Language of document : ECLI:EU:C:2013:553

PRISE DE POSITION DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MELCHIOR WATHELET

présentée le 23 août 2013 (1)

Affaire C‑383/13 PPU

M. G.,

N. R.

contre

Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie

[demande de décision préjudicielle
formée par le Raad van State (Pays-Bas)]

«Directive 2008/115/CE – Retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier – Procédure d’éloignement – Article 15, paragraphe 6 – Mesures de rétention – Article 41, paragraphe 2, sous a), de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Principe du respect des droits de la défense – Le droit d’être entendu»





I –    Introduction

1.      La présente demande de décision préjudicielle, déposée par le Raad van State (Pays-Bas) le 5 juillet 2013, a été présentée dans le cadre d’un litige opposant MM. G. et R., deux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier aux Pays-Bas, au Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie (ci-après le «Staatssecretaris»), au sujet de la légalité des mesures de prolongation de leur rétention prises en application de l’article 15, paragraphe 6, de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (2) (ci-après la «directive ʻretourʼ»), au regard de l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»).

2.      Il ressort de la demande de décision préjudicielle que les conditions de fond relatives à la prolongation des mesures de rétention de MM. G. et R. étaient remplies, ces mesures étant fondées sur l’absence de collaboration de MM. G. et R. à leur reconduite à la frontière et sur le fait que les documents nécessaires à cet effet en provenance de pays tiers faisaient défaut.

3.      Toutefois, la juridiction de renvoi indique que les droits de la défense de MM. G. et R. ont été violés lors de l’élaboration de ces mesures.

4.      La question qui se pose dans la présente demande de décision préjudicielle concerne la portée du droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre, consacré à l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte, et, plus particulièrement, les conséquences juridiques d’une violation de ce droit.

5.      La juridiction de renvoi s’interroge, en premier lieu, sur le point de savoir si la violation, par l’administration nationale, du principe général du respect des droits de la défense, commise lors de l’élaboration d’une mesure de prolongation de la rétention au sens de l’article 15, paragraphe 6, de la directive «retour», implique, inconditionnellement et dans tous les cas, la levée de la rétention et, en second lieu, sur l’éventuelle possibilité de procéder à une mise en balance, d’une part, des atteintes aux intérêts de l’intéressé qui découlent de cette violation et, d’autre part, des intérêts de l’État membre servis par la mesure de prolongation de la rétention.

II – Le cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

1.      La Charte

6.      L’article 41 de la Charte, intitulé «Droit à une bonne administration», dispose à ses paragraphes 1 et 2:

«1.      Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions, organes et organismes de l’Union.

2.      Ce droit comporte notamment:

a)      le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre;

[...]»

7.      L’article 47, premier alinéa, de la Charte dispose que «[t]oute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article». L’article 47, deuxième alinéa, de la Charte vise le droit de toute personne à un recours effectif devant un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Cet article précise que toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. Conformément à l’article 48, paragraphe 2, de la Charte, le respect des droits de la défense est garanti à tout accusé.

8.      L’article 51 de la Charte, intitulé «Champ d’application», dispose à son paragraphe 1:

«Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. En conséquence, ils respectent les droits, observent les principes et en promeuvent l’application, conformément à leurs compétences respectives et dans le respect des limites des compétences de l’Union telles qu’elles lui sont conférées dans les traités.»

2.      La directive «retour»

9.      L’article 15 de la directive «retour», figurant dans le chapitre relatif à la rétention à des fins d’éloignement, est rédigé comme suit:

«1.      À moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier, les États membres peuvent uniquement placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement, en particulier lorsque:

a)      il existe un risque de fuite, ou

b)      le ressortissant concerné d’un pays tiers évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement.

Toute rétention est aussi brève que possible et n’est maintenue qu’aussi longtemps que le dispositif d’éloignement est en cours et exécuté avec toute la diligence requise.

2.      La rétention est ordonnée par les autorités administratives ou judiciaires.

La rétention est ordonnée par écrit, en indiquant les motifs de fait et de droit.

Si la rétention a été ordonnée par les autorités administratives, les États membres:

a)      soit prévoient qu’un contrôle juridictionnel accéléré de la légalité de la rétention doit avoir lieu le plus rapidement possible à compter du début de la rétention,

b)      soit accordent au ressortissant concerné d’un pays tiers le droit d’engager une procédure par laquelle la légalité de la rétention fait l’objet d’un contrôle juridictionnel accéléré qui doit avoir lieu le plus rapidement possible à compter du lancement de la procédure en question. Dans ce cas, les États membres informent immédiatement le ressortissant concerné d’un pays tiers de la possibilité d’engager cette procédure.

Le ressortissant concerné d’un pays tiers est immédiatement remis en liberté si la rétention n’est pas légale.

3.      Dans chaque cas, la rétention fait l’objet d’un réexamen à intervalles raisonnables soit à la demande du ressortissant concerné d’un pays tiers, soit d’office. En cas de périodes de rétention prolongées, les réexamens font l’objet d’un contrôle par une autorité judiciaire.

4.      Lorsqu’il apparaît qu’il n’existe plus de perspective raisonnable d’éloignement pour des considérations d’ordre juridique ou autres ou que les conditions énoncées au paragraphe 1 ne sont plus réunies, la rétention ne se justifie plus et la personne concernée est immédiatement remise en liberté.

5.      La rétention est maintenue aussi longtemps que les conditions énoncées au paragraphe 1 sont réunies et qu’il est nécessaire de garantir que l’éloignement puisse être mené à bien. Chaque État membre fixe une durée déterminée de rétention, qui ne peut pas dépasser six mois.

6.      Les États membres ne peuvent pas prolonger la période visée au paragraphe 5, sauf pour une période déterminée n’excédant pas douze mois supplémentaires, conformément au droit national, lorsque, malgré tous leurs efforts raisonnables, il est probable que l’opération d’éloignement dure plus longtemps en raison:

a)      du manque de coopération du ressortissant concerné d’un pays tiers, ou

b)      des retards subis pour obtenir de pays tiers les documents nécessaires.»

B –    Le droit néerlandais

10.    En vertu de l’article 2:1, paragraphe 1, de la loi générale en matière administrative (Algemene wet bestuursrecht), toute personne peut se faire assister ou se faire représenter par un mandataire pour défendre ses intérêts dans ses relations avec l’administration.

11.    L’article 4:8, paragraphe 1, de ladite loi générale en matière administrative prévoit que, avant de prendre une décision qui fera probablement grief à un intéressé qui n’a pas demandé ladite décision, l’administration lui permet d’exposer son point de vue si:

«a)      la décision repose sur des éléments relatifs à des faits et à des intérêts qui concernent l’intéressé, et

b)      ces éléments n’ont pas été communiqués par l’intéressé lui-même.»

12.    En vertu de l’article 59, paragraphe 1, phrase introductive et sous a), de la loi de 2000 sur les étrangers (Vreemdelingenwet 2000, ci-après la «Vw 2000»), l’étranger qui n’est pas en séjour régulier peut, si l’intérêt de l’ordre public ou de la sécurité nationale l’exige, être placé en rétention par le Staatssecretaris en vue de sa reconduite à la frontière. Aux termes du paragraphe 5 de cet article, la rétention visée au paragraphe 1 ne peut pas dépasser six mois. Selon le paragraphe 6 dudit article, la période visée au paragraphe 5 peut être prolongée pour une période supplémentaire de douze mois si, malgré tous les efforts raisonnables, il est probable que la reconduite à la frontière dure plus longtemps parce que l’étranger n’y coopère pas ou parce que les documents en provenance de pays tiers nécessaires à cet effet font encore défaut.

13.    L’article 5.1a, paragraphe 1, de l’arrêté de 2000 sur les étrangers (Vreemdelingenbesluit 2000), prévoit que l’étranger qui n’est pas en séjour régulier peut, au motif que l’intérêt de l’ordre public ou de la sécurité nationale l’exige, être placé en rétention si:

«a)      il existe un risque que l’étranger prenne la fuite, ou

b)      si l’étranger évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure de reconduite à la frontière.»

14.    L’article 94, paragraphe 4, de la Vw 2000 prévoit que le Rechtbank déclare fondé le recours contre une mesure de rétention s’il conclut que sa mise en œuvre est contraire à la Vw 2000 ou que, après une mise en balance de tous les intérêts en cause, elle ne s’avère pas raisonnablement justifiée. Dans ce cas, le Rechtbank ordonne la levée de la mesure. L’article 106, paragraphe 1, de la Vw 2000 permet au Rechtbank d’accorder à l’étranger une indemnisation à la charge de l’État s’il ordonne la levée d’une mesure privative de liberté ou bien si la privation de liberté est déjà levée avant l’examen de la demande de levée de cette mesure. Le paragraphe 2 de cet article prévoit que le paragraphe 1 s’applique mutatis mutandis si la section du contentieux administratif du Raad van State ordonne la levée de la mesure privative de liberté.

III – Le litige au principal et la question préjudicielle

15.    Par décisions des 24 octobre et 11 novembre 2012, MM. G. et R. ont respectivement été placés en rétention au titre de l’article 59, paragraphe 1, phrase introductive et sous a), de la Vw 2000.

16.    Par décisions des 19 et 29 avril 2013, la durée des mesures de rétention imposées respectivement à MM. G. et R. a été prolongée en application de l’article 59, paragraphe 6, de la Vw 2000 pour une période n’excédant pas douze mois (ci-après les «décisions litigieuses»). Ces décisions ont été fondées sur l’absence de collaboration de MM. G. et R. à leur reconduite à la frontière et sur le fait que faisaient encore défaut les documents en provenance de pays tiers nécessaires à cet effet.

17.    Par jugement du 22 mai 2013 et par jugement prononcé oralement le 24 mai 2013, le Rechtbank Den Haag a déclaré non fondés les recours introduits respectivement par MM. G. et R. contre les décisions litigieuses et a rejeté leurs demandes d’indemnisation.

18.    Le Rechtbank Den Haag a considéré que M. G. n’avait pas été lésé dans une mesure telle qu’une annulation de la décision de prolongation de sa rétention s’en trouverait justifiée. Cette juridiction a considéré à cet égard qu’il résulte du compte rendu d’un entretien relatif au retour ayant eu lieu avec M. G. le 5 avril 2013 qu’il lui a été expliqué que le Staatssecretaris avait l’intention de prolonger la rétention pour une période n’excédant pas douze mois et qu’il a eu la possibilité de prendre contact avec son mandataire. S’agissant de M. R., le Rechtbank Den Haag a également considéré qu’il n’avait pas été lésé dans une mesure telle qu’une annulation de la décision de prolongation s’en trouverait justifiée. Selon ledit Rechtbank, M. R. et son conseil connaissaient suffisamment les raisons du séjour en rétention de M. R. ainsi que ce qui était attendu de ce dernier pour en limiter le plus possible la durée.

19.    MM. G. et R. ont interjeté appel contre ces jugements et, par ailleurs, ils ont saisi la section du contentieux administratif du Raad van State d’une demande d’indemnisation. Étant donné la connexité qu’elles présentent quant au fond, ces deux affaires ont été jointes.

20.    La juridiction de renvoi relève que les conditions de fond relatives à la prolongation des mesures de rétention sont réunies à l’égard de MM. G. et R. Elle ajoute que, en application de sa propre jurisprudence constante, faute de respect de ces conditions, une mesure de rétention serait inconditionnellement entachée d’irrégularité, avec la conséquence que la levée en serait ordonnée.

21.    Il n’est pas contesté dans les affaires au principal que le principe des droits de la défense a été violé lors de l’élaboration des décisions litigieuses, le Raad van State ayant tenu ce point pour acquis dans le cadre de l’examen des recours en appel et, d’ailleurs, dans son renvoi à titre préjudiciel.

22.    Toutefois, selon la juridiction de renvoi, des irrégularités commises lors de l’élaboration de la décision ayant pour objet la rétention ou sa prolongation ne débouchent pas inconditionnellement sur la conclusion que la mesure de rétention est illégale et, dès lors, pas non plus sur la levée pure et simple de cette mesure. En effet, dans ces cas, une mise en balance des intérêts est opérée, notamment, entre, d’une part, les intérêts servis par la rétention et, d’autre part, la mesure dans laquelle l’irrégularité fait grief aux détenus. Autrement dit, si toutes les conditions de fond énoncées par la Vw 2000 à cet effet sont réunies, pareilles irrégularités ne rendent la rétention ou sa prolongation illégale que si les intérêts servis par ces mesures ne sont pas raisonnablement proportionnés à l’importance de l’irrégularité et des intérêts auxquels elle porte atteinte.

23.    Enfin, selon la juridiction de renvoi, après une annulation d’une décision pour cause d’irrégularités constatées lors de la préparation et de l’élaboration de celle-ci, l’administration a normalement encore la possibilité de réparer ces manquements en adoptant une décision correcte sur la même question. Toutefois, la juridiction de renvoi souligne que, dans les affaires de rétention comme celles de l’espèce, le droit néerlandais n’offre pas cette possibilité au Staatssecretaris.

24.    En indiquant qu’elle n’interroge la Cour que sur les conséquences juridiques qu’il convient d’attacher, au regard du droit de l’Union, à une violation des droits de la défense, le Raad van State a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Une violation, par l’administration nationale, du principe général du respect des droits de la défense, également exprimé à l’article 41, paragraphe 2, de la [Charte], commise lors de l’élaboration d’une décision de prolongation au sens de l’article 15, paragraphe 6, de la directive [ʻretourʼ], implique-t-elle inconditionnellement et dans tous les cas la levée de la rétention?

Ce principe général du respect des droits de la défense permet-il de procéder à une mise en balance des intérêts dans le cadre de laquelle, outre la gravité de la violation dudit principe et les atteintes aux intérêts de l’étranger qui en découlent, il est tenu compte des intérêts de l’État membre servis par la prolongation de la rétention?»

IV – Sur la procédure d’urgence

25.    Dans sa décision de renvoi du 5 juillet 2013, le Raad van State a demandé que le présent renvoi préjudiciel soit soumis à la procédure préjudicielle d’urgence visée à l’article 107 du règlement de procédure de la Cour.

26.    La juridiction de renvoi a motivé cette demande en faisant valoir que MM. G. et R. se trouvaient en rétention et que, si la première partie de sa question préjudicielle appelle une réponse affirmative, les rétentions devraient être immédiatement levées. En revanche, selon la juridiction de renvoi, si cette première partie appelle une réponse négative, il s’ensuivrait qu’une mise en balance des intérêts est effectivement possible et qu’elle devrait la mettre en œuvre en examinant dans les meilleurs délais si cette mise en balance doit ou non entraîner la levée des rétentions. La juridiction de renvoi a également relevé qu’un certain nombre d’affaires analogues sont pendantes devant différentes juridictions néerlandaises.

27.    La deuxième chambre de la Cour a décidé, le 11 juillet 2013, sur proposition du juge rapporteur, l’avocat général entendu, de faire droit à la demande de la juridiction de renvoi visant à soumettre le présent renvoi préjudiciel à la procédure d’urgence.

V –    Observations soumises à la Cour

28.    Des observations écrites ont été présentées par MM. G. et R., le gouvernement néerlandais ainsi que par la Commission européenne. Tous, de même que le gouvernement polonais, ont formulé des observations orales lors de l’audience qui s’est tenue le 8 août 2013.

29.    M. G. relève que la Cour a jugé, dans l’arrêt Dokter e.a. (3), que la protection de la santé publique pouvait justifier que l’autorité compétente prenne des mesures appropriées sans, au préalable, recueillir le point de vue de l’intéressé. Dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, il s’agissait de prendre des mesures contre l’apparition et l’extension de la fièvre aphteuse. Il relève également que la Cour, dans son arrêt Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission (4), a suivi un raisonnement analogue. Toutefois, M. G. considère que les intérêts majeurs que sont la protection de la santé publique ou la sécurité de l’Union n’interviennent pas dans l’appréciation de la question de savoir s’il faut prolonger une mesure de rétention imposée afin de procéder à un éloignement pour cause de séjour illégal. En l’espèce, il ne saurait être question d’une situation exceptionnelle justifiant une violation structurelle des droits de la défense de tous les ressortissants des pays tiers en séjour irrégulier se trouvant en rétention. Il relève que le droit à la liberté est l’un des droits de l’homme les plus fondamentaux et qu’il requiert une protection efficace. M. G. ajoute que les personnes placées en rétention sont généralement vulnérables. En outre, selon M. G., les autorités en question pouvaient prévoir longtemps à l’avance l’éventuelle prolongation de la mesure de rétention au-delà de la durée en principe maximale de six mois. Il estime, enfin, que l’obligation d’aménager la procédure, de sorte que le ressortissant de pays tiers en question et son mandataire aient la possibilité de réagir adéquatement par rapport aux éléments de la mesure envisagée, n’est pas très compliquée à respecter.

30.    Pour M. R., une violation, par l’administration nationale, des droits de la défense implique inconditionnellement et dans tous les cas l’annulation de la décision de prolongation et la levée de la rétention dès lors que, à défaut de décision régulière de prolongation, celle-ci ne peut être maintenue au-delà de six mois. Il estime qu’il n’est jamais impossible de procéder à une audition en vue de la décision de prolongation, au cours de laquelle l’acte envisagé ainsi que son objectif, sa portée et ses conséquences juridiques sont expliqués à l’intéressé et où ce dernier est invité à s’exprimer. En outre, M. R. considère que le principe du droit de la défense est à ce point fondamental par nature et que sa violation est si irrémédiable que la violation de ce principe ne justifie pas qu’il soit procédé à une mise en balance des intérêts. M. R. fait valoir qu’une mise en balance des intérêts, dans laquelle les intérêts de l’État membre joueraient un rôle en cas de prolongation de la rétention, réduirait à une illusion les droits de la défense.

31.    Selon M. R., si une mise en balance des intérêts devait avoir lieu, elle devrait pencher du côté de l’intérêt du ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier, dès lors que le principe du respect des droits de la défense a été violé, que ce ressortissant se trouve dans une position d’infériorité et de dépendance et que les règles et les procédures relatives au respect des droits de la défense sont connues de longue date par les États membres, qui peuvent fort aisément les mettre en œuvre.

32.    Le gouvernement néerlandais soutient que, si le droit administratif national reconnaît la faculté de se faire représenter par un mandataire lors de la phase administrative préalable à l’adoption de mesures prises dans le cadre de la directive «retour», cette faculté n’est pas une obligation qui résulte de cette directive ni d’une autre disposition du droit de l’Union. Il considère qu’une violation du droit administratif national ne doit pas automatiquement entraîner la conclusion qu’il y a eu violation du principe des droits de la défense en droit de l’Union.

33.    Le gouvernement néerlandais relève que des entretiens répétés ont, en effet, eu lieu avec MM. G. et R. au cours de leur rétention. Les motifs de la rétention et de la prolongation de celle-ci leur étaient donc bien connus. Selon ce gouvernement, les irrégularités dans l’élaboration des décisions de prolongation ont été, selon le cas, évitées ou «réparées», car les intéressés n’ont pas été lésés au point qu’il puisse être conclu à une violation de leurs droits de la défense.

34.    Il soutient que les conséquences juridiques de la violation du droit de la défense en l’espèce sont déterminées par le droit national. Une telle violation n’impliquerait pas, inconditionnellement et dans tous les cas, la levée de la rétention. À cet égard, le gouvernement néerlandais relève qu’il est de jurisprudence constante qu’une irrégularité de procédure n’entraîne l’annulation de tout ou partie d’une décision que s’il est établi que, en l’absence de cette irrégularité, la décision attaquée aurait pu avoir un contenu différent (5).

35.    Selon le gouvernement néerlandais, si la moindre irrégularité, aussi marginale soit-elle, dans l’élaboration d’une décision de prolongation, par laquelle les droits de la défense sont affectés, devait aboutir à la levée de la rétention, cela nuirait à l’effectivité de la directive «retour» et, partant, à la mise en œuvre d’une politique de retour efficace.

36.    Il estime que la détermination des conséquences de la violation du principe des droits de la défense laisse donc une marge pour une mise en balance des intérêts, en particulier si l’effet utile de la mesure de prolongation de la rétention pouvait s’en trouver affecté de façon irréversible. En ce qui concerne la gravité de la violation, le gouvernement néerlandais observe qu’il convient d’examiner la nature de la violation ainsi que ses effets pour l’intéressé. Il considère que, dans les affaires au principal, la violation des droits de la défense était limitée et que les situations respectives de MM. G. et R. n’ont pas été aggravées, étant donné qu’il est juridiquement certain, dans les deux cas, que les conditions matérielles de la rétention étaient réunies. En outre, selon le gouvernement néerlandais, il convient de prendre en considération l’intérêt général et, notamment, la nécessaire lutte contre l’immigration clandestine ainsi que l’objectif de la directive «retour» de mettre en œuvre une «politique de retour efficace».

37.    Le gouvernement polonais a soutenu, lors de l’audience, que les conséquences à tirer d’une violation du droit d’être entendu en application de l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte, lors de l’adoption d’une mesure de prolongation de la rétention en application de l’article 15, paragraphe 6, de la directive «retour», sont fixées non pas par ces dispositions, mais par le droit national en application du principe de l’autonomie procédurale. Une autre solution violerait les principes de subsidiarité et de proportionnalité. Selon ce gouvernement, l’article 15, paragraphe 6, de la directive «retour» fixe uniquement les conditions nécessaires à la prolongation de la rétention ainsi que sa durée maximale et renvoie directement au droit national pour le surplus, sous réserve du respect des principes d’équivalence, d’efficacité et de protection juridictionnelle effective. En ce qui concerne les conséquences de la méconnaissance de garanties procédurales, il appartiendrait, selon le gouvernement polonais, au juge national de les apprécier à la lumière du contenu intégral de l’affaire dont il est saisi. Il ne serait donc pas tenu d’annuler automatiquement une décision adoptée en violation des droits de la défense et pourrait prendre en considération d’autres éléments, comme l’influence de cette violation sur l’issue de la procédure.

38.    La Commission souligne, d’abord, que la privation de liberté dans le cadre de mesures de rétention en application de la directive «retour», aussi radicale qu’elle puisse être pour l’intéressé, ne revêt pas un caractère pénal. Elle considère, ensuite, que les États membres sont tenus, lors de l’application d’une procédure de retour, et notamment dans le cas de la prolongation d’une rétention, d’entendre au préalable les intéressés, mais elle estime qu’il ne découle pas de l’article 15, paragraphe 2, de la directive «retour» qu’une violation du droit d’audition préalable implique que l’intéressé doive être immédiatement relâché. En cas de violation des droits de la défense, il devrait donc être possible de procéder à une mise en balance des intérêts. Les droits de la défense ne seraient en effet pas des prérogatives absolues et pourraient comporter des restrictions. Par conséquent, la Commission estime que, pour déterminer les conséquences d’une violation des droits de la défense, en particulier du droit d’être préalablement entendu, le juge national doit être en mesure de tenir compte de tous les éléments de l’affaire.

39.    À cet effet, le juge devrait pouvoir tenir compte, d’une part, de la gravité de la violation des droits de la défense et de la possibilité de réparer l’infraction, le cas échéant, par une nouvelle décision et, d’autre part, de l’intérêt général servi par la fin du séjour illégal et une politique de retour efficace conformément aux considérants 4 et 6 de la directive «retour». Selon la Commission, une réponse affirmative, sans nuances, à la première partie de la question préjudicielle signifierait, dès lors, qu’un intéressé, qui remplit toujours les conditions de rétention visées à l’article 15, paragraphes 1 et 4, de la directive «retour», devrait automatiquement être remis en liberté, même en cas de violation éventuellement assez limitée des droits de la défense. Compte tenu de la nature des conditions de rétention telles que définies à l’article 15, paragraphe 1, de la directive «retour», il serait probable qu’une réparation de l’infraction par une nouvelle décision de rétention, cette fois correcte, ne serait pas très efficace, car l’intéressé aurait entre-temps pu prendre la fuite et ainsi empêcher le retour.

40.    En revanche, selon la Commission, une réponse négative à cette première partie de la question préjudicielle laisse à la juridiction nationale une marge d’appréciation pour évaluer pleinement la gravité de la violation des droits de la défense. La juridiction nationale pourrait également prendre en compte la possibilité éventuelle de réparer la violation au moyen d’une nouvelle décision ou tenir compte de l’intérêt général de mettre un terme au séjour illégal et d’assurer une politique efficace en matière de retour.

41.    Selon la Commission, la mise en balance des intérêts ne peut en aucun cas conduire à ce que l’intérêt général soit toujours prépondérant lors de la rétention et du retour. Le juge national doit in concreto soupeser globalement tous les intérêts les uns par rapport aux autres. Lors de cette appréciation concrète, la juridiction nationale doit tenir particulièrement compte non seulement de la gravité de l’infraction, mais également des éléments pertinents que l’intéressé aurait pu faire valoir au cours de la procédure administrative et de la probabilité que ces éléments auraient pu influencer l’issue de la procédure administrative. Une telle approche pourrait s’appuyer, mutatis mutandis, sur l’approche suivie par la Cour dans l’arrêt Distillers Company/Commission, précité, dans le domaine du droit de la concurrence. La Commission estime que, dans les circonstances de l’espèce, où les intéressés ont été entendus, mais de manière incorrecte, et où il n’existe pas à première vue d’éléments qui auraient pu influencer l’issue de la procédure administrative, le juge national pourrait faire pencher la mise en balance in concreto en faveur de l’intérêt général.

VI – Analyse

A –    L’existence d’une violation du droit d’être entendu

42.    Il y a lieu de relever d’emblée que la juridiction de renvoi a demandé à la Cour de se prononcer sur la seule question des effets juridiques, au regard du droit de l’Union, de la violation qu’elle a constatée des droits de la défense de MM. G. et R.

43.    Les doutes exprimés à ce sujet par le gouvernement néerlandais dans ses observations écrites (6) ne peuvent donc être pris en compte, la Cour répondant aux questions d’interprétation du droit de l’Union sur la base du cadre tant réglementaire que factuel défini sous sa responsabilité par le juge de renvoi (7).

B –    Le droit d’être entendu en droit de l’Union

44.    Le respect des droits de la défense constitue un principe fondamental du droit de l’Union, et le droit d’être entendu dans toute procédure en fait partie intégrante. Le droit d’être entendu est consacré non seulement par les articles 47 et 48 de la Charte, qui garantissent le respect des droits de la défense ainsi que du droit à un procès équitable dans le cadre de toute procédure juridictionnelle, mais également par l’article 41 de celle-ci, qui assure le droit à une bonne administration (8). Le droit d’être entendu garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative et avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts (9).

45.    Lors de l’audience, le gouvernement néerlandais a indiqué que le droit néerlandais prévoyait un contrôle judiciaire accéléré de la légalité des mesures de rétention (10), mais, en réalité, le droit au juge n’est pas en cause en l’espèce. En outre, je relève que, lorsque des mesures de rétention ou de prolongation de la rétention sont ordonnées par les autorités judiciaires, l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte n’est pas d’application. Toutefois, dans les affaires au principal, les mesures de prolongation de la rétention ont été ordonnées par le Staatssecretaris, autorité administrative.

46.    En dépit du fait que l’expression générique «droits de la défense» peut (mais pas nécessairement) couvrir les droits consacrés par les articles 41 et 47 de la Charte, j’estime que les droits consacrés par ces dispositions sont bien distincts et s’appliquent dans des contextes différents, à savoir le premier dans un contexte administratif précontentieux et le second dans un contexte de contentieux judiciaire. Il s’ensuit que les droits en question ne peuvent pas être fusionnés au risque de «balayer» le droit d’un particulier d’être entendu dès lors que l’administration se propose de prendre à son encontre un acte qui lui fait grief.

47.    La volonté du législateur de l’Union de protéger les administrés tout au long de la procédure ressort clairement de l’articulation des articles 41 et 47 de la Charte. Aucun amalgame ne peut être fait de ces deux droits bien distincts au risque d’introduire une brèche dans la continuité du système des droits de la défense garanti par la Charte.

48.    Je considère que le fait que le juge national statue, en application de l’article 15, paragraphe 2, de la directive «retour», sur la légalité de la rétention ordonnée par les autorités administratives ne peut couvrir rétroactivement le non-respect de l’article 41 de la Charte par ces dernières. Une violation de l’article 41 de la Charte survenue lors de l’adoption de la décision de prolongation de la rétention par les autorités administratives ne peut pas être régularisée par le simple fait qu’un contrôle juridictionnel soit disponible ultérieurement.

49.    Si l’obligation des autorités nationales de respecter le droit d’être entendu avant l’adoption d’une décision susceptible d’affecter de manière défavorable les intérêts d’une personne est longuement consacrée par la jurisprudence constante de la Cour (11), l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte confirme cette obligation (12) et l’érige en valeur constitutionnelle.

50.    Ainsi, l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte garantit à «toute personne», y compris donc à des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, le droit d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement soit prise à son encontre.

51.    Il résulte ainsi du libellé de cette disposition que celle-ci est d’application générale et s’applique à toute procédure susceptible d’aboutir à un acte faisant grief. En outre, cette disposition s’applique même lorsque la réglementation applicable ne prévoit pas expressément une telle formalité (13).

52.    Il est manifeste que, en application de l’article 51 de la Charte, l’article 41, paragraphe 2, sous a), de celle-ci s’applique aux autorités nationales compétentes lorsqu’elles mettent en œuvre la directive «retour» (14). Je considère qu’il découle, notamment, des arrêts précités Dokter e.a. et M. ainsi que de l’arrêt Honeywell Aerospace (15) que non seulement les administrations nationales sont tenues de respecter les droits de la défense lorsqu’elles mettent en œuvre le droit de l’Union, mais également que, afin d’éviter que ces droits restent lettre morte ou de pure forme, les intéressés doivent pouvoir les invoquer directement devant les juridictions nationales.

53.    Le droit d’être entendu consacré par l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte s’applique nécessairement à des mesures de prolongation de la rétention des ressortissants des pays tiers en séjour irrégulier prises par les autorités nationales en application des dispositions du droit national transposant l’article 15, paragraphe 6, de la directive «retour» (16). De telles mesures, qui entraînent la privation de liberté des ressortissants des pays tiers en séjour irrégulier, leur font indubitablement grief.

54.    Si la Commission a correctement indiqué que les mesures de rétention prises en application de l’article 15 de la directive «retour» ne revêtaient pas un caractère pénal (17) et ne constituaient pas des peines de prison, il faut rappeler que la Cour a affirmé dans cet arrêt El Dridi que le recours à une mesure de rétention constitue la mesure restrictive de liberté la plus grave que permet la directive «retour» dans le cadre d’une procédure d’éloignement forcé (18). C’est pourquoi, une mesure de rétention qui, si elle n’a pas de caractère pénal, n’en entraîne pas moins une privation complète de liberté est conçue comme une mesure de dernier recours, prévue uniquement lorsque l’exécution de la décision de retour sous la forme d’un éloignement risque d’être compromise par le comportement de l’intéressé. Cette mesure est strictement encadrée, en application des articles 15 et 16 de ladite directive, notamment dans le but d’assurer le respect des droits fondamentaux des ressortissants de pays tiers concernés (19). La directive «retour», en poursuivant la mise en place d’une politique efficace d’éloignement et de rapatriement fondée sur des normes communes, veille à ce que les personnes concernées soient rapatriées de façon humaine et dans le respect intégral de leurs droits fondamentaux ainsi que de leur dignité (20).

55.    À ce stade, je voudrais souligner avec force que, contrairement aux arguments du gouvernement néerlandais (21) et de la Commission (22), en aucun cas, une violation constatée du droit d’être entendu lors de l’adoption d’une mesure de prolongation de la rétention en application de l’article 15, paragraphe 6, de la directive «retour» ne peut être considérée comme une violation «marginale» ou «limitée» de ce droit. À l’instar des observations de M. G. (23), je considère que le droit à la liberté est l’un des droits de l’homme les plus fondamentaux (24). Si ce droit n’est pas absolu et connaît certaines limitations, notamment, dans le domaine de l’immigration clandestine, comme en l’espèce, chaque décision des autorités publiques fondée sur ces limitations doit strictement respecter toutes les conditions légales entourant ces limitations.

56.    De surcroît, contrairement à ce qu’avancent le gouvernement néerlandais (25) et la Commission (26), je considère que le raisonnement de la Cour, au point 26 de l’arrêt Distillers Company/Commission, précité, selon lequel une irrégularité de procédure n’entraîne l’annulation en tout ou en partie d’une décision que s’il est établi que, en l’absence de cette irrégularité, la décision attaquée aurait pu avoir un contenu différent, ne saurait être appliqué, par analogie, dans le cadre de mesures aussi restrictives de la liberté des personnes que la rétention.

57.    Par principe, la thèse selon laquelle l’audition des intéressés n’aurait pu influencer l’issue de la procédure en cause ne peut être acceptée au risque de porter atteinte à la substance même des droits de la défense, et ce d’autant plus lorsque pareille thèse n’est nullement étayée.

C –    Quant aux effets d’une violation du droit d’être entendu

1.      À titre principal

58.    Cela étant, même s’il fallait renoncer à parler de violation marginale, le gouvernement néerlandais soutient que les conséquences juridiques de la méconnaissance du principe des droits de la défense sont régies par le droit national (27). Selon ce gouvernement, la directive «retour» ne comprend pas de disposition précisant les conséquences juridiques que le juge national doit attacher à la violation du principe des droits de la défense lors de l’élaboration d’une mesure de prolongation au sens de l’article 15, paragraphe 6, de cette directive. Il estime qu’il ressort du point 38 de l’arrêt Sopropé, précité, que, en l’absence de règles fixées par le droit de l’Union, il appartient au juge national de préciser les conséquences juridiques à attacher à la violation du principe du droit de la défense dans le respect des principes d’équivalence et d’effectivité.

59.    Je ne partage pas cette analyse.

60.    Ainsi que cela ressort sans équivoque du point 38 de l’arrêt Sopropé, précité, le principe d’autonomie procédurale s’applique uniquement lorsque le droit de l’Union ne fixe pas les modalités d’application d’une réglementation, celles-ci relevant, par conséquent, de l’ordre juridique interne des États membres (28).

61.    Même s’il s’agit d’un des rares cas où le droit de l’Union prévoit lui-même la sanction d’une illégalité (29), il me semble que, en l’espèce, les conséquences juridiques qui doivent être tirées par le juge national d’une violation du droit d’être entendu consacré par l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte lors de la prolongation de la rétention d’un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier sont fixées par l’article 15, paragraphe 2, de la directive «retour».

62.    En effet, l’article 15, paragraphe 2, de la directive «retour» prévoit explicitement et de manière claire que «[l]e ressortissant concerné d’un pays tiers est immédiatement remis en liberté si la rétention n’est pas légale».

63.    Cette disposition impérative ne laisse aucune marge de manœuvre aux États membres et reflète la volonté expresse du législateur de l’Union d’assurer qu’aucun ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier ne puisse être privé de sa liberté, en dehors du respect du droit.

64.    Selon la Commission, l’article 15, paragraphe 2, de la directive «retour» ne saurait prévoir les conséquences juridiques d’une violation du droit d’être entendu lors de l’adoption d’une mesure de prolongation, car cette disposition ne concernerait que les conditions de fond (30) à remplir pour ordonner la rétention ou sa prolongation, «et non la décision qui y conduit». Je ne puis partager une telle interprétation de l’article 15, paragraphe 2, de la directive «retour», qui exclurait le respect des droits fondamentaux de la question de savoir si l’on est ou non en présence d’une «rétention légale». En outre, je ne comprends pas la distinction faite, lors de l’audience, par la Commission entre la légalité de la rétention et la légalité de la décision ordonnant la rétention. Je ne conçois pas qu’une rétention reste légale alors que la décision qui l’ordonne ne le serait pas.

65.    Je suggère donc à la Cour de répondre à la question préjudicielle en ce sens qu’une violation, par l’administration nationale, du principe général du respect des droits de la défense (en l’occurrence, du droit d’être entendu, tel que prévu par l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte) commise lors de l’élaboration d’une mesure de prolongation de la rétention, au sens de l’article 15, paragraphe 6, de la directive «retour», implique l’annulation de cette mesure et l’immédiate remise en liberté de l’intéressé en application de l’article 15, paragraphe 2, de la directive «retour».

2.      À titre subsidiaire

66.    Pour l’hypothèse où la Cour n’adhérerait pas à cette interprétation de l’article 15, paragraphe 2, de la directive «retour» ainsi que de l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte, je me dois d’analyser la jurisprudence de la Cour sur les conséquences à tirer d’une violation constatée des droits de la défense, et plus particulièrement du droit d’être entendu dans une procédure administrative nationale mettant en œuvre le droit de l’Union, et ce en vue de déterminer les droits qu’une victime de cette violation peut en tirer.

67.    Je ne parlerai pas d’une mise en balance des intérêts, comme le suggère la juridiction de renvoi. En effet, comme l’ont montré les réflexions du juge rapporteur lors de l’audience, cette notion laisse perplexe, notamment sur les éléments ou les intérêts à comparer, point qui n’a pas été clarifié lors de l’audience.

68.    Si, selon la Cour, la règle générale est certes l’annulation pure et simple des décisions litigieuses (31), il est aussi de jurisprudence constante que le respect du droit d’être entendu n’est pas une exigence absolue et peut comporter des restrictions, à condition que celles-ci répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis par la mesure en cause et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis (32).

69.    Ainsi, dans des cas de grande urgence et lorsque des raisons impérieuses l’exigent, les autorités tant nationales que de l’Union peuvent adopter des mesures individuelles qui affectent défavorablement des personnes sans recueillir au préalable leur point de vue.

70.    La Cour a ainsi jugé qu’une restriction du droit à être entendu peut être justifiée et donc tolérée lorsque la santé publique était menacée par la fièvre aphteuse ou lorsque la sécurité publique était menacée par le terrorisme.

71.    Dans l’arrêt Dokter e.a., précité, la Cour a décidé que, étant donné le caractère hautement contagieux de la fièvre aphteuse et la nécessité de lutter rapidement et efficacement contre celle-ci afin de protéger la santé publique, l’autorité compétente pouvait adopter les mesures appropriées à cet égard sans que toutes les personnes potentiellement concernées n’aient pris connaissance au préalable des faits et des documents sur lesquels ces mesures étaient fondées ni pris position sur de tels faits et documents. Selon la Cour, une telle restriction ne saurait constituer une intervention démesurée que si les intéressés étaient privés de la possibilité de contester lesdites mesures dans une procédure ultérieure et de faire utilement valoir leur point de vue dans le cadre de celle-ci (33).

72.    En outre, dans son arrêt France/People’s Mojahedin Organization of Iran (34), la Cour a rappelé qu’une exception au droit fondamental au respect des droits de la défense peut être admise en ce qui concerne les décisions initiales de gel de fonds à l’encontre des personnes et entités liées à des réseaux terroristes.

73.    En effet, ces mesures, prises sans audition préalable des intéressés, se justifient par la nécessité d’assurer l’efficacité des mesures de gel et, en définitive, par des considérations impérieuses touchant à la sûreté ou à la conduite des relations internationales de l’Union et de ses États membres (35). Toutefois, la Cour a dit pour droit que ces autorités devaient communiquer aux intéressés les éléments justifiant ces mesures et procéder à une audition de ces derniers, que ce soit concomitamment avec ou immédiatement après l’adoption de celles‑ci (36).

74.    Si j’accepte, comme le soutient le gouvernement néerlandais, l’argument selon lequel il faut tenir compte de toutes les circonstances de l’espèce, je considère, comme M. G. (37), que les circonstances exceptionnelles, caractérisées par une urgence grave et extrême, présentes dans les arrêts précités Kadi I et France/People’s Mojahedin Organization of Iran, relatifs aux mesures de gel des fonds, ou dans l’arrêt Dokter e.a., précité, relatif à la fièvre aphteuse, qui ont justifié des restrictions du droit d’être entendu sont totalement absentes dans les affaires au principal.

75.    Premièrement, la menace globale du terrorisme, qui nécessite l’adoption urgente de mesures de gel des fonds, et le risque grave pour la santé publique que représente la fièvre aphteuse ne sont pas du même ordre de gravité ou d’intérêt public que le risque de fuite d’un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier.

76.    De plus, comme l’indique M. R., rien n’a empêché les autorités néerlandaises de procéder à une audition effective et préalable des intéressés en vue de l’adoption des mesures de prolongation de la rétention, garantie procédurale qu’il n’était pas difficile d’assurer, d’autant plus qu’il n’y avait aucune urgence puisque les intéressés étaient déjà en rétention et ne présentaient donc aucun risque de fuite (38).

77.    Enfin, il ne ressort aucunement du dossier présenté devant la Cour que MM. G. et R. auraient essayé d’instrumentaliser abusivement les procédures mises en place par la directive «retour», y compris les dispositions relatives à des mesures de rétention dans le but d’entraîner la violation de leurs droits en cause dans les affaires au principal.

78.    Deuxièmement, les restrictions au droit patrimonial en question dans les arrêts précités Dokter e.a., Kadi I ainsi que France/People’s Mojahedin Organization of Iran ne sont pas comparables à une mesure extrême, ou «radicale» (39) selon la Commission, telle que la prolongation pour une période de douze mois de la privation de liberté des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.

79.    Troisièmement, l’existence de circonstances qui pourraient justifier l’adoption de mesures prises en violation du droit d’être entendu doit être vérifiée lors de l’adoption de telles mesures, et non postérieurement.

80.    En effet, je considère qu’une modulation des conséquences d’une violation d’un droit fondamental ne peut servir aux fins de réparer postérieurement une telle violation en l’absence de raisons impérieuses existantes lors de l’adoption de la mesure litigieuse.

81.    Au vu de la jurisprudence de la Cour et de circonstances telles que celles des affaires au principal, la violation du droit d’être entendu ne peut donner lieu qu’à l’annulation des décisions litigieuses et à la remise en liberté des intéressés.

D –    Une alternative?

82.    En dehors des conséquences envisagées par la juridiction de renvoi, à savoir l’annulation des décisions litigieuses suivie de la remise en liberté des intéressés ou le maintien de ces décisions et donc des rétentions, une troisième voie a été envisagée lors de l’audience, à savoir l’annulation des décisions litigieuses et l’adoption concomitante de nouvelles décisions légales (ou l’adoption de nouvelles décisions administratives légales avant l’annulation des décisions litigieuses).

83.    La Cour a elle-même reconnu dans l’arrêt Kadi I, précité, la possibilité de tempérer les conséquences juridiques d’une décision violant le droit d’être entendu.

84.    En effet, aux points 373 à 376 de l’arrêt Kadi I, précité, la Cour, au vu des effets sérieux et irréversibles de l’annulation des mesures de gel des fonds sur l’efficacité de ces mesures restrictives, a maintenu les effets des mesures adoptées en violation du droit d’être entendu pendant une brève période afin de permettre aux autorités de remédier aux violations constatées.

85.    Je remarque, tout d’abord, que cette solution concernait des décisions initiales de gel de fonds où l’effet de surprise était nécessaire, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Cependant, je relève surtout que, comme cela a été confirmé lors de l’audience et comme l’a indiqué la juridiction de renvoi, tant pour la décision de mise en rétention que pour la décision de prolongation de celle-ci, le Staatssecretaris ne dispose pas de cette faculté en droit national (40).

VII – Conclusion

86.    Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question posée à titre préjudiciel par le Raad van State comme suit:

À titre principal, une violation, par l’administration nationale, du droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre, consacré par l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, commise lors de l’élaboration d’une mesure de prolongation de la rétention au sens de l’article 15, paragraphe 6, de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, implique l’annulation de cette mesure et l’immédiate remise en liberté de l’intéressé, en application de l’article 15, paragraphe 2, de cette directive.

À titre subsidiaire, la jurisprudence de la Cour relative aux conséquences à réserver en droit de l’Union à une violation du droit d’être entendu implique, dans des cas tels que ceux en cause dans les affaires au principal, l’annulation des décisions litigieuses de prolongation de la rétention et la remise en liberté des ressortissants de pays tiers en rétention.


1 – Langue originale: le français.


2 – JO L 348, p. 98.


3 – Arrêt du 15 juin 2006 (C‑28/05, Rec. p. I‑5431).


4 – Arrêt du 3 septembre 2008 (C‑402/05 P et C‑415/05 P, Rec. p. I‑6351, ci-après l’«arrêt Kadi I»).


5 – Arrêts du 10 juillet 1980, Distillers Company/Commission (30/78, Rec. p. 2229, point 26) (affaire en matière de concurrence); du 21 mars 1990, Belgique/Commission (C‑142/87, Rec. p. I‑959, point 48) (affaire en matière d’aides d’État), et du 2 octobre 2003, Thyssen Stahl/Commission (C‑194/99 P, Rec. p. I‑10821, point 31) (affaire en matière de concurrence).


6 – Bien que, lors de l’audience, ce gouvernement ait reconnu certaines erreurs de l’administration lors de l’élaboration des décisions litigieuses.


7 – Voir, par analogie, arrêt du 20 mai 2010, Ioannis Katsivardas – Nikolaos Tsitsikas (C‑160/09, Rec. p. I‑4591, point 27).


8 – Arrêt du 22 novembre 2012, M. (C‑277/11, point 82).


9 – Ibidem (point 87).


10 – Dans les affaires au principal, MM. G. et R. ont saisi le Rechtbank Den Haag, qui s’est prononcé sur la légalité de la prolongation de leur rétention dans un délai approximatif d’un mois. Voir points 16 et 17 de la présente prise de position.


11 – Voir, notamment, arrêts du 24 octobre 1996, Commission/Lisrestal e.a. (C‑32/95 P, Rec. p. I‑5373, point 21); du 28 mars 2000, Krombach (C‑7/98, Rec. p. I‑1935, point 42); du 21 septembre 2000, Mediocurso/Commission (C‑462/98 P, Rec. p. I‑7183, point 36); du 9 juin 2005, Espagne/Commission (C‑287/02, Rec. p. I‑5093, point 37), et du 18 décembre 2008, Sopropé (C‑349/07, Rec. p. I‑10369, point 37).


12 – Voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi (C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, point 99).


13 – Voir, en ce sens, arrêt M., précité (points 84 et 86).


14 – Voir article 1er et considérant 24 de la directive «retour».


15 – Arrêt du 20 janvier 2005 (C‑300/03, Rec. p. I‑689).


16 – Je considère que les termes «conformément au droit national» repris à l’article 15, paragraphe 6, de la directive «retour» ne se rapportent qu’à la faculté des États membres de fixer la durée d’une éventuelle prolongation de la rétention avec un maximum de douze mois.


17 – Voir point 38 de la présente prise de position. Voir, en ce sens, la prise de position de l’avocat général Mázak dans l’affaire El Dridi (arrêt du 28 avril 2011, C‑61/11 PPU, Rec. p. I‑3015, point 35).


18 – Point 42 dudit arrêt. En effet, une priorité est, en principe, accordée à l’exécution volontaire d’une décision de retour adoptée en application de l’article 6, paragraphe 1, de la directive «retour». L’article 7, paragraphe 1, de la directive «retour» dispose que cette décision prévoit un délai approprié allant de sept à trente jours pour le départ volontaire. Dans une situation dans laquelle l’obligation de retour n’a pas été respectée dans le délai accordé pour le départ volontaire, il ressort de l’article 8, paragraphes 1 et 4, de la directive «retour» que, dans le but d’assurer l’efficacité des procédures de retour, ces dispositions imposent à l’État membre, qui a adopté une décision de retour à l’encontre d’un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier, l’obligation de procéder à l’éloignement, en prenant toutes les mesures nécessaires, y compris, le cas échéant, des mesures coercitives, de manière proportionnée et dans le respect, notamment, des droits fondamentaux. Voir, en ce sens, arrêt El Dridi, précité (points 36 à 38).


19 – Voir, en ce sens, arrêt El Dridi, précité (point 42).


20 – Voir arrêt El Dridi, précité (point 31), et considérant 2 de la directive «retour».


21 – Voir points 35 et 36 de la présente prise de position.


22 – Voir point 39 de la présente prise de position.


23 – Voir point 29 de la présente prise de position.


24 – Voir article 6 de la Charte. En outre, sous l’intitulé «Droit à la liberté et à la sûreté», l’article 5 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, dispose:


      «1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales:


      [...]


      f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.


      [...]»


25 – Voir point 34 de la présente prise de position.


26 – Voir point 41 de la présente prise de position.


27 – Voir point 34 de la présente prise de position.


28 – En effet, au point 38 dudit arrêt Sopropé, la Cour a dit pour droit que, «[s]’agissant de la mise en œuvre [du principe du respect des droits de la défense] et, plus particulièrement, des délais pour exercer les droits de la défense, il y a lieu de préciser que, lorsque ceux-ci ne sont pas, comme dans l’affaire au principal, fixés par le droit communautaire, ils relèvent du droit national pour autant que, d’une part, ils soient du même ordre que ceux dont bénéficient les particuliers ou les entreprises dans des situations de droit national comparables et, d’autre part, ils ne rendent pas pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits de la défense conférés par l’ordre juridique communautaire».


29 – Au point 47 de l’arrêt El Dridi, précité, la Cour a dit pour droit que «les articles 15 et 16 de la directive [ʻretourʼ] sont inconditionnels et suffisamment précis pour ne pas nécessiter d’autres éléments particuliers pour permettre leur mise en œuvre par les États membres».


30 – À savoir les conditions matérielles établies par l’article 15, paragraphe 1, de la directive «retour», telles que le risque de fuite ou l’empêchement du retour ou de la procédure d’éloignement.


31 – Voir arrêts Commission/Lisrestal, précité (point 45); Mediocurso/Commission, précité (point 50), et du 29 juin 1994, Fiskano/Commission (C‑135/92, Rec. p. I‑2885, point 44).


32 – Voir, en ce sens, arrêt Dokter e.a., précité (point 75 et jurisprudence citée).


33 – Ibidem (point 76).


34 – Arrêt du 21 décembre 2011 (C‑27/09 P, Rec. p. I‑13427, points 61 à 67).


35 – Arrêts Kadi I (point 342) et France/People’s Mojahedin Organization of Iran, précité (point 67).


36 – Arrêts Kadi I (point 345) et France/People’s Mojahedin Organization of Iran, précité (point 61).


37 – Voir point 29 de la présente prise de position.


38 – À cet égard, je relève, à titre d’analogie, que la Cour a jugé que, dans le cas d’une décision subséquente de gel de fonds par laquelle les mesures prises à l’encontre d’une personne ou d’une entité sont maintenues (décision comparable à une décision de prolongation d’une rétention, comme celles en cause dans les affaires au principal), l’effet de surprise n’est plus nécessaire afin d’assurer l’efficacité des mesures, de sorte que l’adoption de telles mesures doit, en principe, être précédée d’une communication des éléments retenus à charge ainsi que de l’opportunité conférée à la personne ou à l’entité concernée d’être entendues (arrêt France/People’s Mojahedin Organization of Iran, précité, point 62).


39 – Voir point 38 de la présente prise de position.


40 – Voir point 23 de la présente prise de position.