Dans la première affaire, un ressortissant luxembourgeois, M. Decker, a acheté en Belgique une paire de lunettes qui lui avaient été prescrites au grand-duché de Luxembourg, sans avoir préalablement demandé et obtenu l'autorisation de la part de l'organisme de sécurité sociale compétent. L'organisme de sécurité sociale a refusé d'effectuer le remboursement de ces lunettes.
Dans la seconde affaire, un ressortissant luxembourgeois, M. Kohll, a demandé que lui soit accordée l'autorisation aux fins du remboursement de traitements orthodontiques pour sa fille mineure, à dispenser à l'étranger. L'organisme de sécurité sociale a refusé de lui accorder cette autorisation.
La réglementation luxembourgeoise des assurances sociales prévoit que (sauf urgence, en cas d'accident ou de maladie survenu à l'étranger) les assurés ne peuvent se faire soigner et obtenir le remboursement des soins de santé dispensés à l'étranger qu'après autorisation préalable de l'organisme de sécurité sociale compétent. Cette autorisation n'est donnée qu'à la suite d'un contrôle médical et sur présentation d'une demande écrite émanant d'un médecin luxembourgeois, qui précise le médecin ou le centre hospitalier conseillés en exposant les faits qui rendent impossible le traitement en question au Luxembourg. Les traitements autorisés sont pris en charge selon les tarifs de l'État où le traitement est dispensé.
Le règlement (CEE) n· 1408/71, relatif à l'application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l'intérieur de la Communauté prévoit en substance, de même que la législation luxembourgeoise, que le remboursement est subordonné à la condition que l'assuré ait reçu une autorisation préalable de la part de l'organisme de sécurité sociale compétent.
La réglementation luxembourgeoise est contestée sous deux angles: dans l'affaire Decker, le Conseil arbitral des assurances sociales demande à la Cour de justice d'établir si cette réglementation est conforme au principe de la libre circulation des marchandises, notamment des produits et accessoires médicaux (articles 30 et 36 du traité CE). Dans l'affaire Kohll, la Cour de cassation luxembourgeoise demande à la Cour de justice d'établir si la réglementation en question est conforme au principe de la libre prestation des services médicaux (articles 59 et 60 du traité CE).
L'avocat général est chargé d'assister la Cour en lui présentant des conclusions motivées sur l'affaire examinée, conclusions aux termes desquelles il soumet à la Cour une proposition de réponse aux questions dont elle a été saisie par les deux juridictions luxembourgeoises. Il agit en toute impartialité et en toute indépendance; ses conclusions ne lient pas la Cour.
Au niveau communautaire, la matière de la sécurité sociale n'a pas encore été harmonisée: les États membres déterminent les conditions d'affiliation au régime de sécurité sociale et les conditions qui donnent droit aux prestations. Toutefois, les États membres sont tenus de respecter le droit communautaire même dans l'exercice de la compétence qui leur est réservée en matière de sécurité sociale et ils ne sauraient violer le principe fondamental de la libre circulation (des personnes et des marchandises) du seul fait que ces libertés se heurtent à une mesure nationale qui concerne le secteur de la sécurité sociale: en conséquence, les dispositions du traité s'appliquent.
Cela vaut également au regard du règlement n· 1408/71 - qui régit la matière dans le même sens que les dispositions luxembourgeoises litigieuses - dont on ne saurait, du reste, exclure en principe l'invalidité. Le règlement s'applique non seulement aux travailleurs migrants mais, ainsi qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour, également aux travailleurs sédentaires qui se déplacent à l'intérieur de la Communauté pour des raisons autres que l'exercice d'une activité professionnelle, et donc en l'espèce à MM. Decker et Kohll. Du point de vue du type des prestations autorisées, il est incontestable que les traitements de spécialistes (tels qu'un traitement dentaire) relèvent du champ d'application du règlement. Pour ce qui est des produits médicaux, l'avocat général est d'avis que ceux-ci relèvent également de la notion de prestation telle que définie par le règlement n· 1408/71.
La loi luxembourgeoise n'édicte pas une interdiction d'importer des produits médicaux ou des lunettes ni de les acheter en dehors du territoire national. Elle crée plutôt une différence de traitement selon le lieu d'achat des produits et est de nature à dissuader le malade, qui n'a pas obtenu d'autorisation, d'effectuer l'achat de produits médicaux dans un autre État membre. Elle constitue donc une mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation de produits médicaux par des particuliers.
Du point de vue des prestations de soins dentaires, la libre prestation des services s'applique et le malade doit être regardé comme le destinataire de ces services. La disposition luxembourgeoise, en exigeant l'autorisation préalable et en refusant le remboursement aux assurés qui ne sont pas en possession d'une autorisation constitue un élément dissuasif et une restriction à la libre prestation des services, qui est fondée sur le lieu d'établissement du prestataire et se répercute négativement sur le prestataire non établi dans l'État en question. La disposition luxembourgeoise qui exige l'autorisation préalable pour le remboursement de lunettes ou pour les soins dentaires dispensés par des spécialistes est contraire aux principes de la libre circulation des marchandises et des services.
Les parties et les gouvernements qui sont intervenus ont voulu justifier les dispositions luxembourgeoises en faisant valoir indistinctement tant la protection de la santé publique, qu'une raison d'intérêt général, à savoir la sauvegarde de l'équilibre financier du système médical et hospitalier, afin que celui-ci soit accessible à tous dans une région donnée.
L'avocat général part de la prémisse que la disposition nationale en cause est indistinctement applicable, dans la mesure où elle ne prévoit pas formellement un régime distinct pour les prestataires non établis dans l'État (selon la jurisprudence de la Cour, prise dans son ensemble). Théoriquement elle est donc justifiable non seulement pour les raisons d'intérêt public telles que la protection de la santé, mais également pour des motifs d'intérêt général (objectifs de nature économique tel que l'équilibre financier du système sanitaire).
Cela ne veut cependant pas dire qu'il faille considérer que cet équilibre financier est toujours compromis même lorsque l'organisme de sécurité sociale effectue le remboursement sur la base des critères et des tarifs luxembourgeois. Par exemple, le remboursement du coût d'une paire de lunettes ou des soins dentaires n'a aucune incidence sur l'équilibre financier. Par contre, s'agissant de soins à effectuer dans le cadre d'infrastructures hospitalières, il y a lieu de considérer que celles-ci sont organisées en fonction des besoins et que les coûts du séjour et du traitement d'un malade dans un hôpital sont étroitement liés au maintien et au fonctionnement desdites infrastructures. En pareil cas, par conséquent, l'autorisation reste indispensable pour maintenir l'équilibre financier du système.
En définitive, les restrictions prévues par la réglementation luxembourgeoise ne se justifient que lorsqu'il s'agit pour l'assuré de bénéficier dans un autre État membre de soins hospitaliers ou de prestations médicales de spécialistes aux conditions et selon les tarifs de l'État dans lequel les soins ont lieu.
Cela signifie que les lunettes de M. Decker et les traitements orthodontiques pour la fille de M. Kohll, bien qu'ils aient été achetés ou effectués à l'étranger, devraient être remboursés sur la base du coût luxembourgeois et sans autorisation.
Pour toute information supplémentaire s'adresser à Mme Marie-Françoise Contet, tél. (352) 4303 2497
(1)Ce communiqué existe en italien, en allemand et en français.