Language of document : ECLI:EU:T:2015:241

CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME JULIANE KOKOTT

présentées le 25 avril 2024 (1)

Affaire C741/22

Casino de Spa SA e. a.

contre

État belge (SPF Finances),

en présence de :

État belge (SPF Justice),

La Chambre des représentants

(demande de décision préjudicielle formée par le tribunal de première instance de Liège)

« Demande de décision préjudicielle – Législation fiscale – Taxe sur la valeur ajoutée – Directive 2006/112/CE – Article 135, paragraphe 1, sous i) – Exonération des jeux de hasard ou d’argent – Effet direct de la disposition d’exonération fiscale – Différenciation entre jeux de hasard en ligne et jeux de hasard physiques – Distinction entre les différents types de jeux de hasard ou d’argent en ligne (loteries et autres jeux en ligne) – Irrecevabilité de questions préjudicielles – Maintien des effets d’une législation pour une période limitée dans le temps sans demande préalable de décision préjudicielle – Exonération de la TVA en tant qu’aide »






I.      Introduction

« Au jeu, beaucoup doivent perdre pour permettre à une poignée de gagner ». (George Bernard Shaw, dramaturge et homme politique irlando-britannique, 1856‑1950).

1.        Bien que ces risques et d’autres risques liés aux jeux de hasard soient généralement connus, l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la « directive TVA ») (2) prévoit depuis toujours une exonération fiscale pour les paris, loteries et autres jeux de hasard ou d’argent. L’Union semble, à première vue, vouloir promouvoir les jeux de hasard dans le régime de la TVA. Toutefois, cette exonération ne s’applique que « sous réserve de conditions et limites déterminées par chaque État membre ».

2.        Depuis le 1er juillet 2016, le royaume de Belgique a choisi de ne plus exonérer de la TVA les jeux d’argent ou de hasard en ligne qui ne sont pas des loteries. Les autres jeux de hasard (y compris les loteries) demeurent, en revanche, exonérés de la TVA. Des fournisseurs de jeux de hasard en ligne en Belgique considèrent dans la présente affaire et dans l’affaire similaire Chaudfontaine Loisirs SA (C‑73/23) (3) que cette exonération sélective méconnaît le principe de neutralité. Certains soutiennent également que l’exonération des autres opérateurs de jeux de hasard constitue une aide illicite. En définitive, ils estiment pouvoir tirer directement du droit de l’Union l’exonération de la TVA pour les jeux de hasard en ligne. Tel ne peut être le cas que si la directive TVA est directement applicable à cet égard, c’est-à-dire si cette exonération découle déjà de celle-ci.

3.        Même si, par le passé, la Cour a examiné à plusieurs reprises la disparité des régimes de TVA appliqués aux différents types de jeux de hasard (4), la jurisprudence récente conduit à approfondir la réflexion sur la vocation de l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA à recevoir une application directe dans un tel cas de figure (exonération sélective de certains types de jeux de hasard). Dans le même temps, la Cour a ainsi l’occasion de préciser si et dans quelle mesure le principe de neutralité s’oppose à une exonération sélective de certains types de jeux de hasard.

II.    La cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

4.        L’article 107, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après le « TFUE ») dispose :

« 1. Sauf dérogations prévues par les traités, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ».

5.        L’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA régit l’exonération des jeux de hasard et se lit comme suit :

« 1. Les États membres exonèrent les opérations suivantes :

i) les paris, loteries et autres jeux de hasard ou d’argent, sous réserve des conditions et limites déterminées par chaque État membre ; »

B.      Le droit belge

6.        L’article 8 de la loi spéciale sur la Cour constitutionnelle du 6 janvier 1989 dispose :

« Si le recours est fondé, la Cour constitutionnelle annule, en tout ou en partie, la loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 de la Constitution qui fait l’objet du recours. …

Si la Cour l’estime nécessaire, elle indique, par voie de disposition générale, ceux des effets des dispositions annulées qui doivent être considérés comme définitifs ou maintenus provisoirement pour le délai qu’elle détermine. »

7.        L’article 9 de la loi spéciale prévoit :

« 1er. Les arrêts d’annulation rendus par la Cour constitutionnelle ont l’autorité absolue de la chose jugée à partir de leur publication au Moniteur belge.

§ 2. Les arrêts rendus par la Cour constitutionnelle portant rejet des recours en annulation sont obligatoires pour les juridictions en ce qui concerne les questions de droit tranchées par ces arrêts. »

8.        L’article 44, paragraphe 3, 13°, du code de la taxe sur la valeur ajoutée (tel qu’il a été en vigueur du 1er juillet 2016 au 21 mai 2018) se lit comme suit :

« Sont encore exemptés de la taxe : …

13°

a)      les loteries ;

b)      les autres jeux de hasard ou d’argent, à l’exception de ceux fournis par voie électronique tels que visés à l’article 18, paragraphe 1er, alinéa 2, 16°; … »

III. Les faits et la procédure préjudicielle

9.        27 sociétés de droit belge, dont Casino de Spa SA, qui constituent ensemble l’« unité TVA » GAMING ARDENT (ci-après la « demanderesse ») et qui sont ainsi considérées comme une assujettie unique aux fins de la TVA, exploitent des jeux en ligne.

10.      À l’origine, les opérations relatives aux jeux de hasard en ligne étaient exonérées de TVA en Belgique. Cette exonération a été supprimée par les articles 29 à 34 de la loi du 1er juillet 2016. Ces opérations sont devenues de ce fait imposables, tandis que les jeux de hasard ou d’argent « classiques » ainsi que toutes les loteries (tant en ligne que « physiques ») sont restées exonérées.

11.      La Cour constitutionnelle de Belgique a annulé cette loi par un arrêt du 22 mars 2018, en la jugeant contraire aux règles de répartition des compétences entre l’État fédéral belge et les Régions (article 177 de la Constitution belge). Elle a toutefois déterminé que les taxes déjà acquittées pour la période du 1er juillet 2016 au 21 mai 2018 restaient néanmoins acquises compte tenu des difficultés budgétaires et administratives qu’entraînerait leur restitution.

12.      La demanderesse a néanmoins sollicité le remboursement d’un montant de 15 581 402,06 euros qu’elle avait versé au titre de la TVA sur les jeux en ligne réalisés du 1er juillet 2016 au 21 mai 2018, après déduction de la taxe en amont correspondante.

13.      Dans un procès-verbal du 5 décembre 2019, l’Administration a rejeté cette demande au motif que les conditions d’exercice d’une action en restitution n’étaient pas remplies. La demanderesse a alors saisi le juge de renvoi.

14.      La demanderesse considère que le maintien des effets de la loi annulée est contraire au principe de neutralité de la TVA, dès lors que les autres jeux de hasard et d’argent sont exonérés, ainsi qu’à d’autres règles du droit de l’Union, dont l’interdiction des aides d’État. À titre subsidiaire, elle met en cause la responsabilité de l’État belge en raison d’une faute de la Cour constitutionnelle en ce que le maintien des effets, limités dans le temps, des dispositions annulées enfreint l’article 1er du 1er Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales garantissant le droit de propriété. L’État belge estime en revanche que la demande n’est pas fondée et qu’il ne peut pas être condamné à restituer la TVA.

15.      Le tribunal de première instance de Liège, compétent pour connaître de la demande, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour, par la voie d’une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, les six questions préjudicielles suivantes :

1)      L’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive 2006/112 du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, et le principe de neutralité doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce qu’un État membre traite différemment, à supposer qu’il s’agisse de prestations de services semblables, les loteries en ligne proposées par la Loterie nationale, établissement public, qui sont exemptées de la taxe sur la valeur ajoutée et les autres jeux de hasard en ligne proposés par des opérateurs privés qui sont soumis à la taxe sur la valeur ajoutée ?

2)      Dans le cadre de la réponse à la question précédente, afin de déterminer s’il est question de deux catégories semblables qui se trouvent en concurrence les unes avec les autres et qui appellent le même traitement au regard de la taxe sur la valeur ajoutée ou s’il est question de catégories distinctes autorisant un traitement différencié, le juge national doit-il avoir égard uniquement au fait que les deux formes de jeux sont ou non en concurrence entre elles du point de vue du consommateur moyen, en ce sens que des prestations de services sont semblables lorsqu’elles présentent des propriétés analogues et répondent aux mêmes besoins auprès du consommateur, en fonction d’un critère de comparabilité dans l’utilisation, et lorsque les différences existantes n’influent pas de manière considérable sur la décision du consommateur moyen de recourir à l’une ou à l’autre prestations de services (critère de substitution) ou doit-il avoir égard à d’autres critères tels que l’existence d’un pouvoir discrétionnaire dans le chef de l’État membre d’exonérer certaines catégories de jeux et d’en soumettre d’autres à la TVA, l’appartenance des loteries à une catégorie de jeux distincte visée par l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA, les cadres légaux différents qui s’appliquent à la Loterie Nationale et aux autres jeux de hasard, les autorités de contrôles différentes ou des objectifs sociétaux et de protection des joueurs poursuivis par la législation applicable à la Loterie nationale ?

3)      Le principe de coopération loyale énoncé à l’article 4, paragraphe 3, du traité sur l’Union européenne, lu en combinaison avec l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, les dispositions de la directive [TVA], et, le cas échéant, le principe d’effectivité, doit-il être interprété en ce sens qu’il permet à la Cour constitutionnelle d’un État membre de maintenir – de sa propre initiative et sans renvoi préjudiciel au titre de l’article 267 TFUE –, sur la base d’une disposition de droit interne- en l’occurrence l’article 8 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle – l’effet pour le passé de dispositions nationales en matière de taxe sur la valeur ajoutée, jugées contraires à la Constitution nationale et annulées pour ce motif et dont la non‑conformité au droit de l’Union était également invoquée à l’appui du recours en annulation devant le juge national, sans toutefois que ce grief n’ait été examiné par ce dernier, en se fondant de manière générale aux « difficultés budgétaires et administratives qu’occasionnerait le remboursement des taxes déjà payées », privant ainsi totalement les assujettis soumis à la TVA du droit au remboursement de la TVA perçue en violation du droit de l’Union ?

4)       En cas de réponse négative à la question précédente, les mêmes dispositions et principes interprétés, notamment, à l’aune de l’arrêt du 10 avril 2008, Marks & Spencer, C 309/06, en vertu duquel les principes généraux du droit communautaire, y compris celui de neutralité fiscale confèrent à l’opérateur économique qui a effectué des livraisons ou prestations un droit à récupérer les montants qui lui ont été réclamés par erreur à raison de ces mêmes livraisons ou prestations (arrêt du 10 avril 2008, Marks & Spencer, C 309/06), imposent-ils à l’État membre concerné de restituer aux assujettis la TVA perçue en violation du droit de l’Union lorsque celle-ci découlerait, comme en l’espèce, ultérieurement d’un arrêt de la Cour de justice affirmant, en réponse à des questions préjudicielles, d’une part, la non‑conformité avec la directive 2006/112 du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée des dispositions nationales annulées et, d’autre part, la non‑conformité au droit de l’Union de la décision de la Cour constitutionnelle de maintenir l’effet pour le passé des dispositions dont elle prononce l’annulation ?

5)      Le traitement distinct instauré par les articles 29, 30, 31, 32, 33 et 34 de la loi-programme du 1er juillet 2016, annulés par l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 34/2018 du 22 mars 2018 mais dont les effets ont été maintenus après cette date aux taxes déjà payées pour la période du 1er juillet 2016 au 21 mai 201[8], entre les loteries, qu’elles soient terrestres ou en ligne, et les autres jeux et paris en ligne crée-t-il un avantage sélectif favorables aux opérateurs de ces loteries et donc une aide accordée par l’État belge ou au moyen de ressources de l’État belge qui fausse ou qui menace de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises, incompatible avec le marché intérieur au sens de l’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ?

6)       En cas de réponse positive à la question précédente, l’obligation faite aux États membres de veiller à la sauvegarde des droits des justiciables affectés par la mise en œuvre illégale de l’aide concernée telle qu’elle découle, notamment, de l’arrêt du 5 octobre 2006, Transalpine Ölleitung in Österreich, C‑368/04, le principe de coopération loyale et les principes généraux du droit communautaire, y compris celui de neutralité fiscale qui confèrent à l’opérateur économique qui a effectué des livraisons ou prestations un droit à récupérer les montants qui lui ont été réclamés par erreur à raison de ces mêmes livraisons ou prestations (arrêt du 10 avril 2008, Marks & Spencer, C‑309/06), permettent-il aux assujettis qui ont facturé la TVA sur base de l’aide d’État illégale de récupérer l’équivalent de la taxe versée sous forme de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi ?

16.      Dans la procédure devant la Cour, la demanderesse, le royaume de Belgique, la République fédérale d’Allemagne, la République tchèque et la Commission européenne ont présenté des observations écrites. Conformément à l’article 76, paragraphe 2, du règlement de procédure, la Cour a décidé de ne pas tenir d’audience de plaidoiries.

IV.    Analyse juridique

17.      Les six questions préjudicielles concernent essentiellement trois thèmes.

18.      La demanderesse au principal contestant que ses prestations de services soient soumises à la TVA en vertu du droit national, les première et deuxième questions portent sur le point de savoir si ces prestations de services sont exonérées de la TVA en vertu de l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA et si, par conséquent, la taxe acquittée au mépris du droit de l’Union doit être restituée à la demanderesse malgré le maintien des effets de la législation contraire. Cela suppose une exonération des jeux de hasard ou d’argent en ligne, découlant directement de la directive TVA que la demanderesse peut invoquer (sous B).

19.      Les troisième et quatrième questions portent, en revanche, sur le point de savoir si la Cour constitutionnelle de Belgique pouvait néanmoins, en l’absence de demande de décision préjudicielle préalable pour non‑conformité éventuelle au droit de l’Union, maintenir les effets de la législation nationale, de sorte que la taxe est tout de même née en vertu de la législation nationale et si cela s’oppose à un droit à la restitution de la taxe éventuellement acquittée au mépris du droit de l’Union. Cela pose d’emblée la question de la recevabilité de ces deux questions préjudicielles (sous A).

20.      En revanche, les cinquième et sixième questions portent sur la question de savoir si une disparité dans les régimes de TVA appliqués aux loteries (exonérées) et aux autres jeux en ligne et paris en ligne (assujettis à la taxe) constitue également une aide d’État interdite (sous C).

A.      Sur la recevabilité des troisième et quatrième questions préjudicielles

21.      Les troisième et quatrième questions ne sont recevables dans un renvoi préjudiciel que si leurs réponses sont nécessaires et pertinentes pour statuer dans le litige au principal.

22.      Il appartient, en principe, au seul juge national saisi du litige, d’apprécier tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. Les questions portant sur l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence (5). Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation d’une règle de l’Union sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (6).

23.      Même en appliquant la présomption susmentionnée, les troisième et quatrième questions sont en l’espèce irrecevables. Le litige au principal porte sur la restitution d’une taxe susceptible d’avoir été versée au mépris du droit de l’Union (plus précisément au mépris de directives). Bien qu’elle ait été annulée pour des raisons de droit interne, les effets de la loi nationale ont été maintenus pendant une certaine période, également pour des motifs de droit interne, par la juridiction nationale compétente à cet effet (maintien des effets dans le temps).

24.      Ce faisant, la législation nationale impose une taxe susceptible d’être contraire à la directive TVA. La question de savoir si la demanderesse reste tenue de payer la TVA déjà acquittée pour la période du 1er juillet 2016 au 21 mai 2018 résulte donc uniquement de l’interprétation de la directive TVA (et donc de la réponse aux première et deuxième questions). Les troisième et quatrième questions se réduisent ainsi à la question de savoir si, avant de maintenir la taxe de droit interne, la Cour constitutionnelle de Belgique aurait pu, voire aurait dû, saisir la Cour et si, le cas échéant, il en découle un droit à restitution. L’obligation éventuelle de la Cour constitutionnelle de saisir la Cour d’un renvoi est cependant sans incidence sur l’existence ou non d’une obligation de paiement de la demanderesse.

25.      En outre, on n’aperçoit pas en quoi la méconnaissance de l’article 267 TFUE par une juridiction, à savoir la Cour constitutionnelle, devrait avoir une incidence sur la décision d’une autre juridiction qui a posé à la Cour les questions préjudicielles décisives de droit de l’Union. Par conséquent, l’insatisfaction causée par l’absence de renvoi par la Cour constitutionnelle de Belgique et l’interprétation de l’article 267 TFUE ainsi sollicitée n’ont aucun rapport avec le litige au principal. Il s’ensuit que les troisième et quatrième questions sont irrecevables.

26.      On ajoutera enfin que la juridiction de renvoi n’indique pas à la Cour ce que la Cour constitutionnelle de Belgique peut vérifier et est habilitée à vérifier en réalité. Dans l’hypothèse où sa compétence de contrôle interne serait limitée, par exemple, au respect des règles nationales de compétence, il serait difficile d’envisager une demande de décision préjudicielle. Dès lors, la Cour ne dispose pas non plus des éléments nécessaires pour examiner une violation de l’article 267 TFUE. C’est également pour cette raison que les troisième et quatrième questions sont irrecevables.

B.      Sur l’exonération des jeux de hasard en ligne en vertu de la directive TVA (première et deuxième questions)

27.      Dans l’affaire au principal, la demanderesse conteste la taxation de ses services de jeux de hasard ou d’argent en ligne, sous l’empire de la législation nationale (maintenue). Celle-ci semble claire et ne requiert pas une interprétation conforme au droit de l’Union. Par conséquent, l’interprétation de l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA n’est pertinente pour la solution du litige que si cet article est directement applicable (sous 1). La demanderesse estime en substance que ses services devraient être traités exactement comme les autres prestations de jeux de hasard exonérées. Cette identité de traitement pourrait également résulter du principe de neutralité en matière de TVA (sous 2).

1.      Application directe de la disposition d’exonération fiscale ?

28.      En vertu d’une jurisprudence constante de la Cour, les particuliers sont fondés à invoquer les dispositions d’une directive contre un État membre devant les juridictions de celui-ci, soit lorsque cet État s’est abstenu de transposer dans les délais cette directive en droit national, soit lorsqu’il en a fait une transposition incorrecte, et que ces dispositions sont inconditionnelles et suffisamment précises (7).

29.      Une disposition du droit de l’Union est inconditionnelle lorsqu’elle énonce une obligation qui n’est assortie d’aucune condition ni subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l’intervention d’aucun acte soit des institutions de l’Union européenne, soit des États membres (8). En revanche, une disposition a un caractère conditionnel lorsqu’elle suppose l’application de dispositions de droit national traçant le contour concret des conditions d’application du droit de l’Union (9). Une disposition est suffisamment précise lorsqu’elle « énonce une obligation dans des termes non équivoques » (10).

30.      Au regard de cette jurisprudence constante, l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA n’est ni inconditionnel ni suffisamment précis. Il prévoit que les jeux de hasard ou d’argent sont exonérés « sous réserve des conditions et limites déterminées par chaque État membre ». On ne peut y apercevoir quels sont les jeux de hasard appelés à être concrètement exonérés, de sorte qu’aucune obligation n’est imposée à l’État membre dans des termes non équivoques. Au contraire, il ressort du libellé que seuls certains jeux de hasard ou d’argent peuvent être exonérés.

31.      Cette obligation n’est pas non plus inconditionnelle, puisqu’elle est soumise, dans les termes mêmes clairs de l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA, à des « conditions et limites déterminées par chaque État membre ». Il s’ensuit que l’exonération des jeux de hasard ou d’argent nécessite, pour être concrétisée ou pour avoir effet, une initiative des États membres.

32.      C’est bien pour cette raison que la Cour (11) a expressément jugé en 2010 que « [l]’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, doit être interprété en ce sens que l’exercice de la faculté dont disposent les États membres pour déterminer des conditions et limites à l’exonération de la taxe sur la valeur ajoutée prévue par cette disposition permet à ceux-ci de n’exonérer de cette taxe que certains jeux de hasard ou d’argent ». Elle a ensuite réaffirmé cette jurisprudence à deux reprises (12).

33.      Mais si, selon l’interprétation de la Cour, l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA permet aux États membres d’exonérer uniquement certains jeux de hasard ou d’argent, il reste que ce que la Cour a jugé à propos d’autres règles d’exonération vaut ici à l’identique. Dans la mesure où elles prévoient que les États membres n’étaient tenus d’exonérer que certaines prestations de services, ces dispositions (à savoir l’article 132, paragraphe 1, sous n) et m), de la directive TVA) ne sont pas directement applicables (13).

34.      En effet, l’expression « certains jeux de hasard » figurant dans l’arrêt de la Cour (14) indique que cette disposition n’impose pas aux États membres d’exonérer de manière générale tous les services qui constituent des jeux de hasard ou d’argent (15). Une interprétation de l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA selon laquelle, malgré le terme « certains », les États membres seraient obligés d’exonérer « tous » les jeux de hasard ou d’argent serait de nature à étendre le champ d’application matériel de cette exonération. Cela serait également contraire à la jurisprudence de la Cour selon laquelle les exonérations prévues par la directive TVA sont d’interprétation stricte (16).

35.      C’est précisément parce qu’il permet aux États membres de n’exonérer que « certains » (17) jeux de hasard, que l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA est dépourvu d’effet direct (18).

36.      Le seul arrêt (ancien) de la Cour qui conférait, en revanche, un effet direct à la disposition devancière de l’article 13, B, sous f), de la sixième directive 77/388, pour empêcher l’application de règles de droit interne incompatibles avec cette disposition (19), est, à mes yeux, dépassé depuis par la jurisprudence récente relative à l’effet direct des exonérations (20) et des facultés de choix en matière de TVA (21) ainsi que par l’arrêt de la Cour de 2010 (22).

37.      Cela emporte également la conviction sur le fond. En effet, l’exonération des jeux de hasard et d’argent prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA ne comporte pas de jugement de valeur particulier en droit de l’Union. Selon la Cour, cette exonération n’est motivée que par des considérations d’ordre pratique, les opérations de jeux de hasard se prêtant mal à l’application de la TVA. Contrairement à certaines prestations de services d’intérêt général fournies dans le domaine social, il n’y a pas, en l’espèce, de volonté d’accorder à ces activités un traitement plus favorable en matière de TVA (23). Il semble plus probable que cette exonération procède d’un compromis des six États membres de l’époque, qui connaissaient déjà en partie des lois spéciales sur les jeux de hasard à ce moment-là et taxaient donc un certain nombre de jeux de hasard. L’exonération sous réserve des conditions et des limites déterminées par les États membres permettait à ceux-ci de conserver leur législation sur les jeux de hasard et d’éviter une double imposition avec la TVA.

38.      En tout état de cause, on n’aperçoit aucun motif pour lequel une telle exonération devrait pouvoir produire un effet direct pour des raisons purement techniques (complexité pratique de l’imposition ou prévention d’une double imposition) dans les conditions et les limites déterminées par chaque État membre. Il n’y a donc aucun besoin d’admettre de manière particulièrement extensive un effet direct de cette exonération. Il reste donc que cette exonération de TVA n’est pas directement applicable.

39.      Toutefois, si la demanderesse ne peut en tout état de cause pas invoquer directement l’exonération prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA en l’espèce, il n’y a pas lieu non plus de répondre aux première et deuxième questions. Il incombe alors à la Commission d’ouvrir une procédure en manquement contre la Belgique si elle estime que la taxation de la demanderesse (et d’autres opérateurs de jeux en ligne) est contraire à la directive TVA. Aucune objection de cet ordre ne ressort toutefois des observations de la Commission.

2.      Méconnaissance du principe de neutralité ?

40.      Le principe de neutralité fiscale n’est d’aucun secours pour la demanderesse ici. Certes, un État membre doit également respecter le principe de neutralité fiscale dans l’exercice de ses facultés de choix ou de son pouvoir d’appréciation (24). Or, d’une part, cela ne saurait conférer d’effet direct à la disposition d’une directive insuffisamment précise et énoncée en des termes qui ne sont pas inconditionnels. D’autre part, ce principe s’oppose « uniquement » à ce que des biens ou des prestations de services semblables, qui se trouvent en concurrence les uns avec les autres, soient traités de manière différente sur le plan de la TVA (25).

41.      Des biens ou des services sont semblables lorsqu’ils présentent des propriétés analogues et répondent aux mêmes besoins auprès du consommateur, en fonction d’un critère de comparabilité dans l’utilisation. En outre, les différences existantes ne doivent pas influer de manière considérable sur la décision du consommateur moyen de recourir à l’un ou à l’autre desdits biens ou prestations de services (26) et, partant, ceux-ci doivent se trouver, du point de vue du consommateur moyen, dans un rapport de substitution (27). L’appréciation de la similitude de biens ou de services du point de vue d’un consommateur final implique, par nature, une certaine marge d’appréciation.

42.      Dans le contexte de l’adoption de mesures fiscales, la Cour reconnaît que le législateur de l’Union est appelé à procéder à des choix de nature politique, économique ainsi que sociale, et à hiérarchiser des intérêts divergents ou à effectuer des appréciations complexes. Par conséquent, il y a lieu de lui reconnaître, dans ce cadre, un large pouvoir d’appréciation, de telle sorte que le contrôle juridictionnel doit se limiter à celui de l’erreur manifeste (28). En particulier, la Cour ne saurait substituer son appréciation à celle du législateur de l’Union (29).

43.      Compte tenu de la jurisprudence récente de la Cour, il en va de même du contrôle du pouvoir d’appréciation des législateurs nationaux. Ainsi, la Cour souligne de plus en plus que l’Union est composée d’États qui respectent et partagent les valeurs mentionnées à l’article 2 TUE (30). Parmi les valeurs énoncées à l’article 2 TUE, sur lesquelles l’Union est fondée, figure en particulier le principe de démocratie. Selon cette disposition, c’est en ordre principal le législateur porteur de la légitimité démocratique qui est habilité à donner un contenu aux espaces laissés à la discrétion du législateur.

44.      Par conséquent, lorsque le droit de l’Union accorde un tel espace à un État membre, c’est prioritairement le Parlement élu de cet État membre qui est habilité à lui donner un contenu. Il s’ensuit que les autres institutions sont, en soi, limitées dans le contrôle de cet espace de décision laissé au Parlement. Elles ne sauraient substituer leur propre conception de la similitude des biens ou des services à celle de l’institution porteuse de la légitimité démocratique à cet effet. Cela vaut aussi bien pour les juridictions nationales que pour les juridictions de l’Union.

45.      À cet égard, tant la Cour qu’une juridiction d’un État membre telle la juridiction de renvoi ne peuvent constater de violation du principe de neutralité par un législateur porteur de la légitimité démocratique que si celui-ci a manifestement outrepassé les limites de son pouvoir de décision.

46.      Or, tel ne pourra être le cas que si, du point de vue du consommateur moyen, les différentes prestations ou livraisons taxées sont quasiment identiques, de sorte qu’elles pourraient facilement se substituer (31), comme le soutient également la Commission. Ce n’est qu’alors qu’il y a également entre les fournisseurs de ces services ou de ces biens une distorsion de concurrence qui n’est plus compatible avec le principe de neutralité.

47.      C’est la raison pour laquelle la Cour s’est jusqu’à présent abstenue de constater une violation du principe de neutralité lorsque, par exemple, les États membres accordent le taux réduit ou l’exonération aux seules pâtisseries et viennoiseries fraîches (mais pas à celles dépassant une certaine date de durabilité minimale (32)), aux seuls forains sur les marchés annuels mobiles (mais pas aux parcs d’attraction non stationnaires (33)), non pas à tous les médicaments (mais uniquement à certains, en fonction de leur utilisation (34)), aux seuls taxis (mais pas à tous les transports de personnes par voitures particulières (35)), ou aux seuls livres imprimés (mais pas à d’autres supports physiques (36)).

48.      Eu égard à ce pouvoir de contrôle restreint de la Cour, il n’y a pas, en l’espèce, d’outrepassement manifeste des limites du pouvoir de décision du législateur. Les services taxés différemment (les jeux de hasard ou d’argent en ligne qui ne sont pas des loteries, d’une part, et les jeux de hasard « physiques » et les loteries en ligne, d’autre part) diffèrent à plusieurs égards du point de vue d’un consommateur moyen, contrairement à ce que soutient la demanderesse.

49.      C’est ainsi que les jeux de hasard en ligne se distinguent des jeux de hasard « physiques » tant par l’endroit (à tout moment et partout pour les premiers à certains endroits pour les derniers), les démarches à accomplir pour commencer à jouer (absence de démarche car accessibles à tout moment et partout par smartphone pour les premiers et déplacement physique vers un lieu déterminé pour les derniers), l’absence de « contrôle social » sur un jeu de hasard possible à tout moment dans la sphère privée, le risque de dépendance ou la dangerosité d’un jeu de hasard disponible à tout moment et facilement accessible, ainsi que le mode de jeu (clic sur l’ordinateur pour les premiers, action physique sur des machines à sous voire interaction avec une personne (par exemple, un croupier) sur place pour les derniers). La visite d’un casino « physique » s’apparente plutôt à la participation à un « événement », la « visite » d’un site Internet (« Casino en ligne ») plutôt à des « jeux sur l’Internet ».

50.      La seule prise en considération du contenu de la prestation (en l’espèce, la satisfaction d’un besoin du jeu) n’est donc d’aucun secours. Il convient au contraire d’inclure également dans la perception du consommateur moyen les circonstances de fait et de droit dans lesquelles elle s’inscrit (37). Il en va de même des éventuels objectifs de gouvernance qu’un législateur parlementaire pourrait poursuivre par la différenciation. Le principe de neutralité en matière de TVA ne s’oppose pas à des différenciations objectivement justifiées.

51.      Le mode de contact (en ligne par opposition à « physique ») est un critère important de différenciation aux yeux du législateur de l’Union et l’on en voudra d’ailleurs simplement pour preuve les dispositions de la directive TVA qui, dans certains passages, font également une distinction lorsqu’un service est fourni par voie électronique (voir seulement le lieu de taxation [régime dérogatoire de l’article 58 de la directive TVA] ou le taux d’imposition [article 98, paragraphe 3, de la directive TVA qui exclut certains taux réduits pour des services fournis par voie électronique]). Tout cela serait superflu si les opérations par voie électronique et les opérations « physiques » étaient parfaitement interchangeables.

52.      Par conséquent, il ne suffit pas que différents types de jeux de hasard satisfassent un besoin comparable de jeu (voire même une dépendance comparable au jeu) pour envisager d’emblée une violation du principe de neutralité. Il ne suffit pas non plus que l’un ou l’autre consommateur passe d’un type de jeu de hasard à l’autre, de sorte qu’une certaine concurrence entre les différents opérateurs ne saurait être exclue. Ce qui est déterminant, c’est de savoir si, aux yeux du législateur, les deux services sont (manifestement) interchangeables pour un consommateur moyen.

53.      En raison des autres conditions d’utilisation des services et des différents risques propres aux jeux de hasard qui y sont liés, les jeux de hasard « en ligne » et les jeux de hasard « physiques » peuvent donc être imposés différemment, comme l’exposent le royaume de Belgique et la Commission dans leurs observations concordantes sur ce point.

54.      La distinction opérée en Belgique entre les loteries en ligne et les autres jeux de hasard en ligne avec mise d’argent n’est pas non plus critiquable. Les loteries sont un type particulier de jeu de hasard qui est habituellement organisé selon un calendrier déterminé contre une mise déterminée dans la perspective de gains en argent ou en nature déterminés. Son issue est aléatoire et le plus souvent rendue publique. Dans ce type de jeux, comme le souligne à juste titre la Commission, l’activité se limite à l’achat d’un billet et se distingue déjà à cet égard des autres jeux en ligne fondés sur une action répétitive du joueur qui trouve instantanément son bonheur (et plus souvent son malheur) et y réagit spontanément. Comme le soutient le royaume de Belgique, l’élément ludique fait défaut en l’espèce. Il y a également des différences dans les mises minimales et maximales, dans les gains et dans les chances de gagner (38).

55.      Par ailleurs, l’histoire de la loterie et certaines lois fiscales (historiques) des États membres illustrent la distinction traditionnellement faite entre les loteries et les autres types de jeux de hasard (39). Celle-ci montre que, pour un consommateur moyen, une loterie a toujours été autre chose que le jeu de hasard d’un casino ou d’une machine à sous. On peut dès lors difficilement affirmer que les loteries en ligne et les autres jeux en ligne sont interchangeables aux yeux du consommateur moyen. On n’aperçoit pas non plus de violation du principe de neutralité à cet égard.

3.      Conclusion intermédiaire

56.      L’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA n’est pas directement applicable. Même si l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA était directement applicable, la distinction opérée par le royaume de Belgique entre les jeux de hasard ou d’argent qui sont fournis par voie électronique et les jeux de hasard ou d’argent qui ne sont pas fournis par voie électronique ne serait pas contraire au principe de neutralité en matière de TVA. Il en va de même de la distinction entre les jeux de hasard ou d’argent fournis par voie électronique et les loteries réalisées par voie électronique. En l’absence de non‑conformité au droit de l’Union, le droit de l’Union ne requiert donc pas non plus de restituer à la demanderesse la TVA due en vertu de la législation nationale.

C.      Sur l’aide interdite résultant d’une disparité dans le régime de la TVA (cinquième et sixième questions)

57.      Dans la mesure où la juridiction de renvoi s’interroge sur l’existence d’une aide, les questions sont d’emblée irrecevables. En effet, selon une jurisprudence constante de la Cour, le redevable d’une taxe ne saurait exciper de ce qu’une mesure fiscale dont bénéficient d’autres entreprises constitue une aide d’État pour se soustraire au paiement de cette taxe (40).

58.      Ce n’est que dans la mesure où la taxe est introduite dans le but de favoriser d’autres entreprises, qu’il convient de vérifier si le produit de la taxe reçoit une affectation irréprochable au regard de la réglementation en matière d’aides (41). Tel n’est toutefois pas le cas. En l’espèce, la charge fiscale supportée par la demanderesse au principal résulte d’un impôt général (TVA) dont le produit est versé au budget général de l’État et qui n’implique donc pas d’avantage concret pour un tiers. La demanderesse conteste ainsi uniquement, en l’espèce, un avis d’imposition qui lui a été adressé et qu’elle estime illégal au motif que d’autres contribuables ne sont pas imposés au même titre. Cet argument ne saurait être accueilli au regard de la réglementation en matière d’aides.

59.      En effet, en principe, une aide accordée illégalement doit être récupérée (42). Toutefois, la non‑imposition de la demanderesse ne constituerait pas une récupération mais reviendrait à étendre le bénéfice de l’aide à la demanderesse, ce qui, loin d’éliminer la distorsion de concurrence, l’aggraverait au contraire. Par conséquent, dans un procès portant uniquement sur la dette fiscale proprement dite, la question de l’aide en faveur d’un tiers n’est pas pertinente pour la solution du litige et n’est donc pas recevable, comme la Cour l’a déjà décidé à plusieurs reprises (43).

60.      En outre, sur le fond, on ne parvient pas non plus à apercevoir d’aide interdite au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour être interdite, il faut notamment qu’il s’agisse d’une mesure étatique conférant un avantage sélectif au bénéficiaire (44).

61.      Dès lors que, ainsi que je l’ai exposé plus haut, l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA doit être interprété en ce sens que l’exercice de la faculté dont disposent les États membres pour déterminer des conditions et limites à l’exonération de la TVA prévue par cette disposition permet à ceux-ci de n’exonérer de cette taxe que certains jeux de hasard ou d’argent, cette exonération (sélective) se trouve déjà inscrite dans le droit de l’Union. Une transposition conforme (voir points 40 et suivants) du droit de l’Union ne peut guère être considérée comme une mesure étatique belge au regard de la réglementation en matière d’aides. Elle relève plutôt du droit de l’Union.

62.      Par ailleurs, comme le souligne à juste titre la République fédérale d’Allemagne, il n’y a pas non plus d’avantage pour une entreprise. En matière de TVA, les exonérations bénéficient uniquement au preneur de la prestation car, selon une jurisprudence bien établie de la Cour, la TVA est une taxe indirecte à la consommation qui doit être supportée par le consommateur final (45). L’entreprise assujettie agit à cet égard simplement comme « collecteur de taxes pour le compte de l’État et dans l’intérêt du Trésor public » (46). Sur le fond, la TVA ne doit pas frapper l’entreprise prestataire mais la capacité financière du consommateur, que celui-ci manifeste par une dépense d’actifs en vue de se procurer un avantage exploitable (47). Or, si l’assujettissement à la TVA d’une prestation de service doit peser sur le consommateur et non sur le fournisseur, une exonération de la TVA ne doit exonérer que le consommateur et non le fournisseur. L’exonération de la TVA pour les services de jeux de hasard est donc un avantage pour le consommateur et non pour le prestataire.

63.      Qui plus est, il n’y aura d’avantage sélectif que si la mesure en cause est de nature à favoriser « certaines entreprises ou certaines productions » par rapport à d’autres entreprises ou unités de production qui se trouvent, au regard de l’objectif poursuivi par ledit régime, en fait et en droit, dans une situation comparable et qui subissent ainsi un traitement différencié pouvant en substance être qualifié de discriminatoire (48).

64.      Cela suppose une dérogation injustifiée à la « taxation normale ». Ces deux éléments font défaut en l’espèce. Conformément à l’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA, le régime de taxation normal est l’exonération des jeux de hasard, laquelle a précisément eu lieu en l’espèce pour le jeu de hasard « physique » et toutes les loteries. En outre, ainsi que je l’ai exposé ci-dessus (points 40 et suivants), la différentiation au regard de la TVA entre les jeux en ligne et les autres jeux de hasard ainsi qu’entre les loteries en ligne et les jeux en ligne est objectivement justifiée et n’est donc pas discriminatoire. La réglementation en matière d’aides n’interdit pas non plus les différenciations objectivement justifiées dans une loi de portée générale. Le caractère sélectif ferait donc ici également défaut.

V.      Conclusion

65.      Par ces motifs, je propose de répondre aux questions préjudicielles du tribunal de première instance de Liège comme suit :

1)      L’article 135, paragraphe 1, sous i), de la directive TVA n’est pas directement applicable. Il n’est pas inconditionnel ni suffisamment précis.

2)      Le principe de neutralité en matière de taxe sur la valeur ajoutée ne s’oppose pas à une différenciation entre les jeux de hasard ou d’argent qui sont fournis par voie électronique et les jeux de hasard ou d’argent qui ne sont pas fournis par voie électronique. Au contraire, il y a des raisons objectives de faire la distinction entre les jeux de hasard ou d’argent fournis par voie électronique et les loteries réalisées par voie électronique.

3)      Dans un procès portant uniquement sur la dette fiscale proprement dite, la question de l’aide en faveur d’un tiers n’est pas recevable. En effet, le redevable d’une taxe ne saurait en principe prétendre que l’exonération d’autres entreprises constitue une aide d’État pour se soustraire au paiement de cette taxe.


1 Langue originale : l’allemand.


2      Directive du Conseil du 28 novembre 2006 (JO 2006, L 347, p. 1), dans sa version en vigueur pour les exercices litigieux (2016 à 2018).


3      Voir à cet égard les conclusions que je présente ce même jour.


4      Voir notamment les arrêts du 24 octobre 2013, Metropol Spielstätten (C‑440/12, EU:C:2013:687) ; du 14 juillet 2011, Henfling, Davin, Tanghe (C‑464/10, EU:C:2011:489) ; du 10 novembre 2011, Rank Group (C‑259/10 et C‑260/10, EU:C:2011:719), du 10 juin 2010, Leo-Libera (C‑58/09, EU:C:2010:333) ; du 13 juillet 2006, United Utilities (C‑89/05, EU:C:2006:469), du 17 février 2005, Linneweber et Akritidis (C‑453/02 et C‑462/02, EU:C:2005:92), et du 11 juin 1998, Fischer (C‑283/95, EU:C:1998:276).


5      Arrêts du 6 octobre 2021, Sumal (C‑882/19, EU:C:2021:800, points 27 et 28), et du 9 juillet 2020, Santen (C‑673/18, EU:C:2020:531, point 26 27, ainsi que jurisprudence citée).


6      Arrêts du 6 octobre 2021, Sumal (C‑882/19, EU:C:2021:800, points 27 et 28), et du 9 juillet 2020, Santen (C‑673/18, EU:C:2020:531, point 27, ainsi que jurisprudence citée).


7      Arrêts du 10 décembre 2020, Andersen (C‑306/18, EU:C:2020:1013, point 26), et du 15 février 2017, Daimler (C‑232/15, EU:C:2017:117, point 13 et jurisprudence citée).


8      Arrêts du 10 décembre 2020, Golfclub Schloss Igling (C‑488/18, EU:C:2020:1013, point 27) ; et du 16 juillet 2015, Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt, C‑108/14 et C‑109/14, EU:C:2015:496, point 49 ainsi que jurisprudence citée.


9      Arrêt du 16 juillet 2015, Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt (C‑108/14 et C‑109/14, EU:C:2015:496, point 50)).


10      Arrêts du 10 décembre 2020, Golfclub Schloss Igling (C‑488/18, EU:C:2020:1013, point 28) ; et du 1er juillet 2010, Gassmayr, C‑194/08, EU:C:2010:386, point 45 et jurisprudence citée).


11      Arrêt du 10 juin 2010, Leo-Libera (C‑58/09, EU:C:2010:333, dispositif).


12      Arrêts du 24 octobre 2013, Metropol Spielstätten (C‑440/12, EU:C:2013:687, point 29) ; et déjà auparavant du 10 novembre 2011, The Rank Group (C‑259/10 et C‑260/10, EU:C:2011:719, point 53).


13      Arrêts du 10 décembre 2020, Golfclub Schloss Igling (C‑488/18, EU:C:2020:1013) ; et du 15 février 2017, British Film Institute (C‑592/15, EU:C:2017:117).


14      Arrêt du 10 juin 2010, Leo-Libera (C‑58/09, EU:C:2010:333, dispositif).


15      Voir, en ce sens, arrêt du 10 décembre 2020, Golfclub Schloss Igling (C‑488/18, EU:C:2020:1013, point 30).


16      Voir, en ce sens, arrêts du 10 décembre 2020, Golfclub Schloss Igling, C‑488/18, EU:C:2020:1013, point 34 ; du 15 février 2017, British Film Institute, C‑592/15, EU:C:2017:117, point 17 et jurisprudence citée ; et du 21 mars 2013, PFC Clinic (C‑91/12, EU:C:2013:198, point 23).


17      Arrêt du 10 juin 2010, Leo-Libera (C‑58/09, EU:C:2010:333, dispositif).


18      Arrêts du 10 décembre 2020, Golfclub Schloss Igling (C‑488/18, EU:C:2020:1013, point 36) ; et du 15 février 2017, British Film Institute, C‑592/15, EU:C:2017:117, points14, 16, 23 et 24).


19      Arrêt du 17 février 2005, Linneweber et Akritidis (C‑453/02 et C‑462/02, EU:C:2005:92, point 2 du dispositif). L’arrêt du 10 novembre 2011, Rank Group (C‑259/10 et C‑260/10, EU:C:2011:719, points 68 et 68), qui concernait moins l’invocation par l’assujetti d’une disposition d’une directive, et davantage l’impossibilité pour l’État membre d’appliquer sa règle de droit interne contraire au principe de neutralité, va dans le même sens mais certes pas dans son dispositif. Toutefois, on doute plutôt qu’il s’agisse vraiment d’une question de primauté du droit de l’Union et qu’elle soit couverte par la jurisprudence de la Cour relative à l’effet direct (exceptionnel) de directives en faveur du particulier est plutôt douteuse.


20      Arrêts du 10 décembre 2020, Golfclub Schloss Igling (C‑488/18, EU:C:2020:1013, point 1 du dispositif) et du 15 février 2017, British Film Institute (C‑592/15, EU:C:2017:117, dispositif).


21      Sur la faculté des États membres, prévue à l’article 11 de la directive TVA, d’assimiler plusieurs assujettis à un seul assujetti Sur la faculté des États membres, inscrite à l’article 11 de la directive TVA, d’assimiler plusieurs assujettis comme un seul assujetti arrêt du 16 juillet 2015, Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt (C‑108/14 et C‑109/14, EU:C:2015:496, point 3 du dispositif).


22      Arrêt du 10 juin 2010, Leo-Libera (C‑58/09, EU:C:2010:333, dispositif), réaffirmé par les arrêts du 24 octobre 2013, Metropol Spielstätten (C‑440/12, EU:C:2013:687, point 29) ; et du 10 novembre 2011, Rank Group (C‑259/10 et C‑260/10, EU:C:2011:719, point 53).


23      Arrêts du 10 novembre 2011, Rank Group (C‑259/10 et C‑260/10, EU:C:2011:719, point 39) ; du 14 juillet 2011, Henfling, Davin, Tanghe (C‑464/10, EU:C:2011:489, point 29) ; du 10 juin 2010, Leo-Libera (C‑58/09, EU:C:2010:333, point 24), et du 13 juillet 2006, United Utilities (C‑89/05, EU:C:2006:469, point 23).


24      Arrêts du 9 septembre 2021, Phantasialand (C‑406/20, EU:C:2021:720, point 36) ; du 27 juin 2019, Belgisch Syndicaat van Chiropraxie e.a. (C‑597/17, EU:C:2019:544, point 46), et du 9 mars 2017, Oxycure Belgium (C‑573/15, EU:C:2017:189, point 28).


25      Arrêts du 19 décembre 2019, Segler-Vereinigung Cuxhaven (C‑715/18, EU:C:2019:1138, point 36) ; du 27 juin 2019, Belgisch Syndicaat van Chiropraxie e.a. (C‑597/17, EU:C:2019:544, point 47) ; du 9 mars 2017, Oxycure Belgium (C‑573/15, EU:C:2017:189, point 30) ; du 10 novembre 2011, Rank Group (C‑259/10 et C‑260/10, EU:C:2011:719, point 32), ainsi que du 6 mai 2010, Commission/France (C‑94/09, EU:C:2010:253, point 40).


26      Arrêts du 3 février 2022, Finanzamt A (C‑515/20, EU:C:2022:73, point 44) ; du 9 septembre 2021, Phantasialand (C‑406/20, EU:C:2021:720, point 38) ; du 27 juin 2019, Belgisch Syndicaat van Chiropraxie e.a. (C‑597/17, EU:C:2019:544, point 48) ; du 9 novembre 2017, AZ (C‑499/16, EU:C:2017:846, point 31), ainsi que du 27 février 2014, Pro Med Logistik et Pongratz (C‑454/12 et C‑455/12, EU:C:2014:111, point 54).


27      Voir, explicitement en ce sens, arrêt du 9 septembre 2021, Phantasialand (C‑406/20, EU:C:2021:720, point 39). L’arrêt du 9 novembre 2017, AZ (C‑499/16, EU:C:2017:846, point 33), parle d’un rapport de substitution avec ces dernières.


28      Voir également, en ce sens, arrêts du 10 décembre 2002, (C‑491/01, EU:C:2002:741, point 123) ; ainsi que du 17 octobre 2013, (C‑203/12, EU:C:2013:664, point 35).


29      En ce sens également expressément arrêt du 17 octobre 2013, Billerud Karlsborg et Billerud Skärblacka (C‑203/12, EU:C:2013:664, point 35).


30      Arrêts du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême) (C‑619/18, EU:C:2019:531, points 42 et 43), du 10 décembre 2018, Wightman u. a. (C‑621/18, EU:C:2018:999, point 63) ; ainsi que du 25 juillet 2018.Défaillances du système judiciaire) (C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 35).


31      Arrêt du 9 septembre 2021, Phantasialand (C‑406/20, EU:C:2021:720, point 39 : « En d’autres termes, il s’agit d’examiner si les biens ou les prestations de services en cause se trouvent, du point de vue du consommateur moyen, dans un rapport de substitution »).


32      Arrêt du 9 novembre 2017, AZ (C‑499/16, EU:C:2017:846, point 36).


33      Arrêt du 9 septembre 2021, Phantasialand (C‑406/20, EU:C:2021:720, point 48).


34      Arrêt du 27 juin 2019, Belgisch Syndicaat van Chiropraxie e. a. (C‑597/17, EU:C:2019:544, point 49).


35      Arrêt du 27 février 2014, Pro Med Logistik et Pongratz (EU:C:2014:111, point 60).


36      Arrêt du 11 septembre 2014, K (C‑219/13, EU:C:2014:2207, point 34).


37      Dans un sens probablement différent à cet égard : arrêt du 10 novembre 2011, (C‑259/10 et C‑260/10, EU:C:2011:719, points 47 et suivants, mais sans autre motif 47 Toutefois, il ne s’agissait pas non plus de distinguer les activités en ligne des activités hors ligne, ce que la Commission souligne également à juste titre.


38      Ce sont ces facteurs pertinents ainsi que la Cour l’a déjà expliqué : arrêt du 10 novembre 2011, Rank Group (C‑259/10 et C‑260/10, EU:C:2011:719, points 57 et 58).


39      Par exemple, en Allemagne, la loi sur les loteries et paris hippiques (Rennwett- und Lotteriegesetz), qui contient, en ses articles 26 et suivants, des règles spécifiques relatives à la taxation des loteries publiques et des jeux. En Autriche, la loi sur les jeux de hasard (Glücksspielgesetz) contient également, en ses articles 6 à 12a, des dispositions spécifiques pour les loteries. La France taxe également les tirages au loto différemment des paris hippiques ou des casinos.


40      Arrêts du 3 mars 2020, Vodafone Magyarország (C‑75/18, EU:C:2020:139, point 24), et du 3 mars 2020, Tesco-Global Áruházak (C‑323/18, EU:C:2020:140, point 36), du 6 octobre 2015, Finanzamt Linz (C‑66/14, EU:C:2015:661, point 21), du 15 juin 2006, Air Liquide Industries Belgium (C‑393/04 et C‑41/05, EU:C:2006:403, points 43 et suivants).


41      Sur la pertinence de cette question, voir uniquement arrêt du 27 octobre 2005, Distribution Casino France e.a. (C‑266/04 à C‑270/04, C‑276/04 et C‑321/04 à C‑325/04, EU:C:2005:657, points 40, 41, 45 et suiv.).


42      Voir arrêt du 6 novembre 2018, C‑622/16 P à C‑624/16 P, EU:C:2018:873, points 90 e. suiv.).


43      Arrêts du 3 mars 2020, Vodafone Magyarország (C‑75/18, EU:C:2020:139, points 29 et suivants), et du 3 mars 2020,Tesco-Global Áruházak (C‑323/18, EU:C:2020:140, points 41 et suivants).


44      Arrêts du 16 mars 2021, Commission/Pologne (C‑562/19 P, EU:C:2021:201, point 27) ; du 28 juin 2018, Andres (faillite Heitkamp BauHolding)/Commission (C‑203/16 P, EU:C:2018:505, point 82) ; (C‑20/15 P et C‑21/15 P, EU:C:2016:981, point 53) et Commission/Hansestadt Lübeck (C‑524/14 P, EU:C:2016:971, point 40).


45      Arrêts du 7 novembre 2013, C‑249/12 et C‑250/12, EU:C:2013:722, point 34 ; du 24 octobre 1996, C‑317/94, EU:C:1996:400, point 19.


46      Arrêts du 21 février 2008, Sumal, C‑271/06, EU:C:2008:105, points 25 et 21 ; et du 20 octobre 1993, Santen, C‑10/92, EU:C:1993:846, point 27, ainsi que jurisprudence citée.


47      Voir notamment arrêts du 3 mars 2020, C‑75/18, EU:C:2020:139, point 62 ; du 11 octobre 2007, KÖGÁZ e.a., C‑283/06 et C‑312/06, EU:C:2007:598, point 37 : « la fixation de son montant proportionnellement au prix perçu par l’assujetti en contrepartie des biens et des services qu’il fournit »), et du 18 décembre 1997, C‑384/95, EU:C:1997:627, points 20 et 23.


48      Arrêts du 14 décembre 2023, Golfclub Schloss Igling, C‑457/21, EU:C:2023:985, point 33 ; et du 8 novembre 2022, Larentia + Minerva et Marenave Schiffahrt, C‑885/19 et C‑898/19, EU:C:2022:859, point 67 ainsi que jurisprudence citée.