation de l’Union applicable à l’époque, Transgaz ne pouvait offrir de telles capacités inutilisées à des tiers, qu’en tant que capacités à court terme et interruptibles. De ce fait, Bulgargaz contrôlait également l’accès des tiers au marché primaire des services de capacités sur le gazoduc roumain 1. Il s’ensuit que c’est à bon droit que la Commission a identifié Bulgargaz en tant que fournisseur sur le gazoduc roumain 1, seule entreprise à pouvoir fournir aux tiers un accès à ce dernier. Le Tribunal a également relevé que si Transgaz n’avait pas encore rempli ses obligations au sens du droit de l’Union, en adoptant les mesures nécessaires pour permettre et faciliter l’échange de capacités sur le marché secondaire, dans les faits, Bulgargaz avait, dès le 1er janvier 2013, octroyé à Overgas un accès au gazoduc roumain 1. Il s’ensuit que le manquement de Transgaz ne constituait pas, en effet, un obstacle à ce que Bulgargaz puisse offrir des capacités sur ledit marché. Ainsi, compte tenu du fait que, pendant la période infractionnelle, Bulgargaz contrôlait l’accès des tiers au gazoduc roumain 1 et que Transgaz ne pouvait pas être identifiée comme étant une réelle source d’approvisionnement alternative pour des tiers souhaitant avoir accès audit gazoduc, Bulgargaz occupait une position dominante sur le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1.
En deuxième lieu, le Tribunal relève que la Commission n’est pas parvenue à démontrer un abus de position dominante du groupe BEH concernant la fourniture de gaz en Bulgarie. À cet égard, il conclut à l’insuffisance des éléments exposés par la Commission au sujet de l’accès au gazoduc roumain 1 pour établir l’existence de l’ensemble des restrictions d’accès alléguées et, pour autant que ces dernières aient été établies, leur caractère abusif.
Tout d’abord, le Tribunal note que la Commission a apprécié à juste titre le comportement de Bulgargaz sur le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1 à l’aune de la jurisprudence Bronner. À cet égard, il rappelle que le refus, de la part d’une entreprise en position dominante, de fournir un service auquel les tiers doivent avoir accès pour pouvoir exercer une activité sur un marché voisin, notamment en aval, constitue une violation de l’article 102 TFUE si trois conditions cumulatives sont satisfaites, à savoir si le refus est de nature à éliminer toute concurrence de la part du demandeur dudit service sur ce marché, s’il ne peut pas être objectivement justifié et si le service en cause est indispensable à l’exercice de l’activité du demandeur, en ce sens qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel à ce service. Or, en l’espèce, le gazoduc roumain 1 constituait une « infrastructure essentielle » étant donné qu’il s’agissait de la seule voie viable pour acheminer le gaz russe vers la Bulgarie pendant la période infractionnelle. À cet égard, la Commission a pu valablement considérer qu’aux fins de l’application desdits principes jurisprudentiels, il importait peu que Bulgargaz fût non pas le propriétaire de l’infrastructure, mais le simple titulaire d’un droit exclusif d’usage, dès lors que ce droit se concrétisait par une situation de contrôle sur ladite infrastructure, lui permettant de soumettre l’accès des tiers au gazoduc à son accord.
Ensuite, le Tribunal conclut à l’absence de valeur probante attribuée par la Commission à la réservation de la totalité de la capacité du gazoduc roumain 1 au titre de l’accord de 2005, cette réservation n’étant pas un indice suffisant pour établir le prétendu abus sur le marché des services de capacités dudit gazoduc. En effet, l’exclusivité contractuelle consentie à Bulgargaz par l’accord de 2005, quand bien même cette dernière n’aurait utilisé qu’une partie des capacités du gazoduc roumain 1, ne saurait constituer une exploitation abusive de la position dominante de Bulgargaz, s’il n’est pas prouvé par la Commission que le comportement de celle-ci, dans les faits, lui avait conféré la capacité d’évincer les concurrents des marchés bulgares de fourniture de gaz, notamment au sens de l’arrêt Bronner et de la jurisprudence postérieure{4} concernant le refus d’accès à une « infrastructure essentielle ».
Or, en l’espèce, il ressort des éléments exposés par la Commission que l’exclusivité accordée à Bulgargaz ne l’a pas empêchée, dès 2013, de faire droit à une demande présentée par la société Overgas, en lui octroyant un accès à la capacité inutilisée du gazoduc roumain 1. Le Tribunal observe en outre que la Commission n’a pas non plus établi à suffisance de droit que Bulgargaz se serait opposée, de manière abusive, à des demandes d’accès d’autres tiers.
Enfin, le Tribunal ne valide pas la valeur probante attribuée par la Commission au comportement de Bulgargaz dans le cadre des discussions intergouvernementales entre la République de Bulgarie et la Roumanie relatives à la renégociation de l’accord de 2005. Selon lui, ces discussions ne sauraient constituer un élément de preuve du refus d’octroyer un accès au gazoduc roumain 1. En effet, les enjeux de cette renégociation, en particulier la nécessité d’accorder à Bulgargaz une capacité minimale garantie, ne se réduisaient pas aux seuls intérêts de Bulgargaz mais exigeaient l’implication des autorités bulgares compte tenu de la dépendance de la Bulgarie sur le gazoduc roumain 1 pour la sécurité de l’approvisionnement en gaz du marché bulgare. En outre, la Roumanie avait un intérêt clair à la renégociation de l’accord de 2005 en vue de la procédure d’infraction ouverte contre elle par la Commission en 2009. De surcroît, le Tribunal a conclu que la Commission n’avait pas établi, à suffisance de droit, que la durée des négociations était imputable aux requérantes.
En troisième lieu, le Tribunal constate que la Commission n’a pas non plus établi à suffisance de droit un refus d’accès de la part du groupe BEH au réseau de transport ainsi qu’à la station de stockage de Chiren avant le mois de juin 2012. En revanche, par rapport à ce dernier, le Tribunal relève que les éléments du dossier permettent de démontrer que le comportement de Bulgartransgaz a pu avoir une capacité à restreindre la concurrence sur les marchés bulgares de fourniture de gaz entre juin 2012 et septembre 2014. Toutefois, dans la mesure où la décision attaquée parvient à la conclusion que les requérantes avaient commis une infraction unique et continue à l’article 102 TFUE en refusant aux tiers l’accès aux trois infrastructures et a mis l’accent sur l’interdépendance, la complémentarité et le renforcement mutuel de l’ensemble des comportements reprochés, le Tribunal a considéré qu’il ne saurait être déduit du dispositif de la décision attaquée que celui-ci repose sur plusieurs motifs concernant des comportements abusifs distincts dont chacun suffirait, à lui seul, à le fonder.
Dans ces conditions, l’unique motif tiré du comportement de Bulgartransgaz concernant la station de stockage de Chiren après le mois de juin 2012 ne saurait, sauf à substituer l’appréciation des faits du Tribunal à celle de la Commission, constituer la motivation essentielle, voire suffisante, susceptible de fonder à elle seule le dispositif de ladite décision.
En conclusion, la Commission n’a pas établi à suffisance de droit l’infraction constitutive de l’abus de position dominante imputé aux requérantes par la décision attaquée.
Quant au déroulement de la procédure, le Tribunal constate que la Commission a commis des irrégularités procédurales susceptibles d’engendrer une violation des droits de la défense du groupe BEH en ce que, d’une part, elle n’a pas versé au dossier, ou a versé de manière intempestive, les documents relatifs à certaines réunions qu’elle a eues avec Overgas et, d’autre part, elle y a donné un accès insuffisant.
En particulier, s’agissant des réunions qui ont eu lieu après l’adoption de la communication des griefs, en 2015 et en 2016, le Tribunal relève qu’elles visaient à collecter des informations relatives à l’objet de l’enquête ayant conduit à l’adoption de la décision attaquée et qu’il n’appartient pas à la Commission d’écarter un élément du dossier en faisant application de son pouvoir d’appréciation quant au caractère potentiellement à charge ou à décharge de ce document. En conséquence, conformément à l’article 19 du règlement nº 1/2003{5}, lu conjointement avec l’article 3 du règlement nº 773/2004{6}, la Commission était tenue de procéder à l’enregistrement convenable des déclarations faites au cours de ces réunions et au versement au dossier des documents qui y étaient relatifs et d’en informer les requérantes, l’absence de toute trace écrite empêchant le Tribunal de vérifier si la Commission s’est conformée aux dispositions du règlement nº 1/2003 et si les droits des entreprises et des personnes physiques impliquées dans une enquête ont été pleinement respectés.
En ce qui concerne les réunions qui ont eu lieu avant l’adoption de la communication des griefs, de 2010 à 2013, la Commission n’a versé au dossier que des notes succinctes de ces réunions alors que des comptes rendus détaillés sont restés confidentiels. À cet égard, le Tribunal relève que ces notes succinctes sont manifestement insuffisantes pour rendre compte de la teneur des discussions qui ont effectivement eu lieu entre la Commission et Overgas et, en particulier, de la nature des renseignements fournis par cette dernière sur les sujets abordés. Or, aucun élément tiré du libellé de l’article 19, paragraphe 1, du règlement nº 1/2003, ou du but qu’il poursuit, ne permet d’inférer que le législateur ait entendu introduire une distinction entre, d’une part, des « notes succinctes », finalisées aux fins de l’accès au dossier, et des « comptes rendus détaillés », destinés à rester confidentiels. Une telle interprétation équivaudrait à priver de tout effet utile le droit d’accès au dossier ainsi que le principe d’égalité des armes.
Au regard de l’accès aux documents mis à disposition dans la salle d’information, le Tribunal a relevé que les représentants externes des requérantes avaient été autorisés par la Commission à communiquer à leurs clientes uniquement la version non confidentielle de leur rapport de la salle d’information et que celle-ci ne contenait aucun élément supplémentaire au regard des notes succinctes auxquelles les requérantes avaient déjà eu accès au cours de la procédure administrative. Or, des expurgations du rapport de la salle d’information au point de le rendre pratiquement équivalent aux notes succinctes risquent, selon le Tribunal, de compromettre le but même de la procédure de salle d’information, à savoir protéger les informations confidentielles tout en donnant accès aux preuves dont une partie a besoin pour étayer sa position. Il en va ainsi d’autant plus que la procédure de salle d’information, telle qu’elle s’est déroulée en l’espèce, était susceptible d’affecter les droits de la défense des requérantes, qui n’ont pu les exercer qu’indirectement, par l’intermédiaire de leurs représentants externes.
Les requérantes ayant également démontré que, en l’absence des irrégularités commises par la Commission en leur refusant un accès au dossier suffisant, elles auraient eu accès à des éléments qui auraient été susceptibles de leur permettre de mieux assurer leur défense au cours de la procédure administrative, le Tribunal conclut à la violation des droits de la défense des requérantes.
Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, le Tribunal annule intégralement la décision attaquée.
{1} Les gazoducs de transit roumains 2 et 3 transportaient le gaz russe de la frontière ukraino-roumaine à la frontière roumano-bulgare, aux points d’entrée Negru Vodă 2 et 3, et fusionnaient sur le territoire bulgare, formant le gazoduc de transit bulgare. Ce gazoduc était utilisé pour un approvisionnement limité dans le sud-ouest de la Bulgarie et transportait principalement du gaz vers l’ancienne République yougoslave de Macédoine, la Grèce, et la Turquie.
{2} Décision de la Commission du 17 décembre 2018 relative à une procédure d’application de l’article 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (Affaire AT.39849 - BEH Gas) [notifiée sous le numéro C(2018) 8806 final].
{3} Arrêt de la Cour du 26 novembre 1998, Bronner (C-7/97, EU:C:1998:569).
{4} Arrêts du 15 septembre 1998, European Night Services e.a./Commission (T-374/94, T-375/94, T-384/94 et T-388/94, EU:T:1998:198, points 208 et 212), et du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping)( T-612/17, sous pourvoi, EU:T:2021:763, point 215).
{5} Règlement (CE) nº 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).
{6} Règlement (CE) nº 773/2004 de la Commission, du 7 avril 2004, relatif aux procédures mises en œuvre par la Commission en application des articles [101 et 102 TFUE] (JO 2004, L 123, p. 18).
Arrêt du 25 octobre 2023, Bulgarian Energy Holding e.a. / Commission (T-136/19) (cf. points 473-475)
64. Position dominante - Abus - Refus d'une entreprise en position dominante de laisser une autre entreprise accéder à un produit ou à un service nécessaire à son activité - Appréciation du caractère abusif - Obligation réglementaire d'octroyer l'accès - Absence d'obligation pour la Commission de démontrer le caractère indispensable de l'accès à l'infrastructure en cause
À l’époque des faits, les requérantes, à savoir la société Bulgarian Energy Holding EAD, entièrement détenue par l’État bulgare, et ses filiales Bulgargaz et Bulgartransgaz (ci-après, prises ensemble, le « groupe BEH »), étaient actives dans le secteur de l’énergie en Bulgarie. Bulgargaz était le fournisseur public de gaz en Bulgarie tandis que Bulgartransgaz était le gestionnaire du réseau de transport de gaz (ci-après le « GRT ») et de la seule installation de stockage de gaz naturel en Bulgarie (ci-après la « station de stockage de Chiren »).
Pendant la période infractionnelle (à savoir entre le 30 juillet 2010 et le 1er janvier 2015), l’approvisionnement en gaz en Bulgarie dépendait presque entièrement des importations de gaz russe, dont Bulgargaz était le seul ou le principal importateur. Bulgargaz était ainsi également le principal fournisseur de gaz des clients du marché du commerce de gros en aval ainsi que des clients finals, à savoir les entreprises directement raccordées au réseau de transport de gaz.
Le gaz russe était acheminé vers la Bulgarie jusqu’au point de connexion au réseau bulgare via l’Ukraine, puis la Roumanie, principalement par un gazoduc de transit (ci-après le « gazoduc roumain 1 ») dont la gestion incombait à Transgaz, le GRT roumain. Pendant la période infractionnelle, ledit gazoduc assurait l’approvisionnement de la plus grande partie du territoire bulgare, via le réseau national de transport qui, à son tour, était relié à la station de stockage de Chiren{1}. En vertu d’un accord conclu entre Transgaz et Bulgargaz en 2005 (ci-après l’« accord de 2005 ») et demeuré en vigueur durant l’intégralité de la période infractionnelle, cette dernière s’est vu octroyer l’usage exclusif du gazoduc roumain 1, en contrepartie d’une redevance annuelle fixe.
Le 18 novembre 2010, Overgas Inc., actrice du marché de la fourniture de gaz en Bulgarie, a déposé auprès de la Commission une plainte informelle contre le groupe BEH pour violation de l’article 102 TFUE.
Par décision du 17 décembre 2018{2}, la Commission européenne a conclu que le groupe BEH avait commis une infraction unique et continue à l’article 102 TFUE entre le 30 juillet 2010 et le 1er janvier 2015. Plus spécifiquement, la Commission a retenu que le groupe BEH occupait, pendant cette période, une position dominante sur cinq marchés distincts, à savoir le marché des services liés aux capacités sur le réseau de transport de gaz, le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1, le marché des services liés aux capacités de stockage de la station de Chiren, le marché de la vente de gaz en gros en aval et le marché de la fourniture de gaz au détail aux gros clients finals raccordés au réseau bulgare de transport de gaz. La Commission a reproché au groupe BEH d’avoir abusé de sa position dominante en ayant empêché, restreint ou retardé l’accès de tiers au réseau de transport, à la station de stockage de Chiren et au gazoduc roumain 1, verrouillant ainsi les marchés bulgares de fourniture de gaz, de sorte à protéger la position dominante de Bulgargaz sur ces derniers. En conséquence, la Commission a infligé au groupe BEH une amende sanctionnant l’infraction ainsi constatée.
Statuant sur le recours en annulation introduit par ce dernier visant, à titre principal, à obtenir l’annulation de la décision attaquée dans son intégralité, le Tribunal y fait droit en ce que la Commission n’a pas établi à suffisance de droit un refus d’accès aux trois infrastructures détenues par le groupe BEH susceptible de relever de l’article 102 TFUE. Ce faisant, il apporte des précisions quant à l’application de l’article 102 TFUE à une entreprise en position dominante qui refuse l’accès à une « infrastructure essentielle », à la lumière de la jurisprudence Bronner{3}, dans le cas où cette entreprise n’est pas la propriétaire de ladite infrastructure. En outre, il se prononce sur la portée de l’exigence d’accès au dossier inhérente au respect des droits de la défense dans le cadre de la procédure dite de la « salle d’information », à savoir dans l’hypothèse de limitations apportées au droit d’accès à certains éléments du dossier en raison de leur nature confidentielle.
Appréciation du Tribunal
Dans le cadre de son appréciation, le Tribunal examine, dans un premier temps, le fond de l’affaire, à savoir les griefs tirés d’erreurs de droit et d’appréciation dans la définition d’un des cinq marchés en cause, notamment le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1, de la position dominante de Bulgargaz sur ce dernier, de la position dominante de la société mère BEH, en tant que holding financier sur les marchés pertinents, ainsi que du comportement abusif de ce groupe. Dans un second temps, il analyse les vices de procédure tirés de la violation des droits de la défense du groupe BEH en matière d’accès au dossier.
S’agissant du fond de l’affaire, en premier lieu, le Tribunal considère que, dans le cadre de la définition du marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1, la Commission a, à bon droit, omis d’opérer une distinction entre les marchés primaire (à savoir le marché des capacités échangées directement par le GRT) et secondaire (à savoir le marché des capacités échangées autrement que sur le marché primaire), cette distinction n’étant pas pertinente pour apprécier si les requérantes jouissaient d’une position dominante concernant les services de capacités sur le gazoduc roumain 1. En outre, elle n’a pas commis d’erreurs de droit ni d’appréciation en considérant que Bulgargaz occupait une position dominante sur ce marché.
À cet égard, il résulte du droit exclusif sur le gazoduc roumain 1 octroyé par l’accord de 2005, que Bulgargaz était, tout au long de la période infractionnelle, le seul fournisseur possible de services de capacités sur ledit gazoduc sur le marché secondaire. En outre, d’une part, en vertu de l’article 17.1 de l’accord de 2005, Transgaz ne pouvait offrir aux tiers des capacités inutilisées sans le consentement préalable de Bulgargaz. D’autre part, en vertu de la réglementation de l’Union applicable à l’époque, Transgaz ne pouvait offrir de telles capacités inutilisées à des tiers, qu’en tant que capacités à court terme et interruptibles. De ce fait, Bulgargaz contrôlait également l’accès des tiers au marché primaire des services de capacités sur le gazoduc roumain 1. Il s’ensuit que c’est à bon droit que la Commission a identifié Bulgargaz en tant que fournisseur sur le gazoduc roumain 1, seule entreprise à pouvoir fournir aux tiers un accès à ce dernier. Le Tribunal a également relevé que si Transgaz n’avait pas encore rempli ses obligations au sens du droit de l’Union, en adoptant les mesures nécessaires pour permettre et faciliter l’échange de capacités sur le marché secondaire, dans les faits, Bulgargaz avait, dès le 1er janvier 2013, octroyé à Overgas un accès au gazoduc roumain 1. Il s’ensuit que le manquement de Transgaz ne constituait pas, en effet, un obstacle à ce que Bulgargaz puisse offrir des capacités sur ledit marché. Ainsi, compte tenu du fait que, pendant la période infractionnelle, Bulgargaz contrôlait l’accès des tiers au gazoduc roumain 1 et que Transgaz ne pouvait pas être identifiée comme étant une réelle source d’approvisionnement alternative pour des tiers souhaitant avoir accès audit gazoduc, Bulgargaz occupait une position dominante sur le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1.
En deuxième lieu, le Tribunal relève que la Commission n’est pas parvenue à démontrer un abus de position dominante du groupe BEH concernant la fourniture de gaz en Bulgarie. À cet égard, il conclut à l’insuffisance des éléments exposés par la Commission au sujet de l’accès au gazoduc roumain 1 pour établir l’existence de l’ensemble des restrictions d’accès alléguées et, pour autant que ces dernières aient été établies, leur caractère abusif.
Tout d’abord, le Tribunal note que la Commission a apprécié à juste titre le comportement de Bulgargaz sur le marché des services de capacités sur le gazoduc roumain 1 à l’aune de la jurisprudence Bronner. À cet égard, il rappelle que le refus, de la part d’une entreprise en position dominante, de fournir un service auquel les tiers doivent avoir accès pour pouvoir exercer une activité sur un marché voisin, notamment en aval, constitue une violation de l’article 102 TFUE si trois conditions cumulatives sont satisfaites, à savoir si le refus est de nature à éliminer toute concurrence de la part du demandeur dudit service sur ce marché, s’il ne peut pas être objectivement justifié et si le service en cause est indispensable à l’exercice de l’activité du demandeur, en ce sens qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel à ce service. Or, en l’espèce, le gazoduc roumain 1 constituait une « infrastructure essentielle » étant donné qu’il s’agissait de la seule voie viable pour acheminer le gaz russe vers la Bulgarie pendant la période infractionnelle. À cet égard, la Commission a pu valablement considérer qu’aux fins de l’application desdits principes jurisprudentiels, il importait peu que Bulgargaz fût non pas le propriétaire de l’infrastructure, mais le simple titulaire d’un droit exclusif d’usage, dès lors que ce droit se concrétisait par une situation de contrôle sur ladite infrastructure, lui permettant de soumettre l’accès des tiers au gazoduc à son accord.
Ensuite, le Tribunal conclut à l’absence de valeur probante attribuée par la Commission à la réservation de la totalité de la capacité du gazoduc roumain 1 au titre de l’accord de 2005, cette réservation n’étant pas un indice suffisant pour établir le prétendu abus sur le marché des services de capacités dudit gazoduc. En effet, l’exclusivité contractuelle consentie à Bulgargaz par l’accord de 2005, quand bien même cette dernière n’aurait utilisé qu’une partie des capacités du gazoduc roumain 1, ne saurait constituer une exploitation abusive de la position dominante de Bulgargaz, s’il n’est pas prouvé par la Commission que le comportement de celle-ci, dans les faits, lui avait conféré la capacité d’évincer les concurrents des marchés bulgares de fourniture de gaz, notamment au sens de l’arrêt Bronner et de la jurisprudence postérieure{4} concernant le refus d’accès à une « infrastructure essentielle ».
Or, en l’espèce, il ressort des éléments exposés par la Commission que l’exclusivité accordée à Bulgargaz ne l’a pas empêchée, dès 2013, de faire droit à une demande présentée par la société Overgas, en lui octroyant un accès à la capacité inutilisée du gazoduc roumain 1. Le Tribunal observe en outre que la Commission n’a pas non plus établi à suffisance de droit que Bulgargaz se serait opposée, de manière abusive, à des demandes d’accès d’autres tiers.
Enfin, le Tribunal ne valide pas la valeur probante attribuée par la Commission au comportement de Bulgargaz dans le cadre des discussions intergouvernementales entre la République de Bulgarie et la Roumanie relatives à la renégociation de l’accord de 2005. Selon lui, ces discussions ne sauraient constituer un élément de preuve du refus d’octroyer un accès au gazoduc roumain 1. En effet, les enjeux de cette renégociation, en particulier la nécessité d’accorder à Bulgargaz une capacité minimale garantie, ne se réduisaient pas aux seuls intérêts de Bulgargaz mais exigeaient l’implication des autorités bulgares compte tenu de la dépendance de la Bulgarie sur le gazoduc roumain 1 pour la sécurité de l’approvisionnement en gaz du marché bulgare. En outre, la Roumanie avait un intérêt clair à la renégociation de l’accord de 2005 en vue de la procédure d’infraction ouverte contre elle par la Commission en 2009. De surcroît, le Tribunal a conclu que la Commission n’avait pas établi, à suffisance de droit, que la durée des négociations était imputable aux requérantes.
En troisième lieu, le Tribunal constate que la Commission n’a pas non plus établi à suffisance de droit un refus d’accès de la part du groupe BEH au réseau de transport ainsi qu’à la station de stockage de Chiren avant le mois de juin 2012. En revanche, par rapport à ce dernier, le Tribunal relève que les éléments du dossier permettent de démontrer que le comportement de Bulgartransgaz a pu avoir une capacité à restreindre la concurrence sur les marchés bulgares de fourniture de gaz entre juin 2012 et septembre 2014. Toutefois, dans la mesure où la décision attaquée parvient à la conclusion que les requérantes avaient commis une infraction unique et continue à l’article 102 TFUE en refusant aux tiers l’accès aux trois infrastructures et a mis l’accent sur l’interdépendance, la complémentarité et le renforcement mutuel de l’ensemble des comportements reprochés, le Tribunal a considéré qu’il ne saurait être déduit du dispositif de la décision attaquée que celui-ci repose sur plusieurs motifs concernant des comportements abusifs distincts dont chacun suffirait, à lui seul, à le fonder.
Dans ces conditions, l’unique motif tiré du comportement de Bulgartransgaz concernant la station de stockage de Chiren après le mois de juin 2012 ne saurait, sauf à substituer l’appréciation des faits du Tribunal à celle de la Commission, constituer la motivation essentielle, voire suffisante, susceptible de fonder à elle seule le dispositif de ladite décision.
En conclusion, la Commission n’a pas établi à suffisance de droit l’infraction constitutive de l’abus de position dominante imputé aux requérantes par la décision attaquée.
Quant au déroulement de la procédure, le Tribunal constate que la Commission a commis des irrégularités procédurales susceptibles d’engendrer une violation des droits de la défense du groupe BEH en ce que, d’une part, elle n’a pas versé au dossier, ou a versé de manière intempestive, les documents relatifs à certaines réunions qu’elle a eues avec Overgas et, d’autre part, elle y a donné un accès insuffisant.
En particulier, s’agissant des réunions qui ont eu lieu après l’adoption de la communication des griefs, en 2015 et en 2016, le Tribunal relève qu’elles visaient à collecter des informations relatives à l’objet de l’enquête ayant conduit à l’adoption de la décision attaquée et qu’il n’appartient pas à la Commission d’écarter un élément du dossier en faisant application de son pouvoir d’appréciation quant au caractère potentiellement à charge ou à décharge de ce document. En conséquence, conformément à l’article 19 du règlement nº 1/2003{5}, lu conjointement avec l’article 3 du règlement nº 773/2004{6}, la Commission était tenue de procéder à l’enregistrement convenable des déclarations faites au cours de ces réunions et au versement au dossier des documents qui y étaient relatifs et d’en informer les requérantes, l’absence de toute trace écrite empêchant le Tribunal de vérifier si la Commission s’est conformée aux dispositions du règlement nº 1/2003 et si les droits des entreprises et des personnes physiques impliquées dans une enquête ont été pleinement respectés.
En ce qui concerne les réunions qui ont eu lieu avant l’adoption de la communication des griefs, de 2010 à 2013, la Commission n’a versé au dossier que des notes succinctes de ces réunions alors que des comptes rendus détaillés sont restés confidentiels. À cet égard, le Tribunal relève que ces notes succinctes sont manifestement insuffisantes pour rendre compte de la teneur des discussions qui ont effectivement eu lieu entre la Commission et Overgas et, en particulier, de la nature des renseignements fournis par cette dernière sur les sujets abordés. Or, aucun élément tiré du libellé de l’article 19, paragraphe 1, du règlement nº 1/2003, ou du but qu’il poursuit, ne permet d’inférer que le législateur ait entendu introduire une distinction entre, d’une part, des « notes succinctes », finalisées aux fins de l’accès au dossier, et des « comptes rendus détaillés », destinés à rester confidentiels. Une telle interprétation équivaudrait à priver de tout effet utile le droit d’accès au dossier ainsi que le principe d’égalité des armes.
Au regard de l’accès aux documents mis à disposition dans la salle d’information, le Tribunal a relevé que les représentants externes des requérantes avaient été autorisés par la Commission à communiquer à leurs clientes uniquement la version non confidentielle de leur rapport de la salle d’information et que celle-ci ne contenait aucun élément supplémentaire au regard des notes succinctes auxquelles les requérantes avaient déjà eu accès au cours de la procédure administrative. Or, des expurgations du rapport de la salle d’information au point de le rendre pratiquement équivalent aux notes succinctes risquent, selon le Tribunal, de compromettre le but même de la procédure de salle d’information, à savoir protéger les informations confidentielles tout en donnant accès aux preuves dont une partie a besoin pour étayer sa position. Il en va ainsi d’autant plus que la procédure de salle d’information, telle qu’elle s’est déroulée en l’espèce, était susceptible d’affecter les droits de la défense des requérantes, qui n’ont pu les exercer qu’indirectement, par l’intermédiaire de leurs représentants externes.
Les requérantes ayant également démontré que, en l’absence des irrégularités commises par la Commission en leur refusant un accès au dossier suffisant, elles auraient eu accès à des éléments qui auraient été susceptibles de leur permettre de mieux assurer leur défense au cours de la procédure administrative, le Tribunal conclut à la violation des droits de la défense des requérantes.
Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, le Tribunal annule intégralement la décision attaquée.
{1} Les gazoducs de transit roumains 2 et 3 transportaient le gaz russe de la frontière ukraino-roumaine à la frontière roumano-bulgare, aux points d’entrée Negru Vodă 2 et 3, et fusionnaient sur le territoire bulgare, formant le gazoduc de transit bulgare. Ce gazoduc était utilisé pour un approvisionnement limité dans le sud-ouest de la Bulgarie et transportait principalement du gaz vers l’ancienne République yougoslave de Macédoine, la Grèce, et la Turquie.
{2} Décision de la Commission du 17 décembre 2018 relative à une procédure d’application de l’article 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (Affaire AT.39849 - BEH Gas) [notifiée sous le numéro C(2018) 8806 final].
{3} Arrêt de la Cour du 26 novembre 1998, Bronner (C-7/97, EU:C:1998:569).
{4} Arrêts du 15 septembre 1998, European Night Services e.a./Commission (T-374/94, T-375/94, T-384/94 et T-388/94, EU:T:1998:198, points 208 et 212), et du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping)( T-612/17, sous pourvoi, EU:T:2021:763, point 215).
{5} Règlement (CE) nº 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1).
{6} Règlement (CE) nº 773/2004 de la Commission, du 7 avril 2004, relatif aux procédures mises en œuvre par la Commission en application des articles [101 et 102 TFUE] (JO 2004, L 123, p. 18).
65. Position dominante - Abus - Notion - Associations sportives ayant édicté des règles discrétionnaires d'autorisation préalable, de participation et de sanction dans le contexte des compétitions internationales de football professionnel - Absence de critères matériels et de modalités procédurales assurant le caractère transparent, objectif, précis, non discriminatoire et proportionné desdites règles et sanctions - Inclusion
La Fédération internationale de football association (FIFA) est une association de droit suisse qui a pour but, notamment, d’établir des règles et des dispositions régissant le football et les questions y afférentes, ainsi que de contrôler le football sous toutes ses formes au niveau mondial, mais également d’organiser ses propres compétitions internationales. La FIFA est composée d’associations nationales de football membres d’une des six confédérations continentales qu’elle reconnaît - parmi lesquelles figure l’Union des associations européennes de football (UEFA), une association de droit suisse dont les principales missions consistent à surveiller et à contrôler le développement du football, sous toutes ses formes, à l’échelle européenne. En tant que membres de la FIFA et de l’UEFA, ces associations nationales ont l’obligation, notamment, d’amener leurs propres membres ou affiliés à respecter les statuts, les règlements, les directives et les décisions de la FIFA et de l’UEFA, ainsi que de faire observer ceux-ci par l’ensemble des acteurs du football, en particulier les ligues professionnelles, les clubs et les joueurs.
Conformément à leurs statuts respectifs, la FIFA et l’UEFA ont le pouvoir d’autoriser la tenue des compétitions internationales de football professionnel et notamment des compétitions entre les clubs de football affiliés à une association nationale (ou « compétitions de football interclubs) ». Elles peuvent aussi organiser de telles compétitions et exploiter les différents droits liés à celles-ci.
European Superleague Company, SL (ci-après « ESLC ») est une société de droit espagnol constituée par plusieurs clubs de football professionnel dans le but d’organiser une nouvelle compétition européenne annuelle de football interclubs, dénommée « Superleague ».
Le pacte d’actionnaires et d’investissement, qui lie les promoteurs du projet, subordonne la mise en place de la Superleague à sa reconnaissance par la FIFA ou l’UEFA en tant que nouvelle compétition compatible avec leurs statuts.
À la suite de l’annonce de la création de la Superleague, la FIFA et l’UEFA ont publié, le 21 janvier 2021, une déclaration commune pour exprimer leur refus de reconnaître cette nouvelle compétition et mettre en garde sur le fait que tout joueur ou tout club participant à cette celle-ci serait exclu de celles organisées par la FIFA et par l’UEFA. Par un autre communiqué, l’UEFA et plusieurs associations nationales ont rappelé la possibilité d’adopter des mesures disciplinaires à l’encontre des participants à la Superleague, notamment leur exclusion de certaines grandes compétitions européennes et mondiales.
Dans ces circonstances, ESLC a saisi le Juzgado de lo Mercantil no 17 de Madrid (tribunal de commerce nº 17 de Madrid, Espagne) d’une action en justice visant, en substance, à faire constater le caractère illégal et préjudiciable de ces annonces ainsi que des comportements par lesquels la FIFA, l’UEFA et les associations nationales qui en sont membres pourraient concrétiser celles-ci.
Selon cette juridiction, la FIFA et l’UEFA détiennent une position de monopole ou, à tout le moins, de dominance sur le marché de l’organisation et de la commercialisation des compétitions internationales de football interclubs, ainsi que sur celui de l’exploitation des différents droits liés à celles-ci. Dans ce contexte, elle s’interroge sur la compatibilité de certaines dispositions statutaires de la FIFA et de l’UEFA avec le droit de l’Union, notamment les articles 101 et 102 TFUE, ainsi que les dispositions relatives aux différentes libertés fondamentales garanties par le traité FUE.
Par son arrêt, prononcé le même jour que deux autres arrêts{1} concernant l’application du droit économique de l’Union aux règles instituées par des fédérations sportives internationales ou nationales, la Cour, réunie en grande chambre, précise les conditions dans lesquelles les règles mises en place par la FIFA et l’UEFA concernant, d’une part, l’autorisation préalable des compétitions internationales de football interclubs, la participation des clubs de football et des joueurs à celles-ci, ainsi que les sanctions instituées accessoirement à ces règles, et, d’autre part, l’exploitation des différents droits liés à ces compétitions, peuvent être considérées comme étant constitutives d’un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE, ainsi que d’entente anticoncurrentielle au sens de l’article 101 TFUE. Elle se prononce également sur la compatibilité de ces règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction avec la libre prestation des services garantie par l’article 56 TFUE.
Appréciation de la Cour
À titre liminaire, la Cour formule trois séries d’observations.
Tout d’abord, elle précise que les questions posées par la juridiction de renvoi portent exclusivement sur les règles adoptées par la FIFA et par l’UEFA concernant, d’une part, l’autorisation préalable des compétitions internationales de football interclubs et la participation des clubs de football professionnel et de leurs joueurs à celles-ci, et, d’autre part, l’exploitation des différents droits liés à ces compétitions. La Cour n’est donc appelée à prendre position ni sur l’existence même de la FIFA et de l’UEFA, ni sur le bien-fondé d’autres règles adoptées par ces deux fédérations, ni, enfin, sur l’existence ou les caractéristiques du projet de Superleague lui-même, que ce soit au regard des règles de concurrence ou des libertés économiques consacrées par le traité FUE.
Ensuite, la Cour observe que l’ensemble des règles sur lesquelles elle est interrogée relèvent du champ d’application des dispositions du traité FUE relatives au droit de la concurrence, ainsi que de celles relatives aux libertés de circulation. À cet égard, elle rappelle que, dans la mesure où l’exercice d’un sport constitue une activité économique, il relève des dispositions du droit de l’Union qui sont applicables en présence d’une telle activité, hormis certaines règles spécifiques adoptées exclusivement pour des motifs d’ordre non économique et portant uniquement sur des questions intéressant uniquement le sport en tant que tel. Or, les règles en cause, qu’elles émanent de la FIFA ou de l’UEFA, ne relèvent pas d’une telle exception, dès lors qu’elles portent sur l’exercice du football en tant qu’activité économique.
Enfin, s’agissant des conséquences susceptibles d’être attachées à l’article 165 TFUE - qui énonce tant les objectifs qui sont assignés à l’action de l’Union dans le domaine du sport que les moyens auxquels il peut être recouru pour contribuer à la réalisation de ces objectifs -, la Cour observe que cette disposition ne constitue pas une règle spéciale soustrayant le sport à tout ou partie des autres dispositions du droit primaire de l’Union susceptibles d’être appliquées à celui-ci ou qui imposerait de lui réserver un traitement particulier dans le cadre de cette application. Elle rappelle, par ailleurs, que les indéniables spécificités qui caractérisent l’activité sportive peuvent être prises en compte, entre autres éléments et pour autant qu’elles s’avèrent pertinentes, lors de l’application des dispositions du traité FUE relatives au droit de la concurrence et aux libertés de circulation, étant observé, toutefois, que cette prise en compte ne peut s’opérer que dans le cadre et dans le respect des conditions ainsi que des critères d’application prévus à chacune de ces dispositions.
À la lumière de ces observations et après avoir relevé que la FIFA et l’UEFA doivent être qualifiées d’« entreprises », au sens du droit européen de la concurrence, dans la mesure où elles exercent des activités économiques telles que l’organisation de compétitions de football et l’exploitation des droits liés à celles-ci, la Cour se penche, en premier lieu, sur le point de savoir si la mise en place par la FIFA et l’UEFA de règles relatives à l’autorisation préalable des compétitions de football interclubs ainsi qu’à la participation à celles-ci, sous peine de sanctions, peut être considérée, d’une part, comme étant constitutive d’un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE et, d’autre part, comme une entente anticoncurrentielle au sens de l’article 101 TFUE.
À cet égard, la Cour expose que les spécificités du football professionnel, notamment son importance sociale, culturelle et médiatique, ainsi que le fait que ce sport repose sur l’ouverture et le mérite sportif, permettent de considérer qu’il est légitime de soumettre l’organisation et le déroulement des compétitions internationales de football professionnel à des règles communes destinées à garantir l’homogénéité et la coordination de ces compétitions au sein d’un calendrier d’ensemble ainsi qu’à promouvoir la tenue de compétitions sportives fondées sur une certaine égalité des chances ainsi que sur le mérite. En outre, il est légitime de s’assurer du respect de ces règles communes au moyen de règles telles que celles mises en place par la FIFA et l’UEFA en ce qui concerne l’autorisation préalable desdites compétitions ainsi que la participation des clubs et des joueurs à celles-ci. Il s’ensuit que, dans le contexte spécifique du football professionnel et des activités économiques auxquelles l’exercice de ce sport donne lieu, ni l’adoption de ces règles ni leur mise en œuvre ne peuvent être qualifiées, dans leur principe et de façon générale, d’« exploitation abusive d’une position dominante », au sens de l’article 102 TFUE. Il en va de même des sanctions instituées accessoirement à ces règles, dans la mesure où de telles sanctions sont légitimes, dans leur principe, pour garantir l’effectivité desdites règles.
En revanche, aucune de ces spécificités n’est susceptible de permettre de considérer comme légitimes l’adoption et la mise en œuvre de règles, ainsi que des sanctions instituées accessoirement à celles-ci, qui ne sont pas encadrées par des critères matériels ainsi que par des modalités procédurales propres à en assurer le caractère transparent, objectif, non discriminatoire et proportionné. Plus précisément, il est nécessaire que ces critères et ces conditions aient été édictés, sous une forme accessible, préalablement à toute mise en œuvre des règles en cause. En outre, pour que lesdits critères et lesdites conditions puissent être regardés comme étant non discriminatoires, ils ne doivent pas soumettre l’organisation et la commercialisation de compétitions tierces, ainsi que la participation des clubs et des joueurs à celles-ci, à des exigences qui seraient soit différentes de celles qui sont applicables aux compétitions organisées et commercialisées par l’entité décisionnaire, soit identiques ou similaires, mais impossibles ou excessivement difficiles à remplir en pratique par une entreprise qui n’a pas la même qualité d’association ou pas les mêmes pouvoirs que cette entité et qui se trouve, dès lors, dans une situation différente de celle-ci. Enfin, pour que les sanctions instituées accessoirement à ces règles ne soient pas discrétionnaires, elles doivent être gouvernées par des critères qui doivent non seulement être, eux aussi, transparents, objectifs, précis et non discriminatoires, mais également garantir que ces sanctions sont déterminées, dans chaque cas concret, dans le respect du principe de proportionnalité, compte tenu, notamment, de la nature, de la durée ainsi que de la gravité du manquement constaté.
Il s’ensuit que, dans le cas où des règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction ne sont pas encadrées par des critères matériels et par des modalités procédurales propres à en garantir le caractère transparent, objectif, précis, non discriminatoire et proportionné, leur adoption et leur mise en œuvre constituent un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE.
Pour ce qui est de l’application de l’article 101 TFUE auxdites règles, la Cour relève que, même si l’adoption de règles d’autorisation préalable des compétitions de football interclubs peut être motivée par la poursuite de certains objectifs légitimes, comme celui consistant à faire respecter les principes, les valeurs et les règles du jeu qui sous-tendent le football professionnel, elles donnent à la FIFA et à l’UEFA le pouvoir d’autoriser, de contrôler ou de conditionner l’accès de toute entreprise potentiellement concurrente au marché concerné, et donc de déterminer aussi bien le degré de concurrence qui peut exister sur ce marché que les conditions dans lesquelles cette éventuelle concurrence peut trouver à s’exercer.
Par ailleurs, les règles relatives à la participation des clubs et des joueurs à de telles compétitions sont de nature à renforcer l’objet anticoncurrentiel qui est inhérent à tout mécanisme d’autorisation préalable non assorti de limites, d’obligations et d’un contrôle propres à en garantir le caractère transparent, objectif, précis et non discriminatoire, en empêchant toute entreprise organisatrice d’une compétition potentiellement concurrente de faire utilement appel aux ressources disponibles sur le marché, à savoir les clubs et les joueurs, ces derniers s’exposant, en cas de participation à une compétition n’ayant pas reçu l’autorisation préalable de la FIFA et de l’UEFA, à des sanctions qui ne sont encadrées par aucun critère matériel ni par aucune modalité procédurale propre à assurer leur caractère transparent, objectif, précis, non discriminatoire et proportionné.
Il s’ensuit que, dans le cas où elles ne sont pas encadrées par de tels critères et de telles modalités procédurales, les règles en cause présentent, par leur nature même, un degré suffisant de nocivité pour la concurrence et doivent par conséquent être regardées comme ayant pour objet d’empêcher celle-ci. Elles relèvent donc de l’interdiction énoncée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, sans qu’il soit nécessaire d’en examiner les effets actuels ou potentiels.
En deuxième lieu, la Cour se penche sur la question de savoir si les règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction en question peuvent bénéficier d’une exemption ou être considérées comme étant justifiées. À cet égard, la Cour rappelle, premièrement, que certains comportements particuliers, tels des règles éthiques ou déontologiques adoptées par une association, sont susceptibles de ne pas tomber sous le coup de l’interdiction édictée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE même s’ils ont pour effets inhérents de restreindre la concurrence, pour autant qu’ils se justifient par la poursuite d’objectifs légitimes d’intérêt général dénués, en soi, de caractère anticoncurrentiel et que la nécessité et le caractère proportionné des moyens mis en œuvre à cet effet aient été dûment établis. Elle précise cependant que cette jurisprudence ne trouve pas à s’appliquer en présence de comportements qui violent par leur nature même l’article 102 TFUE ou qui présentent un degré de nocivité justifiant de considérer qu’ils ont pour « objet » d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence, au sens de l’article 101 TFUE.
Deuxièmement, s’agissant de l’exemption prévue à l’article 101, paragraphe 3, TFUE, il appartient à la partie qui invoque son bénéfice d’établir la réunion de quatre conditions cumulatives. Ainsi, le comportement considéré doit permettre, avec un degré de probabilité suffisant, la réalisation de gains d’efficacité tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable des profits qui résultent de ces gains, sans imposer de restrictions qui ne sont pas indispensables à la réalisation de tels gains et sans éliminer toute concurrence effective pour une partie substantielle des produits ou des services concernés.
Il incombe à la juridiction de renvoi d’apprécier, sur la base des éléments de preuve apportés par les parties au principal, si ces conditions sont respectées en l’occurrence. Cela étant, s’agissant de l’ultime condition tenant à la subsistance d’une concurrence effective, la Cour observe que la juridiction de renvoi devra prendre en compte le fait que les règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction ne sont pas encadrées par des critères matériels et par des modalités procédurales propres à garantir leur caractère transparent, objectif, précis et non discriminatoire, une telle situation étant de nature à permettre aux entités qui ont adopté ces règles d’empêcher toute concurrence sur le marché de l’organisation et de la commercialisation des compétitions de football interclubs sur le territoire de l’Union.
De façon cohérente, il découle de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 102 TFUE qu’un comportement abusif d’une entreprise détenant une position dominante peut échapper à l’interdiction énoncée à cette disposition si l’entreprise concernée établit que son comportement était soit objectivement justifié par des circonstances extérieures à l’entreprise et proportionné à cette justification, soit contrebalancé, voire surpassé, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent également aux consommateurs.
En l’espèce, s’agissant, d’une part, d’une éventuelle justification objective, les règles mises en place par la FIFA et l’UEFA ont pour but de réserver à ces entités l’organisation de toute compétition de ce genre, au risque d’éliminer toute concurrence de la part d’une entreprise tierce, de sorte qu’un tel comportement constitue un abus de position dominante interdit par l’article 102 TFUE et non justifié par des nécessités d’ordre technique et commercial. D’autre part, en ce qui concerne les avantages en termes d’efficacité, il reviendra à ces deux associations sportives de démontrer, devant la juridiction de renvoi, que des gains d’efficacité sont susceptibles d’être réalisés par leur comportement, que ces gains d’efficacité neutralisent les effets préjudiciables probables de ce comportement sur le jeu de la concurrence sur les marchés affectés ainsi que sur les intérêts des consommateurs, que ledit comportement est indispensable à la réalisation de tels gains d’efficacité et qu’il n’élimine pas une concurrence effective en supprimant la totalité ou la plupart des sources existantes de concurrence actuelle ou potentielle.
En troisième lieu, en ce qui concerne les règles de la FIFA et de l’UEFA relatives aux droits qui peuvent naître des compétitions de football professionnel interclubs organisées par ces entités, la Cour observe que ces règles sont, eu égard à leur teneur, aux buts qu’elles visent objectivement à atteindre à l’égard de la concurrence ainsi qu’au contexte économique et juridique dans lequel elles s’insèrent, de nature non seulement à empêcher toute concurrence entre les clubs de football professionnel qui sont affiliés aux associations nationales de football membres de la FIFA et de l’UEFA, dans le cadre de la commercialisation des différents droits liés aux matches auxquels ceux-ci participent, mais également à affecter le fonctionnement de la concurrence au détriment d’entreprises tierces opérant sur un ensemble de marchés de médias ou de services situés en aval de cette commercialisation, au préjudice des consommateurs et des téléspectateurs.
Il s’ensuit que de telles règles ont pour objet d’empêcher ou de restreindre la concurrence sur les différents marchés concernés, au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, et constituent une « exploitation abusive » d’une position dominante au sens de l’article 102 TFUE, à moins que leur caractère ne soit justifié, notamment au regard de la réalisation des gains d’efficacité ainsi que du profit réservé aux utilisateurs. C’est ainsi à la juridiction de renvoi qu’il appartiendra de déterminer, d’une part, si la négociation de l’achat de ces droits auprès de deux vendeurs exclusifs permet aux acheteurs actuels ou potentiels de réduire les coûts de transactions ainsi que l’incertitude à laquelle ils seraient confrontés s’ils devaient négocier au cas par cas avec les clubs participants et, d’autre part, si le profit réalisé par la vente centralisée desdits droits permet d’assurer, de façon démontrée, une certaine forme de redistribution solidaire au sein du football au profit de l’ensemble des utilisateurs.
En quatrième et dernier lieu, la Cour constate que les règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction constituent une entrave à la liberté de prestation de services consacrée par l’article 56 TFUE. En effet, en permettant à la FIFA et à l’UEFA de contrôler, de façon discrétionnaire, la possibilité pour toute entreprise tierce d’organiser et de commercialiser des compétitions interclubs sur le territoire de l’Union, la possibilité pour tout club de football professionnel de participer à ces compétitions ainsi que, par ricochet, la possibilité pour toute autre entreprise de fournir des services liés à l’organisation ou à la commercialisation desdites compétitions, ces règles sont de nature non pas simplement à gêner ou à rendre moins attrayantes les différentes activités économiques concernées, mais bien à les empêcher, en limitant l’accès de tout nouvel arrivant à celles-ci. Par ailleurs, l’absence de critère objectif, non discriminatoire et connu à l’avance encadrant ces règles ne permet pas de considérer l’adoption de ces dernières comme étant justifiées par un objectif légitime d’intérêt général.
{1} Arrêts du 21 décembre 2023, International Skating Union/Commission (C-124/21), et du 21 décembre 2023, Royal Antwerp Football Club (C-680/21).
Arrêt du 21 décembre 2023, European Superleague Company (C-333/21) (cf. points 143-152, disp. 1)
66. Position dominante - Abus - Associations sportives ayant édicté des règles discrétionnaires d'autorisation préalable, de participation et de sanction dans le contexte des compétitions internationales de football professionnel - Caractère abusif - Justification objective - Conditions - Portée de la charge probatoire
La Fédération internationale de football association (FIFA) est une association de droit suisse qui a pour but, notamment, d’établir des règles et des dispositions régissant le football et les questions y afférentes, ainsi que de contrôler le football sous toutes ses formes au niveau mondial, mais également d’organiser ses propres compétitions internationales. La FIFA est composée d’associations nationales de football membres d’une des six confédérations continentales qu’elle reconnaît - parmi lesquelles figure l’Union des associations européennes de football (UEFA), une association de droit suisse dont les principales missions consistent à surveiller et à contrôler le développement du football, sous toutes ses formes, à l’échelle européenne. En tant que membres de la FIFA et de l’UEFA, ces associations nationales ont l’obligation, notamment, d’amener leurs propres membres ou affiliés à respecter les statuts, les règlements, les directives et les décisions de la FIFA et de l’UEFA, ainsi que de faire observer ceux-ci par l’ensemble des acteurs du football, en particulier les ligues professionnelles, les clubs et les joueurs.
Conformément à leurs statuts respectifs, la FIFA et l’UEFA ont le pouvoir d’autoriser la tenue des compétitions internationales de football professionnel et notamment des compétitions entre les clubs de football affiliés à une association nationale (ou « compétitions de football interclubs) ». Elles peuvent aussi organiser de telles compétitions et exploiter les différents droits liés à celles-ci.
European Superleague Company, SL (ci-après « ESLC ») est une société de droit espagnol constituée par plusieurs clubs de football professionnel dans le but d’organiser une nouvelle compétition européenne annuelle de football interclubs, dénommée « Superleague ».
Le pacte d’actionnaires et d’investissement, qui lie les promoteurs du projet, subordonne la mise en place de la Superleague à sa reconnaissance par la FIFA ou l’UEFA en tant que nouvelle compétition compatible avec leurs statuts.
À la suite de l’annonce de la création de la Superleague, la FIFA et l’UEFA ont publié, le 21 janvier 2021, une déclaration commune pour exprimer leur refus de reconnaître cette nouvelle compétition et mettre en garde sur le fait que tout joueur ou tout club participant à cette celle-ci serait exclu de celles organisées par la FIFA et par l’UEFA. Par un autre communiqué, l’UEFA et plusieurs associations nationales ont rappelé la possibilité d’adopter des mesures disciplinaires à l’encontre des participants à la Superleague, notamment leur exclusion de certaines grandes compétitions européennes et mondiales.
Dans ces circonstances, ESLC a saisi le Juzgado de lo Mercantil no 17 de Madrid (tribunal de commerce nº 17 de Madrid, Espagne) d’une action en justice visant, en substance, à faire constater le caractère illégal et préjudiciable de ces annonces ainsi que des comportements par lesquels la FIFA, l’UEFA et les associations nationales qui en sont membres pourraient concrétiser celles-ci.
Selon cette juridiction, la FIFA et l’UEFA détiennent une position de monopole ou, à tout le moins, de dominance sur le marché de l’organisation et de la commercialisation des compétitions internationales de football interclubs, ainsi que sur celui de l’exploitation des différents droits liés à celles-ci. Dans ce contexte, elle s’interroge sur la compatibilité de certaines dispositions statutaires de la FIFA et de l’UEFA avec le droit de l’Union, notamment les articles 101 et 102 TFUE, ainsi que les dispositions relatives aux différentes libertés fondamentales garanties par le traité FUE.
Par son arrêt, prononcé le même jour que deux autres arrêts{1} concernant l’application du droit économique de l’Union aux règles instituées par des fédérations sportives internationales ou nationales, la Cour, réunie en grande chambre, précise les conditions dans lesquelles les règles mises en place par la FIFA et l’UEFA concernant, d’une part, l’autorisation préalable des compétitions internationales de football interclubs, la participation des clubs de football et des joueurs à celles-ci, ainsi que les sanctions instituées accessoirement à ces règles, et, d’autre part, l’exploitation des différents droits liés à ces compétitions, peuvent être considérées comme étant constitutives d’un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE, ainsi que d’entente anticoncurrentielle au sens de l’article 101 TFUE. Elle se prononce également sur la compatibilité de ces règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction avec la libre prestation des services garantie par l’article 56 TFUE.
Appréciation de la Cour
À titre liminaire, la Cour formule trois séries d’observations.
Tout d’abord, elle précise que les questions posées par la juridiction de renvoi portent exclusivement sur les règles adoptées par la FIFA et par l’UEFA concernant, d’une part, l’autorisation préalable des compétitions internationales de football interclubs et la participation des clubs de football professionnel et de leurs joueurs à celles-ci, et, d’autre part, l’exploitation des différents droits liés à ces compétitions. La Cour n’est donc appelée à prendre position ni sur l’existence même de la FIFA et de l’UEFA, ni sur le bien-fondé d’autres règles adoptées par ces deux fédérations, ni, enfin, sur l’existence ou les caractéristiques du projet de Superleague lui-même, que ce soit au regard des règles de concurrence ou des libertés économiques consacrées par le traité FUE.
Ensuite, la Cour observe que l’ensemble des règles sur lesquelles elle est interrogée relèvent du champ d’application des dispositions du traité FUE relatives au droit de la concurrence, ainsi que de celles relatives aux libertés de circulation. À cet égard, elle rappelle que, dans la mesure où l’exercice d’un sport constitue une activité économique, il relève des dispositions du droit de l’Union qui sont applicables en présence d’une telle activité, hormis certaines règles spécifiques adoptées exclusivement pour des motifs d’ordre non économique et portant uniquement sur des questions intéressant uniquement le sport en tant que tel. Or, les règles en cause, qu’elles émanent de la FIFA ou de l’UEFA, ne relèvent pas d’une telle exception, dès lors qu’elles portent sur l’exercice du football en tant qu’activité économique.
Enfin, s’agissant des conséquences susceptibles d’être attachées à l’article 165 TFUE - qui énonce tant les objectifs qui sont assignés à l’action de l’Union dans le domaine du sport que les moyens auxquels il peut être recouru pour contribuer à la réalisation de ces objectifs -, la Cour observe que cette disposition ne constitue pas une règle spéciale soustrayant le sport à tout ou partie des autres dispositions du droit primaire de l’Union susceptibles d’être appliquées à celui-ci ou qui imposerait de lui réserver un traitement particulier dans le cadre de cette application. Elle rappelle, par ailleurs, que les indéniables spécificités qui caractérisent l’activité sportive peuvent être prises en compte, entre autres éléments et pour autant qu’elles s’avèrent pertinentes, lors de l’application des dispositions du traité FUE relatives au droit de la concurrence et aux libertés de circulation, étant observé, toutefois, que cette prise en compte ne peut s’opérer que dans le cadre et dans le respect des conditions ainsi que des critères d’application prévus à chacune de ces dispositions.
À la lumière de ces observations et après avoir relevé que la FIFA et l’UEFA doivent être qualifiées d’« entreprises », au sens du droit européen de la concurrence, dans la mesure où elles exercent des activités économiques telles que l’organisation de compétitions de football et l’exploitation des droits liés à celles-ci, la Cour se penche, en premier lieu, sur le point de savoir si la mise en place par la FIFA et l’UEFA de règles relatives à l’autorisation préalable des compétitions de football interclubs ainsi qu’à la participation à celles-ci, sous peine de sanctions, peut être considérée, d’une part, comme étant constitutive d’un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE et, d’autre part, comme une entente anticoncurrentielle au sens de l’article 101 TFUE.
À cet égard, la Cour expose que les spécificités du football professionnel, notamment son importance sociale, culturelle et médiatique, ainsi que le fait que ce sport repose sur l’ouverture et le mérite sportif, permettent de considérer qu’il est légitime de soumettre l’organisation et le déroulement des compétitions internationales de football professionnel à des règles communes destinées à garantir l’homogénéité et la coordination de ces compétitions au sein d’un calendrier d’ensemble ainsi qu’à promouvoir la tenue de compétitions sportives fondées sur une certaine égalité des chances ainsi que sur le mérite. En outre, il est légitime de s’assurer du respect de ces règles communes au moyen de règles telles que celles mises en place par la FIFA et l’UEFA en ce qui concerne l’autorisation préalable desdites compétitions ainsi que la participation des clubs et des joueurs à celles-ci. Il s’ensuit que, dans le contexte spécifique du football professionnel et des activités économiques auxquelles l’exercice de ce sport donne lieu, ni l’adoption de ces règles ni leur mise en œuvre ne peuvent être qualifiées, dans leur principe et de façon générale, d’« exploitation abusive d’une position dominante », au sens de l’article 102 TFUE. Il en va de même des sanctions instituées accessoirement à ces règles, dans la mesure où de telles sanctions sont légitimes, dans leur principe, pour garantir l’effectivité desdites règles.
En revanche, aucune de ces spécificités n’est susceptible de permettre de considérer comme légitimes l’adoption et la mise en œuvre de règles, ainsi que des sanctions instituées accessoirement à celles-ci, qui ne sont pas encadrées par des critères matériels ainsi que par des modalités procédurales propres à en assurer le caractère transparent, objectif, non discriminatoire et proportionné. Plus précisément, il est nécessaire que ces critères et ces conditions aient été édictés, sous une forme accessible, préalablement à toute mise en œuvre des règles en cause. En outre, pour que lesdits critères et lesdites conditions puissent être regardés comme étant non discriminatoires, ils ne doivent pas soumettre l’organisation et la commercialisation de compétitions tierces, ainsi que la participation des clubs et des joueurs à celles-ci, à des exigences qui seraient soit différentes de celles qui sont applicables aux compétitions organisées et commercialisées par l’entité décisionnaire, soit identiques ou similaires, mais impossibles ou excessivement difficiles à remplir en pratique par une entreprise qui n’a pas la même qualité d’association ou pas les mêmes pouvoirs que cette entité et qui se trouve, dès lors, dans une situation différente de celle-ci. Enfin, pour que les sanctions instituées accessoirement à ces règles ne soient pas discrétionnaires, elles doivent être gouvernées par des critères qui doivent non seulement être, eux aussi, transparents, objectifs, précis et non discriminatoires, mais également garantir que ces sanctions sont déterminées, dans chaque cas concret, dans le respect du principe de proportionnalité, compte tenu, notamment, de la nature, de la durée ainsi que de la gravité du manquement constaté.
Il s’ensuit que, dans le cas où des règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction ne sont pas encadrées par des critères matériels et par des modalités procédurales propres à en garantir le caractère transparent, objectif, précis, non discriminatoire et proportionné, leur adoption et leur mise en œuvre constituent un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE.
Pour ce qui est de l’application de l’article 101 TFUE auxdites règles, la Cour relève que, même si l’adoption de règles d’autorisation préalable des compétitions de football interclubs peut être motivée par la poursuite de certains objectifs légitimes, comme celui consistant à faire respecter les principes, les valeurs et les règles du jeu qui sous-tendent le football professionnel, elles donnent à la FIFA et à l’UEFA le pouvoir d’autoriser, de contrôler ou de conditionner l’accès de toute entreprise potentiellement concurrente au marché concerné, et donc de déterminer aussi bien le degré de concurrence qui peut exister sur ce marché que les conditions dans lesquelles cette éventuelle concurrence peut trouver à s’exercer.
Par ailleurs, les règles relatives à la participation des clubs et des joueurs à de telles compétitions sont de nature à renforcer l’objet anticoncurrentiel qui est inhérent à tout mécanisme d’autorisation préalable non assorti de limites, d’obligations et d’un contrôle propres à en garantir le caractère transparent, objectif, précis et non discriminatoire, en empêchant toute entreprise organisatrice d’une compétition potentiellement concurrente de faire utilement appel aux ressources disponibles sur le marché, à savoir les clubs et les joueurs, ces derniers s’exposant, en cas de participation à une compétition n’ayant pas reçu l’autorisation préalable de la FIFA et de l’UEFA, à des sanctions qui ne sont encadrées par aucun critère matériel ni par aucune modalité procédurale propre à assurer leur caractère transparent, objectif, précis, non discriminatoire et proportionné.
Il s’ensuit que, dans le cas où elles ne sont pas encadrées par de tels critères et de telles modalités procédurales, les règles en cause présentent, par leur nature même, un degré suffisant de nocivité pour la concurrence et doivent par conséquent être regardées comme ayant pour objet d’empêcher celle-ci. Elles relèvent donc de l’interdiction énoncée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, sans qu’il soit nécessaire d’en examiner les effets actuels ou potentiels.
En deuxième lieu, la Cour se penche sur la question de savoir si les règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction en question peuvent bénéficier d’une exemption ou être considérées comme étant justifiées. À cet égard, la Cour rappelle, premièrement, que certains comportements particuliers, tels des règles éthiques ou déontologiques adoptées par une association, sont susceptibles de ne pas tomber sous le coup de l’interdiction édictée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE même s’ils ont pour effets inhérents de restreindre la concurrence, pour autant qu’ils se justifient par la poursuite d’objectifs légitimes d’intérêt général dénués, en soi, de caractère anticoncurrentiel et que la nécessité et le caractère proportionné des moyens mis en œuvre à cet effet aient été dûment établis. Elle précise cependant que cette jurisprudence ne trouve pas à s’appliquer en présence de comportements qui violent par leur nature même l’article 102 TFUE ou qui présentent un degré de nocivité justifiant de considérer qu’ils ont pour « objet » d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence, au sens de l’article 101 TFUE.
Deuxièmement, s’agissant de l’exemption prévue à l’article 101, paragraphe 3, TFUE, il appartient à la partie qui invoque son bénéfice d’établir la réunion de quatre conditions cumulatives. Ainsi, le comportement considéré doit permettre, avec un degré de probabilité suffisant, la réalisation de gains d’efficacité tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable des profits qui résultent de ces gains, sans imposer de restrictions qui ne sont pas indispensables à la réalisation de tels gains et sans éliminer toute concurrence effective pour une partie substantielle des produits ou des services concernés.
Il incombe à la juridiction de renvoi d’apprécier, sur la base des éléments de preuve apportés par les parties au principal, si ces conditions sont respectées en l’occurrence. Cela étant, s’agissant de l’ultime condition tenant à la subsistance d’une concurrence effective, la Cour observe que la juridiction de renvoi devra prendre en compte le fait que les règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction ne sont pas encadrées par des critères matériels et par des modalités procédurales propres à garantir leur caractère transparent, objectif, précis et non discriminatoire, une telle situation étant de nature à permettre aux entités qui ont adopté ces règles d’empêcher toute concurrence sur le marché de l’organisation et de la commercialisation des compétitions de football interclubs sur le territoire de l’Union.
De façon cohérente, il découle de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 102 TFUE qu’un comportement abusif d’une entreprise détenant une position dominante peut échapper à l’interdiction énoncée à cette disposition si l’entreprise concernée établit que son comportement était soit objectivement justifié par des circonstances extérieures à l’entreprise et proportionné à cette justification, soit contrebalancé, voire surpassé, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent également aux consommateurs.
En l’espèce, s’agissant, d’une part, d’une éventuelle justification objective, les règles mises en place par la FIFA et l’UEFA ont pour but de réserver à ces entités l’organisation de toute compétition de ce genre, au risque d’éliminer toute concurrence de la part d’une entreprise tierce, de sorte qu’un tel comportement constitue un abus de position dominante interdit par l’article 102 TFUE et non justifié par des nécessités d’ordre technique et commercial. D’autre part, en ce qui concerne les avantages en termes d’efficacité, il reviendra à ces deux associations sportives de démontrer, devant la juridiction de renvoi, que des gains d’efficacité sont susceptibles d’être réalisés par leur comportement, que ces gains d’efficacité neutralisent les effets préjudiciables probables de ce comportement sur le jeu de la concurrence sur les marchés affectés ainsi que sur les intérêts des consommateurs, que ledit comportement est indispensable à la réalisation de tels gains d’efficacité et qu’il n’élimine pas une concurrence effective en supprimant la totalité ou la plupart des sources existantes de concurrence actuelle ou potentielle.
En troisième lieu, en ce qui concerne les règles de la FIFA et de l’UEFA relatives aux droits qui peuvent naître des compétitions de football professionnel interclubs organisées par ces entités, la Cour observe que ces règles sont, eu égard à leur teneur, aux buts qu’elles visent objectivement à atteindre à l’égard de la concurrence ainsi qu’au contexte économique et juridique dans lequel elles s’insèrent, de nature non seulement à empêcher toute concurrence entre les clubs de football professionnel qui sont affiliés aux associations nationales de football membres de la FIFA et de l’UEFA, dans le cadre de la commercialisation des différents droits liés aux matches auxquels ceux-ci participent, mais également à affecter le fonctionnement de la concurrence au détriment d’entreprises tierces opérant sur un ensemble de marchés de médias ou de services situés en aval de cette commercialisation, au préjudice des consommateurs et des téléspectateurs.
Il s’ensuit que de telles règles ont pour objet d’empêcher ou de restreindre la concurrence sur les différents marchés concernés, au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, et constituent une « exploitation abusive » d’une position dominante au sens de l’article 102 TFUE, à moins que leur caractère ne soit justifié, notamment au regard de la réalisation des gains d’efficacité ainsi que du profit réservé aux utilisateurs. C’est ainsi à la juridiction de renvoi qu’il appartiendra de déterminer, d’une part, si la négociation de l’achat de ces droits auprès de deux vendeurs exclusifs permet aux acheteurs actuels ou potentiels de réduire les coûts de transactions ainsi que l’incertitude à laquelle ils seraient confrontés s’ils devaient négocier au cas par cas avec les clubs participants et, d’autre part, si le profit réalisé par la vente centralisée desdits droits permet d’assurer, de façon démontrée, une certaine forme de redistribution solidaire au sein du football au profit de l’ensemble des utilisateurs.
En quatrième et dernier lieu, la Cour constate que les règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction constituent une entrave à la liberté de prestation de services consacrée par l’article 56 TFUE. En effet, en permettant à la FIFA et à l’UEFA de contrôler, de façon discrétionnaire, la possibilité pour toute entreprise tierce d’organiser et de commercialiser des compétitions interclubs sur le territoire de l’Union, la possibilité pour tout club de football professionnel de participer à ces compétitions ainsi que, par ricochet, la possibilité pour toute autre entreprise de fournir des services liés à l’organisation ou à la commercialisation desdites compétitions, ces règles sont de nature non pas simplement à gêner ou à rendre moins attrayantes les différentes activités économiques concernées, mais bien à les empêcher, en limitant l’accès de tout nouvel arrivant à celles-ci. Par ailleurs, l’absence de critère objectif, non discriminatoire et connu à l’avance encadrant ces règles ne permet pas de considérer l’adoption de ces dernières comme étant justifiées par un objectif légitime d’intérêt général.
{1} Arrêts du 21 décembre 2023, International Skating Union/Commission (C-124/21), et du 21 décembre 2023, Royal Antwerp Football Club (C-680/21).
Arrêt du 21 décembre 2023, European Superleague Company (C-333/21) (cf. points 201-209, disp. 3)
67. Position dominante - Abus - Associations sportives ayant édicté des règles attribuant auxdites associations un pouvoir exclusif en matière de commercialisation des droits pouvant naître des compétitions de football relevant de leur juridiction - Caractère abusif - Justification objective - Conditions
La Fédération internationale de football association (FIFA) est une association de droit suisse qui a pour but, notamment, d’établir des règles et des dispositions régissant le football et les questions y afférentes, ainsi que de contrôler le football sous toutes ses formes au niveau mondial, mais également d’organiser ses propres compétitions internationales. La FIFA est composée d’associations nationales de football membres d’une des six confédérations continentales qu’elle reconnaît - parmi lesquelles figure l’Union des associations européennes de football (UEFA), une association de droit suisse dont les principales missions consistent à surveiller et à contrôler le développement du football, sous toutes ses formes, à l’échelle européenne. En tant que membres de la FIFA et de l’UEFA, ces associations nationales ont l’obligation, notamment, d’amener leurs propres membres ou affiliés à respecter les statuts, les règlements, les directives et les décisions de la FIFA et de l’UEFA, ainsi que de faire observer ceux-ci par l’ensemble des acteurs du football, en particulier les ligues professionnelles, les clubs et les joueurs.
Conformément à leurs statuts respectifs, la FIFA et l’UEFA ont le pouvoir d’autoriser la tenue des compétitions internationales de football professionnel et notamment des compétitions entre les clubs de football affiliés à une association nationale (ou « compétitions de football interclubs) ». Elles peuvent aussi organiser de telles compétitions et exploiter les différents droits liés à celles-ci.
European Superleague Company, SL (ci-après « ESLC ») est une société de droit espagnol constituée par plusieurs clubs de football professionnel dans le but d’organiser une nouvelle compétition européenne annuelle de football interclubs, dénommée « Superleague ».
Le pacte d’actionnaires et d’investissement, qui lie les promoteurs du projet, subordonne la mise en place de la Superleague à sa reconnaissance par la FIFA ou l’UEFA en tant que nouvelle compétition compatible avec leurs statuts.
À la suite de l’annonce de la création de la Superleague, la FIFA et l’UEFA ont publié, le 21 janvier 2021, une déclaration commune pour exprimer leur refus de reconnaître cette nouvelle compétition et mettre en garde sur le fait que tout joueur ou tout club participant à cette celle-ci serait exclu de celles organisées par la FIFA et par l’UEFA. Par un autre communiqué, l’UEFA et plusieurs associations nationales ont rappelé la possibilité d’adopter des mesures disciplinaires à l’encontre des participants à la Superleague, notamment leur exclusion de certaines grandes compétitions européennes et mondiales.
Dans ces circonstances, ESLC a saisi le Juzgado de lo Mercantil no 17 de Madrid (tribunal de commerce nº 17 de Madrid, Espagne) d’une action en justice visant, en substance, à faire constater le caractère illégal et préjudiciable de ces annonces ainsi que des comportements par lesquels la FIFA, l’UEFA et les associations nationales qui en sont membres pourraient concrétiser celles-ci.
Selon cette juridiction, la FIFA et l’UEFA détiennent une position de monopole ou, à tout le moins, de dominance sur le marché de l’organisation et de la commercialisation des compétitions internationales de football interclubs, ainsi que sur celui de l’exploitation des différents droits liés à celles-ci. Dans ce contexte, elle s’interroge sur la compatibilité de certaines dispositions statutaires de la FIFA et de l’UEFA avec le droit de l’Union, notamment les articles 101 et 102 TFUE, ainsi que les dispositions relatives aux différentes libertés fondamentales garanties par le traité FUE.
Par son arrêt, prononcé le même jour que deux autres arrêts{1} concernant l’application du droit économique de l’Union aux règles instituées par des fédérations sportives internationales ou nationales, la Cour, réunie en grande chambre, précise les conditions dans lesquelles les règles mises en place par la FIFA et l’UEFA concernant, d’une part, l’autorisation préalable des compétitions internationales de football interclubs, la participation des clubs de football et des joueurs à celles-ci, ainsi que les sanctions instituées accessoirement à ces règles, et, d’autre part, l’exploitation des différents droits liés à ces compétitions, peuvent être considérées comme étant constitutives d’un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE, ainsi que d’entente anticoncurrentielle au sens de l’article 101 TFUE. Elle se prononce également sur la compatibilité de ces règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction avec la libre prestation des services garantie par l’article 56 TFUE.
Appréciation de la Cour
À titre liminaire, la Cour formule trois séries d’observations.
Tout d’abord, elle précise que les questions posées par la juridiction de renvoi portent exclusivement sur les règles adoptées par la FIFA et par l’UEFA concernant, d’une part, l’autorisation préalable des compétitions internationales de football interclubs et la participation des clubs de football professionnel et de leurs joueurs à celles-ci, et, d’autre part, l’exploitation des différents droits liés à ces compétitions. La Cour n’est donc appelée à prendre position ni sur l’existence même de la FIFA et de l’UEFA, ni sur le bien-fondé d’autres règles adoptées par ces deux fédérations, ni, enfin, sur l’existence ou les caractéristiques du projet de Superleague lui-même, que ce soit au regard des règles de concurrence ou des libertés économiques consacrées par le traité FUE.
Ensuite, la Cour observe que l’ensemble des règles sur lesquelles elle est interrogée relèvent du champ d’application des dispositions du traité FUE relatives au droit de la concurrence, ainsi que de celles relatives aux libertés de circulation. À cet égard, elle rappelle que, dans la mesure où l’exercice d’un sport constitue une activité économique, il relève des dispositions du droit de l’Union qui sont applicables en présence d’une telle activité, hormis certaines règles spécifiques adoptées exclusivement pour des motifs d’ordre non économique et portant uniquement sur des questions intéressant uniquement le sport en tant que tel. Or, les règles en cause, qu’elles émanent de la FIFA ou de l’UEFA, ne relèvent pas d’une telle exception, dès lors qu’elles portent sur l’exercice du football en tant qu’activité économique.
Enfin, s’agissant des conséquences susceptibles d’être attachées à l’article 165 TFUE - qui énonce tant les objectifs qui sont assignés à l’action de l’Union dans le domaine du sport que les moyens auxquels il peut être recouru pour contribuer à la réalisation de ces objectifs -, la Cour observe que cette disposition ne constitue pas une règle spéciale soustrayant le sport à tout ou partie des autres dispositions du droit primaire de l’Union susceptibles d’être appliquées à celui-ci ou qui imposerait de lui réserver un traitement particulier dans le cadre de cette application. Elle rappelle, par ailleurs, que les indéniables spécificités qui caractérisent l’activité sportive peuvent être prises en compte, entre autres éléments et pour autant qu’elles s’avèrent pertinentes, lors de l’application des dispositions du traité FUE relatives au droit de la concurrence et aux libertés de circulation, étant observé, toutefois, que cette prise en compte ne peut s’opérer que dans le cadre et dans le respect des conditions ainsi que des critères d’application prévus à chacune de ces dispositions.
À la lumière de ces observations et après avoir relevé que la FIFA et l’UEFA doivent être qualifiées d’« entreprises », au sens du droit européen de la concurrence, dans la mesure où elles exercent des activités économiques telles que l’organisation de compétitions de football et l’exploitation des droits liés à celles-ci, la Cour se penche, en premier lieu, sur le point de savoir si la mise en place par la FIFA et l’UEFA de règles relatives à l’autorisation préalable des compétitions de football interclubs ainsi qu’à la participation à celles-ci, sous peine de sanctions, peut être considérée, d’une part, comme étant constitutive d’un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE et, d’autre part, comme une entente anticoncurrentielle au sens de l’article 101 TFUE.
À cet égard, la Cour expose que les spécificités du football professionnel, notamment son importance sociale, culturelle et médiatique, ainsi que le fait que ce sport repose sur l’ouverture et le mérite sportif, permettent de considérer qu’il est légitime de soumettre l’organisation et le déroulement des compétitions internationales de football professionnel à des règles communes destinées à garantir l’homogénéité et la coordination de ces compétitions au sein d’un calendrier d’ensemble ainsi qu’à promouvoir la tenue de compétitions sportives fondées sur une certaine égalité des chances ainsi que sur le mérite. En outre, il est légitime de s’assurer du respect de ces règles communes au moyen de règles telles que celles mises en place par la FIFA et l’UEFA en ce qui concerne l’autorisation préalable desdites compétitions ainsi que la participation des clubs et des joueurs à celles-ci. Il s’ensuit que, dans le contexte spécifique du football professionnel et des activités économiques auxquelles l’exercice de ce sport donne lieu, ni l’adoption de ces règles ni leur mise en œuvre ne peuvent être qualifiées, dans leur principe et de façon générale, d’« exploitation abusive d’une position dominante », au sens de l’article 102 TFUE. Il en va de même des sanctions instituées accessoirement à ces règles, dans la mesure où de telles sanctions sont légitimes, dans leur principe, pour garantir l’effectivité desdites règles.
En revanche, aucune de ces spécificités n’est susceptible de permettre de considérer comme légitimes l’adoption et la mise en œuvre de règles, ainsi que des sanctions instituées accessoirement à celles-ci, qui ne sont pas encadrées par des critères matériels ainsi que par des modalités procédurales propres à en assurer le caractère transparent, objectif, non discriminatoire et proportionné. Plus précisément, il est nécessaire que ces critères et ces conditions aient été édictés, sous une forme accessible, préalablement à toute mise en œuvre des règles en cause. En outre, pour que lesdits critères et lesdites conditions puissent être regardés comme étant non discriminatoires, ils ne doivent pas soumettre l’organisation et la commercialisation de compétitions tierces, ainsi que la participation des clubs et des joueurs à celles-ci, à des exigences qui seraient soit différentes de celles qui sont applicables aux compétitions organisées et commercialisées par l’entité décisionnaire, soit identiques ou similaires, mais impossibles ou excessivement difficiles à remplir en pratique par une entreprise qui n’a pas la même qualité d’association ou pas les mêmes pouvoirs que cette entité et qui se trouve, dès lors, dans une situation différente de celle-ci. Enfin, pour que les sanctions instituées accessoirement à ces règles ne soient pas discrétionnaires, elles doivent être gouvernées par des critères qui doivent non seulement être, eux aussi, transparents, objectifs, précis et non discriminatoires, mais également garantir que ces sanctions sont déterminées, dans chaque cas concret, dans le respect du principe de proportionnalité, compte tenu, notamment, de la nature, de la durée ainsi que de la gravité du manquement constaté.
Il s’ensuit que, dans le cas où des règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction ne sont pas encadrées par des critères matériels et par des modalités procédurales propres à en garantir le caractère transparent, objectif, précis, non discriminatoire et proportionné, leur adoption et leur mise en œuvre constituent un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE.
Pour ce qui est de l’application de l’article 101 TFUE auxdites règles, la Cour relève que, même si l’adoption de règles d’autorisation préalable des compétitions de football interclubs peut être motivée par la poursuite de certains objectifs légitimes, comme celui consistant à faire respecter les principes, les valeurs et les règles du jeu qui sous-tendent le football professionnel, elles donnent à la FIFA et à l’UEFA le pouvoir d’autoriser, de contrôler ou de conditionner l’accès de toute entreprise potentiellement concurrente au marché concerné, et donc de déterminer aussi bien le degré de concurrence qui peut exister sur ce marché que les conditions dans lesquelles cette éventuelle concurrence peut trouver à s’exercer.
Par ailleurs, les règles relatives à la participation des clubs et des joueurs à de telles compétitions sont de nature à renforcer l’objet anticoncurrentiel qui est inhérent à tout mécanisme d’autorisation préalable non assorti de limites, d’obligations et d’un contrôle propres à en garantir le caractère transparent, objectif, précis et non discriminatoire, en empêchant toute entreprise organisatrice d’une compétition potentiellement concurrente de faire utilement appel aux ressources disponibles sur le marché, à savoir les clubs et les joueurs, ces derniers s’exposant, en cas de participation à une compétition n’ayant pas reçu l’autorisation préalable de la FIFA et de l’UEFA, à des sanctions qui ne sont encadrées par aucun critère matériel ni par aucune modalité procédurale propre à assurer leur caractère transparent, objectif, précis, non discriminatoire et proportionné.
Il s’ensuit que, dans le cas où elles ne sont pas encadrées par de tels critères et de telles modalités procédurales, les règles en cause présentent, par leur nature même, un degré suffisant de nocivité pour la concurrence et doivent par conséquent être regardées comme ayant pour objet d’empêcher celle-ci. Elles relèvent donc de l’interdiction énoncée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, sans qu’il soit nécessaire d’en examiner les effets actuels ou potentiels.
En deuxième lieu, la Cour se penche sur la question de savoir si les règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction en question peuvent bénéficier d’une exemption ou être considérées comme étant justifiées. À cet égard, la Cour rappelle, premièrement, que certains comportements particuliers, tels des règles éthiques ou déontologiques adoptées par une association, sont susceptibles de ne pas tomber sous le coup de l’interdiction édictée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE même s’ils ont pour effets inhérents de restreindre la concurrence, pour autant qu’ils se justifient par la poursuite d’objectifs légitimes d’intérêt général dénués, en soi, de caractère anticoncurrentiel et que la nécessité et le caractère proportionné des moyens mis en œuvre à cet effet aient été dûment établis. Elle précise cependant que cette jurisprudence ne trouve pas à s’appliquer en présence de comportements qui violent par leur nature même l’article 102 TFUE ou qui présentent un degré de nocivité justifiant de considérer qu’ils ont pour « objet » d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence, au sens de l’article 101 TFUE.
Deuxièmement, s’agissant de l’exemption prévue à l’article 101, paragraphe 3, TFUE, il appartient à la partie qui invoque son bénéfice d’établir la réunion de quatre conditions cumulatives. Ainsi, le comportement considéré doit permettre, avec un degré de probabilité suffisant, la réalisation de gains d’efficacité tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable des profits qui résultent de ces gains, sans imposer de restrictions qui ne sont pas indispensables à la réalisation de tels gains et sans éliminer toute concurrence effective pour une partie substantielle des produits ou des services concernés.
Il incombe à la juridiction de renvoi d’apprécier, sur la base des éléments de preuve apportés par les parties au principal, si ces conditions sont respectées en l’occurrence. Cela étant, s’agissant de l’ultime condition tenant à la subsistance d’une concurrence effective, la Cour observe que la juridiction de renvoi devra prendre en compte le fait que les règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction ne sont pas encadrées par des critères matériels et par des modalités procédurales propres à garantir leur caractère transparent, objectif, précis et non discriminatoire, une telle situation étant de nature à permettre aux entités qui ont adopté ces règles d’empêcher toute concurrence sur le marché de l’organisation et de la commercialisation des compétitions de football interclubs sur le territoire de l’Union.
De façon cohérente, il découle de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 102 TFUE qu’un comportement abusif d’une entreprise détenant une position dominante peut échapper à l’interdiction énoncée à cette disposition si l’entreprise concernée établit que son comportement était soit objectivement justifié par des circonstances extérieures à l’entreprise et proportionné à cette justification, soit contrebalancé, voire surpassé, par des avantages en termes d’efficacité qui profitent également aux consommateurs.
En l’espèce, s’agissant, d’une part, d’une éventuelle justification objective, les règles mises en place par la FIFA et l’UEFA ont pour but de réserver à ces entités l’organisation de toute compétition de ce genre, au risque d’éliminer toute concurrence de la part d’une entreprise tierce, de sorte qu’un tel comportement constitue un abus de position dominante interdit par l’article 102 TFUE et non justifié par des nécessités d’ordre technique et commercial. D’autre part, en ce qui concerne les avantages en termes d’efficacité, il reviendra à ces deux associations sportives de démontrer, devant la juridiction de renvoi, que des gains d’efficacité sont susceptibles d’être réalisés par leur comportement, que ces gains d’efficacité neutralisent les effets préjudiciables probables de ce comportement sur le jeu de la concurrence sur les marchés affectés ainsi que sur les intérêts des consommateurs, que ledit comportement est indispensable à la réalisation de tels gains d’efficacité et qu’il n’élimine pas une concurrence effective en supprimant la totalité ou la plupart des sources existantes de concurrence actuelle ou potentielle.
En troisième lieu, en ce qui concerne les règles de la FIFA et de l’UEFA relatives aux droits qui peuvent naître des compétitions de football professionnel interclubs organisées par ces entités, la Cour observe que ces règles sont, eu égard à leur teneur, aux buts qu’elles visent objectivement à atteindre à l’égard de la concurrence ainsi qu’au contexte économique et juridique dans lequel elles s’insèrent, de nature non seulement à empêcher toute concurrence entre les clubs de football professionnel qui sont affiliés aux associations nationales de football membres de la FIFA et de l’UEFA, dans le cadre de la commercialisation des différents droits liés aux matches auxquels ceux-ci participent, mais également à affecter le fonctionnement de la concurrence au détriment d’entreprises tierces opérant sur un ensemble de marchés de médias ou de services situés en aval de cette commercialisation, au préjudice des consommateurs et des téléspectateurs.
Il s’ensuit que de telles règles ont pour objet d’empêcher ou de restreindre la concurrence sur les différents marchés concernés, au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, et constituent une « exploitation abusive » d’une position dominante au sens de l’article 102 TFUE, à moins que leur caractère ne soit justifié, notamment au regard de la réalisation des gains d’efficacité ainsi que du profit réservé aux utilisateurs. C’est ainsi à la juridiction de renvoi qu’il appartiendra de déterminer, d’une part, si la négociation de l’achat de ces droits auprès de deux vendeurs exclusifs permet aux acheteurs actuels ou potentiels de réduire les coûts de transactions ainsi que l’incertitude à laquelle ils seraient confrontés s’ils devaient négocier au cas par cas avec les clubs participants et, d’autre part, si le profit réalisé par la vente centralisée desdits droits permet d’assurer, de façon démontrée, une certaine forme de redistribution solidaire au sein du football au profit de l’ensemble des utilisateurs.
En quatrième et dernier lieu, la Cour constate que les règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction constituent une entrave à la liberté de prestation de services consacrée par l’article 56 TFUE. En effet, en permettant à la FIFA et à l’UEFA de contrôler, de façon discrétionnaire, la possibilité pour toute entreprise tierce d’organiser et de commercialiser des compétitions interclubs sur le territoire de l’Union, la possibilité pour tout club de football professionnel de participer à ces compétitions ainsi que, par ricochet, la possibilité pour toute autre entreprise de fournir des services liés à l’organisation ou à la commercialisation desdites compétitions, ces règles sont de nature non pas simplement à gêner ou à rendre moins attrayantes les différentes activités économiques concernées, mais bien à les empêcher, en limitant l’accès de tout nouvel arrivant à celles-ci. Par ailleurs, l’absence de critère objectif, non discriminatoire et connu à l’avance encadrant ces règles ne permet pas de considérer l’adoption de ces dernières comme étant justifiées par un objectif légitime d’intérêt général.
{1} Arrêts du 21 décembre 2023, International Skating Union/Commission (C-124/21), et du 21 décembre 2023, Royal Antwerp Football Club (C-680/21).
Arrêt du 21 décembre 2023, European Superleague Company (C-333/21) (cf. points 231-241, disp. 4)
68. Position dominante - Abus - Notion - Accès à une infrastructure développée et détenue par une entreprise dominante - Accès fourni aux entreprises concurrentes à des conditions inéquitables - Comportement constitutif d'un abus de position dominante - Conditions
La Cour, réunie en grande chambre, rejette le pourvoi formé par Google LLC et sa société mère Alphabet Inc. contre l’arrêt du Tribunal confirmant l’amende qui leur a été infligée par la Commission européenne pour abus de position dominante sur plusieurs marchés nationaux de la recherche sur Internet. À cette occasion, la Cour apporte des précisions sur sa jurisprudence relative à l’abus de position dominante constitué par le refus d’accès à une facilité essentielle ainsi que sur les critères permettant d’apprécier si le comportement d’une entreprise en position dominante s’écarte de la concurrence par les mérites.
Par décision du 27 juin 2017{1}, la Commission a considéré que Google avait abusé de sa position dominante existant dans treize marchés nationaux de la recherche générale sur Internet au sein de l’Espace économique européen (EEE).
Le comportement identifié comme étant source de l’abus était, en substance, que Google affichait son propre comparateur de produits sur les pages de résultats générales sélectionnés par son moteur de recherche de manière proéminente et attrayante dans des « boxes » dédiées, sans qu’il fût soumis à ses algorithmes d’ajustement, alors que, dans le même temps, les comparateurs de produits concurrents ne pouvaient apparaître sur ces pages que sous forme de résultats de recherche générale, et jamais dans un format enrichi, tout en étant sujets à être rétrogradés au sein du classement des résultats génériques par ces algorithmes d’ajustement. Google avait ainsi réduit le trafic en provenance de ses pages de résultats générales vers les comparateurs de produits concurrents, tout en augmentant ce trafic vers le sien.
Selon la Commission, ces pratiques avaient produit des effets anticoncurrentiels potentiels tant sur les marchés nationaux de la recherche spécialisée pour la comparaison de produits que sur les marchés nationaux de la recherche générale sur Internet.
Concluant ainsi à une violation, dans les treize pays examinés, de l’interdiction d’abus de position dominante prévue par l’article 102 TFUE et par l’article 54 de l’accord EEE, la Commission a infligé à Google une amende d’un montant de 2 424 495 000 euros, dont 523 518 000 euros solidairement avec Alphabet.
Le Tribunal a rejeté pour l’essentiel le recours formé par Google et Alphabet contre cette décision, en validant l’analyse de la Commission en ce qui concerne le marché de la recherche spécialisée pour la comparaison de produits{2}. En vertu de sa compétence de pleine juridiction, il a, en outre, maintenu dans son intégralité l’amende infligée par la Commission.
Google et Alphabet ont saisi la Cour d’un pourvoi tendant, à titre principal, à l’annulation de cet arrêt ainsi que de la décision de la Commission.
Appréciation de la Cour
Au soutien de leur pourvoi, les requérantes faisaient notamment valoir que, en refusant d’appliquer à la présente affaire les conditions établies par la Cour dans l’arrêt Bronner{3} relatives à l’abus de position dominante constitué par un refus d’accès à une facilité essentielle, le Tribunal aurait retenu un critère juridique erroné afin d’apprécier l’existence d’un abus de position dominante par Google.
Sur ce point, la Cour rappelle que l’article 102 TFUE réprime les comportements d’entreprises en position dominante qui restreignent la concurrence par les mérites et sont ainsi susceptibles de causer un préjudice direct aux entreprises individuelles et aux consommateurs, ou qui empêchent ou faussent cette concurrence et sont ainsi susceptibles de leur causer un préjudice indirect. Ces comportements incluent ceux qui font obstacle, par des moyens autres que la concurrence par les mérites, au maintien ou au développement de la concurrence sur un marché où le degré de concurrence est déjà affaibli, précisément en raison de la présence d’une ou de plusieurs entreprises en position dominante.
Dans ce contexte, la Cour a jugé, dans l’arrêt Bronner, qu’un refus de donner accès à une infrastructure développée et détenue par une entreprise dominante pour les besoins de ses propres activités peut constituer un abus de position dominante à condition non seulement que ce refus soit de nature à éliminer toute concurrence sur le marché en cause de la part du demandeur d’accès et ne puisse être objectivement justifié, mais également que l’infrastructure en elle-même soit indispensable à l’exercice de l’activité de celui-ci, en ce sens qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel à cette infrastructure. À cet égard, la Cour souligne que l’imposition de cette condition était justifiée par les circonstances propres à l’affaire Bronner, qui consistaient en un refus par une entreprise dominante de donner accès à un concurrent à une infrastructure qu’elle avait développée pour les besoins de sa propre activité, à l’exclusion de tout autre comportement. En effet, le constat qu’une entreprise dominante a abusé de sa position en raison d’un refus de contracter avec un concurrent a pour conséquence que cette entreprise est forcée de contracter avec ce concurrent. Or, une telle obligation est particulièrement attentatoire à la liberté de contracter et au droit de propriété de l’entreprise dominante, qui reste, en principe, libre de refuser de contracter et d’exploiter l’infrastructure qu’elle a développée pour ses propres besoins.
En revanche, la présente affaire se distingue de l’affaire Bronner dans la mesure où Google, de son propre gré, donne à ses concurrents accès à son infrastructure, à savoir à son service de recherche générale et aux pages de résultats générales. Il s’ensuit que le constat d’un abus de position dominante commis par Google en raison des conditions inéquitables de l’accès à cette infrastructure n’est pas susceptible de donner lieu à des mesures aussi attentatoires à sa liberté de contracter et à son droit de propriété que celles en cause dans l’affaire Bronner.
À la lumière de cette précision, la Cour relève que, lorsqu’une entreprise dominante telle que Google donne accès à son infrastructure mais soumet cet accès à des conditions inéquitables, les conditions énoncées dans l’arrêt Bronner ne s’appliquent pas.
Par conséquent, c’est à bon droit que le Tribunal a considéré que la Commission n’avait pas commis d’erreur de droit en s’abstenant d’apprécier si les pratiques reprochées à Google satisfaisaient aux conditions établies dans l’arrêt Bronner aux fins de leur qualification au regard de l’article 102 TFUE.
Ensuite, la Cour rejette le moyen pris d’une erreur de droit en ce que le Tribunal a confirmé la décision litigieuse alors que celle-ci n’identifiait pas un comportement qui s’écartait de la concurrence par les mérites.
Les requérantes reprochaient notamment au Tribunal d’avoir confirmé que trois circonstances spécifiques invoquées par la Commission dans la décision litigieuse étaient pertinentes pour apprécier si Google se livrait à une concurrence par les mérites. Il s’agissait, premièrement, de l’importance du trafic généré par le moteur de recherche générale de Google pour les comparateurs de produits, deuxièmement, du comportement des utilisateurs effectuant des recherches sur Internet et, troisièmement, du fait que le trafic détourné issu des pages de résultats générales de Google comptait pour une large proportion du trafic vers les comparateurs de produits concurrents et ne pouvait pas être effectivement remplacé par d’autres sources.
La Cour écarte tout d’abord la fin de non-recevoir tirée de ce que cette argumentation avait été invoquée pour la première fois au stade du pourvoi, en relevant qu’elle constitue l’ampliation d’un moyen invoqué par les requérantes en première instance et que cette argumentation est, en outre, née de l’arrêt attaqué lui-même.
Sur le fond, la Cour rappelle que l’article 102 TFUE incrimine non pas l’existence elle-même d’une position dominante, mais seulement l’exploitation abusive de celle-ci. En effet, cette disposition ne vise ni à empêcher la création d’une position dominante ni à assurer le maintien d’entreprises moins efficaces sur le marché. Au contraire, la concurrence par les mérites peut, par définition, conduire à la disparition ou à la marginalisation de ces dernières.
Pour constater l’« exploitation abusive d’une position dominante » au sens de l’article 102 TFUE, il est nécessaire, en règle générale, de démontrer que, par des moyens différents de ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites, le comportement en cause a pour effet actuel ou potentiel de restreindre la concurrence sur le ou les marchés concernés, qui peuvent être aussi bien ceux où la position dominante est détenue que des marchés connexes ou voisins.
Cette démonstration peut impliquer de recourir à des grilles d’analyse différentes selon le cas d’espèce. Elle doit cependant toujours prendre en compte l’ensemble des circonstances factuelles pertinentes, que celles-ci concernent ce comportement lui-même, le ou les marchés en cause ou le fonctionnement de la concurrence sur celui-ci ou ceux-ci. En ce sens, une « exploitation abusive d’une position dominante » peut résulter non seulement d’un comportement pouvant produire un effet d’éviction, mais également d’un comportement ayant soit pour effet actuel ou potentiel, soit même pour objet, d’empêcher l’accès au marché de concurrents potentiels, en recourant à des mesures de verrouillage ou à d’autres moyens différents de ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites.
Il en découle que les circonstances factuelles pertinentes pour apprécier si une entreprise en position dominante abuse de cette position comprennent celles qui concernent non seulement le comportement lui-même, mais également le ou les marchés en cause ou le fonctionnement de la concurrence sur celui-ci ou ceux-ci. Ainsi, des circonstances relatives au contexte dans lequel le comportement de cette entreprise est mis en œuvre, telles que des caractéristiques du secteur concerné, doivent être considérées comme étant pertinentes pour constater l’exploitation abusive d’une position dominante au sens de l’article 102 TFUE.
À la lumière de ces précisions, la Cour relève que les trois circonstances spécifiques invoquées dans la décision litigieuse constituaient des éléments du contexte dans lequel fonctionnaient le moteur de recherche générale de Google et les services de comparaison de produits, et dans le cadre duquel le comportement en cause a été mis en œuvre. Dès lors qu’elles permettaient de placer les pratiques de Google dans le contexte des deux marchés concernés et du fonctionnement de la concurrence sur ces marchés, ces circonstances étaient pertinentes pour clarifier la conformité desdites pratiques à la concurrence par les mérites.
De même, la Cour écarte la thèse des requérantes selon laquelle le Tribunal a commis une erreur de droit en retenant l’existence d’une discrimination mise en place par Google entre son propre comparateur de produits et les comparateurs de produits concurrents sur ses pages de recherche générale, sans établir une différenciation de traitement arbitraire.
À cet égard, la Cour précise qu’il ne saurait certes être considéré, de manière générale, qu’une entreprise dominante qui applique à ses produits ou à ses services un traitement plus favorable que celui qu’elle accorde à ceux de ses concurrents adopte, indépendamment des circonstances de l’espèce, un comportement qui s’écarte de la concurrence par les mérites. Toutefois, en l’espèce, le Tribunal a bien établi que, eu égard aux caractéristiques du marché en amont et aux circonstances spécifiques susvisées, le comportement de Google était discriminatoire et ne relevait pas de la concurrence par les mérites.
La Cour observe, en outre, que le Tribunal n’a ni renversé la charge de la preuve ni exclu le caractère utile d’une analyse contrefactuelle en constatant, d’une part, que la Commission n’était pas tenue de réaliser une telle analyse aux fins de l’appréciation du lien de causalité entre les pratiques mises en cause et leurs effets réels ou potentiels, tout en relevant, d’autre part, que Google pouvait mettre en avant une analyse contrefactuelle pour contester les conclusions de la Commission sur ce point. Ce faisant, le Tribunal a seulement constaté, à juste titre, qu’il est loisible à la Commission de s’appuyer sur un ensemble d’éléments probatoires, sans devoir recourir systématiquement à un outil unique, pour établir un lien de causalité entre les pratiques examinées et leurs effets anticoncurrentiels sur le marché.
Enfin, la Cour juge que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en considérant que, dans le cadre de l’analyse des effets anticoncurrentiels des pratiques reprochées à Google, la Commission n’était pas tenue d’examiner si ces pratiques étaient susceptibles d’évincer des concurrents aussi efficaces que Google.
En effet, si l’objectif de l’article 102 TFUE n’est pas d’assurer que des concurrents moins efficaces que l’entreprise occupant une position dominante restent sur le marché, il n’en découle pas que toute constatation d’une infraction au regard de cette disposition serait subordonnée à la démonstration que le comportement concerné est susceptible d’évincer un concurrent aussi efficace.
Or, en l’occurrence, le Tribunal a indiqué, sans que cette constatation soit infirmée par les requérantes, qu’il n’aurait pas été possible pour la Commission d’obtenir des résultats objectifs et fiables concernant l’efficacité des concurrents de Google au regard des conditions spécifiques du marché en cause. Partant, il était fondé à juger, d’une part, que le test du concurrent aussi efficace ne revêtait pas un caractère impératif dans le cadre de la mise en œuvre de l’article 102 TFUE et, d’autre part, que, dans les circonstances de l’espèce, ce test n’aurait pas été pertinent.
Aucun des moyens du pourvoi n’ayant été accueilli, la Cour rejette celui-ci dans son intégralité.
{1} Décision C(2017) 4444 final de la Commission, du 27 juin 2017, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.39740 - Moteur de recherche Google (Shopping)] (ci-après la « décision lititigieuse »).
{2} Arrêt du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping) (T 612/17, EU:T:2021:763, ci-après l’« arrêt attaqué »).
{3} Arrêt du 26 novembre 1998, Bronner (C-7/97, EU:C:1998:569).
69. Position dominante - Abus - Clauses d'exclusivité figurant dans des contrats de fourniture de services d'intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne - Caractère abusif - Capacité à restreindre la concurrence et effet d'éviction - Contestation par l'entreprise concernée - Obligation pour l'autorité de concurrence de démontrer la capacité à restreindre la concurrence des comportements mis en cause - Prise en compte de l'ensemble des circonstances de l'espèce
Par son arrêt, le Tribunal annule la décision de la Commission européenne condamnant Google{1} à verser une amende pour avoir commis trois abus de position dominante sur le marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne. À cette occasion, le Tribunal précise les circonstances devant être prises en compte pour apprécier l’effet d’éviction de clauses contractuelles, en particulier celles imposant une obligation d’approvisionnement exclusif.
Google, une entreprise du secteur des technologies de l’information et de la communication spécialisée dans les produits et les services liés à Internet, est notamment connue pour son moteur de recherche générale, qui permet d’obtenir des résultats de recherches présentés sur des pages apparaissant sur les écrans des internautes. Certains de ces résultats sont liés à des engagements de paiements des annonceurs, pris par le biais de la plateforme d’enchères de Google, et sont signalés par des mots tels qu’« annonce » ou « sponsorisé ». Depuis 2003, Google gère également une plateforme d’intermédiation publicitaire, dénommée AdSense, pour laquelle elle a développé un service appelé AdSense for Search (ci-après « AFS »).
AFS, à l’instar des autres services d’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne, permet à des éditeurs de sites Internet tiers de diffuser des publicités liées aux recherches en ligne, en l’occurrence de Google, lorsque des utilisateurs font des recherches sur un site Internet contenant un moteur de recherche intégré. De cette façon, les fournisseurs de tels services d’intermédiation (ci-après les « intermédiaires ») et les éditeurs partagent les revenus générés par l’affichage de ces publicités. Concernant AFS, les annonceurs devaient associer leurs publicités à des mots clés susceptibles d’être employés par les utilisateurs des sites Internet concernés dans le cadre d’une recherche en ligne et ne payaient, en principe, le prix résultant de l’affichage de leurs publicités que lorsque les utilisateurs cliquaient effectivement sur celles-ci.
Pour utiliser AFS, les éditeurs pouvaient notamment devenir soit « partenaires en ligne » de Google en concluant avec elle un contrat standard non négociable appelé « contrat en ligne », soit « partenaires directs » en concluant un « accord de services Google » (ci-après l’« ASG ») individuellement négocié. Afin de conclure un ASG, les partenaires directs devaient également remplir un bon de commande précisant les sites Internet pour lesquels ils souhaitaient utiliser AFS ou un autre service AdSense.
Bien qu’individuellement négociés, les ASG étaient élaborés sur la base de modèles contenant notamment les clauses suivantes :
- jusqu’au mois de mars 2009, une « clause d’exclusivité » interdisant le recours à des services identiques, substantiellement similaires ou en concurrence directe avec ceux fournis par Google en vertu de l’ASG, pour les sites Internet mentionnés dans le bon de commande ;
- à partir du mois de mars 2009, d’une part, une « clause de placement » obligeant les partenaires directs à afficher sur les sites Internet utilisant AFS un nombre minimal de publicités liées aux recherches en ligne, provenant de Google et interdisant d’afficher des publicités concurrentes au-dessus de celles provenant de Google ou de manière directement adjacente à celles-ci, et, d’autre part, une « clause d’autorisation préalable » imposant aux partenaires directs d’obtenir l’accord de Google avant de modifier l’affichage des publicités liées aux recherches en ligne, y compris les publicités concurrentes.
Par décision du 20 mars 2019{2}, la Commission a considéré que Google avait commis trois abus de position dominante résultant, respectivement, de la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs qui avaient généralement inclus l’ensemble de leurs sites Internet dans au moins un de leurs ASG (ci-après les « partenaires directs tous sites »), de la clause de placement et de la clause d’autorisation préalable (ci-après, ensemble, les « clauses litigieuses »).
Selon la Commission, ces trois clauses poursuivaient le même objectif, à savoir l’éviction d’intermédiaires concurrents de Google afin de maintenir et de renforcer sa position sur le marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne et les marchés de la publicité liée aux recherches en ligne et, par voie de conséquence, sa position sur le marché de la recherche générale. Cet objectif commun ainsi que le caractère complémentaire de ces clauses ont conduit la Commission à considérer que les trois abus de position dominante constituaient, ensemble, une infraction unique et continue à l’article 102 TFUE qui avait duré du 1er janvier 2006 au 6 septembre 2016.
En conséquence, la Commission a infligé à Google une amende de près de 1,5 milliard d’euros.
Par son recours devant le Tribunal, Google demande l’annulation de la décision attaquée ou, à titre subsidiaire, la suppression ou la réduction du montant de l’amende.
Appréciation du Tribunal
Sur la définition des marchés pertinents
Dans un premier temps, le Tribunal écarte le moyen de Google tiré de ce que la Commission a erronément défini les marchés pertinents en cause, à savoir ceux de la publicité liée aux recherches en ligne et de l’intermédiation publicitaire liée à ces recherches.
En ce qui concerne la définition du marché de la publicité liée aux recherches en ligne, Google a notamment soutenu que la Commission avait omis de tenir compte de l’ensemble des facteurs pertinents pour distinguer les publicités liées aux recherches en ligne de celles qui ne le sont pas (ci-après les « deux types de publicités en cause »).
À cet égard, le Tribunal relève que, comme il ressort de la jurisprudence et de la communication sur la définition du marché{3}, l’analyse de la substituabilité doit prendre en considération non seulement les caractéristiques objectives des produits et des services en cause, mais également les conditions de la concurrence et la structure de la demande et de l’offre sur le marché. En revanche, pour définir un marché de produits, la Commission n’est pas obligée d’examiner tous les éléments d’appréciation énumérés dans ladite communication ni de suivre un ordre hiérarchique rigide d’indices.
En l’espèce, outre les caractéristiques et les usages des deux types de publicités en cause, la Commission a tenu compte, dans une appréciation globale, d’une série d’autres facteurs, tels que, entre autres, le prix des publicités en cause, les investissements nécessaires à la fourniture de services pour les publicités liées aux recherches en ligne et le comportement d’éditeurs qui auraient diminué leur usage des publicités liées aux recherches en ligne. Par ailleurs, la Commission a recueilli les observations informées des acteurs du marché et s’est fondée sur ces observations pour définir le marché en cause.
Par conséquent, Google n’a pas démontré que la Commission a ignoré certains facteurs pertinents dans son appréciation globale de la substituabilité des deux types de publicités en cause ni qu’elle a commis une erreur en droit en consacrant une large partie de son analyse aux différences de caractéristiques et d’usages entre ces publicités.
Par ailleurs, le Tribunal rejette également les arguments de Google selon lesquels, aux fins de la définition du marché de la publicité liée aux recherches en ligne, la Commission n’aurait pas effectué une analyse adéquate relative aux prix en recourant, en particulier, à un test analysant l’impact d’une hausse significative et non transitoire de 5 à 10 % du prix des publicités liées aux recherches en ligne (ci-après le « test SSNIP »).
En l’occurrence, dans le cadre de son analyse relative aux prix, la Commission a adressé aux annonceurs, aux éditeurs et aux agences média des demandes de renseignements et leur a notamment posé une question relative à leur réaction en cas de hausse de prix des publicités liées aux recherches en ligne ou, dans le cas des éditeurs, de réduction des revenus provenant de ces publicités.
Au vu de la teneur de ladite question, le Tribunal constate que la Commission n’a pas effectué un test SSNIP tel que défini dans la communication de la Commission sur la définition du marché. Cependant, le Tribunal rappelle que, bien que ce test constitue un outil reconnu dont les résultats peuvent être pris en compte, avec d’autres éléments, dans une appréciation globale de la définition du marché, le recours systématique à un tel test n’est pas obligatoire aux fins de cette définition.
Le Tribunal confirme en outre le caractère adéquat de l’analyse relative aux prix effectuée par la Commission. En effet, les réponses des acteurs du marché aux demandes de renseignements de la Commission, accompagnées des raisons sous-tendant leurs réponses, font partie des éléments expressément considérés comme pertinents dans la communication de la Commission sur la définition du marché, en ce qu’elles permettent d’effectuer une évaluation des points de vue des clients et des concurrents et constituent donc un outil pouvant être pris en compte aux fins de définir le marché pertinent.
En conclusion, après avoir relevé que Google n’a ni remis en cause l’exactitude, la fiabilité et la cohérence des éléments de preuve sur lesquels la Commission s’est fondée dans son appréciation globale de la substituabilité, ni démontré que cette dernière a omis de tenir compte d’éléments pertinents à cette fin, le Tribunal entérine la définition du marché en cause effectuée dans la décision attaquée. Il valide également le constat d’une position dominante de Google sur le marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne, dans la mesure où Google contestait cette position dominante au seul motif que la définition du marché en cause était erronée.
Sur la capacité des clauses litigieuses à restreindre la concurrence
Dans un second temps, le Tribunal procède à l’examen des moyens de Google contestant le caractère d’abus de position dominante des clauses litigieuses.
Concernant, tout d’abord, la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites, Google reprochait à la Commission d’avoir considéré qu’elle n’avait pas besoin de vérifier que ladite clause avait eu la capacité de restreindre la concurrence.
Sur ce point, le Tribunal observe que Google a contesté, au cours de la procédure administrative, éléments de preuve à l’appui, la capacité de la clause d’exclusivité susvisée de restreindre la concurrence. Elle a également soutenu que cette clause était objectivement justifiée.
Dans ces conditions, conformément à la jurisprudence, la Commission ne pouvait pas, comme elle l’a soutenu à titre principal, se limiter à constater, afin d’établir une infraction à l’article 102 TFUE, que la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites imposait, à ces derniers, de s’approvisionner exclusivement auprès de Google pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins en services d’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne au sens de l’arrêt Hoffmann-La Roche/Commission{4}. Elle devait, en outre, démontrer que ladite clause d’exclusivité avait la capacité de restreindre la concurrence, en tenant compte de l’ensemble des circonstances pertinentes de l’espèce.
Le Tribunal examine ensuite si, comme le soutenait Google, la Commission a considéré à tort, à titre subsidiaire, que la clause d’exclusivité, contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites, avait la capacité de restreindre la concurrence.
En ce qui concerne la question de savoir si ladite clause avait dissuadé les partenaires directs tous sites de s’approvisionner auprès d’autres intermédiaires afin d’afficher des publicités concurrentes sur leurs sites Internet ou sur certaines de leurs pages, Google reprochait notamment à la Commission de n’avoir fait référence, dans la décision attaquée, qu’aux réponses de certains de ces partenaires directs aux demandes de renseignements adressées durant la procédure administrative.
Dans ce cadre, le Tribunal observe que, dans la décision attaquée, la Commission pouvait, à juste titre, prendre en considération certains exemples de réponses de partenaires directs tous sites, en tant qu’éléments susceptibles de corroborer son appréciation selon laquelle la clause d’exclusivité, contenue dans les ASG conclus avec de tels partenaires directs, avait pu dissuader ces derniers de s’approvisionner auprès d’intermédiaires concurrents de Google pour au moins une partie de leurs besoins.
Pour contester le fait que la clause d’exclusivité avait eu un tel effet dissuasif, Google invoquait également une déclaration d’un partenaire direct qu’elle avait elle-même recueillie au cours de la procédure administrative. La Commission a considéré que cette déclaration avait une valeur probante limitée, au motif notamment qu’elle ignorait comment Google l’avait obtenue. Or, bien que Google ne dispose pas des pouvoirs d’enquête et de sanction de la Commission et doive donc nécessairement s’appuyer sur la coopération volontaire des partenaires directs, le Tribunal estime qu’il ne saurait pour autant en être déduit que les informations collectées par Google étaient nécessairement dénuées de pertinence, au motif que leur valeur probante serait plus limitée.
En ce qui concerne la question de savoir si la clause d’exclusivité, contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites, avait empêché les concurrents de Google d’accéder à une part significative du marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne dans l’EEE, Google a soutenu notamment que l’analyse de la Commission concernant la couverture du marché par ladite clause était incohérente en ce qu’elle avait tenu compte, pour caractériser l’effet d’éviction de la clause d’exclusivité des ASG conclus avec les partenaires directs tous sites, des revenus générés par l’ensemble des ASG contenant les clauses de placement et d’autorisation préalable, y compris les ASG dans lesquels les partenaires directs n’avaient pas généralement inclus l’ensemble de leurs sites Internet.
À cet égard, le Tribunal relève notamment que, pour apprécier les effets de la clause d’exclusivité, la Commission devait tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce et, notamment, déterminer si le taux de couverture de ladite clause d’exclusivité était suffisant pour lui permettre de produire un effet d’éviction. Or, dans la décision attaquée, la Commission a constaté, d’une part, que les clauses d’exclusivité et de placement étaient complémentaires, notamment en ce qu’elles tendaient à dissuader les partenaires directs de s’approvisionner en publicités concurrentes et, d’autre part, que la clause de placement avait progressivement remplacé la clause d’exclusivité dans les ASG, de sorte que ces deux clauses avaient simultanément couvert différentes parties du marché durant la période pertinente. Par conséquent, contrairement à ce qu’a soutenu Google, la Commission ne pouvait pas examiner la couverture de la clause d’exclusivité et celle de la clause de placement de manière isolée l’une de l’autre sans méconnaître leur contexte factuel et juridique et partitionner artificiellement l’examen de la couverture du marché.
Le Tribunal a ainsi relevé, après avoir examiné le taux de couverture de ces clauses, que la Commission a pu considérer, à juste titre, que, compte tenu de la couverture de la clause de placement, la couverture de la clause d’exclusivité contenue dans les ASG dans lesquels les partenaires directs avaient généralement inclus l’ensemble de leurs sites Internet avait pu être suffisante pour permettre à cette clause d’avoir la capacité de produire un effet d’éviction entre le 1er janvier 2006 et le 31 décembre 2015.
Le Tribunal examine ensuite la thèse de Google selon laquelle la Commission n’a pas établi, au moyen du test du concurrent aussi efficace{5}, que la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites aurait empêché un concurrent aussi efficace que Google d’émerger sur le marché pertinent ou l’aurait évincé. Sur ce point, il relève que la Commission n’était pas tenue de se fonder sur un tel test, qui ne constitue qu’une méthode parmi d’autres permettant d’apprécier si une pratique a la capacité de produire des effets d’éviction. Si, en revanche, Google avait produit une analyse fondée sur le test du concurrent aussi efficace, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, il aurait appartenu à la Commission d’examiner cette analyse.
Cependant, après avoir confirmé la plupart des appréciations de la Commission, le Tribunal constate que l’analyse de l’effet d’éviction effectuée par la Commission est entachée d’erreurs concernant la prise en compte du taux de couverture de la clause d’exclusivité pendant l’année 2016 ainsi que la durée des ASG.
En effet, d’une part, le Tribunal relève que la décision attaquée n’identifie pas la part du marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne couverte par la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus par les partenaires directs tous sites pour l’année 2016. Dès lors, la Commission n’a pas établi que ladite clause pouvait produire un effet d’éviction, en raison de sa couverture, entre le 1er janvier 2016 et le 31 mars 2016.
D’autre part, dans cette analyse, la Commission n’a dûment tenu compte ni de la durée de chacun des ASG conclus avec les partenaires directs ni des droits de résiliation unilatérale de ces derniers.
Le Tribunal rappelle que, afin de déterminer si un comportement avait la capacité effective de produire un effet d’éviction à l’égard d’un concurrent au moins aussi efficace que Google, la Commission devait prendre en considération l’ensemble des circonstances pertinentes. S’agissant, plus particulièrement, d’une obligation d’approvisionnement exclusif, la Commission devait tenir compte de la durée de cette obligation ainsi que de son contexte économique et juridique.
En effet, une grande partie des ASG auxquels étaient soumis lesdits partenaires directs n’avaient, individuellement, qu’une durée de quelques années, même s’ils avaient ensuite été renouvelés ou prolongés, parfois plusieurs fois. Or, dans la décision attaquée, la Commission a tenu compte uniquement de la durée cumulée des ASG dans lesquels les partenaires directs tous sites avaient généralement inclus l’ensemble de leurs sites Internet, et non de la durée de chacun desdits ASG, pris individuellement, ni de la durée de chacune de leurs éventuelles prolongations. Elle n’a pas non plus tenu compte des conditions réelles et des modalités selon lesquelles ces prolongations avaient été convenues ni de la teneur des clauses prévoyant des droits de résiliation unilatérale, dont disposaient certains des partenaires directs tous sites, ou des conditions dans lesquelles ces droits pouvaient être exercés.
Dans ces conditions, la Commission pouvait certes prendre en compte la durée cumulée des ASG dans lesquels les partenaires directs avaient généralement inclus l’ensemble de leurs sites Internet en tant que circonstance pertinente. Elle ne pouvait en revanche pas exclure que ces partenaires directs disposaient de la faculté de s’approvisionner auprès d’intermédiaires concurrents de Google au terme de chacun de leurs ASG, ni, partant, constater que lesdits partenaires directs avaient été obligés de s’approvisionner auprès de Google pour la totalité ou une part considérable de leurs besoins pendant l’intégralité de la durée cumulée de leurs ASG.
Le Tribunal conclut que la Commission n’a pas établi à suffisance de droit que ladite clause avait eu la capacité de dissuader les partenaires directs tous sites de s’approvisionner auprès d’intermédiaires concurrents de Google ou celle d’empêcher ces intermédiaires d’accéder à une part significative du marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne dans l’Espace économique européen et, par voie de conséquence, que cette même clause avait la capacité de produire l’effet d’éviction constaté dans cette décision.
Selon le Tribunal, la Commission a commis des erreurs analogues dans son analyse de l’effet d’éviction de la clause de placement et de la clause d’autorisation préalable. À cet égard, la Commission a considéré, à juste titre, que la clause de placement s’apparentait à une clause d’exclusivité assouplie pour ce qui concerne les sites Internet qui étaient inclus dans les ASG contenant cette clause, dès lors qu’elle réservait les emplacements les plus visibles des pages de résultats des partenaires directs aux publicités de Google. Quant à la clause d’autorisation préalable, la Commission a considéré, dans la décision attaquée, qu’elle produisait un effet d’éviction analogue à celui de la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites, d’une part, et à celui de la clause de placement, d’autre part.
Par conséquent, à l’instar de la clause d’exclusivité, la durée de l’obligation faite aux partenaires directs, en vertu de la clause de placement, de réserver les emplacements les plus visibles relève des circonstances pertinentes afin d’apprécier l’effet d’éviction de cette clause. Il en va de même de la durée de l’obligation faite aux partenaires directs, en vertu de la clause d’autorisation préalable, de demander l’autorisation à Google avant de pouvoir modifier l’affichage des publicités concurrentes. Or, la Commission n’a pas dûment tenu compte de la durée de ces obligations.
Le Tribunal estime que les erreurs susvisées entachent l’ensemble des restrictions identifiées par la Commission, de sorte qu’elle n’a pas démontré, à suffisance de droit, que les clauses litigieuses avaient eu la capacité de produire l’effet d’éviction constaté dans la décision attaquée ni, partant, qu’elles constituaient chacune une infraction à l’article 102 TFUE.
Dès lors que, dans la décision attaquée, la Commission a considéré que l’infraction unique et continue n’était caractérisée que pour autant qu’elle était constituée des trois infractions distinctes susvisées, le Tribunal annule ladite décision dans son intégralité.
{1} En l’occurrence, « Google » désigne conjointement la société Google LLC, anciennement Google Inc., ainsi que sa société mère, Alphabet, Inc.
{2} Décision C(2019) 2173 final de la Commission, du 20 mars 2019, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.40411 - Google Search (AdSense)] (ci-après la « décision attaquée »).
{3} Communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de la concurrence (JO 1997, C 372, p. 5).
{4} Arrêt du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission (85/76, EU:C:1979:36). Aux termes du point 89 de cet arrêt, « pour une entreprise se trouvant en position dominante sur un marché, le fait de lier, fût-ce à leur demande, des acheteurs par une obligation ou une promesse de s’approvisionner pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins exclusivement auprès de ladite entreprise constitue une exploitation abusive d’une position dominante au sens de l’article [102 TFUE] ».
{5} Selon la jurisprudence, ce test consiste à examiner si les pratiques d’une entreprise en position dominante risquent d’évincer du marché un concurrent aussi performant que cette entreprise.
70. Position dominante - Abus - Clauses d'exclusivité figurant dans des contrats de fourniture de services d'intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne - Caractère abusif - Obligation pour l'autorité de concurrence d'avoir recours au test du concurrent aussi efficace - Absence - Production par l'entreprise concernée d'une analyse fondée sur ledit test - Obligation pour l'autorité de concurrence d'en examiner la valeur probante
Par son arrêt, le Tribunal annule la décision de la Commission européenne condamnant Google{1} à verser une amende pour avoir commis trois abus de position dominante sur le marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne. À cette occasion, le Tribunal précise les circonstances devant être prises en compte pour apprécier l’effet d’éviction de clauses contractuelles, en particulier celles imposant une obligation d’approvisionnement exclusif.
Google, une entreprise du secteur des technologies de l’information et de la communication spécialisée dans les produits et les services liés à Internet, est notamment connue pour son moteur de recherche générale, qui permet d’obtenir des résultats de recherches présentés sur des pages apparaissant sur les écrans des internautes. Certains de ces résultats sont liés à des engagements de paiements des annonceurs, pris par le biais de la plateforme d’enchères de Google, et sont signalés par des mots tels qu’« annonce » ou « sponsorisé ». Depuis 2003, Google gère également une plateforme d’intermédiation publicitaire, dénommée AdSense, pour laquelle elle a développé un service appelé AdSense for Search (ci-après « AFS »).
AFS, à l’instar des autres services d’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne, permet à des éditeurs de sites Internet tiers de diffuser des publicités liées aux recherches en ligne, en l’occurrence de Google, lorsque des utilisateurs font des recherches sur un site Internet contenant un moteur de recherche intégré. De cette façon, les fournisseurs de tels services d’intermédiation (ci-après les « intermédiaires ») et les éditeurs partagent les revenus générés par l’affichage de ces publicités. Concernant AFS, les annonceurs devaient associer leurs publicités à des mots clés susceptibles d’être employés par les utilisateurs des sites Internet concernés dans le cadre d’une recherche en ligne et ne payaient, en principe, le prix résultant de l’affichage de leurs publicités que lorsque les utilisateurs cliquaient effectivement sur celles-ci.
Pour utiliser AFS, les éditeurs pouvaient notamment devenir soit « partenaires en ligne » de Google en concluant avec elle un contrat standard non négociable appelé « contrat en ligne », soit « partenaires directs » en concluant un « accord de services Google » (ci-après l’« ASG ») individuellement négocié. Afin de conclure un ASG, les partenaires directs devaient également remplir un bon de commande précisant les sites Internet pour lesquels ils souhaitaient utiliser AFS ou un autre service AdSense.
Bien qu’individuellement négociés, les ASG étaient élaborés sur la base de modèles contenant notamment les clauses suivantes :
- jusqu’au mois de mars 2009, une « clause d’exclusivité » interdisant le recours à des services identiques, substantiellement similaires ou en concurrence directe avec ceux fournis par Google en vertu de l’ASG, pour les sites Internet mentionnés dans le bon de commande ;
- à partir du mois de mars 2009, d’une part, une « clause de placement » obligeant les partenaires directs à afficher sur les sites Internet utilisant AFS un nombre minimal de publicités liées aux recherches en ligne, provenant de Google et interdisant d’afficher des publicités concurrentes au-dessus de celles provenant de Google ou de manière directement adjacente à celles-ci, et, d’autre part, une « clause d’autorisation préalable » imposant aux partenaires directs d’obtenir l’accord de Google avant de modifier l’affichage des publicités liées aux recherches en ligne, y compris les publicités concurrentes.
Par décision du 20 mars 2019{2}, la Commission a considéré que Google avait commis trois abus de position dominante résultant, respectivement, de la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs qui avaient généralement inclus l’ensemble de leurs sites Internet dans au moins un de leurs ASG (ci-après les « partenaires directs tous sites »), de la clause de placement et de la clause d’autorisation préalable (ci-après, ensemble, les « clauses litigieuses »).
Selon la Commission, ces trois clauses poursuivaient le même objectif, à savoir l’éviction d’intermédiaires concurrents de Google afin de maintenir et de renforcer sa position sur le marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne et les marchés de la publicité liée aux recherches en ligne et, par voie de conséquence, sa position sur le marché de la recherche générale. Cet objectif commun ainsi que le caractère complémentaire de ces clauses ont conduit la Commission à considérer que les trois abus de position dominante constituaient, ensemble, une infraction unique et continue à l’article 102 TFUE qui avait duré du 1er janvier 2006 au 6 septembre 2016.
En conséquence, la Commission a infligé à Google une amende de près de 1,5 milliard d’euros.
Par son recours devant le Tribunal, Google demande l’annulation de la décision attaquée ou, à titre subsidiaire, la suppression ou la réduction du montant de l’amende.
Appréciation du Tribunal
Sur la définition des marchés pertinents
Dans un premier temps, le Tribunal écarte le moyen de Google tiré de ce que la Commission a erronément défini les marchés pertinents en cause, à savoir ceux de la publicité liée aux recherches en ligne et de l’intermédiation publicitaire liée à ces recherches.
En ce qui concerne la définition du marché de la publicité liée aux recherches en ligne, Google a notamment soutenu que la Commission avait omis de tenir compte de l’ensemble des facteurs pertinents pour distinguer les publicités liées aux recherches en ligne de celles qui ne le sont pas (ci-après les « deux types de publicités en cause »).
À cet égard, le Tribunal relève que, comme il ressort de la jurisprudence et de la communication sur la définition du marché{3}, l’analyse de la substituabilité doit prendre en considération non seulement les caractéristiques objectives des produits et des services en cause, mais également les conditions de la concurrence et la structure de la demande et de l’offre sur le marché. En revanche, pour définir un marché de produits, la Commission n’est pas obligée d’examiner tous les éléments d’appréciation énumérés dans ladite communication ni de suivre un ordre hiérarchique rigide d’indices.
En l’espèce, outre les caractéristiques et les usages des deux types de publicités en cause, la Commission a tenu compte, dans une appréciation globale, d’une série d’autres facteurs, tels que, entre autres, le prix des publicités en cause, les investissements nécessaires à la fourniture de services pour les publicités liées aux recherches en ligne et le comportement d’éditeurs qui auraient diminué leur usage des publicités liées aux recherches en ligne. Par ailleurs, la Commission a recueilli les observations informées des acteurs du marché et s’est fondée sur ces observations pour définir le marché en cause.
Par conséquent, Google n’a pas démontré que la Commission a ignoré certains facteurs pertinents dans son appréciation globale de la substituabilité des deux types de publicités en cause ni qu’elle a commis une erreur en droit en consacrant une large partie de son analyse aux différences de caractéristiques et d’usages entre ces publicités.
Par ailleurs, le Tribunal rejette également les arguments de Google selon lesquels, aux fins de la définition du marché de la publicité liée aux recherches en ligne, la Commission n’aurait pas effectué une analyse adéquate relative aux prix en recourant, en particulier, à un test analysant l’impact d’une hausse significative et non transitoire de 5 à 10 % du prix des publicités liées aux recherches en ligne (ci-après le « test SSNIP »).
En l’occurrence, dans le cadre de son analyse relative aux prix, la Commission a adressé aux annonceurs, aux éditeurs et aux agences média des demandes de renseignements et leur a notamment posé une question relative à leur réaction en cas de hausse de prix des publicités liées aux recherches en ligne ou, dans le cas des éditeurs, de réduction des revenus provenant de ces publicités.
Au vu de la teneur de ladite question, le Tribunal constate que la Commission n’a pas effectué un test SSNIP tel que défini dans la communication de la Commission sur la définition du marché. Cependant, le Tribunal rappelle que, bien que ce test constitue un outil reconnu dont les résultats peuvent être pris en compte, avec d’autres éléments, dans une appréciation globale de la définition du marché, le recours systématique à un tel test n’est pas obligatoire aux fins de cette définition.
Le Tribunal confirme en outre le caractère adéquat de l’analyse relative aux prix effectuée par la Commission. En effet, les réponses des acteurs du marché aux demandes de renseignements de la Commission, accompagnées des raisons sous-tendant leurs réponses, font partie des éléments expressément considérés comme pertinents dans la communication de la Commission sur la définition du marché, en ce qu’elles permettent d’effectuer une évaluation des points de vue des clients et des concurrents et constituent donc un outil pouvant être pris en compte aux fins de définir le marché pertinent.
En conclusion, après avoir relevé que Google n’a ni remis en cause l’exactitude, la fiabilité et la cohérence des éléments de preuve sur lesquels la Commission s’est fondée dans son appréciation globale de la substituabilité, ni démontré que cette dernière a omis de tenir compte d’éléments pertinents à cette fin, le Tribunal entérine la définition du marché en cause effectuée dans la décision attaquée. Il valide également le constat d’une position dominante de Google sur le marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne, dans la mesure où Google contestait cette position dominante au seul motif que la définition du marché en cause était erronée.
Sur la capacité des clauses litigieuses à restreindre la concurrence
Dans un second temps, le Tribunal procède à l’examen des moyens de Google contestant le caractère d’abus de position dominante des clauses litigieuses.
Concernant, tout d’abord, la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites, Google reprochait à la Commission d’avoir considéré qu’elle n’avait pas besoin de vérifier que ladite clause avait eu la capacité de restreindre la concurrence.
Sur ce point, le Tribunal observe que Google a contesté, au cours de la procédure administrative, éléments de preuve à l’appui, la capacité de la clause d’exclusivité susvisée de restreindre la concurrence. Elle a également soutenu que cette clause était objectivement justifiée.
Dans ces conditions, conformément à la jurisprudence, la Commission ne pouvait pas, comme elle l’a soutenu à titre principal, se limiter à constater, afin d’établir une infraction à l’article 102 TFUE, que la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites imposait, à ces derniers, de s’approvisionner exclusivement auprès de Google pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins en services d’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne au sens de l’arrêt Hoffmann-La Roche/Commission{4}. Elle devait, en outre, démontrer que ladite clause d’exclusivité avait la capacité de restreindre la concurrence, en tenant compte de l’ensemble des circonstances pertinentes de l’espèce.
Le Tribunal examine ensuite si, comme le soutenait Google, la Commission a considéré à tort, à titre subsidiaire, que la clause d’exclusivité, contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites, avait la capacité de restreindre la concurrence.
En ce qui concerne la question de savoir si ladite clause avait dissuadé les partenaires directs tous sites de s’approvisionner auprès d’autres intermédiaires afin d’afficher des publicités concurrentes sur leurs sites Internet ou sur certaines de leurs pages, Google reprochait notamment à la Commission de n’avoir fait référence, dans la décision attaquée, qu’aux réponses de certains de ces partenaires directs aux demandes de renseignements adressées durant la procédure administrative.
Dans ce cadre, le Tribunal observe que, dans la décision attaquée, la Commission pouvait, à juste titre, prendre en considération certains exemples de réponses de partenaires directs tous sites, en tant qu’éléments susceptibles de corroborer son appréciation selon laquelle la clause d’exclusivité, contenue dans les ASG conclus avec de tels partenaires directs, avait pu dissuader ces derniers de s’approvisionner auprès d’intermédiaires concurrents de Google pour au moins une partie de leurs besoins.
Pour contester le fait que la clause d’exclusivité avait eu un tel effet dissuasif, Google invoquait également une déclaration d’un partenaire direct qu’elle avait elle-même recueillie au cours de la procédure administrative. La Commission a considéré que cette déclaration avait une valeur probante limitée, au motif notamment qu’elle ignorait comment Google l’avait obtenue. Or, bien que Google ne dispose pas des pouvoirs d’enquête et de sanction de la Commission et doive donc nécessairement s’appuyer sur la coopération volontaire des partenaires directs, le Tribunal estime qu’il ne saurait pour autant en être déduit que les informations collectées par Google étaient nécessairement dénuées de pertinence, au motif que leur valeur probante serait plus limitée.
En ce qui concerne la question de savoir si la clause d’exclusivité, contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites, avait empêché les concurrents de Google d’accéder à une part significative du marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne dans l’EEE, Google a soutenu notamment que l’analyse de la Commission concernant la couverture du marché par ladite clause était incohérente en ce qu’elle avait tenu compte, pour caractériser l’effet d’éviction de la clause d’exclusivité des ASG conclus avec les partenaires directs tous sites, des revenus générés par l’ensemble des ASG contenant les clauses de placement et d’autorisation préalable, y compris les ASG dans lesquels les partenaires directs n’avaient pas généralement inclus l’ensemble de leurs sites Internet.
À cet égard, le Tribunal relève notamment que, pour apprécier les effets de la clause d’exclusivité, la Commission devait tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce et, notamment, déterminer si le taux de couverture de ladite clause d’exclusivité était suffisant pour lui permettre de produire un effet d’éviction. Or, dans la décision attaquée, la Commission a constaté, d’une part, que les clauses d’exclusivité et de placement étaient complémentaires, notamment en ce qu’elles tendaient à dissuader les partenaires directs de s’approvisionner en publicités concurrentes et, d’autre part, que la clause de placement avait progressivement remplacé la clause d’exclusivité dans les ASG, de sorte que ces deux clauses avaient simultanément couvert différentes parties du marché durant la période pertinente. Par conséquent, contrairement à ce qu’a soutenu Google, la Commission ne pouvait pas examiner la couverture de la clause d’exclusivité et celle de la clause de placement de manière isolée l’une de l’autre sans méconnaître leur contexte factuel et juridique et partitionner artificiellement l’examen de la couverture du marché.
Le Tribunal a ainsi relevé, après avoir examiné le taux de couverture de ces clauses, que la Commission a pu considérer, à juste titre, que, compte tenu de la couverture de la clause de placement, la couverture de la clause d’exclusivité contenue dans les ASG dans lesquels les partenaires directs avaient généralement inclus l’ensemble de leurs sites Internet avait pu être suffisante pour permettre à cette clause d’avoir la capacité de produire un effet d’éviction entre le 1er janvier 2006 et le 31 décembre 2015.
Le Tribunal examine ensuite la thèse de Google selon laquelle la Commission n’a pas établi, au moyen du test du concurrent aussi efficace{5}, que la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites aurait empêché un concurrent aussi efficace que Google d’émerger sur le marché pertinent ou l’aurait évincé. Sur ce point, il relève que la Commission n’était pas tenue de se fonder sur un tel test, qui ne constitue qu’une méthode parmi d’autres permettant d’apprécier si une pratique a la capacité de produire des effets d’éviction. Si, en revanche, Google avait produit une analyse fondée sur le test du concurrent aussi efficace, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, il aurait appartenu à la Commission d’examiner cette analyse.
Cependant, après avoir confirmé la plupart des appréciations de la Commission, le Tribunal constate que l’analyse de l’effet d’éviction effectuée par la Commission est entachée d’erreurs concernant la prise en compte du taux de couverture de la clause d’exclusivité pendant l’année 2016 ainsi que la durée des ASG.
En effet, d’une part, le Tribunal relève que la décision attaquée n’identifie pas la part du marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne couverte par la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus par les partenaires directs tous sites pour l’année 2016. Dès lors, la Commission n’a pas établi que ladite clause pouvait produire un effet d’éviction, en raison de sa couverture, entre le 1er janvier 2016 et le 31 mars 2016.
D’autre part, dans cette analyse, la Commission n’a dûment tenu compte ni de la durée de chacun des ASG conclus avec les partenaires directs ni des droits de résiliation unilatérale de ces derniers.
Le Tribunal rappelle que, afin de déterminer si un comportement avait la capacité effective de produire un effet d’éviction à l’égard d’un concurrent au moins aussi efficace que Google, la Commission devait prendre en considération l’ensemble des circonstances pertinentes. S’agissant, plus particulièrement, d’une obligation d’approvisionnement exclusif, la Commission devait tenir compte de la durée de cette obligation ainsi que de son contexte économique et juridique.
En effet, une grande partie des ASG auxquels étaient soumis lesdits partenaires directs n’avaient, individuellement, qu’une durée de quelques années, même s’ils avaient ensuite été renouvelés ou prolongés, parfois plusieurs fois. Or, dans la décision attaquée, la Commission a tenu compte uniquement de la durée cumulée des ASG dans lesquels les partenaires directs tous sites avaient généralement inclus l’ensemble de leurs sites Internet, et non de la durée de chacun desdits ASG, pris individuellement, ni de la durée de chacune de leurs éventuelles prolongations. Elle n’a pas non plus tenu compte des conditions réelles et des modalités selon lesquelles ces prolongations avaient été convenues ni de la teneur des clauses prévoyant des droits de résiliation unilatérale, dont disposaient certains des partenaires directs tous sites, ou des conditions dans lesquelles ces droits pouvaient être exercés.
Dans ces conditions, la Commission pouvait certes prendre en compte la durée cumulée des ASG dans lesquels les partenaires directs avaient généralement inclus l’ensemble de leurs sites Internet en tant que circonstance pertinente. Elle ne pouvait en revanche pas exclure que ces partenaires directs disposaient de la faculté de s’approvisionner auprès d’intermédiaires concurrents de Google au terme de chacun de leurs ASG, ni, partant, constater que lesdits partenaires directs avaient été obligés de s’approvisionner auprès de Google pour la totalité ou une part considérable de leurs besoins pendant l’intégralité de la durée cumulée de leurs ASG.
Le Tribunal conclut que la Commission n’a pas établi à suffisance de droit que ladite clause avait eu la capacité de dissuader les partenaires directs tous sites de s’approvisionner auprès d’intermédiaires concurrents de Google ou celle d’empêcher ces intermédiaires d’accéder à une part significative du marché de l’intermédiation publicitaire liée aux recherches en ligne dans l’Espace économique européen et, par voie de conséquence, que cette même clause avait la capacité de produire l’effet d’éviction constaté dans cette décision.
Selon le Tribunal, la Commission a commis des erreurs analogues dans son analyse de l’effet d’éviction de la clause de placement et de la clause d’autorisation préalable. À cet égard, la Commission a considéré, à juste titre, que la clause de placement s’apparentait à une clause d’exclusivité assouplie pour ce qui concerne les sites Internet qui étaient inclus dans les ASG contenant cette clause, dès lors qu’elle réservait les emplacements les plus visibles des pages de résultats des partenaires directs aux publicités de Google. Quant à la clause d’autorisation préalable, la Commission a considéré, dans la décision attaquée, qu’elle produisait un effet d’éviction analogue à celui de la clause d’exclusivité contenue dans les ASG conclus avec les partenaires directs tous sites, d’une part, et à celui de la clause de placement, d’autre part.
Par conséquent, à l’instar de la clause d’exclusivité, la durée de l’obligation faite aux partenaires directs, en vertu de la clause de placement, de réserver les emplacements les plus visibles relève des circonstances pertinentes afin d’apprécier l’effet d’éviction de cette clause. Il en va de même de la durée de l’obligation faite aux partenaires directs, en vertu de la clause d’autorisation préalable, de demander l’autorisation à Google avant de pouvoir modifier l’affichage des publicités concurrentes. Or, la Commission n’a pas dûment tenu compte de la durée de ces obligations.
Le Tribunal estime que les erreurs susvisées entachent l’ensemble des restrictions identifiées par la Commission, de sorte qu’elle n’a pas démontré, à suffisance de droit, que les clauses litigieuses avaient eu la capacité de produire l’effet d’éviction constaté dans la décision attaquée ni, partant, qu’elles constituaient chacune une infraction à l’article 102 TFUE.
Dès lors que, dans la décision attaquée, la Commission a considéré que l’infraction unique et continue n’était caractérisée que pour autant qu’elle était constituée des trois infractions distinctes susvisées, le Tribunal annule ladite décision dans son intégralité.
{1} En l’occurrence, « Google » désigne conjointement la société Google LLC, anciennement Google Inc., ainsi que sa société mère, Alphabet, Inc.
{2} Décision C(2019) 2173 final de la Commission, du 20 mars 2019, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE [affaire AT.40411 - Google Search (AdSense)] (ci-après la « décision attaquée »).
{3} Communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de la concurrence (JO 1997, C 372, p. 5).
{4} Arrêt du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission (85/76, EU:C:1979:36). Aux termes du point 89 de cet arrêt, « pour une entreprise se trouvant en position dominante sur un marché, le fait de lier, fût-ce à leur demande, des acheteurs par une obligation ou une promesse de s’approvisionner pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins exclusivement auprès de ladite entreprise constitue une exploitation abusive d’une position dominante au sens de l’article [102 TFUE] ».
{5} Selon la jurisprudence, ce test consiste à examiner si les pratiques d’une entreprise en position dominante risquent d’évincer du marché un concurrent aussi performant que cette entreprise.
71. Position dominante - Abus - Rabais d'exclusivité ou de fidélité - Capacité de restreindre la concurrence et de produire des effets d'éviction - Analyse du concurrent aussi efficace - Rabais accordé sous forme de prestation en nature - Détermination de la valeur du rabais - Critères
Par son arrêt, la Cour rejette le pourvoi formé par la Commission européenne contre l’arrêt du Tribunal du 26 janvier 2022{1} par lequel celui-ci a annulé partiellement la décision de la Commission sanctionnant Intel pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché mondial des microprocesseurs en mettant en œuvre une stratégie d’ensemble visant à exclure du marché son principal concurrent. Ce faisant, la Cour tranche définitivement le litige opposant Intel à la Commission à ce sujet depuis 2009, validant, en l’occurrence, l’analyse suivie par le Tribunal pour juger la capacité d’éviction des rabais d’exclusivité contestés insuffisamment démontrée et, partant, annuler le constat d’infraction sur ce point. Elle apporte à cette occasion des précisions sur la portée du contrôle de légalité incombant au Tribunal lorsqu’il est appelé à se prononcer sur une telle analyse des effets anticoncurrentiels potentiels de telles pratiques, ainsi que sur la mise en œuvre du as efficient competitor test (ci-après le « test AEC »).
Par décision du 13 mai 2009{2}, la Commission européenne a infligé au producteur de microprocesseurs Intel une amende de 1,06 milliard d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché mondial des microprocesseurs (Central Processing Units){3} d’architecture x86{4} (ci-après les « CPU x86 »), entre le mois d’octobre 2002 et le mois de décembre 2007, en mettant en œuvre une stratégie visant à exclure du marché son principal concurrent.
Dans sa décision, la Commission a imputé à Intel deux types de comportements abusifs à l’égard de ses partenaires commerciaux, à savoir des restrictions non déguisées et des rabais conditionnels. En ce qui concerne plus particulièrement ces derniers, Intel aurait accordé des rabais à quatre équipementiers informatiques stratégiques [Dell, Hewlett-Packard (HP), NEC et Lenovo], à la condition qu’ils achètent auprès d’elle la totalité ou la quasi-totalité de leurs CPU x86. De même, Intel aurait accordé des paiements à un distributeur européen d’appareils microélectroniques (MSH) à condition que ce dernier vende exclusivement des ordinateurs équipés de CPU x86 produits par Intel. Ces rabais et paiements (ci-après les « rabais contestés ») auraient assuré la fidélité des quatre équipementiers et de Media-Saturn et ainsi sensiblement réduit la capacité des concurrents d’Intel à se livrer à une concurrence fondée sur les mérites de leurs CPU x86.
Par arrêt du 12 juin 2014{5}, le Tribunal a rejeté le recours en annulation introduit par Intel à l’encontre de la décision litigieuse dans son intégralité. Saisie d’un pourvoi formé par Intel, la Cour a annulé l’arrêt initial par arrêt du 6 septembre 2017{6} et renvoyé l’affaire devant le Tribunal. Dans l’arrêt sur pourvoi, la Cour a constaté que le Tribunal s’était fondé, à l’instar de la Commission, sur la prémisse selon laquelle les rabais de fidélité accordés par une entreprise en position dominante auraient, par leur nature même, la capacité de restreindre la concurrence de sorte qu’il n’était pas nécessaire d’analyser l’ensemble des circonstances de l’espèce ni, en particulier, de mener un test AEC. Cela étant, dès lors que la Commission avait tout de même effectué un tel test et que celui-ci avait revêtu une importance réelle dans l’appréciation de la capacité de ces rabais à évincer un concurrent aussi efficace qu’Intel, la Cour a jugé que le Tribunal aurait dû examiner l’ensemble des arguments d’Intel formulés au sujet de la mise en œuvre de ce test par la Commission, celle-ci étant tenue d’analyser non seulement l’importance de la position dominante de l’entreprise sur le marché pertinent, le taux de couverture du marché par les rabais contestés, les conditions et les modalités d’octroi de ces rabais, leur durée et leur montant, mais aussi l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que cette entreprise.
Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a repris à son compte les constatations de l’arrêt initial concernant les restrictions non déguisées et leur caractère illégal au regard de l’article 102 TFUE ainsi que les appréciations de cet arrêt portant sur la qualification des rabais contestés de « rabais d’exclusivité ».
Il a en revanche examiné, en conformité avec les points de droit tranchés par l’arrêt sur pourvoi, les arguments d’Intel formulés au sujet de la mise en œuvre du test AEC par la Commission. Ce faisant, le Tribunal a identifié des erreurs dans l’application de ce test par la Commission au regard des quatre équipementiers et de MSH. Il en a également identifié dans l’examen par celle-ci du taux de couverture du marché par les rabais contestés et de leur durée d’application justifiant l’annulation partielle de la décision litigieuse, en ce qu’elle a qualifié les rabais contestés de pratiques constitutives d’une violation de l’article 102 TFUE, ainsi que l’annulation de l’amende infligée à Intel{7}.
La Commission a formé un pourvoi contre l’arrêt du Tribunal. Elle faisait valoir, d’une part, des erreurs dans l’examen du test AEC par le Tribunal et, d’autre part, la méconnaissance de l’étendue du contrôle juridictionnel opéré par le Tribunal aux fins de l’analyse de la capacité des rabais contestés de restreindre la concurrence.
Appréciation de la Cour
La Cour se penche tout d’abord sur les griefs exprimés dans le cadre des deux premiers moyens ayant trait, en substance, à l’étendue du contrôle juridictionnel incombant au Tribunal aux fins de l’analyse de la capacité des rabais contestés de restreindre la concurrence. À cet égard, elle considère qu’il ne saurait être reproché au Tribunal d’avoir omis d’examiner si des éléments de la décision litigieuse différents de ceux sur lesquels la Commission a pris appui pour constater une infraction à l’article 102 TFUE permettaient de démontrer la capacité des rabais contestés à produire un effet d’éviction anticoncurrentiel, dès lors qu’il n’appartient pas au Tribunal de substituer sa propre motivation à celle de l’auteur de l’acte dont il contrôle la légalité. Par ailleurs, en ce qui concerne les éléments et pièces du dossier dont le Tribunal peut tenir compte dans ses appréciations, la Cour rappelle que le Tribunal ne saurait se fonder sur des éléments non communiqués à la Commission durant la procédure administrative ni sur des éléments qui ne ressortent pas de la décision litigieuse. Or, en l’occurrence, l’examen des motifs critiqués de l’arrêt attaqué ne révèle aucune méconnaissance des principes ainsi rappelés.
Sur l’appréciation du test AEC effectué par la Commission
La Cour analyse ensuite successivement les griefs de la Commission concernant l’examen par le Tribunal de l’application du test AEC à l’égard de certains équipementiers.
S’agissant de Dell, la Cour examine plus particulièrement si le Tribunal a commis une erreur, ainsi que l’affirmait la Commission, dans l’analyse des éléments de preuve permettant de remettre en cause le résultat du test AEC obtenu par la Commission.
En l’espèce, la Commission a eu recours au test AEC pour apprécier la capacité des rabais contestés d’évincer un concurrent qui serait aussi efficace qu’Intel sans pour autant occuper une position dominante. À cet égard, la Cour observe que le test AEC effectué visait à établir le prix auquel un concurrent aussi efficace qu’Intel et subissant les mêmes coûts que cette dernière aurait dû proposer ses CPU x86 afin de compenser les équipementiers informatiques stratégiques et MSH pour la perte des rabais contestés, afin de déterminer si, dans un tel cas, ce concurrent pouvait toujours couvrir ses coûts.
Ce test repose donc sur une comparaison entre la part disputable{8} et la part requise{9} pour chaque équipementier informatique ainsi que pour MSH. Dans ce contexte, la Cour relève que la Commission s’est fondée sur des hypothèses impliquant la prise en compte d’un ensemble de nombreuses données chiffrées.
Précisant le niveau de preuve requis pour permettre à l’entreprise en position dominante de remettre en cause le résultat retenu par la Commission, la Cour souligne que celle-ci ne peut se contenter de remettre en cause l’exactitude de l’un des calculs effectués dans le cadre du test AEC, mais doit établir une déficience ou une erreur de nature à altérer le résultat du test, en le faisant passer de négatif à positif, de sorte à faire naître un doute raisonnable quant au bien-fondé de ce résultat retenu.
En l’occurrence, la Cour note que le Tribunal a considéré, dans le cadre de son appréciation souveraine des éléments de preuve fournis par Intel, que l’ensemble des données pertinentes devant être prises en considération pour apprécier la part disputable de Dell indiquait que cette part disputable pouvait fort probablement être supérieure au taux de 7,1 % retenu par la Commission, qui a choisi de se fonder sur une partie des données seulement, de telle sorte que le résultat du test AEC aurait pu être modifié, en le faisant passer de négatif en positif, s’il avait été tenu compte de l’ensemble de ces données. Cette part disputable était par ailleurs envisageable pour la Commission elle-même, qui a pourtant choisi de se fonder seulement sur certaines données.
Partant, le Tribunal a pu valablement constater que la Commission n’avait pas démontré à suffisance de droit le bien-fondé de l’évaluation de la part disputable de Dell.
Après avoir également écarté les griefs tirés d’erreurs de droit et d’une violation des droits de la défense de la Commission dans le cadre de l’examen du test AEC à l’égard de HP, la Cour examine les griefs visant l’examen du test AEC à l’égard de Lenovo touchant plus précisément l’évaluation du montant des rabais accordés à cet équipementier.
En l’espèce, une partie des rabais accordés à Lenovo par Intel l’a été sous forme de deux avantages en nature, à savoir l’extension de la garantie standard d’Intel d’un an et la proposition d’une meilleure utilisation d’une plateforme de distribution d’Intel en Chine.
Or, ainsi que l’a précisé le Tribunal, l’ampleur et la nature des rabais contestés accordés sont des facteurs pris en compte lors du calcul de la part requise pour déterminer le résultat du test AEC. En conséquence, lorsque ces rabais sont accordés en nature, fût-ce partiellement, il y a lieu de les évaluer.
À cet égard, la Cour énonce que la compensation proposée par le concurrent aussi efficace qu’Intel ne doit pas forcément prendre la forme d’une prestation en espèces égale à la valeur de la prestation en nature pour le client concerné mais peut consister en une prestation en nature équivalente. Il est également indifférent, du point de vue subjectif du client, que la valeur de la prestation diffère du coût que le concurrent aussi efficace qu’Intel a dû exposer pour l’accorder à ce client.
Par conséquent, il convient, en conformité avec les fondements du test AEC, d’évaluer un rabais accordé sous forme de prestation en nature en prenant en compte un concurrent hypothétique ayant une structure de coûts analogue à celle d’Intel. La Cour ajoute qu’un ajustement de ce coût peut toutefois être nécessaire pour tenir compte du fait que les coûts du concurrent aussi efficace peuvent être affectés en raison du fait qu’il satisfait uniquement la part disputable des clients, moins importante que la part non disputable d’Intel.
Il s’ensuit que la Commission, qui n’a pas raisonné en tenant compte d’un concurrent hypothétique capable de vendre des CPU x86 à Lenovo tout en lui offrant des avantages en nature dans les mêmes conditions qu’Intel, était partie d’un postulat contraire aux fondements du test AEC exposé dans la décision litigieuse. C’est donc sans substituer son appréciation à celle de la Commission que le Tribunal a mis en évidence dans l’arrêt attaqué une incohérence interne au test AEC.
Sur les conséquences à tirer des erreurs constatées dans le cadre du test AEC
La Cour analyse enfin les griefs de la Commission en ce qui concerne la mauvaise appréciation par le Tribunal des conséquences à tirer des erreurs constatées dans le cadre du test AEC.
Dans ce contexte, la Cour précise la portée du contrôle juridictionnel incombant au Tribunal dans le cadre de son examen de l’analyse effectuée par la Commission relative à la capacité d’éviction des rabais contestés.
Selon une jurisprudence constante, les éléments constitutifs d’une infraction doivent ressortir de la motivation de l’acte constatant l’infraction, les juridictions de l’Union ne pouvant les modifier en substituant, dans le cadre du contrôle de légalité visé à l’article 263 TFUE, leur propre motivation à celle de l’auteur de l’acte en cause.
En l’espèce, le Tribunal a estimé, sans que les éléments particuliers de son appréciation soient contestés par la Commission dans le cadre du pourvoi, que celle-ci avait commis des erreurs dans le test AEC, n’avait pas dûment examiné le critère relatif au taux de couverture du marché et n’avait pas procédé à une analyse correcte de la durée des rabais contestés.
Compte tenu de ces appréciations, il n’incombait pas au Tribunal d’examiner, au moyen d’un raisonnement dépourvu des erreurs constatées par lui dans l’arrêt attaqué, si les rabais contestés avaient une capacité d’évincer un concurrent aussi efficace qu’Intel en se fondant, aux fins de cet examen, sur des éléments différents de ceux sur lesquels avait pris appui la Commission afin d’établir cette capacité.
En particulier, la seule référence, dans la décision litigieuse, indépendamment des conclusions à tirer du test AEC, à la durée pendant laquelle Intel a mis en œuvre les rabais contestés et au calendrier de ceux-ci, ne suffisait pas, en elle-même, à fonder des conclusions définitives quant aux effets d’éviction ainsi produits. Le Tribunal n’avait pas non plus à tenir compte de la capacité effective du concurrent principal d’Intel de rester sur le marché en raison du caractère performant, innovant et attrayant de ses produits, cette analyse étant indépendante du test AEC.
{1} Arrêt du 26 janvier 2022, Intel Corporation/Commission (T 286/09 RENV, EU:T:2022:19, ci-après l’« arrêt attaqué »).
{2} Décision C(2009) 3726 final de la Commission, du 13 mai 2009, relative à une procédure d’application de l’article [102 TFUE] et de l’article 54 de l’accord EEE (affaire COMP/C-3/37.990 - Intel) (ci-après la « décision litigieuse »).
{3} Le processeur est un composant essentiel de tout ordinateur, tant pour les performances générales du système que pour le coût global de l’appareil.
{4} Les microprocesseurs utilisés dans les ordinateurs peuvent être regroupés en deux catégories, à savoir les microprocesseurs x86 et les processeurs fondés sur une autre architecture. L’architecture x86 est une norme conçue par Intel qui permet le fonctionnement des systèmes d’exploitation Windows et Linux.
{5} Arrêt du 12 juin 2014, Intel/Commission (T 286/09, EU:T:2014:547, ci-après l’« arrêt initial »).
{6} Arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C 413/14 P, EU:C:2017:632, ci-après l’« arrêt sur pourvoi »).
{7} Estimant ne pas être en mesure d’identifier le montant de l’amende afférent uniquement aux restrictions non déguisées, le Tribunal a annulé dans son intégralité l’article de la décision attaquée infligeant à Intel une amende d’un montant de 1,06 milliard d’euros au titre de l’infraction constatée.
{8} Cette expression désigne, en l’occurrence, la part du marché que les clients d’Intel étaient disposés et en mesure de reporter leur approvisionnement sur un autre fournisseur, nécessairement limitée compte tenu, notamment, de la nature du produit ainsi que de l’image de marque et du profil d’Intel.
{9} Cette expression désigne, en l’occurrence, la part des besoins du client qu’un concurrent aussi efficace qu’Intel doit décrocher afin qu’il puisse accéder au marché sans subir de pertes.
Arrêt du 24 octobre 2024, Commission / Intel Corporation (C-240/22 P) (cf. points 309-315)
72. Position dominante - Abus - Refus d'une entreprise en position dominante de laisser une autre entreprise accéder à un produit ou à un service nécessaire à son activité - Infrastructure développée par l'entreprise en position dominante pour permettre son utilisation par des entreprises tierces et non pour les seuls besoins de son activité propre - Appréciation du caractère abusif - Application de la condition tenant au caractère indispensable de l'accès à cette infrastructure par l'entreprise ayant demandé l'accès - Absence
Saisie à titre préjudiciel, la Cour, réunie en grande chambre, précise les conditions dans lesquelles le refus d’une entreprise en position dominante d’assurer l’interopérabilité entre sa plateforme numérique et une application tierce peut être abusif et produire des effets anticoncurrentiels. Elle clarifie également les circonstances pouvant être invoquées en tant que justification objective d’un tel refus ainsi que les obligations pesant sur l’entreprise en position dominante lorsqu’un tel refus n’est pas justifié.
Google LLC est une filiale d’Alphabet Inc., qui contrôle Google Italy Srl, établie en Italie. En 2015, Google a lancé Android Auto, qui permet aux utilisateurs d’appareils mobiles fonctionnant avec le système d’exploitation Android OS d’accéder aux applications présentes sur ces appareils directement sur l’écran du système d’infodivertissement d’un véhicule automobile.
En 2018, Enel X Italia Srl, une société du groupe Enel, qui gère plus de 60 % des bornes de recharge disponibles pour les véhicules automobiles électriques en Italie, a demandé à Google d’entreprendre les actions nécessaires pour assurer l’interopérabilité de JuicePass, son application de recharge de véhicules automobiles électriques, avec Android Auto.
Face au refus de Google, Enel X Italia a saisi l’autorité italienne de la concurrence. Dans une décision de 2021, celle-ci a considéré que le comportement de Google consistant à entraver et à retarder la disponibilité de l’application JuicePass sur Android Auto constituait un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE et a infligé une amende de plus de 100 millions d’euros à Alphabet, Google et Google Italy.
Ces sociétés ont saisi le juge administratif italien d’un recours contre cette décision. Ce recours ayant été rejeté, elles ont interjeté appel devant le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie), qui a décidé d’interroger la Cour sur l’interprétation de la notion d’« abus de position dominante », au sens de l’article 102 TFUE, en présence d’un refus d’accès tel que celui en cause en l’espèce.
Appréciation de la Cour
Après avoir déclaré la demande de décision préjudicielle recevable, la Cour se penche, en premier lieu, sur la question de savoir si le refus, par une entreprise dominante ayant développé une plateforme numérique, d’en assurer l’interopérabilité avec une application développée par une entreprise tierce, à la demande de cette dernière, est susceptible de constituer un abus de position dominante alors même que ladite plateforme n’est pas indispensable pour l’exploitation commerciale de ladite application sur un marché en aval au sens de la jurisprudence issue de l’arrêt Bronner{1}.
La Cour commence par rappeler que l’article 102 TFUE réprime les comportements d’entreprises en position dominante tels que ceux qui font obstacle, par des moyens autres que la concurrence par les mérites, au maintien ou au développement de la concurrence sur un marché où le degré de concurrence est déjà affaibli, précisément en raison de la présence d’une ou de plusieurs entreprises en position dominante.
Dans ce contexte, la Cour a jugé, dans l’arrêt Bronner, qu’un refus de donner accès à une infrastructure développée et détenue par une entreprise dominante pour les besoins de ses propres activités peut constituer un abus de position dominante à condition non seulement que ce refus soit de nature à éliminer toute concurrence sur le marché en cause de la part du demandeur d’accès et ne puisse être objectivement justifié, mais également que l’infrastructure en elle-même soit indispensable à l’exercice de l’activité de celui-ci, en ce sens qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel à cette infrastructure.
À cet égard, la Cour souligne que l’imposition de ces conditions était justifiée par les circonstances propres à l’affaire Bronner, qui consistaient en un refus par une entreprise dominante de donner accès à un concurrent à une infrastructure qu’elle avait développée pour les besoins de sa propre activité, à l’exclusion de tout autre comportement.
En effet, le fait d’obliger une entreprise en position dominante, en raison du caractère abusif de son refus, de contracter avec un concurrent afin de lui permettre l’accès à cette infrastructure est particulièrement attentatoire à sa liberté de contracter et à son droit de propriété. En outre, si un tel accès était trop aisément accordé, une entreprise dominante serait moins prompte à investir dans des infrastructures efficaces et dans le développement de produits et de services de qualité, dans l’intérêt des consommateurs, et les autres entreprises ne seraient pas incitées à créer des installations concurrentes.
En revanche, lorsqu’une entreprise en position dominante a développé une infrastructure dans la perspective de permettre une utilisation de cette infrastructure par des entreprises tierces, la condition énoncée par la Cour dans l’arrêt Bronner, tenant au caractère indispensable de ladite infrastructure à l’exercice de l’activité du demandeur d’accès, ne s’applique pas, car elle n’est justifiée ni par la préservation de la liberté de contracter et du droit de propriété de l’entreprise en position dominante, ni par la nécessité d’inciter cette entreprise à investir. Le fait d’imposer à une entreprise en position dominante de donner accès à une infrastructure développée en vue de son utilisation par des entreprises tierces n’altère pas fondamentalement le modèle économique ayant présidé à ce développement.
En l’occurrence, sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, il apparaît que la plateforme numérique n’a pas été développée par l’entreprise titulaire de celle-ci pour les seuls besoins de son activité propre, un accès à cette plateforme numérique étant ouvert à des entreprises tierces. Dès lors, le refus de permettre l’accès à ladite plateforme numérique est susceptible de constituer un abus de position dominante, alors même que cette plateforme n’est pas indispensable pour l’exploitation commerciale de l’application concernée sur le marché en aval, mais est de nature à la rendre plus attractive pour les consommateurs.
En deuxième lieu, la Cour juge que, même si tant l’entreprise ayant demandé à une entreprise dominante d’assurer l’interopérabilité de sa plateforme numérique que des concurrents de la première entreprise sont restés actifs sur le marché concerné et ont développé leur position sur celui-ci, bien qu’ils ne bénéficiaient pas d’une telle interopérabilité, cette circonstance n’est pas de nature à indiquer à elle seule que le refus par l’entreprise dominante de donner suite à cette demande n’était pas susceptible de produire des effets anticoncurrentiels.
La Cour rappelle que le comportement d’une entreprise en position dominante peut être qualifié d’abusif à condition de démontrer que, par des moyens autres que la concurrence par les mérites, ce comportement a pour effet actuel ou potentiel de restreindre la concurrence en évinçant des entreprises concurrentes aussi efficaces du ou des marchés concernés, ou en empêchant leur développement sur ces marchés.
Cette qualification ne requiert cependant pas de démontrer que le résultat escompté d’un tel comportement visant à évincer ses concurrents du marché concerné a été atteint. Dès lors, une autorité de concurrence peut constater une violation de l’article 102 TFUE en démontrant, sur le fondement d’éléments de preuve tangibles, que le comportement en cause avait la capacité effective de produire des effets anticoncurrentiels.
En effet, le maintien du même degré de concurrence sur le marché concerné, voire le développement de la concurrence sur ce marché, ne signifie pas nécessairement que le comportement reproché ne soit pas susceptible de produire des effets anticoncurrentiels. En particulier, la Cour relève que le caractère abusif d’un tel comportement ne dépend pas de la capacité des concurrents d’atténuer de tels effets.
La Cour examine, en troisième lieu, les justifications objectives pouvant être invoquées pour fonder un refus d’accès tel que celui en cause et des éventuelles obligations pesant sur l’entreprise en position dominante lorsqu’un tel refus n’est pas justifié. Elle observe à cet égard que le refus d’assurer l’interopérabilité d’une application tierce avec la plateforme numérique d’une entreprise en position dominante peut être objectivement justifié lorsque l’octroi d’une telle interopérabilité compromettrait l’intégrité de la plateforme concernée ou la sécurité de son utilisation, ou lorsque d’autres raisons techniques rendraient impossible cette interopérabilité.
Si tel n’est pas le cas, l’entreprise en position dominante est tenue d’assurer l’interopérabilité dans un délai raisonnable, en tenant compte à la fois des difficultés rencontrées par cette entreprise pour ce développement et des besoins de l’entreprise tierce, et moyennant, le cas échéant, une contrepartie financière appropriée, qui doit être juste et proportionnée, eu égard au coût réel du développement et au droit de l’entreprise en position dominante d’en retirer un bénéfice approprié.
En quatrième et dernier lieu, la Cour constate que, afin d’apprécier l’existence d’un abus consistant en un refus, par une entreprise en position dominante, d’assurer l’interopérabilité d’une application tierce avec sa plateforme numérique, une autorité de la concurrence peut se limiter à identifier le marché sur lequel ce refus est susceptible de produire des effets anticoncurrentiels, c’est-à-dire le marché en aval, même si celui-ci n’est que potentiel. Cette identification ne requiert pas nécessairement une définition précise du marché de produits et du marché géographique en cause, notamment lorsque le marché en aval est encore en développement ou évolue rapidement, de sorte que son étendue n’est pas complètement définie au moment où le comportement prétendument abusif est mis en œuvre.
{1} Arrêt du 26 novembre 1998, Bronner (C-7/97, EU:C:1998:569).
Arrêt du 25 février 2025, Alphabet e.a. (C-233/23) (cf. points 37-52)
73. Position dominante - Abus - Refus d'une entreprise en position dominante titulaire d'une plateforme numérique d'assurer l'interopérabilité d'une application développée par une entreprise tierce avec cette plateforme - Justification objective - Conditions - Charge de la preuve - Obligations de l'entreprise en position dominante en cas de refus injustifié
Saisie à titre préjudiciel, la Cour, réunie en grande chambre, précise les conditions dans lesquelles le refus d’une entreprise en position dominante d’assurer l’interopérabilité entre sa plateforme numérique et une application tierce peut être abusif et produire des effets anticoncurrentiels. Elle clarifie également les circonstances pouvant être invoquées en tant que justification objective d’un tel refus ainsi que les obligations pesant sur l’entreprise en position dominante lorsqu’un tel refus n’est pas justifié.
Google LLC est une filiale d’Alphabet Inc., qui contrôle Google Italy Srl, établie en Italie. En 2015, Google a lancé Android Auto, qui permet aux utilisateurs d’appareils mobiles fonctionnant avec le système d’exploitation Android OS d’accéder aux applications présentes sur ces appareils directement sur l’écran du système d’infodivertissement d’un véhicule automobile.
En 2018, Enel X Italia Srl, une société du groupe Enel, qui gère plus de 60 % des bornes de recharge disponibles pour les véhicules automobiles électriques en Italie, a demandé à Google d’entreprendre les actions nécessaires pour assurer l’interopérabilité de JuicePass, son application de recharge de véhicules automobiles électriques, avec Android Auto.
Face au refus de Google, Enel X Italia a saisi l’autorité italienne de la concurrence. Dans une décision de 2021, celle-ci a considéré que le comportement de Google consistant à entraver et à retarder la disponibilité de l’application JuicePass sur Android Auto constituait un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE et a infligé une amende de plus de 100 millions d’euros à Alphabet, Google et Google Italy.
Ces sociétés ont saisi le juge administratif italien d’un recours contre cette décision. Ce recours ayant été rejeté, elles ont interjeté appel devant le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie), qui a décidé d’interroger la Cour sur l’interprétation de la notion d’« abus de position dominante », au sens de l’article 102 TFUE, en présence d’un refus d’accès tel que celui en cause en l’espèce.
Appréciation de la Cour
Après avoir déclaré la demande de décision préjudicielle recevable, la Cour se penche, en premier lieu, sur la question de savoir si le refus, par une entreprise dominante ayant développé une plateforme numérique, d’en assurer l’interopérabilité avec une application développée par une entreprise tierce, à la demande de cette dernière, est susceptible de constituer un abus de position dominante alors même que ladite plateforme n’est pas indispensable pour l’exploitation commerciale de ladite application sur un marché en aval au sens de la jurisprudence issue de l’arrêt Bronner{1}.
La Cour commence par rappeler que l’article 102 TFUE réprime les comportements d’entreprises en position dominante tels que ceux qui font obstacle, par des moyens autres que la concurrence par les mérites, au maintien ou au développement de la concurrence sur un marché où le degré de concurrence est déjà affaibli, précisément en raison de la présence d’une ou de plusieurs entreprises en position dominante.
Dans ce contexte, la Cour a jugé, dans l’arrêt Bronner, qu’un refus de donner accès à une infrastructure développée et détenue par une entreprise dominante pour les besoins de ses propres activités peut constituer un abus de position dominante à condition non seulement que ce refus soit de nature à éliminer toute concurrence sur le marché en cause de la part du demandeur d’accès et ne puisse être objectivement justifié, mais également que l’infrastructure en elle-même soit indispensable à l’exercice de l’activité de celui-ci, en ce sens qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel à cette infrastructure.
À cet égard, la Cour souligne que l’imposition de ces conditions était justifiée par les circonstances propres à l’affaire Bronner, qui consistaient en un refus par une entreprise dominante de donner accès à un concurrent à une infrastructure qu’elle avait développée pour les besoins de sa propre activité, à l’exclusion de tout autre comportement.
En effet, le fait d’obliger une entreprise en position dominante, en raison du caractère abusif de son refus, de contracter avec un concurrent afin de lui permettre l’accès à cette infrastructure est particulièrement attentatoire à sa liberté de contracter et à son droit de propriété. En outre, si un tel accès était trop aisément accordé, une entreprise dominante serait moins prompte à investir dans des infrastructures efficaces et dans le développement de produits et de services de qualité, dans l’intérêt des consommateurs, et les autres entreprises ne seraient pas incitées à créer des installations concurrentes.
En revanche, lorsqu’une entreprise en position dominante a développé une infrastructure dans la perspective de permettre une utilisation de cette infrastructure par des entreprises tierces, la condition énoncée par la Cour dans l’arrêt Bronner, tenant au caractère indispensable de ladite infrastructure à l’exercice de l’activité du demandeur d’accès, ne s’applique pas, car elle n’est justifiée ni par la préservation de la liberté de contracter et du droit de propriété de l’entreprise en position dominante, ni par la nécessité d’inciter cette entreprise à investir. Le fait d’imposer à une entreprise en position dominante de donner accès à une infrastructure développée en vue de son utilisation par des entreprises tierces n’altère pas fondamentalement le modèle économique ayant présidé à ce développement.
En l’occurrence, sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, il apparaît que la plateforme numérique n’a pas été développée par l’entreprise titulaire de celle-ci pour les seuls besoins de son activité propre, un accès à cette plateforme numérique étant ouvert à des entreprises tierces. Dès lors, le refus de permettre l’accès à ladite plateforme numérique est susceptible de constituer un abus de position dominante, alors même que cette plateforme n’est pas indispensable pour l’exploitation commerciale de l’application concernée sur le marché en aval, mais est de nature à la rendre plus attractive pour les consommateurs.
En deuxième lieu, la Cour juge que, même si tant l’entreprise ayant demandé à une entreprise dominante d’assurer l’interopérabilité de sa plateforme numérique que des concurrents de la première entreprise sont restés actifs sur le marché concerné et ont développé leur position sur celui-ci, bien qu’ils ne bénéficiaient pas d’une telle interopérabilité, cette circonstance n’est pas de nature à indiquer à elle seule que le refus par l’entreprise dominante de donner suite à cette demande n’était pas susceptible de produire des effets anticoncurrentiels.
La Cour rappelle que le comportement d’une entreprise en position dominante peut être qualifié d’abusif à condition de démontrer que, par des moyens autres que la concurrence par les mérites, ce comportement a pour effet actuel ou potentiel de restreindre la concurrence en évinçant des entreprises concurrentes aussi efficaces du ou des marchés concernés, ou en empêchant leur développement sur ces marchés.
Cette qualification ne requiert cependant pas de démontrer que le résultat escompté d’un tel comportement visant à évincer ses concurrents du marché concerné a été atteint. Dès lors, une autorité de concurrence peut constater une violation de l’article 102 TFUE en démontrant, sur le fondement d’éléments de preuve tangibles, que le comportement en cause avait la capacité effective de produire des effets anticoncurrentiels.
En effet, le maintien du même degré de concurrence sur le marché concerné, voire le développement de la concurrence sur ce marché, ne signifie pas nécessairement que le comportement reproché ne soit pas susceptible de produire des effets anticoncurrentiels. En particulier, la Cour relève que le caractère abusif d’un tel comportement ne dépend pas de la capacité des concurrents d’atténuer de tels effets.
La Cour examine, en troisième lieu, les justifications objectives pouvant être invoquées pour fonder un refus d’accès tel que celui en cause et des éventuelles obligations pesant sur l’entreprise en position dominante lorsqu’un tel refus n’est pas justifié. Elle observe à cet égard que le refus d’assurer l’interopérabilité d’une application tierce avec la plateforme numérique d’une entreprise en position dominante peut être objectivement justifié lorsque l’octroi d’une telle interopérabilité compromettrait l’intégrité de la plateforme concernée ou la sécurité de son utilisation, ou lorsque d’autres raisons techniques rendraient impossible cette interopérabilité.
Si tel n’est pas le cas, l’entreprise en position dominante est tenue d’assurer l’interopérabilité dans un délai raisonnable, en tenant compte à la fois des difficultés rencontrées par cette entreprise pour ce développement et des besoins de l’entreprise tierce, et moyennant, le cas échéant, une contrepartie financière appropriée, qui doit être juste et proportionnée, eu égard au coût réel du développement et au droit de l’entreprise en position dominante d’en retirer un bénéfice approprié.
En quatrième et dernier lieu, la Cour constate que, afin d’apprécier l’existence d’un abus consistant en un refus, par une entreprise en position dominante, d’assurer l’interopérabilité d’une application tierce avec sa plateforme numérique, une autorité de la concurrence peut se limiter à identifier le marché sur lequel ce refus est susceptible de produire des effets anticoncurrentiels, c’est-à-dire le marché en aval, même si celui-ci n’est que potentiel. Cette identification ne requiert pas nécessairement une définition précise du marché de produits et du marché géographique en cause, notamment lorsque le marché en aval est encore en développement ou évolue rapidement, de sorte que son étendue n’est pas complètement définie au moment où le comportement prétendument abusif est mis en œuvre.
{1} Arrêt du 26 novembre 1998, Bronner (C-7/97, EU:C:1998:569).
Arrêt du 25 février 2025, Alphabet e.a. (C-233/23) (cf. points 70-81)