Language of document : ECLI:EU:C:2000:77

ARRÊT DE LA COUR (sixième chambre)

10 février 2000 (1)

«Accord d'association CEE-Turquie - Libre circulation des travailleurs - Articles 6, paragraphe 1, et 14, paragraphe 1,

de la décision n° 1/80 du conseil d'association -

Appartenance au marché régulier de l'emploi d'un État membre -

Travailleur turc placé en détention préventive et condamné par la suite

à une peine d'emprisonnement avec sursis -

Expulsion pour des motifs de prévention générale»

Dans l'affaire C-340/97,

ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), par le Bayerisches Verwaltungsgericht Ansbach (Allemagne) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre

Ömer Nazli,

Caglar Nazli,

Melike Nazli

et

Stadt Nürnberg,

une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation des articles 6, paragraphe 1, et 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association, adoptée par le conseil d'association institué par l'accord d'association entre la Communauté économique européenne et la Turquie,

LA COUR (sixième chambre),

composée de MM. R. Schintgen (rapporteur), président de la deuxième chambre, faisant fonction de président de la sixième chambre, P. J. G. Kapteyn et G. Hirsch, juges,

avocat général: M. J. Mischo,


greffier: M. H. A. Rühl, administrateur principal,

considérant les observations écrites présentées:

-    pour les consorts Nazli, par Me K.-H. Becker, avocat à Nuremberg,

-    pour la Stadt Nürnberg, par M. R. Porzel, Rechtsdirektor au Rechtsamt der Stadt Nürnberg, en qualité d'agent,

-    pour le gouvernement allemand, par M. E. Röder, Ministerialrat au ministère fédéral de l'Économie, en qualité d'agent,

-    pour le gouvernement français, par Mmes K. Rispal-Bellanger, sous-directeur à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, et A. de Bourgoing, chargé de mission à la même direction, en qualité d'agents,

-    pour la Commission des Communautés européennes, par MM. P. Hillenkamp et P. J. Kuijper, conseillers juridiques, en qualité d'agents,

vu le rapport d'audience,

ayant entendu les observations orales des consorts Nazli, représentés par Mes K.-H. Becker et G. Glupe, avocat à Nuremberg, de la Stadt Nürnberg, représentéepar M. R. Porzel, du gouvernement allemand, représenté par M. W.-D. Plessing, Ministerialrat au ministère fédéral des Finances, en qualité d'agent, du gouvernement français, représenté par M. A. Lercher, chargé de mission à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agent, et de la Commission, représentée par M. P. Hillenkamp, à l'audience du 10 juin 1999,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 8 juillet 1999,

rend le présent

Arrêt

1.
    Par ordonnance du 7 juillet 1997, parvenue à la Cour le 1er octobre suivant, le Bayerisches Verwaltungsgericht Ansbach a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), deux questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 6, paragraphe 1, et 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 du conseil d'association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association (ci-après la «décision n° 1/80»). Le conseil d'association a été institué par l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé, le 12 septembre 1963, à Ankara par la république de Turquie, d'une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d'autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685, ci-après l'«accord d'association»).

2.
    Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Nazli et ses deux enfants mineurs dont il a la garde, tous ressortissants turcs, à la Stadt Nürnberg au sujet d'une décision refusant d'accorder la prorogation du permis de séjour de M. Nazli en Allemagne et ordonnant l'expulsion de ce dernier du territoire de cet État membre.

La décision n° 1/80

3.
    Les articles 6 et 14 de la décision n° 1/80 figurent au chapitre II de celle-ci, intitulé «Dispositions sociales», section 1, concernant les «Questions relatives à l'emploi et à la libre circulation des travailleurs».

4.
    L'article 6, paragraphe 1, est ainsi libellé:

«Sous réserve des dispositions de l'article 7 relatif au libre accès à l'emploi des membres de sa famille, le travailleur turc, appartenant au marché régulier de l'emploi d'un État membre:

-    a droit, dans cet État membre, après un an d'emploi régulier, au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur, s'il dispose d'un emploi;

-    a le droit, dans cet État membre, après trois ans d'emploi régulier et sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté, de répondre dans la même profession auprès d'un employeur de son choix à une autre offre, faite à des conditions normales, enregistrée auprès des services de l'emploi de cet État membre;

-    bénéficie, dans cet État membre, après quatre ans d'emploi régulier, du libre accès à toute activité salariée de son choix.»

5.
    L'article 14, paragraphe 1, dispose:

«Les dispositions de la présente section sont appliquées sous réserve des limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité et de santé publiques.»

L'affaire au principal

6.
    Il ressort du dossier de l'affaire au principal que M. Nazli, né en 1956, a été autorisé à entrer en Allemagne en 1978 et que, de 1979 au 24 juin 1989, il y a exercé, de façon ininterrompue auprès du même employeur, une activité salariée couverte par un permis de travail et par un titre de séjour.

7.
    Depuis le 31 mai 1989, il est titulaire d'un permis de travail qui n'est assorti d'aucune limitation de durée ni d'aucune condition de quelque nature que ce soit.

8.
    À l'issue de sa première relation de travail en juin 1989, M. Nazli a été malade ou au chômage à plusieurs reprises, mais il a toujours retrouvé du travail auprès de différents employeurs.

9.
    En 1992, l'intéressé a été impliqué dans un trafic de stupéfiants en Allemagne.

10.
    Dans le cadre de cette infraction, il a été placé en détention préventive du 11 décembre 1992 au 21 janvier 1994.

11.
    Par jugement du 20 avril 1994, devenu définitif, le Landgericht Hamburg a condamné M. Nazli, pour complicité de trafic portant sur 1 500 g d'héroïne, à une peine d'emprisonnement d'un an et neuf mois, assortie du sursis à l'exécution pour la totalité de celle-ci.

12.
    Cette juridiction a motivé le bénéfice du sursis intégral notamment par sa conviction qu'il s'agissait d'un écart unique et que l'intéressé, qui éprouverait un repentir sincère et serait bouleversé par son action ainsi que par les conséquences de celle-ci, tirerait les enseignements nécessaires de sa condamnation et ne commettrait plus d'autreinfraction, même si la peine n'était pas exécutée. En outre, M. Nazli serait bien intégré socialement et il aurait retrouvé du travail immédiatement après sa libération. Enfin, sa participation à l'infraction n'aurait été que tout à fait secondaire.

13.
    Il est constant que M. Nazli a exercé de nouveau une activité salariée après la fin de sa détention préventive et que, depuis le 2 janvier 1995, il occupe un emploi à titre permanent en Allemagne.

14.
    Son dernier permis de séjour dans cet État membre, délivré en 1991, a expiré le 31 décembre 1994.

15.
    La demande de prorogation de ce permis, introduite par M. Nazli le 10 novembre 1994, a été rejetée par une décision du 6 octobre 1995 du service des étrangers de la Stadt Nürnberg, qui a concomitamment ordonné l'expulsion de l'intéressé. Le 21 novembre 1996, cette décision a été confirmée par les autorités compétentes saisies par ce dernier d'un recours administratif.

16.
    La décision d'expulsion de M. Nazli a été prise sur le fondement de l'article 47, deuxième alinéa, point 2, de l'Ausländergesetz (loi allemande sur les étrangers), selon lequel, par principe, un étranger est expulsé lorsqu'il commet des infractions aux dispositions du Betäubungsmittelgesetz (loi allemande sur les stupéfiants). Conformément à la «Regelausweisung» (expulsion de principe) prévue par cette disposition, les autorités compétentes ne bénéficient en la matière d'aucun pouvoir d'appréciation et sont tenues d'expulser l'étranger qui s'est rendu coupable de l'une des infractions au Betäubungsmittelgesetz visées à l'article 47, deuxième alinéa, point 2, de l'Ausländergesetz.

17.
    À la suite du rejet de son recours administratif, M. Nazli a porté le litige devant le Bayerisches Verwaltungsgericht Ansbach, qui a jugé que l'ordre d'expulsion était conforme au droit allemand.

18.
    Cette juridiction s'est toutefois interrogée sur la compatibilité de la mesure visée au point 15 du présent arrêt avec la décision n° 1/80.

19.
    D'une part, la juridiction de renvoi a constaté que M. Nazli avait acquis le bénéfice des droits prévus à l'article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de cette décision, en raison de l'exercice ininterrompu pendant près de dix années d'un emploi régulier en Allemagne.

20.
    Toutefois, même si l'intéressé n'a pas perdu ces droits du fait des interruptions ultérieures de son activité salariée dues à la maladie ou au chômage, puisqu'il a toujours retrouvé du travail auprès d'autres employeurs et qu'il est en possession d'un permis de travail d'une durée illimitée, cette juridiction se demande si M. Nazli a continué d'appartenir au marché régulier de l'emploi de l'État membre d'accueil, au sens de l'article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 pendant sa détentionpréventive de plus d'un an, d'autant plus qu'il a été définitivement condamné à une peine d'emprisonnement, même assortie du sursis, pour l'infraction qui avait justifié sa détention préventive.

21.
    D'autre part, la juridiction nationale a considéré que, compte tenu notamment du pronostic social favorable formé par le Landgericht Hamburg au sujet de M. Nazli, son expulsion ne saurait être justifiée par des raisons de prévention spéciale consistant dans le risque de récidive de l'intéressé, de sorte que cette mesure ne pourrait apparaître légale que si elle pouvait être fondée sur le seul objectif de prévention générale visant à dissuader d'autres étrangers de commettre des infractions similaires.

22.
    Or, il ne serait pas clair que l'article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 confère aux travailleurs turcs une protection contre l'expulsion dont l'étendue serait comparable à celle dont bénéficient les ressortissants des États membres, lesquels ne peuvent faire l'objet d'une mesure d'expulsion justifiée par un objectif de prévention générale.

Les questions préjudicielles

23.
    Estimant que, dans ces conditions, la solution du litige nécessitait une interprétation des articles 6, paragraphe 1, et 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, le Bayerisches Verwaltungsgericht Ansbach a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les deux questions préjudicielles suivantes:

«1)    Un travailleur turc ayant obtenu le statut juridique prévu au troisième tiret de l'article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 du conseil d'association institué par l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association, perd-il a posteriori ce statut du fait de son placement en détention préventive, motivé par les graves soupçons pesant sur lui au sujet de la commission d'un délit, et de sa condamnation subséquente et définitive, motivée par le délit à l'origine de la détention préventive, à une peine privative de liberté dont l'exécution a été assortie du sursis?

2)    En cas de réponse négative à la première question:

    L'expulsion d'un tel travailleur turc, qui n'est motivée que par des raisons de prévention générale, c'est-à-dire à seule fin de dissuader d'autres étrangers, est-elle compatible avec l'article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80?»

Sur la première question

24.
    À titre liminaire, il y a lieu de relever que cette question vise la situation d'un travailleur turc qui, en raison de l'exercice pendant près de dix années sans interruption d'un emploi régulier dans un État membre, bénéficie, conformément à l'article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision n° 1/80, du «libre accès à toute activité salariée de son choix» dans cet État membre.

25.
    Compte tenu des faits du litige au principal, il importe dès lors de déterminer si M. Nazli a perdu rétroactivement ce droit conféré par la décision n° 1/80 en raison du fait que, à la suite de cette période d'activité régulière, il a été placé en détention préventive pendant plus d'une année dans le cadre d'une infraction qu'il avait commise et pour laquelle il a ultérieurement été condamné définitivement à une peine privative de liberté dont l'exécution a cependant été assortie du sursis portant sur l'intégralité de celle-ci.

26.
    Il ressort de l'ordonnance de renvoi que la juridiction nationale s'interroge sur le point de savoir si, pendant sa détention préventive, M. Nazli a continué d'appartenir au marché régulier de l'emploi de l'État membre d'accueil, au sens de l'article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, nonobstant le fait qu'il n'a pas exercé d'activité professionnelle et n'était pas disponible sur ce marché pendant la durée de ladite détention. Selon la juridiction de renvoi, ses doutes à cet égard sont renforcés par la circonstance que l'intéressé a effectivement fait l'objet d'une condamnation pour l'infraction à l'origine de la détention préventive.

27.
    En premier lieu, il ressort du libellé même de l'article 6, paragraphe 1, que, contrairement aux deux premiers tirets qui se bornent à prévoir les modalités selon lesquelles le ressortissant turc, entré légalement sur le territoire d'un État membre et qui y a été autorisé à occuper un emploi, peut exercer ses activités dans l'État membre d'accueil, en continuant à travailler auprès du même employeur à l'issue de la première année d'emploi régulier (premier tiret) ou en répondant, après trois ans d'emploi régulier et sous réserve du traitement prioritaire des travailleurs ressortissants des États membres, à une offre d'emploi faite par un autre employeur dans la même profession (deuxième tiret), le troisième tiret accorde au travailleur turc non seulement le droit de répondre à une offre préexistante, mais également le droit inconditionnel de rechercher et d'accéder à n'importe quelle activité salariée librement choisie par l'intéressé (voir arrêt du 23 janvier 1997, Tetik, C-171/95, Rec. p. I-329, point 26).

28.
    À cet égard, il importe de relever que, à partir du moment où le ressortissant turc visé à l'article 6, paragraphe 1, bénéficie dans l'État membre d'accueil, après quatre années d'emploi régulier, du droit de libre accès à toute activité salariée de son choix conformément au troisième tiret de cette disposition, non seulement l'effet direct attaché à celle-ci a pour conséquence que l'intéressé tire un droit individuel en matière d'emploi directement de la décision n° 1/80, mais, en outre, l'effet utile de ce droit implique nécessairement l'existence d'un droit corrélatif de séjour également fondé sur le droit communautaire (voir arrêts du 20 septembre 1990, Sevince, C-192/89, Rec. p. I-3461, points 29 et 31; du 16 décembre 1992, Kus, C-237/91, Rec. p. I-6781, point 33, et Tetik, précité, points 26, 30 et 31).

29.
    Il est vrai que, en l'état actuel du droit communautaire, la décision n° 1/80 n'affecte en rien la compétence des États membres de refuser à un ressortissant turc le droit d'entrer sur leur territoire et d'y occuper un premier emploi salarié, de même qu'elle ne s'oppose pas, en principe, à ce que ces États réglementent les conditions de sonemploi jusqu'au terme d'un an prévu à l'article 6, paragraphe 1, premier tiret, de cette décision.

30.
    Toutefois, il est de jurisprudence constante que l'article 6, paragraphe 1, ne saurait être interprété de manière à permettre à un État membre de modifier unilatéralement la portée du système d'intégration progressive des ressortissants turcs au marché de l'emploi de l'État membre d'accueil (voir, en dernier lieu, arrêt du 26 novembre 1998, Birden, C-1/97, Rec. p. I-7747, point 37), de sorte que cet État ne dispose plus de la faculté d'adopter des mesures relatives au séjour de nature à entraver l'exercice des droits expressément conférés par la décision n° 1/80 à l'intéressé qui en remplit les conditions et, de ce fait, est donc déjà régulièrement intégré à l'État membre d'accueil.

31.
    En deuxième lieu, il convient de constater, au regard des considérations de la juridiction de renvoi, qu'il ressort de la jurisprudence que le concept de «marché régulier de l'emploi», visé par l'article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, doit être considéré comme désignant l'ensemble des travailleurs qui se sont conformés aux prescriptions légales et réglementaires de l'État membre d'accueil et ont ainsi le droit d'exercer une activité professionnelle sur son territoire (arrêt Birden, précité, point 51).

32.
    Le bénéfice des droits inscrits aux trois tirets de l'article 6, paragraphe 1, n'est dès lors subordonné qu'à la condition que le travailleur ait respecté la législation de l'État membre d'accueil régissant l'entrée sur son territoire et l'exercice d'un emploi.

33.
    Or, il n'est pas douteux qu'un travailleur turc tel que M. Nazli satisfait à ces exigences, dès lors qu'il est constant qu'il est entré légalement sur le territoire de l'État membre concerné et y a occupé un emploi régulier et ininterrompu pendant plus de quatre années.

34.
    Ces conditions étant remplies, le bénéfice des droits directement conférés par ladite disposition de la décision n° 1/80 ne saurait dépendre d'autres exigences.

35.
    En troisième lieu, afin de ne pas vider de sa substance le droit du travailleur turc au libre accès à toute activité salariée de son choix au sens de l'article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision n° 1/80, ladite disposition doit être interprétée en ce sens qu'elle ne vise pas le seul exercice d'un emploi, mais confère au travailleur turc déjà régulièrement intégré au marché du travail de l'État membre d'accueil un droit inconditionnel à l'emploi qui implique celui de cesser d'exercer une activité professionnelle pour en rechercher une autre que l'intéressé peut librement choisir.

36.
    Aussi, il ressort de la jurisprudence que toute absence du travailleur turc du marché de l'emploi d'un État membre n'entraîne pas automatiquement la perte des droits acquis en vertu de l'article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80.

37.
    Certes, un ressortissant turc n'a pas le droit de demeurer sur le territoire de l'État membre d'accueil lorsqu'il a atteint l'âge de la retraite ou qu'il a subi un accident de travail ayant entraîné son inaptitude totale et permanente à exercer une activité salariéeultérieure. Dans de tels cas, l'intéressé doit être considéré comme ayant définitivement quitté le marché du travail de cet État membre, de sorte que le droit de séjour qu'il revendique ne présente aucun lien avec une activité salariée, même future (voir arrêt du 6 juin 1995, Bozkurt, C-434/93, Rec. p. I-1475, points 39 et 40).

38.
    La Cour a toutefois jugé que l'article 6 de la décision n° 1/80 concerne non seulement la situation d'un travailleur turc en activité, mais également celle où il se trouve en incapacité de travail, à condition que celle-ci ne soit que provisoire, c'est-à-dire qu'elle n'affecte pas l'aptitude de l'intéressé à continuer à exercer son droit à l'emploi conféré par ladite décision, fût-ce après une interruption temporaire de sa relation de travail (voir arrêt Bozkurt, précité, points 38 et 39).

39.
    Il s'ensuit que, si le droit de séjour en tant que corollaire du droit d'accéder au marché du travail et d'exercer effectivement un emploi n'est ainsi pas sans limites, seule l'inactivité définitive du travailleur conduit nécessairement à la perte des droits accordés par l'article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80.

40.
    En particulier, s'il est vrai que la constitution des droits prévus aux trois tirets de l'article 6, paragraphe 1, présuppose en principe l'exercice d'un emploi régulier ininterrompu pendant respectivement un, trois ou quatre ans, le troisième tiret de cette disposition implique le droit pour le travailleur concerné, qui est déjà régulièrement intégré au marché de l'emploi de l'État d'accueil, d'interrompre temporairement sa relation de travail. Un tel travailleur continue ainsi d'appartenir au marché régulier de l'emploi de cet État, à condition qu'il retrouve effectivement un autre emploi dans un délai raisonnable, et y bénéficie dès lors d'un droit de séjour pendant cette période.

41.
    Il résulte des considérations qui précèdent que l'interruption temporaire de la période d'activité d'un travailleur turc tel que M. Nazli pendant sa mise en détention préventive n'est pas en tant que telle de nature à lui faire perdre le bénéfice des droits qu'il tire directement de l'article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision n° 1/80, à condition qu'il retrouve un emploi dans un délai raisonnable après sa libération.

42.
    En effet, l'absence provisoire qui résulte d'une telle détention ne remet aucunement en cause la participation ultérieure de l'intéressé à la vie active, ainsi que le démontre au demeurant l'affaire au principal, dont il ressort que M. Nazli a recherché un travail et a effectivement retrouvé un emploi stable après sa libération.

43.
    Dans ces conditions, les autorités de l'État membre d'accueil ne sauraient priver de son droit de séjour un travailleur turc tel que M. Nazli, après l'exercice ininterrompu d'un emploi régulier durant plus de quatre années, au motif que, pendant son placement en détention préventive, il ne remplirait plus la condition d'appartenance au marché régulier de l'emploi dudit État membre.

44.
    En effet, hormis les cas où l'intéressé a définitivement cessé d'appartenir au marché régulier de l'emploi de l'État membre d'accueil ou a excédé le délai raisonnable pours'engager dans une nouvelle relation de travail après une période d'inactivité temporaire, les autorités nationales ne peuvent, le cas échéant, limiter les droits que la décision n° 1/80 confère directement aux travailleurs turcs déjà régulièrement intégrés dans l'État membre d'accueil que sur le fondement de l'article 14, paragraphe 1, de cette décision, dont l'interprétation fait l'objet de la seconde question préjudicielle.

45.
    Enfin, la circonstance que l'intéressé a par la suite été condamné définitivement pour les faits qui sont à l'origine de sa détention préventive ne saurait affecter l'interprétation qui précède, selon laquelle un travailleur turc tel que M. Nazli n'a pas quitté définitivement le marché régulier de l'emploi de l'État membre d'accueil pendant les treize mois qu'il a passés en détention préventive et le défaut d'exercice d'une activité salariée pendant cette période n'est pas de nature à lui faire perdre le bénéfice des droits en matière d'emploi et de séjour qu'il tire directement de l'article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision n° 1/80 aux fins de continuer à exercer son droit de libre accès à toute activité salariée de son choix conformément à cette disposition.

46.
    À cet égard, il suffit de constater que l'intégralité de la peine d'emprisonnement infligée à M. Nazli par la juridiction pénale a été assortie du sursis par cette dernière.

47.
    Or, une telle condamnation pénale n'entraîne aucune absence de l'intéressé, même à titre provisoire, du marché de l'emploi de l'État membre d'accueil.

48.
    De surcroît, ainsi que le gouvernement français et la Commission l'ont fait valoir à juste titre et ainsi que M. l'avocat général l'a relevé au point 49 de ses conclusions, l'objectif même du sursis est la réintégration sociale du condamné, notamment par l'exercice d'une profession. Il serait dès lors contradictoire de considérer que la condamnation d'un travailleur turc à une peine privative de liberté assortie du sursis portant sur l'intégralité de celle-ci soit de nature à écarter l'intéressé du marché du travail de l'État membre d'accueil.

49.
    Au vu de l'ensemble des développements qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question qu'un ressortissant turc, qui a exercé, pendant une période ininterrompue de plus de quatre années, un emploi régulier dans un État membre, mais qui a par la suite été placé pendant plus d'une année en détention préventive dans le cadre d'une infraction pour laquelle il a ultérieurement été condamné définitivement à une peine privative de liberté dont l'exécution a été assortie du sursis portant sur l'intégralité de celle-ci, n'a pas cessé, en raison du défaut d'exercice d'un emploi durant sa détention préventive, d'appartenir au marché régulier de l'emploi de l'État membre d'accueil, lorsqu'il retrouve un emploi dans un délai raisonnable après sa libération, et peut y prétendre à la prorogation de son permis de séjour aux fins de continuer à exercer son droit de libre accès à toute activité salariée de son choix au titre de l'article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision n° 1/80.

Sur la seconde question

50.
    En vue de répondre à cette question, il convient de rappeler, à titre liminaire, que, aux termes de l'article 12 de l'accord d'association, «Les Parties contractantes conviennent de s'inspirer des articles 48, 49 et 50 du traité instituant la Communauté pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles».

51.
    Le protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970, annexé à l'accord d'association et conclu par le règlement (CEE) n° 2760/72 du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO L 293, p. 1), fixe, en son article 36, les délais de la réalisation graduelle de la libre circulation des travailleurs entre les États membres de la Communauté et la Turquie et stipule que «Le Conseil d'association décidera des modalités nécessaires à cet effet».

52.
    C'est sur le fondement des articles 12 de l'accord d'association et 36 dudit protocole additionnel que le conseil d'association, institué par ledit accord pour assurer l'application et le développement progressif du régime d'association, a d'abord adopté, le 20 décembre 1976, la décision n° 2/76 qui se présente, selon son article 1er, comme une première étape dans la réalisation de la libre circulation des travailleurs entre la Communauté et la Turquie.

53.
    La décision n° 1/80 vise, selon son troisième considérant, à améliorer, dans le domaine social, le régime dont bénéficient les travailleurs et les membres de leur famille par rapport au régime institué par la décision n° 2/76.

54.
    Les dispositions du chapitre II, section 1, de la décision n° 1/80 constituent ainsi une étape supplémentaire vers la réalisation de la libre circulation des travailleurs, s'inspirant des articles 48, 49 du traité CE (devenus, après modification, articles 39 CE et 40 CE) et 50 du traité CE (devenu article 41 CE) (arrêts précités Bozkurt, points 14 et 19, et Tetik, point 20, et arrêt du 19 novembre 1998, Akman, C-210/97, Rec. p. I-7519, point 20).

55.
    Il importe de relever dans ce contexte qu'une jurisprudence constante a inféré du libellé desdits articles 12 de l'accord d'association et 36 du protocole additionnel, ainsi que de l'objectif de la décision n° 1/80, que les principes admis dans le cadre des articles 48, 49 et 50 du traité doivent être transposés, dans la mesure du possible, aux ressortissants turcs bénéficiant des droits reconnus par la décision n° 1/80 (voir, en ce sens, arrêts précités Bozkurt, points 14, 19 et 20, Tetik, points 20 et 28, et Birden, point 23, ainsi que les arrêts du 30 septembre 1997, Günaydin, C-36/96, Rec. p. I-5143, point 21, et Ertanir, C-98/96, Rec. p. I-5179, point 21).

56.
    Il en résulte que, s'agissant de la détermination de la portée de l'exception d'ordre public prévue à l'article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, il convient de se référer à l'interprétation donnée de la même exception en matière de libre circulation des travailleurs ressortissants des États membres de la Communauté. Une telle interprétation est d'autant plus justifiée que ladite disposition est rédigée en des termes quasi identiques à ceux de l'article 48, paragraphe 3, du traité.

57.
    Or, dans le cadre du droit communautaire et, en particulier, de cette disposition du traité, il est de jurisprudence constante que la notion d'ordre public suppose l'existence, en dehors du trouble pour l'ordre social que constitue toute infraction à la loi, d'une menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société (voir, par exemple, arrêt du 27 octobre 1977, Bouchereau, 30/77, Rec. p. 1999, point 35).

58.
    S'il est vrai qu'un État membre peut considérer que l'usage de stupéfiants constitue un danger pour la société de nature à justifier des mesures spéciales à l'encontre des étrangers qui enfreignent la législation sur les stupéfiants, afin de préserver l'ordre public, l'exception d'ordre public, comme toutes les dérogations à un principe fondamental du traité, doit cependant être interprétée de manière restrictive, de sorte que l'existence d'une condamnation pénale ne peut justifier une expulsion que dans la mesure où les circonstances qui ont donné lieu à cette condamnation font apparaître l'existence d'un comportement personnel constituant une menace actuelle pour l'ordre public (voir, en dernier lieu, arrêt du 19 janvier 1999, Calfa, C-348/96, Rec. p. I-11, points 22 à 24).

59.
    La Cour en a conclu que le droit communautaire s'oppose à l'expulsion d'un ressortissant d'un État membre fondée sur des motifs de prévention générale, à savoir qui a été décidée dans un but de dissuasion à l'égard d'autres étrangers (voir, notamment, arrêt du 26 février 1975, Bonsignore, 67/74, Rec. p. 297, point 7), en particulier lorsque cette mesure a été prononcée d'une manière automatique à la suite d'une condamnation pénale, sans tenir compte du comportement personnel de l'auteur de l'infraction ni du danger qu'il représente pour l'ordre public (arrêt Calfa, précité, point 27).

60.
    Ainsi qu'il a déjà été rappelé au point 56 du présent arrêt, l'article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 impose aux autorités nationales compétentes des limites analogues à celles qui s'appliquent à une telle mesure frappant un ressortissant d'un État membre.

61.
    Dès lors, un ressortissant turc ne saurait être privé des droits qu'il tire directement de la décision n° 1/80 par la voie d'une expulsion que si cette mesure est justifiée par la circonstance que le comportement personnel de l'intéressé révèle un risque concret de nouvelles perturbations graves de l'ordre public.

62.
    Or, dans l'affaire au principal, il ressort clairement tant des motifs de l'ordonnance de renvoi que du libellé même de la seconde question préjudicielle que, selon la juridiction nationale, la seule raison susceptible de justifier la mesure d'expulsion prise à l'encontre de M. Nazli est un but de prévention générale uniquement destiné à dissuader d'autres étrangers.

63.
    Par conséquent, au vu des principes consacrés dans le cadre de la libre circulation des travailleurs ressortissants d'un État membre et applicables par analogie aux travailleurs turcs bénéficiant des droits reconnus par la décision n° 1/80, une mesure d'expulsionde principe ordonnée à la suite d'une condamnation pénale pour une infraction spécifique et dans un but de prévention générale doit être considérée comme incompatible avec l'article 14, paragraphe 1, de ladite décision.

64.
    Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la seconde question que l'article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à l'expulsion d'un ressortissant turc bénéficiant d'un droit directement conféré par ladite décision, lorsque cette mesure est ordonnée à la suite d'une condamnation pénale et dans un but de dissuasion à l'égard d'autres étrangers, sans que le comportement personnel de l'intéressé donne concrètement lieu à penser qu'il commettra d'autres infractions graves de nature à troubler l'ordre public dans l'État membre d'accueil.

Sur les dépens

65.
    Les frais exposés par les gouvernements allemand et français, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

statuant sur les questions à elle soumises par le Bayerisches Verwaltungsgericht Ansbach, par ordonnance du 7 juillet 1997, dit pour droit:

1)    Un ressortissant turc, qui a exercé, pendant une période ininterrompue de plus de quatre années, un emploi régulier dans un État membre, mais qui a par la suite été placé pendant plus d'une année en détention préventive dans le cadre d'une infraction pour laquelle il a ultérieurement été condamné définitivement à une peine privative de liberté dont l'exécution a été assortie du sursis portant sur l'intégralité de celle-ci, n'a pas cessé, en raison du défaut d'exercice d'un emploi durant sa détention préventive, d'appartenir au marché régulier de l'emploi de l'État membre d'accueil , lorsqu'il retrouve un emploi dans un délai raisonnable après sa libération, et peut y prétendre à la prorogation de son permis de séjour aux fins de continuer à exercer son droit de libre accès à toute activité salariée de son choix au titre de l'article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision n° 1/80, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association, adoptée par le conseil d'association institué par l'accord d'association entre la Communauté économique européenne et la Turquie.

2)    L'article 14, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à l'expulsion d'un ressortissant turc bénéficiant d'un droit directement conféré par ladite décision, lorsque cette mesure est ordonnée à la suite d'une condamnation pénale et dans un but de dissuasion à l'égard d'autres étrangers, sans que le comportement personnel de l'intéressé donne concrètement lieu à penser qu'il commettra d'autres infractions graves de nature à troubler l'ordre public dans l'État membre d'accueil.

Schintgen Kapteyn
Hirsch

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 10 février 2000.

Le greffier

Le président de la sixième chambre

R. Grass

J. C. Moitinho de Almeida


1: Langue de procédure: l'allemand.