L'affaire C-265/95, qui vient à l'audience aujourd'hui, a son origine dans un recours en manquement introduit par la Commission des Communautés européennes contre la République française en vertu de l'article 169 du traité C.E. Cette disposition autorise à la Commission, quand celle-ci estime qu'un État membre a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu dudit traité, à saisir la Cour de Justice.
Dans cette affaire, la Commission soutient qu'elle a été saisie régulièrement depuis plus d'une décennie de plaintes dénonçant la passivité des autorités françaises face aux actes de violence commis par des particuliers ainsi que des mouvements revendicatifs d'agriculteurs français à l'encontre de produits agricoles en provenance d'autres États membres et, en particulier, des fraises espagnoles.
Dans ces conditions, la Commission a été amenée à adresser plusieurs lettres de mise en demeure à la République française l'invitant à prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme à des actes de ce type. De nouveaux incidents graves s'étant produits en 1995, la Commission a émis, en vertu de l'article 169 du traité CE, un avis motivé. Le 4 août 1995, la Commission a décidé d'introduire le présent recours en manquement, dans lequel elle demandait à la Cour de constater qu'en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas la libre circulation des fruits et légumes, la République française avait manqué aux obligations qui découlent des organisations communes de marché des produits agricoles et de l'article 30 du traité CE, en liaison avec l'article 5 dudit traité.
La procédure devant la Cour comporte deux phases: l'une écrite, l'autre orale. Tout au long de la procédure écrite, le règlement de procédure de la Cour de Justice établit plusieurs délais, qui doivent impérativement être respectés, dont le but est d'assurer les droits de la défense des parties. Ainsi, une fois la requête signifiée au défendeur, celui-ci dispose d'un mois pour présenter son mémoire en défense. La requête et le mémoire en défense peuvent être complétés par une réplique du requérant et par une duplique du défendeur. Dans la présente affaire, la République française a répondu à la requête le 25 octobre 1995, la Commission a présente sa réplique le 21 décembre 1995 et, de nouveau, la République française sa duplique, le 4 mars 1996.
Par ailleurs, tant les États membres que les institutions de la Communauté peuvent intervenir aux litiges soumis à la Cour. A cette fin, ils disposent d'un délai de trois mois, qui prend cours à la date de publication au Journal officiel des Communautés européennes de la communication relative à l'introduction du recours. En l'espèce, ont demandé à intervenir le Royaume d'Espagne (7 décembre 1995) et le Royaume Uni (23 janvier 1996). Ces deux États membres ont respectivement été admis à intervenir par ordonnances du Président de la Cour du 27 février 1996 et du 14 février 1996. Ils ont présenté leurs arguments à l'appui des conclusions de la Commission, les 4 avril 1996 et 17 mai 1996. La République française a déposé ses observations sur les mémoires en intervention du Royaume d'Espagne et du Royaume Uni le 30 décembre 1996. Selon le règlement de procédure de la Cour de Justice, les États membres sont autorisés à utiliser leur propre langue officielle lorsqu'ils interviennent à un litige pendant
devant la Cour, tant pour ce qui est des documents écrits que des déclarations orales. Dans un tel cas, les services compétents de la Cour assurent leur traduction dans la langue de procédure. En l'espèce, tous les documents écrits présentés par les parties intervenantes ont été traduits dans la langue de procédure (français).
La procédure écrite a été clôturée le 6 janvier 1997.
La deuxième phase, ou phase orale de la procédure, commence avec l'audience publique, à laquelle les représentants des parties principales et des intervenants sont entendus en leurs plaidoiries.
Après l'audience, l'avocat général désigné pour l'affaire présente publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions motivées qui, comme pour tout autre document écrit, doivent être traduites dans la langue de procédure. Les conclusions de l'avocat général ne lient pas la Cour. M. l'avocat général C.O. Lenz a annoncé lors de l'audience qu'il envisageait de présenter ses conclusions dans cette affaire le 9 juillet prochain.
Le prononcé de l'arrêt met fin à la procédure. La Cour constatera dans son arrêt si l'État membre défendeur a manqué ou non aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CE. Si le manquement est constaté, l'État membre est tenu de prendre les mesures que comporte l'exécution de l'arrêt. Si tel ne fût le cas, l'article 171 du traité CE autorise à la Commission à saisir de nouveau la Cour de justice et demander l'imposition d'une amende.
À l'audience, la Commission des Communautés européennes, le gouvernement français et le gouvernement espagnol ont été représentés.
Selon la Commission, les organisations communes de marché des produits agricoles et l'article 30 du traité CE interdisent les restrictions quantitatives à l'importation entre les États membres ainsi que toutes mesures d'effet équivalent. En outre, selon l'article 5 du traité, les États membres seraient tenus de prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution des obligations découlant du traité.
Ainsi, le droit à la libre circulation des marchandises obligerait les États membres à adopter toutes mesures de nature à assurer le respect de ce principe, y compris des mesures contre des particuliers qui mettraient en péril l'exercice de ce droit.
La Commission constate que les mesures préventives et répressives dont le gouvernement français fait état pour sa défense ne sont pas suffisantes et proportionnées pour dissuader dans la pratique les auteurs des infractions en cause de les commettre et de les répéter année après année. En effet, trop souvent les forces de l'ordre françaises, soit, ayant été prévenues, n'étaient pas présentes, soit renonçaient à intervenir ou ne procédaient à aucune interpellation de manifestants. D'autre part, il faut aussi noter que, jusqu'à 1995, une seule condamnation à l'égard d'un groupe d'agriculteurs français a été prononcée par les tribunaux français.
En outre, la Commission souligne que l'argument tiré de la prise en charge par l'État français des dommages causés aux victimes ne saurait être utilisé comme moyen de s'affranchir de ses obligations au regard du droit communautaire. Le fait que des indemnisations aient été accordées ne suffit pas à assurer la libre circulation des fruits et légumes dans la Communauté et ne constitue pas une mesure appropriée à cette fin.
S'agissant de l'argument de la partie défenderesse selon lequel le marché français des fruits et légumes aurait souffert en particulier de l'augmentation notable des importations de ces produits en provenance de l'Espagne et de leur prix souvent très compétitif, la Commission estime qu'il est sans influence sur les griefs qu'elle a invoqué à l'appui de son recours. Cet argument pourrait tout au plus expliquer les actes de violence qui ont été commis, mais en aucun cas en constituer une justification.
Finalement, se référant à la jurisprudence du Conseil d'État français qui reconnaît en matière de maintien de l'ordre public un pouvoir d'appréciation aux autorités de police leur permettant de ne pas intervenir lorsqu'elles estiment que leur intervention entraînerait un danger plus grave pour l'ordre public, la Commission souligne que cette justification pourrait uniquement intervenir de façon très ponctuelle et non pas pour des événements qui se succèdent depuis plus d'une décennie.
Selon le gouvernement espagnol, qui est intervenu à l'appui des conclusions de la Commission, l'article 30 du traité interdit entre les États membres les restrictions quantitatives à l'importation ainsi que toutes autres mesures susceptibles d'entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire, de sorte qu'un Etat membre enfreint cette disposition en ne garantissant pas sur son territoire la libre circulation des fruits et légumes en provenance d'autres Etats membres.
Le gouvernement espagnol soutient que les autorités françaises ne peuvent invoquer des situations ou pratiques d'ordre interne pour justifier le manquement allégué. Il faudrait d'ailleurs reconnaître que les mesures que la République française prétend avoir adoptées ne sont ni appropriées, ni suffisantes, ni proportionnées afin d'éviter que ne se produisent des actes entravant la libre circulation des marchandises à l'intérieur du marché commun, comme démontre le fait que dans les deux derniers mois des nombreux incidents graves se sont produits de nouveau en France, malgré le fait que les autorités espagnoles auraient prévenu leurs homologues françaises du risque d'une nouvelle campagne violente de la part de groupes organisés d'agriculteurs français.
Quant aux indemnisations qui auraient été versées par le gouvernement français, le gouvernement espagnol considère qu'elles ne constituent pas un moyen dissuasif, puisqu'elles sont accordées à charge du trésor public et non pas des responsables des infractions. D'autre part, elles couvriraient uniquement une partie du préjudice, dans la mesure ou la perte des marchés, l'effet dissuasif à l'égard des importations, et la compartimentation des marchés ne seraient pas indemnisés.
S'agissant du contexte socio-économique invoqué par la partie défenderesse, en opinion du gouvernement espagnol, il ne pourrait jamais justifier des actes de violence qui empêchent la libre circulation des marchandises. L'argument tiré notamment des difficultés expérimentées par le marché français des fraises ne serait de toute façon pas admissible pour justifier le manquement reproché par la Commission, dans la mesure où non seulement les cargaisons de fraises mais aussi d'autres fruits et légumes ont fait l'objet d'actes de violence de la part des agriculteurs français. D'autre part, ces produits étaient souvent destinés à d'autres Etats membres, comme l'Autriche, la Belgique ou le Royaume Uni.
Le gouvernement français réitère sa ferme condamnation et déplore ces actes de violence. Il soutient cependant que le recours de la Commission n'est pas fondé, puisqu'il a mis en oeuvre tous les moyens nécessaires et adéquats pour prévenir et réprimer les actions de particuliers enfreignant la libre circulation des fruits et légumes originaires d'autres États membres.
Toutefois, s'agissant du maintien de l'ordre public et compte tenu du nombre important de camions en provenance de l'Espagne, une protection individuelle systématique de chaque transporteur et de sa cargaison ne serait que difficilement envisageable, d'autant plus que les manifestants agiraient sous forme de commando. Cependant, des cellules d'information et des forces mobiles de police ont été détachées dans les départements les plus sensibles.
En contrepartie, le gouvernement français aurait fait preuve de sa bonne volonté de réparer les préjudices subis en assurant des indemnisations rapides pour les victimes sur le fondement d'une responsabilité sans faute de la puissance publique. D'autre part, le gouvernement français aurait fait appel à une solution négociée avec les autorités espagnoles et à une modification de l'actuelle structure de l'organisation commune du marché des fruits et légumes.
En ce qui concerne le contexte socio-économique de la présente affaire, le gouvernement français souligne que, depuis près de dix ans, le marché français des fraises est gravement perturbé, en raison de l'augmentation croissante des exportations espagnoles entraînant une exacerbation de la concurrence et la chute des prix. Ces pratiques concurrentielles, qui pourraient être comparées à des pratiques de dumping, menées par les agriculteurs espagnols expliqueraient, mais ne justifieraient pas, la situation actuelle.
Finalement, le gouvernement français souligne que, selon la jurisprudence de la Cour, les États membres ne sont pas responsables des actes commis par des particuliers. La seule exception à ce principe serait le non respect de l'obligation de vigilance et diligence qui incombe aux États. Dans ce cas, deux hypothèses pourraient intervenir: soit le manque de moyens de l'Etat concerné soit une attitude délibérée. Comme en l'espèce il faut exclure d'emblée cette deuxième hypothèse, la Cour serait amenée à évaluer l'adéquation entre les moyens mis en oeuvre et les résultats obtenus, analyse qui, s'agissant de la notion d'ordre public, releverait plutôt de l'ordre juridique interne.
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