Language of document : ECLI:EU:C:2020:642

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN RICHARD DE LA TOUR

présentées le 3 septembre 2020 (1)

Affaires jointes C322/19 et C385/19

K.S.,

M.H.K.

contre

The International Protection Appeals Tribunal,

The Minister for Justice and Equality,

Ireland and the Attorney General (C-322/19)

[demande de décision préjudicielle formée par la High Court (Haute Cour, Irlande)]

et

Mme R.A.T.,

M. D.S.

contre

The Minister for Justice and Equality (C-385/19)

[demande de décision préjudicielle formée par l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale, Irlande)]

« Renvoi préjudiciel – Politique d’asile – Directive 2013/33/UE – Normes pour l’accueil des demandeurs de protection internationale – Article 15 – Accès au marché de l’emploi – Conditions d’accès – Interprétation de la condition relative à la qualité de “demandeur” – Interprétation de la condition relative à l’absence de retard imputable au demandeur – Demandeurs à l’égard desquels une décision de transfert a été adoptée en application du règlement (UE) no 604/2013 – Législation nationale privant les demandeurs de cette qualité en raison de l’adoption d’une telle décision – Admissibilité »






I.      Introduction

1.        Dans les présentes affaires, la Cour est invitée à préciser les modalités d’accueil d’un demandeur de protection internationale (ci-après le « demandeur ») à l’égard duquel une autorité nationale a adopté une décision de transfert vers l’État membre qu’elle a identifié comme responsable de l’examen de cette demande (ci-après l’« État membre responsable ») en application du règlement (UE) no 604/2013 (2).

2.        En particulier, les questions préjudicielles concernent l’accès au marché du travail, qui est une condition d’accueil visée à l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33/UE (3). Conformément à cette disposition, les États membres doivent veiller à ce que le demandeur ait accès au marché du travail dans un délai maximal de neuf mois à compter de l’introduction de sa demande, lorsque aucune décision en première instance n’a été rendue et que le retard ne peut être imputé au demandeur.

3.        Or, la législation irlandaise en cause prévoit que l’adoption d’une décision de transfert à l’égard du demandeur a pour effet de priver l’intéressé de cette qualité ainsi que du droit de demander le permis de travail qui y est associé (4).

4.        Conformément à la demande de la Cour, les présentes conclusions se limiteront à l’analyse des principales questions de droit nouvelles qui se posent en l’espèce.

5.        La première question est relative à la détermination des bénéficiaires de la mesure prévue à l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33 et porte, notamment, sur l’interprétation de la notion de « demandeur » au regard du droit à l’accès au marché du travail prévu par cette disposition. Cette question, qui s’inscrit dans la lignée de l’arrêt du 27 septembre 2012, Cimade et GISTI (5), vise à déterminer si, en application de ladite disposition, un État membre peut refuser l’accès au marché du travail à un demandeur à l’égard duquel une décision de transfert a été adoptée.

6.        Dans les présentes conclusions, j’expliquerai les raisons pour lesquelles l’adoption d’une décision de transfert à l’égard d’un demandeur ne saurait avoir pour effet de le priver de cette qualité ainsi que des droits associés à celle-ci.

7.        La seconde question est relative à la nature des agissements susceptibles d’avoir engendré un retard imputable au demandeur au sens de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33. La Cour est appelée à déterminer si une autorité nationale peut imputer au demandeur le retard résultant de la mise en œuvre de la procédure de détermination de l’État membre responsable, et ainsi priver ce dernier de l’accès au marché du travail, au motif, premièrement, qu’il n’a pas introduit sa demande de protection internationale auprès de l’État membre de première entrée irrégulière ou, en cas de séjour régulier, auprès de l’État membre de séjour et, deuxièmement, qu’il a introduit un recours juridictionnel contre la décision de transfert adoptée à son égard en application du règlement no 604/2013.

8.        Dans les présentes conclusions, j’exposerai les raisons pour lesquelles, en l’état actuel des textes du régime d’asile européen commun (RAEC) ni l’une ni l’autre de ces circonstances ne peut être considérée comme ayant généré un retard imputable au demandeur au sens de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33, susceptible de le priver de l’accès au marché du travail de l’État membre d’accueil.

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

9.        Conformément à l’article 78 TFUE, le système européen commun d’asile se compose de plusieurs textes, notamment, de la directive 2011/95/UE (6), laquelle définit les conditions d’octroi de la protection internationale, de la directive 2013/32/UE (7), laquelle précise les modalités procédurales applicables à l’examen d’une demande de protection internationale, de la directive 2013/33, dont l’interprétation est ici demandée et qui énonce les normes d’accueil des demandeurs de protection internationale, et du règlement no 604/2013, lequel précise les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable.

1.      La directive 2011/95

10.      Conformément à son article 1er, la directive 2011/95 a notamment pour objet d’établir des normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale.

11.      L’article 4 de cette directive, intitulé « Évaluation des faits et circonstances », prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 :

« 1.      Les États membres peuvent considérer qu’il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Il appartient à l’État membre d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la demande.

2.      Les éléments visés au paragraphe 1 correspondent aux déclarations du demandeur et à tous les documents dont le demandeur dispose concernant son âge, son passé, y compris ceux des parents à prendre en compte, son identité, sa ou ses nationalités, le ou les pays ainsi que le ou les lieux où il a résidé auparavant, ses demandes d’asile antérieures, son itinéraire, ses titres de voyage, ainsi que les raisons justifiant la demande de protection internationale. »

2.      La directive 2013/32

12.      La directive 2013/32 a pour objet d’établir les règles et les garanties procédurales applicables à l’examen d’une demande de protection internationale.

13.      L’article 2, sous p), de cette directive définit l’expression « rester dans l’État membre » comme « le fait de rester sur le territoire [...] de l’État membre dans lequel la demande de protection internationale a été présentée ou est examinée ».

14.      Au sein du chapitre II de ladite directive, intitulé « Principes de base et garanties fondamentales », l’article 9, paragraphe 1, prévoit que « [l]es demandeurs sont autorisés à rester dans l’État membre, aux seules fins de la procédure, jusqu’à ce que l’autorité responsable de la détermination se soit prononcée conformément aux procédures en première instance prévues au chapitre III ».

15.      L’article 13 de la directive 2013/32, qui énonce les « [o]bligations des demandeurs », dispose :

« 1.      Les États membres imposent aux demandeurs l’obligation de coopérer avec les autorités compétentes en vue d’établir leur identité et les autres éléments visés à l’article 4, paragraphe 2, de la directive [2011/95]. Les États membres peuvent imposer aux demandeurs d’autres obligations en matière de coopération avec les autorités compétentes dans la mesure où ces obligations sont nécessaires au traitement de la demande.

2.      En particulier, les États membres peuvent prévoir que :

a)      les demandeurs doivent se manifester auprès des autorités compétentes ou se présenter en personne, soit immédiatement soit à une date précise ;

b)      les demandeurs doivent remettre les documents qui sont en leur possession et qui présentent un intérêt pour l’examen de la demande, comme leurs passeports ;

c)      les demandeurs doivent informer les autorités compétentes de leur lieu de résidence ou de leur adresse ainsi que de toute modification de ceux-ci le plus rapidement possible [...] ;

d)      les autorités compétentes puissent fouiller le demandeur ainsi que les objets qu’il transporte [...] ;

e)      les autorités compétentes puissent photographier le demandeur ; et

f)      les autorités compétentes puissent enregistrer les déclarations faites oralement par le demandeur, à condition qu’il en ait été préalablement informé. »

16.      Au sein du chapitre III de la directive 2013/32, l’article 31, paragraphe 3, est libellé en ces termes :

« Les États membres veillent à ce que la procédure d’examen soit menée à terme dans les six mois à compter de l’introduction de la demande.

Lorsqu’une demande est soumise à la procédure définie par le règlement [no 604/2013], le délai de six mois commence à courir à partir du moment où l’État membre responsable de son examen a été déterminé conformément à ce règlement et où le demandeur se trouve sur le territoire de cet État membre et a été pris en charge par l’autorité compétente.

Les États membres peuvent prolonger le délai de six mois visé au présent paragraphe d’une durée ne pouvant excéder neuf mois supplémentaires lorsque :

[...]

c)      le retard peut être clairement imputé au non-respect, par le demandeur, des obligations qui lui incombent au titre de l’article 13.

[...] ».

17.      L’article 32 de cette directive, intitulé « Demandes infondées », dispose, à son paragraphe 1 :

« [L]es États membres ne peuvent considérer une demande comme infondée que si l’autorité responsable de la détermination a établi que le demandeur ne remplit pas les conditions requises pour prétendre à une protection internationale en vertu de la directive [2011/95]. »

18.      L’article 33 de la directive 2013/32, intitulé « Demandes irrecevables », prévoit, à son paragraphe 1, que, « [o]utre les cas dans lesquels une demande n’est pas examinée en application du règlement [no 604/2013], les États membres ne sont pas tenus de vérifier si le demandeur remplit les conditions requises pour prétendre à une protection internationale en application de la directive [2011/95], lorsqu’une demande est considérée comme irrecevable en vertu du présent article.

19.      À l’article 33, paragraphe 2, de cette directive figure une liste exhaustive de cas dans lesquels les États membres peuvent considérer une demande comme irrecevable.

3.      La directive 2013/33

20.      Conformément à son article 1er, la directive 2013/33 a pour objectif d’établir des normes pour l’accueil des demandeurs de protection internationale dans les États membres.

21.      Les considérants 8, 11, 12, 13, 23 et 35 de cette directive énoncent :

« (8)      Afin de garantir l’égalité de traitement des demandeurs dans l’ensemble de l’Union [européenne], la présente directive devrait s’appliquer à tous les stades et à tous les types de procédures relatives aux demandes de protection internationale, dans tous les lieux et centres d’accueil de demandeurs et aussi longtemps qu’ils sont autorisés à rester sur le territoire des États membres en tant que demandeurs.

[...]

(11)      Il convient d’adopter des normes pour l’accueil des demandeurs qui suffisent à leur garantir un niveau de vie digne et des conditions de vie comparables dans tous les États membres.

(12)      L’harmonisation des conditions d’accueil des demandeurs devrait contribuer à limiter les mouvements secondaires de demandeurs motivés par la diversité des conditions d’accueil.

(13)      Afin de garantir l’égalité de traitement de toutes les personnes demandant la protection internationale ainsi que la cohérence par rapport à l’acquis actuel de l’Union en matière d’asile [...], il convient d’élargir le champ d’application de la présente directive, afin d’y inclure les personnes demandant la protection subsidiaire.

[...]

(23)      Afin de favoriser l’autosuffisance des demandeurs et de limiter les écarts importants entre les États membres, il est essentiel de prévoir des règles claires concernant l’accès des demandeurs au marché du travail.

[...]

(35)      La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus, notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [ (8)]. En particulier, la présente directive vise à garantir le plein respect de la dignité humaine et à favoriser l’application des articles 1er, 4, 6, 7, 18, 21, 24 et 47 de la [C]harte et doit être mise en œuvre en conséquence. »

22.      L’article 2 de la directive 2013/33, intitulé « Définitions », dispose :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

b)      “demandeur”, tout ressortissant de pays tiers ou tout apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle il n’a pas encore été statué définitivement ;

[...]

f)      “conditions d’accueil”, l’ensemble des mesures prises par les États membres en faveur des demandeurs conformément à la présente directive ;

g)      “conditions matérielles d’accueil”, les conditions d’accueil comprenant le logement, la nourriture et l’habillement, fournis en nature ou sous forme d’allocation financière ou de bons, ou en combinant ces trois formules, ainsi qu’une allocation journalière ;

[...] »

23.      En vertu de l’article 3, paragraphe 1, de cette directive, celle-ci s’applique « à tous les ressortissants de pays tiers et apatrides qui présentent une demande de protection internationale sur le territoire d’un État membre [...] tant qu’ils sont autorisés à demeurer sur le territoire en qualité de demandeurs ».

24.      Au chapitre II de ladite directive, intitulé « Dispositions générales relatives aux condition d’accueil », l’article 15 – dont l’interprétation est ici demandée – est rédigé comme suit :

« 1.      Les États membres veillent à ce que les demandeurs aient accès au marché du travail dans un délai maximal de neuf mois à compter de la date d’introduction de la demande de protection internationale lorsque aucune décision en première instance n’a été rendue par l’autorité compétente et que le retard ne peut être imputé au demandeur.

2.      Les États membres décident dans quelles conditions l’accès au marché du travail est octroyé au demandeur, conformément à leur droit national, tout en garantissant que les demandeurs ont un accès effectif à ce marché.

Pour des motifs liés à leur politique du marché du travail, les États membres peuvent accorder la priorité aux citoyens de l’Union et aux ressortissants des États parties à l’accord sur l’Espace économique européen, ainsi qu’aux ressortissants de pays tiers en séjour régulier.

3.      L’accès au marché du travail n’est pas retiré durant les procédures de recours, lorsqu’un recours formé contre une décision négative prise lors d’une procédure normale a un effet suspensif, jusqu’au moment de la notification d’une décision négative sur le recours. »

4.      Le règlement no 604/2013

25.      Conformément à son article 1er, le règlement no 604/2013 a pour objet d’établir les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable.

26.      Les considérants 11, 12 et 19 de ce règlement énoncent :

« (11)      La directive [2013/33] devrait s’appliquer à la procédure de détermination de l’État membre responsable régie par le présent règlement, sous réserve des limitations dans l’application de ladite directive.

(12)      La directive [2013/32] devrait s’appliquer en plus et sans préjudice des dispositions relatives aux garanties de procédure régies par le présent règlement, sous réserve des limitations dans l’application de ladite directive.

[...]

(19)      Afin de garantir une protection efficace des droits des personnes concernées, il y a lieu d’instaurer des garanties juridiques et le droit à un recours effectif à l’égard de décisions de transfert vers l’État membre responsable conformément, notamment, à l’article 47 de la [Charte]. Afin de garantir le respect du droit international, un recours effectif contre de telles décisions devrait porter à la fois sur l’examen de l’application du présent règlement et sur l’examen de la situation en fait et en droit dans l’État membre vers lequel le demandeur est transféré. »

27.      Au chapitre II du règlement no 604/2013, intitulé « Principes généraux et garanties », l’article 3, paragraphe 1, dispose que « [l]es États membres examinent toute demande de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride sur le territoire de l’un quelconque d’entre eux, y compris à la frontière ou dans une zone de transit. La demande est examinée par un seul État membre, qui est celui que les critères énoncés au chapitre III désignent comme responsable ».

28.      Au chapitre VI de ce règlement, intitulé « Procédures de prise en charge et de reprise en charge », l’article 20 dispose, à son paragraphe 1, que « [l]e processus de détermination de l’État membre responsable commence dès qu’une demande de protection internationale est introduite pour la première fois auprès d’un État membre ».

29.      À la section IV de ce chapitre, intitulée « Garanties procédurales », l’article 26, paragraphe 1, dudit règlement dispose, notamment, que, « [l]orsque l’État membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge d’un demandeur [...], l’État membre requérant notifie à la personne concernée la décision de le transférer vers l’État membre responsable et, le cas échéant, la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

30.      L’article 27 du règlement no 604/2013, intitulé « Voies de recours », énonce :

« 1.      Le demandeur [...] dispose d’un droit de recours effectif, sous la forme d’un recours contre la décision de transfert ou d’une révision, en fait et en droit, de cette décision devant une juridiction.

[...]

3.      Aux fins des recours contre des décisions de transfert ou des demandes de révision de ces décisions, les États membres prévoient les dispositions suivantes dans leur droit national :

a)      le recours ou la révision confère à la personne concernée le droit de rester dans l’État membre concerné en attendant l’issue de son recours [...] »

B.      Le droit irlandais

31.      À la suite de l’application de l’article 4 du protocole nº 21 sur la position du Royaume-Uni et de l’Irlande à l’égard de l’espace de liberté, de sécurité et de justice (9), l’European Communities (Receptions Conditions) Regulations 2018 [décret de 2018 relatif aux Communautés européennes (conditions d’accueil)] (ci-après le « décret de 2018 ») a transposé dans le droit irlandais, avec effet au 30 juin 2018, les dispositions de la directive 2013/33.

32.      L’article 2 du décret de 2018 prévoit, à ses paragraphes 2 et 3 :

« 2.      Aux fins du présent décret, lorsqu’une décision de transfert, au sens de [l’European Union (Dublin System) Regulations 2018 (10)], a été adoptée à l’égard d’un demandeur, alors, à compter de la date de la notification de cette décision en application de la règle 5, paragraphe 2, de ce décret, la personne concernée :

a)      perd le statut de demandeur, et

b)      est qualifiée de bénéficiaire mais non de demandeur.

3.      Aux fins du présent décret, une personne qui, en vertu de l’article 16, paragraphe 2, du [décret de 2018 relatif à l’Union européenne (système de Dublin)], a saisi l’International Protection Appeals Tribunal [tribunal d’appel pour la protection internationale, Irlande] d’un recours sur lequel ce dernier n’a pas encore statué, est considérée comme un bénéficiaire mais non comme un demandeur. »

33.      L’article 11, paragraphes 3 et 4, du décret de 2018, qui met en œuvre l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33, dispose :

« 3.      Un demandeur peut former une demande de permis de travail :

[...]

b)      au plus tôt huit mois à compter du dépôt de sa demande [de protection internationale].

4.      Le Minister for Justice and Equality [ministre de la Justice et de l’Égalité, Irlande] peut [...] accorder une autorisation [d’accès au marché du travail] au demandeur si :

a)      sous réserve du paragraphe 6, un délai de neuf mois s’est écoulé depuis le jour de l’introduction de la demande et à cette date aucune décision n’a été rendue en première instance concernant la demande de protection introduite par le demandeur, et

b)      la situation visée au point a) ci-dessus ne peut être imputée en tout ou en partie au demandeur. »

III. Les litiges au principal et les questions préjudicielles

34.      Les questions préjudicielles adressées, d’une part, par la High Court (Haute Cour, Irlande) dans l’affaire The International Protection Appeals Tribunal e.a. (C-322/19) et, d’autre part, par l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale) dans l’affaire Minister for Justice and Equality (C‑385/19) ont été présentées dans le cadre de litiges opposant des ressortissants de pays tiers au ministre de la Justice et de l’Égalité au sujet de la légalité de décisions leur refusant l’octroi d’un permis d’accès au marché du travail en leur qualité de demandeurs d’une protection internationale dont le transfert vers un autre État membre a été requis en application du règlement no 604/2013.

35.      Par décision du Président de la Cour du 14 juin 2019, ces deux affaires ont été jointes aux fins de la procédure écrite et orale ainsi que de l’arrêt.

A.      L’affaire C-322/19

36.      K.S. a quitté le Pakistan au mois de février 2010 pour se rendre au Royaume-Uni, État membre dans lequel il n’a pas introduit de demande de protection internationale. Au mois de mai 2015, il s’est rendu en Irlande où il a introduit une telle demande. À la suite de la décision de transfert de l’intéressé vers le Royaume-Uni adoptée à son égard le 9 mars 2016, il a formé un recours contre cette décision devant le Refugee Appeals Tribunal (tribunal d’appel des réfugiés, Irlande), lequel a été rejeté le 17 août 2016. K.S. a alors introduit une procédure de contrôle juridictionnel devant la High Court (Haute Cour), laquelle a un effet suspensif.

37.      Quant à M.H.K., il a quitté le Bangladesh pour se rendre au Royaume-Uni le 24 octobre 2009. À la suite de l’expiration de son permis de séjour dans cet État membre et avant qu’il soit statué sur la demande de prolongation de ce titre, il s’est rendu en Irlande le 4 septembre 2014 où il a introduit, le 16 février 2015, une demande de protection internationale. À la suite de la décision de transfert de l’intéressé vers le Royaume-Uni adoptée à son égard le 25 novembre 2015, M.H.K. a formé un recours contre cette décision devant le Refugee Appeals Tribunal (tribunal d’appel des réfugiés), lequel l’a rejeté le 30 mars 2016. L’intéressé a alors introduit une procédure de contrôle juridictionnel devant la High Court (Haute Cour), en se prévalant de l’article 17 du règlement no 604/2013. Cette procédure est toujours pendante et a un effet suspensif.

38.      K.S. et M.H.K. ont introduit, en vertu de l’article 11, paragraphe 3, du décret de 2018, une demande de permis d’accès au marché du travail auprès du Labour Market Access Unit of the Department of Justice and Equality (Unité d’accès au marché du travail auprès du ministère de la Justice et de l’Égalité, Irlande). À la suite du rejet de leurs demandes, les intéressés ont chacun formé un recours, lesquels ont également été rejetés. Ils ont introduit un appel contre cette décision devant l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale). Par un arrêt du 11 septembre 2018, ce dernier a confirmé la décision de rejet adressée à K.S. au motif que, en vertu de la législation nationale en cause, les demandeurs faisant l’objet d’une procédure de transfert en application du règlement no 604/2013 n’ont pas le droit d’accéder au marché du travail. Par un arrêt du 17 octobre 2018, l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale) a également rejeté le recours introduit par M.H.K., en jugeant, notamment, que l’accès au marché du travail ne relève pas des « conditions matérielles d’accueil ». K.S. et M.H.K. ont alors saisi la High Court (Haute Cour) d’une demande de contrôle juridictionnel de ces arrêts.

39.      Cette juridiction a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Lorsque, lors de l’interprétation d’un instrument de droit de l’Union qui s’applique dans un État membre donné, un instrument ne s’appliquant pas dans cet État membre est adopté en même temps, peut-on tenir compte de ce dernier instrument pour interpréter le premier instrument ?

2)      L’article 15 de la directive [2013/33] s’applique-t-il à une personne pour laquelle a été adoptée une décision de transfert en vertu du règlement [no 604/2013] ?

3)      Un État membre, dans le cadre de la transposition de l’article 15 de directive [2013/33], peut-il adopter une mesure générale qui attribue de fait aux demandeurs qui doivent être transférés en vertu du règlement [no 604/2013] tout retard dans l’adoption de la décision de transfert ou après ?

4)      Si un demandeur quitte un État membre en n’y ayant pas demandé la protection internationale, qu’il se rend dans un autre État membre dans lequel il présente une demande de protection internationale, et qu’il fait l’objet d’une décision adoptée en vertu du règlement [no 604/2013], sur la base de laquelle il est renvoyé dans le premier État membre, le retard qui en découle dans le traitement de la demande de protection [internationale] peut-il être attribué au demandeur aux fins de l’article 15 de la directive [2013/33] ?

5)      Si le demandeur fait l’objet d’une décision de transfert vers un autre État membre en vertu du règlement [no 604/2013], mais que ce transfert est retardé en raison d’une procédure de contrôle juridictionnel introduite par le demandeur, qui a pour conséquence de suspendre le transfert en vertu du sursis à statuer décidé par la High Court (Haute Cour), le retard qui en découle pour le traitement de la demande de protection internationale peut-il être attribué au demandeur aux fins de l’article 15 de la directive [2013/33] de manière générale, ou bien en particulier, s’il est déterminé dans l’affaire que le contrôle juridictionnel est dépourvu de fondement, manifestement ou non, ou constitue un abus de procédure ? »

B.      L’affaire C-385/19

40.      Mme R.A.T., ressortissante irakienne, a introduit une demande de protection internationale en Irlande, le 7 mars 2018. Par une lettre du 2 octobre 2018, elle a été informée qu’une décision de transfert vers le Royaume-Uni avait été prise à son égard, en application du règlement no 604/2013. Elle a alors saisi l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale), le 18 octobre 2018, d’un recours contre cette décision. Ce recours est toujours pendant.

41.      M. D.S., ressortissant irakien, explique avoir quitté l’Irak le 1er août 2015 afin de se rendre en Autriche en traversant la Turquie puis la Grèce. Il a quitté l’Autriche avant qu’il ne soit statué sur la demande de protection internationale qu’il avait formée dans ce pays. M. D.S. a introduit une nouvelle demande de protection internationale auprès de l’Irlande le 8 février 2016. Les autorités irlandaises ont adopté à son égard une décision de transfert vers l’Autriche, en application de l’article 18, paragraphe 1, sous b), du règlement no 604/2013. M. D.S. a formé, devant l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale), un recours contre cette décision, lequel a été rejeté. Il a introduit une procédure de contrôle juridictionnel devant la High Court (Haute Cour), laquelle est toujours pendante.

42.      Mme R.A.T. et M. D.S. ont demandé à bénéficier d’un accès au marché du travail en application de l’article 11, paragraphe 3, du décret de 2018. Leur demande a été rejetée au motif que, dès lors qu’ils faisaient l’objet d’une décision de transfert vers un autre État membre en application du règlement no 604/2013, ils ne disposaient plus de la qualité de demandeur et devaient désormais être qualifiés de bénéficiaires, au sens de ce décret. Partant, ils ne pouvaient bénéficier d’un permis d’accès au marché de travail irlandais. Mme R.A.T. et M. D.S. ont alors introduit, devant l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale), un recours contre ces décisions.

43.      Cette juridiction a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’article 15 de la directive [2013/33] peut-il viser plusieurs catégories de “demandeurs” ?

2)      Quels agissements peuvent conduire à un retard imputable au demandeur au sens de l’article 15, paragraphe 1, de la directive [2013/33] ? »

IV.    Analyse

44.      Avant de procéder à l’examen des questions préjudicielles, il me paraît utile de faire des observations liminaires.

A.      Observations liminaires

45.      La première observation concerne la portée des présentes conclusions. Conformément à la demande de la Cour, ces conclusions se concentreront sur deux problématiques exposées dans les deuxième à cinquième questions dans l’affaire C-322/19 et dans les deux questions de l’affaire C-385/19.

46.      La première problématique concerne la détermination des bénéficiaires du droit d’accès au marché du travail prévu à l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33. Alors que, par sa deuxième question dans l’affaire C-322/19, la High Court (Haute Cour) demande à la Cour si un demandeur à l’égard duquel une décision de transfert a été adoptée bénéficie de ce droit d’accès au marché du travail, l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale) demande, quant à lui, par sa première question dans l’affaire C-385/19, s’il est possible de distinguer plusieurs catégories de demandeurs dans le contexte de cette disposition.

47.      La seconde problématique concerne les circonstances dans lesquelles un État membre peut imputer au demandeur le retard dans l’examen de sa demande de protection internationale, au sens de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33, lorsque ce retard résulte de la procédure de détermination de l’État membre responsable, et ainsi lui refuser l’accès au marché du travail. Si l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale), par la seconde question posée dans l’affaire C‑385/19, invite la Cour à préciser la nature des agissements susceptibles d’engendrer un tel retard, la High Court (Haute Cour), par ses quatrième et cinquième questions posées dans l’affaire C‑322/19, s’interroge à l’égard de deux agissements particuliers qui pourraient constituer un retard imputable au demandeur, à savoir, d’une part, lorsque le celui-ci n’a pas introduit sa demande auprès de l’État membre de première entrée irrégulière ou, en cas de séjour régulier, de l’État membre de séjour – l’examen de sa demande nécessitant alors de mettre en œuvre une procédure de (re)prise en charge et, le cas échéant, de transfert de l’intéressé vers ledit État – et, d’autre part, lorsque le demandeur a introduit un recours juridictionnel contre la décision de transfert adoptée à son égard en application du règlement no 604/2013.

48.      L’examen de ces questions exige de tenir compte d’autres normes de droit de l’Union que celles expressément visées dans les décisions de renvoi et, en particulier, des règles de fond et de procédure énoncées par le législateur de l’Union dans les directives 2011/95 et 2013/32.

B.      La détermination des bénéficiaires de l’accès au marché de l’emploi au sens de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33

49.      La High Court (Haute Cour), par sa deuxième question dans l’affaire C-322/19, et l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale), par sa première question dans l’affaire C-385/19, demandent, en substance, à la Cour si un État membre, sur le territoire duquel a été introduite une demande de protection internationale, est tenu d’octroyer l’accès au marché du travail au demandeur à l’égard duquel ses autorités ont adopté une décision de transfert vers l’État membre qu’elles ont identifié comme responsable en application du règlement no 604/2013.

50.      La réponse à cette question est clairement positive. Elle se fonde sur une interprétation littérale, systématique et téléologique de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33 ainsi que sur les principes dégagés par la Cour dans l’arrêt Cimade et GISTI. Je rappelle que, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, la Cour était interrogée sur le point de savoir si un État membre, saisi d’une demande de protection internationale à sa frontière ou sur son territoire, était tenu d’octroyer à un demandeur les conditions minimales d’accueil prévues par la directive 2003/9/CE (11) dans l’hypothèse où il décidait, en application du règlement no 343/2003, de requérir un autre État membre aux fins de la (re)prise en charge de l’intéressé en tant qu’État membre responsable. Les dispositions en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Cimade et GISTI étaient, en substance, identiques à celles dont l’interprétation est ici demandée. Les affaires se distinguent, toutefois, à deux égards. Premièrement, l’accès au marché du travail est une condition d’accueil qui n’est pas minimale ou matérielle au sens des directives 2003/9 et 2013/33. En effet, le droit d’accéder au marché du travail ne vise pas à satisfaire un besoin essentiel ou vital du demandeur. Deuxièmement, la procédure de détermination de l’État membre responsable est à un stade plus avancé dans les affaires au principal que dans celle ayant donné lieu à l’arrêt Cimade et GISTI  puisque, dans les affaires au principal, une décision de transfert a déjà été adoptée à l’égard des intéressés.

1.      Interprétation littérale de larticle 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33

51.      En premier lieu, il ressort des termes de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33 que l’accès au marché du travail de l’État membre d’accueil doit bénéficier au « demandeur ».

52.      La notion de « demandeur » est définie à l’article 2, sous b), de cette directive comme visant « tout ressortissant de pays tiers ou tout apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle il n’a pas encore été statué définitivement ».

53.      Il faut relever, à titre liminaire, que le législateur de l’Union se réfère ici à la définition de la notion de « demandeur » qui est commune à l’ensemble des textes composant le RAEC (12). En effet, en l’état actuel du droit de l’Union, aucun des instruments composant ce régime n’établit de définition propre ni, d’ailleurs, de statut juridique propre au demandeur relevant d’une procédure de (re)prise en charge et de transfert en application du règlement no 604/2013. Dans l’arrêt Cimade et GISTI, la Cour avait déjà constaté, au regard des termes des articles 2 et 3 de la directive 2003/9, qu’il n’existe qu’une catégorie de demandeurs de protection internationale comprenant tous les ressortissants de pays tiers et apatrides qui déposent une demande d’asile (13).

54.      S’agissant de la définition de la notion de « demandeur » visée à l’article 2, sous b), de la directive 2013/33, je relève, d’abord, que, en employant, dans la version en langue française, l’adjectif indéfini « tout [ressortissant de pays tiers ou tout apatride] » et, dans la version en langue anglaise, l’article indéfini « a [thrid-country national or a stateless person] », le législateur de l’Union démontre qu’aucun ressortissant de pays tiers ou apatride n’est, a priori, exclu du statut de demandeur. S’il exige, ensuite, que celui-ci ait présenté une demande de protection internationale, force est de constater qu’il ne requiert pas, aux fins de la satisfaction de cette exigence, que cette demande soit introduite auprès de l’État membre responsable au sens du règlement no 604/2013 (14). Enfin, je note que, aux termes de cette définition, l’intéressé conserve son statut, tant qu’« il n’a pas encore été statué définitivement [sur sa demande de protection internationale] ». Selon la Cour, l’intéressé ne perd donc sa qualité de demandeur qu’à compter du moment où une décision définitive a été adoptée (15). Cela implique qu’une autorité administrative et, le cas échéant, une autorité juridictionnelle se soient prononcées définitivement quant à la reconnaissance du statut de bénéficiaire d’une protection internationale.

55.      Or, une décision de transfert adoptée sur le fondement de l’article 26 du règlement no 604/2013 ne constitue pas une décision par laquelle il est « statué définitivement » sur la demande de protection internationale, laquelle est seule susceptible d’entraîner la perte de la qualité de demandeur.

56.      Ainsi que la Cour l’a mis en exergue dans l’arrêt du 31 mai 2018, Hassan (16), une décision de transfert relève du mécanisme propre établi par le règlement no 604/2013 aux fins de la détermination de l’État membre responsable et d’un régime procédural strict établi aux articles 26 et 27 de ce règlement.

57.      Une décision de transfert ne constitue ni une décision statuant sur la recevabilité de la demande ni une décision statuant sur le bien-fondé de celle-ci. En effet, il ressort de l’article 33 de la directive 2013/32 que, dans l’hypothèse où une demande n’est pas examinée en application du règlement no 604/2013 – ce qui est le cas lors de l’adoption d’une décision de transfert en vertu de l’article 26, paragraphe 1, de ce règlement –, l’État membre ne peut pas considérer cette demande comme étant irrecevable (17). Il n’est pas tenu, non plus, de vérifier si le demandeur remplit les conditions requises aux fins de l’octroi d’une protection internationale (18). En effet, l’adoption d’une décision de transfert implique que la responsabilité de cet examen soit transmise aux autorités de l’État membre désigné comme responsable (19).

58.      Compte tenu de ces éléments, dans la mesure où une décision de transfert ne constitue pas une décision par laquelle il est statué définitivement sur une demande de protection internationale, son adoption ne saurait avoir pour conséquence de priver l’intéressé de la qualité de « demandeur » au sens de l’article 2, sous b), de la directive 2013/33 ainsi que des droits associés à cette qualité.

59.      En second lieu, il ressort des termes de l’article 15, paragraphe 1, de cette directive que le demandeur doit avoir accès au marché du travail dans un délai maximal de neuf mois à compter de la date d’introduction de sa demande, et ce jusqu’à l’adoption d’une « décision en première instance » par l’autorité compétente. Par ailleurs, conformément à l’article 15, paragraphe 3, de ladite directive, la période pendant laquelle le demandeur peut bénéficier de cet accès s’étend, en cas de recours formé contre une décision négative, jusqu’au moment où il lui est notifié le rejet du recours.

60.      Le législateur de l’Union ne définit pas la notion de « décision en première instance » dans la directive 2013/33. Il faut se référer, à cette fin, aux dispositions énoncées au chapitre III de la directive 2013/32. Il découle des dispositions énoncées aux articles 32 et 33 de celle-ci qu’une décision en première instance est une décision par laquelle l’autorité responsable de la détermination statue soit sur la recevabilité de la demande de protection internationale, soit sur le fond de celle-ci. Or, je rappelle que, en adoptant une décision de transfert, l’autorité nationale compétente ne statue ni sur l’une ni sur l’autre. Je précise, par ailleurs, que, lorsque cette autorité accompagne la décision de transfert d’une décision de ne pas examiner la demande de protection internationale, cette dernière décision ne relève pas, non plus, des cas dans lesquels les États membres peuvent considérer une demande comme étant irrecevable au sens de l’article 33 de la directive 2013/32. Dans ce contexte, ni la décision de transfert adoptée en application de l’article 26, paragraphe 1, du règlement no 604/2013 ni, le cas échéant, la décision par laquelle l’autorité nationale compétente décide de ne pas examiner la demande de protection internationale ne constituent une « décision en première instance » au sens l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33, seule susceptible de mettre fin au droit d’accès au marché du travail prévu à cette disposition.

61.      Dans ces circonstances, l’adoption d’une décision de transfert ne saurait avoir pour conséquence de priver l’intéressé de sa qualité de demandeur et de son droit d’accès au marché du travail prévu à l’article 15, paragraphe 1, de cette directive.

62.      Cela implique qu’est considérée comme bénéficiant du droit d’accès au marché du travail, au sens de l’article 15, paragraphe 1, de ladite directive, toute personne qui dépose une demande de protection internationale auprès des autorités d’un État membre, même si ce dernier n’est pas responsable de l’examen de la demande et qu’il n’a pas statué sur la recevabilité ou le bien-fondé de celle-ci.

2.      Léconomie dans laquelle sinsère larticle 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33

63.      En premier lieu, je relève que le champ d’application de la directive 2013/33, défini à son article 3, paragraphe 1, s’étend à « tous les ressortissants de pays tiers et apatrides qui présentent une demande de protection internationale sur le territoire d’un État membre [...] tant qu’ils sont autorisés à demeurer sur le territoire en qualité de demandeurs » (20).

64.      La condition selon laquelle le demandeur doit être autorisé à demeurer sur le territoire s’impose au regard de l’objet de cette directive. En effet, conformément à son article 1er, celle-ci a pour objet d’établir des « normes pour l’accueil des [demandeurs] ». Or, l’accueil ne peut être le fait que de l’État membre sur le territoire duquel le demandeur se trouve et est autorisé à rester en raison de l’introduction d’une demande de protection internationale.

65.      Je relève que l’expression « rester dans l’État membre » est définie à l’article 2, sous p), de la directive 2013/32 et doit être interprétée comme « le fait de rester sur le territoire [...] de l’État membre dans lequel la demande de protection internationale a été présentée ou est examinée ». Ainsi que la Cour l’a jugé dans l’arrêt Cimade et GISTI, cela implique que le demandeur est autorisé à demeurer non seulement sur le territoire de l’État membre dans lequel sa demande sera examinée, mais aussi sur celui de l’État membre dans lequel cette demande a été déposée (21).

66.      La condition selon laquelle le demandeur doit être autorisé à demeurer sur le territoire permet ainsi de garantir l’octroi des conditions d’accueil quel que soit le stade de la procédure d’examen de la demande. C’est le sens, notamment, du considérant 8 de la directive 2013/33, en vertu duquel, afin de garantir l’égalité de traitement des demandeurs dans l’ensemble de l’Union, cette directive « devrait s’appliquer à tous les stades et à tous les types de procédures relatives aux demandes de protection internationale, dans tous les lieux et centres d’accueil de demandeurs et aussi longtemps qu’ils sont autorisés à rester sur le territoire des États membres en tant que demandeurs ».

67.      Or, la procédure de détermination de l’État membre responsable menée en application du règlement no 604/2013 est, par essence même, une « procédure relative aux demandes de protection internationale ». Il s’agit d’une procédure administrative ayant pour objet, conformément à l’article 1er de ce règlement, d’établir les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable.

68.      Ainsi, conformément à l’article 20, paragraphe 1, dudit règlement, le processus de détermination de l’État membre responsable commence dès qu’une demande de protection internationale est introduite pour la première fois auprès d’un État membre. Au considérant 11 du règlement no 604/2013, le législateur de l’Union ajoute que « [l]a directive [2013/33] devrait s’appliquer à la procédure de détermination de l’État membre responsable régie par [ce] règlement ». Or, la procédure de détermination de l’État membre responsable se déroule, en pratique, alors que le demandeur se trouve sur le territoire de l’État membre d’accueil. Afin de garantir l’égalité de traitement recherchée par le législateur de l’Union, il est donc indispensable que le demandeur à l’égard duquel une décision de transfert a été adoptée bénéficie des conditions d’accueil prévues par la directive 2013/33. L’article 27, paragraphe 3, sous a), du règlement no 604/2013 confère d’ailleurs expressément au demandeur à l’égard duquel une telle décision a été adoptée « le droit de rester dans l’État membre concerné » dans l’hypothèse où celui-ci a introduit un recours contre cette décision, et ce jusqu’à l’issue de son recours.

69.      Un tel demandeur relève donc bien du champ d’application de la directive 2013/33, de sorte qu’il ne saurait être exclu, a priori, du bénéfice des conditions d’accueil prévues par celle-ci.

70.      C’est en ce sens que la Cour a statué dans l’arrêt Cimade et GISTI. En effet, celle-ci a jugé que « seul le transfert effectif du demandeur [...] par l’État membre requérant met fin à l’examen de la demande [...] par ce dernier ainsi qu’à sa responsabilité afférente à l’octroi des conditions minimales d’accueil » (22). Cette jurisprudence est applicable dans des termes identiques à l’octroi des conditions d’accueil, autres que matérielles, tel que l’accès au marché du travail. En effet, la condition selon laquelle le demandeur doit être autorisé à demeurer sur le territoire s’applique indistinctement selon la nature des besoins que le législateur de l’Union entend satisfaire.

71.      En second lieu, je relève que, conformément à l’article 15, paragraphe 2, de la directive 2013/33, les États membres doivent définir les conditions d’accès au marché du travail dans le respect du principe d’effectivité.

72.      Alors que le législateur de l’Union énonce, aux articles 17, 18 et 20 de cette directive, des dispositions relativement précises quant aux conditions d’octroi, de limitation et de retrait des conditions matérielles d’accueil, force est de constater qu’il ne prévoit pas de dispositions analogues s’agissant des conditions d’accès au marché du travail (23). Ainsi, il laisse aux États membres le soin de décider, conformément à leur droit national, des conditions dans lesquelles ils accordent cet accès.

73.      Je remarque, toutefois, que le législateur de l’Union énonce deux réserves.

74.      Premièrement, si les États membres sont habilités à introduire d’autres conditions que celles expressément mentionnées à l’article 15, paragraphe 1, de ladite directive, ils doivent néanmoins garantir un accès effectif au marché du travail. En d’autres termes, en l’absence de règles fixées par le droit de l’Union, les conditions déterminées par chacun des États membres quant à l’accès à ce marché ne doivent pas rendre impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice de ce droit conféré par l’ordre juridique de l’Union (24). Dans ce contexte, une règle nationale tendant à priver le demandeur de cette qualité au motif qu’il fait l’objet d’une procédure de transfert semble contraire au principe édicté par le législateur de l’Union, en tant qu’elle empêche ce dernier de jouir des droits qui sont pourtant associés à ce statut.

75.      Deuxièmement, si les États membres peuvent, pour des motifs liés à leur politique de l’emploi, accorder des priorités à certaines catégories de la population, il ne peut s’agir que des citoyens de l’Union, des ressortissants de l’Espace économique européen et des ressortissants de pays tiers en séjour régulier. Il découle de l’article 15, paragraphe 2, de la directive 2013/33 que les motifs liés à la politique nationale de l’emploi ne permettent donc pas d’introduire de distinction entre les demandeurs, selon que leur demande sera examinée par l’État membre d’accueil ou par l’État membre que les autorités nationales compétentes auront désigné comme responsable au regard des critères énoncés par le règlement no 604/2013.

76.      Le contexte et l’économie générale de la directive 2013/33 plaident dès lors également en faveur d’une interprétation de l’article 15, paragraphe 1, de celle-ci selon laquelle l’adoption d’une décision de transfert ne saurait avoir pour conséquence de priver l’intéressé de sa qualité de demandeur et du droit d’accès au marché du travail qui lui est accordé en application de cette disposition.

77.      Je pense que la finalité de cette directive ainsi que l’obligation de respect des droits fondamentaux confortent cette interprétation.

3.      Analyse téléologique de la directive 2013/33

78.      Conformément au considérant 35 de la directive 2013/33, les droits fondamentaux sont le cadre de référence dans lequel s’inscrivent les normes pour l’accueil du demandeur. Les dispositions énoncées au chapitre II de cette directive tendent ainsi à garantir la protection effective du demandeur dans l’État membre d’accueil par une prise en charge de ses besoins qui soit respectueuse de ses droits fondamentaux, en particulier de sa dignité, qui soit continue et qui assure l’égalité de traitement.

79.      Les conditions d’accueil établies par la directive 2013/33 concernent, avant tout, la prise en charge des besoins essentiels et immédiats du demandeur. Ces conditions sont définies à l’article 2, sous g), de cette directive sous le vocable de « conditions matérielles d’accueil » (le logement, la nourriture, l’habillement et l’allocation journalière). La Cour a jugé dans l’arrêt Cimade et GISTI qu’un demandeur ne saurait en être privé, même pendant une période temporaire après l’introduction de sa demande et avant qu’il soit procédé à son transfert effectif, au risque notamment de méconnaître la finalité de la directive 2003/9 et les exigences de l’article 1er de la Charte selon lequel la dignité humaine doit être respectée et protégée (25).

80.      Les conditions d’accueil établies par la directive 2013/33 tendent, en outre, à répondre aux autres besoins du demandeur alors qu’il se trouve sur le territoire de l’État membre d’accueil pour un séjour qui peut s’étendre sur une période prolongée. Si ces conditions ne visent pas à satisfaire ses besoins vitaux, elles visent, pourtant, à garantir le respect de droits fondamentaux consacrés par la Charte, tels que l’unité de la famille (article 7 de la Charte et article 12 de la directive 2013/33), la protection de l’enfant (article 24 de la Charte et article 23 de la directive 2013/33), le droit à l’éducation et à la formation professionnelle (article 14 de la Charte ainsi que articles 14 et 16 de la directive 2013/33), l’accès aux soins de santé (article 35 de la Charte ainsi que articles 13 et 19 de la directive 2013/33), ou bien encore le droit de travailler (article 15 de la Charte et article 15 de la directive 2013/33). L’accès au marché du travail doit ainsi permettre, à l’image de la scolarisation des mineurs, de répondre à un besoin objectif du demandeur lors du séjour sur le territoire de l’État membre d’accueil.

81.      Un État membre ne saurait donc priver un demandeur du bénéfice de cette condition d’accueil sans risquer de méconnaître les objectifs de la directive 2013/33 ainsi que les droits fondamentaux qu’il tire de la Charte.

82.      En premier lieu, les considérants 11 et 23 de la directive 2013/33 expriment clairement la volonté du législateur de l’Union de garantir au demandeur un niveau de vie digne pendant son séjour dans l’État membre d’accueil et de favoriser son autosuffisance.

83.      Le droit au travail, tel qu’il est consacré par de nombreux instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits de l’homme (26), joue un rôle non seulement dans l’épanouissement personnel de l’individu ainsi que dans son intégration sociale et économique dans la société, mais également dans la préservation de sa dignité.

84.      Dans sa note de 2007 relative à l’intégration des réfugiés dans l’Union européenne, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés insiste sur l’indépendance, la reconnaissance et le statut social que le demandeur acquiert à travers l’activité professionnelle (27). Dans son observation générale no 18 relative au droit du travail (28), le Conseil économique et social des Nations unies souligne, à son tour, que ce droit, s’il ne saurait se comprendre comme un droit absolu et inconditionnel d’obtenir un emploi (29), est indispensable à l’exercice d’autres droits de l’homme, qu’il est inséparable et fait partie intégrante de la dignité humaine, qu’il concourt à la fois à la survie de l’individu et de sa famille, et, dans la mesure où le travail est librement choisi ou accepté, à son épanouissement au sein de la communauté (30). C’est la raison pour laquelle l’accès à l’emploi doit, selon le Conseil économique et social des Nations unies, être garanti, en particulier pour les individus et groupes défavorisés et marginalisés, de façon à leur permettre d’avoir une existence digne (31). C’est également l’une des raisons pour lesquelles la Supreme Court (Cour suprême), dans un arrêt du 30 mai 2017 (32), a jugé contraire à la Constitution la législation irlandaise antérieure, en vertu de laquelle un demandeur, quel qu’il ait été, ne pouvait accéder au marché du travail avant l’adoption d’une décision relative à sa demande (33). Cette affaire concernait la situation d’un demandeur birman, auquel l’accès au marché du travail avait été refusé alors que sa demande faisait l’objet d’une procédure d’examen depuis huit années. Pendant cette période, le demandeur avait bénéficié de conditions matérielles d’accueil ainsi que d’une allocation d’un montant de 19 euros par semaine. La juridiction suprême a jugé que, en prohibant d’une manière absolue l’accès au marché du travail, alors qu’il n’existe aucune limite temporelle à la procédure d’examen d’une demande de protection internationale, une telle législation entraînait des dommages pour l’individu que la Constitution entendait justement prévenir (34).

85.      S’agissant d’un demandeur, le travail participe donc, de manière évidente, à la préservation de sa dignité, les revenus tirés de cet emploi lui permettant non seulement de subvenir à ses propres besoins, mais également de disposer d’un hébergement hors des structures d’accueil, au sein duquel il peut accueillir, le cas échéant, sa famille. Il ne fait aucun doute que, dans le contexte de la nature forcée de la migration et des expériences souvent traumatisantes qui y sont associées, le refus opposé au demandeur d’exercer toute activité professionnelle peut aggraver la vulnérabilité du demandeur, la précarité de sa situation et, parfois, l’isolement et l’exclusion sociale dont il est déjà victime, et ce d’autant plus que la période d’attente peut être de plusieurs mois. Dans ce contexte, il faut souligner que le demandeur à l’égard duquel est entamée une procédure de (re)prise en charge et, le cas échéant, de transfert se trouve finalement dans une situation plus précaire que celle dans laquelle se trouve celui qui en sera dispensé. Je tiens compte ici des délais particulièrement longs dans lesquels s’inscrivent les procédures de (re)prise en charge et de transfert, ceux-ci étant compris entre six à dix-huit mois conformément à l’article 29 du règlement no 604/2013. Je prends également en considération le nombre effectif de transferts réalisés par rapport aux décisions de transfert notifiées (35). Ainsi, en 2012, la Cour avait déjà relevé dans l’arrêt Cimade et GISTI que la procédure établie par le règlement no 343/2003 pouvait, dans certains cas, aboutir à ce que le demandeur ne soit jamais transféré dans l’État membre requis, mais demeure dans l’État membre où il a déposé sa demande de protection internationale (36). Les rapports sur la mise en œuvre du règlement no 604/2013 révèlent le même constat (37).

86.      Compte tenu de ces délais, l’exclusion du demandeur du marché du travail est susceptible, de surcroît, de générer un risque de fuite accru – que l’accès à l’emploi pourrait d’ailleurs diminuer – et un accroissement des emplois irréguliers, alors que les États membres tentent très justement de lutter contre ces phénomènes et les abus qu’ils entraînent.

87.      En outre, il est important de souligner que, dans l’hypothèse où un demandeur ne bénéficie pas de ressources financières propres, son exclusion de l’accès au marché du travail a pour conséquence que l’État membre d’accueil est tenu de lui garantir un niveau de vie digne en lui fournissant, notamment, les conditions matérielles d’accueil dans les conditions énoncées aux articles 17 à 20 de la directive 2013/33. Cet accueil mobilise des ressources matérielles, financières et humaines. Dans ce contexte, il est évident qu’accorder l’accès au marché du travail allège la pression migratoire ainsi que les charges sociales et financières qui pèsent sur l’État membre d’accueil, permettant ainsi à ce dernier de concentrer des efforts de prise en charge sur les catégories les plus vulnérables de demandeurs.

88.      Par ailleurs, dans une situation qui serait caractérisée par une défaillance systémique des conditions d’accueil, l’exclusion des demandeurs de l’accès au marché régulier du travail pourrait exposer l’État membre à un risque de violation des principes consacrés aux articles 1er et 4 de la Charte. C’est en ce sens que la Cour européenne des droits de l’homme a statué dans l’arrêt du 11 décembre 2014, AL.K c. Grèce (38). Dans cette affaire, le requérant soutenait que la République hellénique ne lui avait pas assuré des conditions d’accueil dignes et l’avait empêché d’améliorer ses conditions d’existence en refusant, notamment, de lui accorder un permis de travail. Dans son arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a admis que la violation du droit à avoir accès au marché du travail, compte tenu des obstacles administratifs, mais aussi pratiques dus au contexte général de crise économique, combinée à l’absence d’hébergement en structure d’accueil, peut constituer un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (39).

89.      Compte tenu de ces éléments, rien ne justifie que le demandeur à l’égard duquel une décision de transfert a été adoptée soit privé de l’accès au marché du travail, tant qu’il est autorisé à rester sur le territoire de l’État membre d’accueil.

90.      En second lieu, le RAEC dans lequel s’intègrent la directive 2013/33 et le règlement no 604/2013 repose, conformément à l’article 67, paragraphe 2, et à l’article 80 TFUE, sur une politique commune qui doit être équitable à l’égard des ressortissants de pays tiers (40). À l’exception des dispositions concernant les personnes vulnérables, le législateur de l’Union affiche très clairement dans la directive 2013/33 son intention de garantir l’égalité de traitement de l’ensemble des demandeurs en uniformisant et en harmonisant leur statut ainsi que les droits et les obligations qui lui sont associés. Il intègre, ainsi, dans le champ des bénéficiaires des normes d’accueil, les personnes demandant le bénéfice de la protection subsidiaire, lesquelles n’étaient pas visées dans les dispositions antérieures de la directive 2003/9 (41).

91.      Au considérant 5 de la directive 2013/33, le législateur de l’Union rappelle les ambitions du programme de Stockholm qui est d’accorder aux demandeurs un traitement de niveau équivalent quant aux conditions d’accueil quel que soit l’État membre où ces derniers ont introduit leur demande. L’objectif est ainsi de leur garantir, comme il le souligne au considérant 11 de cette directive, des conditions de vie comparables dans tous les États membres et, comme il l’indique cette fois-ci au considérant 12 de celle-ci, de réduire le risque de « mouvements secondaires » motivés par la diversité des conditions d’accueil.

92.      Le considérant 8 de la directive 2013/33 est également très éclairant puisqu’il affirme que, afin de garantir l’égalité de traitement des demandeurs dans l’ensemble de l’Union, cette directive doit s’appliquer à tous les stades et à tous les types de procédures relatives aux demandes de protection internationale, dans tous les lieux et centres d’accueils et aussi longtemps que les demandeurs sont autorisés à rester sur le territoire des États membres en cette qualité.

93.      Au regard de cet objectif et des termes dans lesquels celui-ci est exprimé, il ne fait aucun doute que le législateur de l’Union n’a pas entendu introduire un système de droits à géométrie variable et, plus particulièrement, une différence de traitement en matière d’accueil entre les ressortissants de pays tiers dont la demande est examinée par l’État membre d’accueil et ceux dont la demande sera examinée par l’État membre désigné comme responsable en application du règlement no 604/2013. Les besoins d’un demandeur autorisé à rester sur le territoire de l’État membre d’accueil sont identiques selon qu’il est dans l’attente d’une décision définitive quant à sa demande de protection internationale ou dans l’attente de son transfert effectif vers l’État membre responsable. Dans ce contexte, il ne serait ni objectif ni même raisonnable de priver le second de la possibilité de travailler régulièrement et de subvenir à ses propres besoins, alors même que la durée de son séjour sur le territoire de l’État membre d’accueil peut être supérieure à la durée du séjour du premier. Il faut, en effet, tenir compte des délais relatifs à la procédure de (re)prise en charge et de transfert énoncés aux articles 21 à 25 et à l’article 29 du règlement no 604/2013 ainsi que de la situation, fréquente, dans laquelle le transfert n’est pas réalisé dans les délais fixés. Dans ce cas, je rappelle que l’État membre responsable est libéré de son obligation, l’État membre requérant, qui n’est autre que l’État membre d’accueil, devenant alors responsable de l’examen de la demande de protection internationale (42).

94.      Au vu de l’ensemble de ces éléments, je suis d’avis, par conséquent, que l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la législation d’un État membre qui aboutit à refuser au demandeur l’accès au marché de l’emploi au motif que l’autorité nationale compétente a adopté à son égard une décision de transfert vers l’État membre qu’elle a identifié comme responsable en application de l’article 26 du règlement no 604/2013.

95.      L’adoption d’une telle décision ne saurait avoir pour effet de priver le ressortissant de pays tiers ou l’apatride qui a introduit une demande de protection internationale auprès de l’État membre d’accueil ni de sa qualité de demandeur ni des droits associés à celle-ci.

C.      La portée de la condition relative au retard imputable au demandeur

96.      Par les quatrième et cinquième questions posées par la High Court (Haute Cour) dans l’affaire C-322/19 et par la seconde question adressée par l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale) dans l’affaire C‑385/19, la Cour est invitée, en substance, à préciser la nature des agissements susceptibles de constituer un retard imputable au demandeur au sens de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33.

97.      En particulier, la High Court (Haute Cour) demande à la Cour si, en vertu de cette disposition, il est possible d’imputer au demandeur le retard résultant, premièrement, du fait qu’il n’a pas présenté sa demande de protection internationale auprès du premier État membre d’entrée ou de l’État membre de séjour – l’examen de sa demande nécessitant alors de mettre en œuvre une procédure de (re)prise en charge et, le cas échéant, de transfert vers cet État – et deuxièmement, du fait qu’il a introduit un recours juridictionnel contre la décision de transfert adoptée à son égard.

98.      Cette question invite la Cour à déterminer la portée de l’une des conditions posées à l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33 afin que le demandeur puisse bénéficier de l’accès au marché du travail. Je rappelle, en effet, que, en vertu de cette disposition, les États membres doivent veiller à ce que le demandeur bénéficie de cet accès dans un délai maximal de neuf mois à compter de la date d’introduction de la demande lorsque « aucune décision en première instance n’a été rendue par l’autorité compétente et que le retard ne peut être imputé au demandeur ».

99.      Je relève que le libellé de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33 ne précise pas les circonstances permettant de considérer que le retard concernant l’adoption d’une décision en première instance peut être imputé au demandeur. Par ailleurs, l’examen de l’économie dans laquelle s’insère cette disposition et de la finalité de cette directive ne permet pas, non plus, de déterminer la nature de ces circonstances. Tant par son intitulé et son préambule que par son contenu et sa finalité, ladite directive n’entend pas dégager les règles procédurales applicables à l’adoption d’une décision en première instance ni établir les obligations incombant, dans ce cadre, au demandeur.

100. En conséquence, il convient de se référer aux règles de procédure énoncées par la directive 2013/32 ainsi qu’à la finalité poursuivie par celles-ci.

101. Le chapitre II de la directive 2013/32, intitulé « Principes de base et garanties fondamentales » ainsi que le chapitre III de celle-ci, intitulé « Procédures en première instance », définissent les droits et les obligations du demandeur dans le cadre de la procédure d’adoption d’une décision en première instance. L’article 31, paragraphe 3, troisième alinéa, sous c), de cette directive contient ainsi une référence explicite aux circonstances dans lesquelles une autorité nationale peut imputer au demandeur le retard relatif à l’adoption d’une décision en première instance. Cette disposition prévoit, en effet, que les États membres peuvent prolonger le délai de six mois prévu aux fins de l’adoption d’une décision en première instance, de neuf mois supplémentaires, lorsque « le retard peut être clairement imputé au nonrespect, par le demandeur, des obligations qui lui incombent au titre de l’article 13 [de ladite directive] » (43).

102. L’article 13 de la directive 2013/32 est intitulé « Obligations des demandeurs ». Il ressort de son paragraphe 1 que le demandeur a l’obligation de coopérer avec l’autorité nationale compétente aux fins d’établir son identité ainsi que les autres éléments visés à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2011/95, c’est-à-dire, son âge, son passé, y compris ceux des parents à prendre en compte, son identité, sa ou ses nationalités, le ou les pays ainsi que le ou les lieux où il a résidé auparavant, ses demandes d’asile antérieures, son itinéraire, ses titres de voyage, ainsi que les raisons justifiant la demande de protection internationale. Il s’agit là d’éléments essentiels et nécessaires aux fins de l’évaluation des faits et des circonstances à laquelle doit procéder l’autorité nationale compétente pour examiner la demande de protection internationale. Selon la jurisprudence de la Cour, une telle obligation de coopération implique que le demandeur fournisse, dans la mesure du possible, les justificatifs demandés et, le cas échéant, les explications et les renseignements sollicités (44).

103. À l’article 13 de la directive 2013/32, le législateur de l’Union permet aux États membres de concrétiser cette coopération en énonçant d’autres obligations à la charge du demandeur « dans la mesure où [celles-ci] sont nécessaires au traitement de la demande » (45). Selon le législateur de l’Union, ces derniers peuvent, en particulier, obliger le demandeur à se manifester ou à se présenter auprès de l’autorité nationale compétente, à remettre les documents nécessaires aux fins de l’examen de sa demande, à communiquer son adresse et toute modification afférente à celle-ci, à le fouiller, à le photographier ou bien encore à enregistrer ses déclarations (46).

104. Si les États membres disposent donc d’une marge d’appréciation, force est de constater que les obligations imposées au demandeur doivent relever de la coopération établie à l’article 4 de la directive 2011/95. Elles doivent également permettre d’évaluer et de recueillir les éléments les plus pertinents afin de déterminer le besoin de protection internationale du demandeur et de rassembler toutes les informations nécessaires pour apprécier la crédibilité de ce dernier et le bien-fondé de sa demande. S’agissant d’une demande tendant au bénéfice du statut de réfugié, l’objectif est de déterminer, conformément à l’article 2, sous d), de la directive 2011/95 et sur la base d’informations très concrètes, si la crainte de l’individu d’être persécuté une fois de retour dans son pays d’origine est objectivement fondée. S’agissant d’une demande de protection subsidiaire, le but est d’apprécier, à la lumière de l’article 2, sous f), de cette directive, s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courrait un risque réel de subir des atteintes graves s’il était renvoyé dans son pays d’origine. Conformément à l’article 4, paragraphe 1, de ladite directive, la charge de la preuve incombe au demandeur. Celui-ci est, en effet, tenu de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande.

105. Je conclus, au regard de ces éléments, que les obligations du demandeur auxquelles le législateur de l’Union se réfère aux fins de l’adoption d’une décision en première instance à l’article 13 ainsi qu’à l’article 31, paragraphe 3, troisième alinéa, sous c), de la directive 2013/32 doivent s’entendre comme étant circonscrites à l’appréciation de la recevabilité et du bien-fondé de la demande de protection internationale.

106. Je propose, dès lors, de répondre à la seconde question posée par l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale) que, dans le cadre de la mise en œuvre de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33, un État membre ne peut imputer au demandeur le retard concernant l’adoption d’une décision en première instance que dans la mesure où celui-ci a manqué aux obligations de coopération qui lui incombent au titre de l’article 13 de la directive 2013/32.

107. Il convient à présent de déterminer si, ainsi que le soutient la High Court (Haute Cour) dans sa décision de renvoi, un État membre peut imputer un tel retard en raison du fait, premièrement, que le demandeur n’a pas introduit sa demande de protection internationale auprès du premier État membre d’entrée ou de séjour et, deuxièmement, qu’il a introduit un recours juridictionnel contre la décision de transfert adoptée à son égard.

108. En l’état actuel des textes composant le RAEC, j’estime que ni l’une ni l’autre de ces circonstances ne peuvent être considérées comme étant à l’origine d’un retard imputable au demandeur au sens de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33, susceptible de le priver de l’accès au marché du travail de l’État membre d’accueil (47).

109. En effet, aucune de ces circonstances ne témoigne de l’existence d’un manquement aux obligations qui incombent à ce dernier dans le cadre de la procédure de détermination du statut de bénéficiaire de la protection internationale.

110. Les prétendus manquements évoqués par la High Court (Haute Cour) relèvent, en réalité, de la procédure de détermination de l’État membre responsable établie par le règlement no 604/2013. Or, ce règlement n’exige du ressortissant de pays tiers ou de l’apatride ni qu’il introduise sa demande de protection internationale auprès du premier État membre d’entrée ou de l’État membre de séjour ni qu’il renonce à exercer un recours juridictionnel afin de garantir la célérité de la procédure.

111. L’interprétation suggérée par la High Court (Haute Cour) est donc contredite par les termes, l’économie et la finalité du règlement no 604/2013.

112. En premier lieu, ainsi que je viens de le signaler, aucune disposition de ce règlement ne crée à la charge du ressortissant de pays tiers ou de l’apatride une obligation d’introduire sa demande de protection internationale auprès du premier État membre d’entrée ou de l’État membre de séjour. Certes, la Commission propose d’introduire une telle obligation dans le cadre de la refonte du système de Dublin afin de lutter contre les mouvements secondaires de demandeurs (48), mais cette proposition, émise en 2016, n’a pas encore été adoptée. En l’état actuel du droit de l’Union et ainsi que la Cour l’a mis en exergue dans l’arrêt du 7 juin 2016, Ghezelbash (49), le règlement no 604/2013 établit donc un ensemble de mesures tendant à associer le demandeur au processus de détermination de l’État membre responsable. Dès qu’une demande est introduite pour la première fois auprès d’un État membre, les articles 4 et 5 de ce règlement exigent ainsi des autorités nationales compétentes, d’une part, qu’elles informent celui-ci, par écrit et dans une langue qu’il comprend, des différents mécanismes instaurés par ledit règlement et, en particulier, des critères de détermination de l’État membre responsable et de l’ordre dans lequel ils doivent être appliqués et, d’autre part, qu’elles organisent un entretien individuel (50). Ainsi qu’en témoigne l’ordre dans lequel sont énoncés les critères de responsabilité au chapitre III du règlement no 604/2013, le premier État membre d’entrée ou l’État membre de séjour n’est pas nécessairement l’État membre responsable s’il est établi, par exemple, que les membres de la famille du demandeur sont établis dans un autre État membre ou si cela ne correspond pas à l’intérêt supérieur du mineur concerné (51).

113. Par conséquent, « l’application régulière et ordonnée » du règlement no 604/2013 visée par la High Court (Haute Cour) dans sa décision de renvoi, n’exige pas du ressortissant de pays tiers ou de l’apatride qu’il introduise sa demande de protection internationale auprès du premier État membre sur le territoire duquel il est entré en venant d’un pays tiers ou sur le territoire duquel il a séjourné.

114. Dans ces circonstances, l’État membre d’accueil ne saurait imputer à ce demandeur le retard engendré par la procédure de détermination de l’État membre responsable, en lui refusant l’accès au marché du travail prévu à l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33.

115. En second lieu, la même conclusion s’impose au regard de l’interprétation suggérée par la High Court (Haute Cour), selon laquelle un État membre pourrait imputer au demandeur le retard engendré par le recours qu’il a exercé contre la décision de transfert adoptée à son égard.

116. La Cour a déjà consacré de longs développements à la portée du droit de recours prévu dans le règlement no 604/2013 dans l’arrêt du 7 juin 2016, Ghezelbash (52), ainsi que dans les arrêts du 25 octobre 2017, Shiri (53), du 31 mai 2018, Hassan (54), et du 2 avril 2019, H. et R. (55), auxquels je renvoie. Dans le cadre des présentes conclusions, il me semble suffisant de rappeler que le législateur de l’Union a accompagné l’adoption du règlement no 604/2013 de mesures tendant à renforcer les garanties procédurales reconnues au demandeur dans le cadre du système de Dublin (56) et, en particulier, la protection juridictionnelle dont il bénéfice conformément à l’article 47 de la Charte (57).

117. Je rappelle que, en vertu de cette disposition, toute personne dont les droits et les libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal (58). Les États membres sont ainsi tenus d’établir les voies de recours nécessaires à cet effet et de respecter les droits de la défense des destinataires de décisions qui affectent de manière sensible leurs intérêts (59). Or, tel est le cas d’une décision de transfert.

118. Le droit d’exercer un recours juridictionnel contre une telle décision est, tout d’abord, énoncé à l’article 4, paragraphe 1, sous d), du règlement no 604/2013 (60). Il est, ensuite, consacré à l’article 27, paragraphe 1, de ce règlement. Sa portée est, enfin, précisée par le législateur de l’Union au considérant 19 dudit règlement ainsi que par la Cour dans la jurisprudence citée aux notes en bas de page 52 à 59 des présentes conclusions.

119. À cet égard, la Cour a rappelé que « le législateur de l’Union n’a pas entendu sacrifier la protection juridictionnelle des demandeurs de protection internationale à [l’]exigence de célérité [dans le traitement des demandes de protection internationale] » (61). Quant au risque de voir la conclusion de la procédure de détermination de l’État membre responsable excessivement retardée par l’exercice d’un contrôle juridictionnel, elle a jugé ce risque limité au regard des dispositions expressément prévues par le règlement no 604/2013 (62).

120. Par conséquent, il me paraît évident que l’État membre auprès duquel une demande de protection internationale a été introduite ne saurait dissuader le demandeur d’exercer le droit de recours qui lui est expressément reconnu tant par la Charte que par ce règlement en lui imputant le retard résultant de la procédure juridictionnelle et en le privant de la norme d’accueil prévue à l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33.

121. Un tel agissement méconnaîtrait non seulement le droit du demandeur à une protection juridictionnelle effective, mais également le droit de ce dernier à un accueil digne et respectueux de ses droits fondamentaux, tel que je l’ai exposé précédemment.

122. En troisième et dernier lieu, je tiens à souligner que, dans l’hypothèse où un État membre estimerait que les demandeurs utiliseraient d’une manière frauduleuse ou excessive leur droit de recours afin de retarder la procédure de transfert dont ils font l’objet, cela ne justifierait pas l’adoption d’une mesure tendant à imputer d’une manière générale à l’ensemble des demandeurs le retard pris dans l’adoption d’une décision en première instance.

123. Je rappelle que, conformément à la jurisprudence de la Cour, en l’absence de disposition expresse dans une réglementation de l’Union, le fait qu’un État membre se trouve confronté à un nombre élevé de cas d’abus de droit ou de fraude commis par des ressortissants de pays tiers ne saurait justifier l’adoption d’une mesure reposant sur des considérations de prévention générale, à l’exclusion de toute appréciation spécifique du comportement propre de la personne concernée. La Cour juge, en effet, que l’adoption de mesures poursuivant un but de prévention générale de cas répandus d’abus de droit ou de fraude impliquerait que la seule appartenance à un groupe déterminé de personnes permettrait aux États membres de refuser la reconnaissance d’un droit expressément conféré par le droit de l’Union (63).

124. La Cour considère ainsi que c’est à la juridiction nationale de prouver l’abus de droit en établissant l’existence de deux éléments. Le premier élément nécessite de démontrer qu’il existe un ensemble de circonstances objectives d’où il résulte que, malgré un respect formel des conditions prévues par la réglementation de l’Union, l’objectif poursuivi par cette réglementation n’a pas été atteint. Le second élément implique, quant à lui, de prouver que l’intéressé est animé par la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention (64).

125. Au regard de l’ensemble de ces considérations, j’estime, par conséquent, que l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33 doit être interprété en ce sens qu’un État membre ne peut imputer au demandeur le retard concernant l’adoption d’une décision en première instance que dans la mesure où celui-ci a manqué aux obligations de coopération qui lui incombent au titre de l’article 13 de la directive 2013/32.

126. Dans ces conditions, un État membre ne peut imputer au demandeur le retard résultant de la procédure de détermination de l’État membre responsable ni au motif qu’il n’a pas introduit sa demande de protection internationale auprès du premier État membre d’entrée ou, en cas de séjour régulier, de l’État membre de séjour ni au motif qu’il a exercé un recours juridictionnel à l’encontre de la décision de transfert adoptée à son égard en application de l’article 26 du règlement no 604/2013.

V.      Conclusion

127. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la deuxième question préjudicielle adressée par la High Court (Haute Cour, Irlande) dans l’affaire The International Protection Appeals Tribunal e.a. (C-322/19) ainsi qu’à la première question préjudicielle posée par l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale, Irlande) dans l’affaire Minister for Justice and Equality (C‑385/19) de la manière suivante :

1)      L’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la législation d’un État membre qui aboutit à refuser au demandeur de protection internationale l’accès au marché du travail au motif que l’autorité nationale compétente a adopté à son égard une décision de transfert en application de l’article 26 du règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

2)      L’adoption d’une telle décision ne saurait avoir pour effet de priver le ressortissant de pays tiers ou l’apatride qui a introduit une demande de protection internationale auprès de l’État membre d’accueil ni de sa qualité de demandeur de protection internationale ni des droits associés à celle-ci.

128. En outre, je propose à la Cour de répondre aux quatrième et cinquième questions préjudicielles adressées par la High Court (Haute Cour) dans l’affaire The International Protection Appeals Tribunal e.a. (C-322/19) ainsi qu’à la seconde question préjudicielle posée par l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel pour la protection internationale) dans l’affaire Minister for Justice and Equality (C‑385/19) de la manière suivante :

1)      L’article 15, paragraphe 1, de la directive 2013/33 doit être interprété en ce sens qu’un État membre ne peut imputer au demandeur de protection internationale le retard concernant l’adoption d’une décision en première instance que dans la mesure où celui-ci a manqué aux obligations de coopération qui lui incombent au titre de l’article 13 de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.

2)      Dans ces conditions, un État membre ne peut imputer au demandeur de protection internationale le retard résultant de la procédure de détermination de l’État membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale ni au motif qu’il n’a pas introduit sa demande de protection internationale auprès du premier État membre d’entrée ou, en cas de séjour régulier, de l’État membre de séjour ni au motif qu’il a exercé un recours juridictionnel à l’encontre de la décision de transfert adoptée à son égard en application de l’article 26 du règlement no 604/2013.


1      Langue originale : le français.


2      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (JO 2013, L 180, p. 31). Ce règlement a remplacé le règlement (CE) no 343/2003 du Conseil, du 18 février 2003, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (JO 2003, L 50, p. 1).


3      Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 96, et rectificatif JO 2015, L 100, p. 81).


4      La législation antérieure, qui interdisait d’une manière absolue qu’un demandeur accède au marché du travail avant l’adoption d’une décision relative à sa demande, a été jugée contraire à la Constitution irlandaise par la Supreme Court (Cour suprême, Irlande) dans un arrêt du 30 mai 2017, no 31 et 56/2016 (voir, à cet égard, point 84 des présentes conclusions).


5      C‑179/11, ci-après l’« arrêt Cimade et GISTI », EU:C:2012:594.


6      Directive du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (JO 2011, L 337, p. 9).


7      Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60).


8      Ci-après la « Charte ».


9      JO 2016, C 202, p. 295.


10      Décret de 2018 relatif à l’Union européenne (système de Dublin).


11      Directive du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres (JO 2003, L 31, p. 18), laquelle a été remplacée par la directive 2013/33.


12      Voir, à cet égard, article 2, sous i), de la directive 2011/95, article 2, sous c), de la directive 2013/32 et article 2, sous c), du règlement no 604/2013.


13      Voir arrêt Cimade et GISTI (point 40).


14      Voir, à cet égard, arrêt Cimade et GISTI (point 40).


15      Voir, à cet égard, arrêts Cimade et GISTI (point 53) ainsi que du 19 juin 2018, Gnandi (C‑181/16, EU:C:2018:465, point 63).


16      C-647/16, EU:C:2018:368, points 41 et suiv.


17      À l’article 33, paragraphe 2, de la directive 2013/32, le législateur de l’Union énumère d’une manière exhaustive les cas dans lesquels les États membres peuvent considérer une demande comme étant irrecevable. Or, je constate que la situation dans laquelle une demande de protection internationale n’est pas examinée en application du règlement no 604/2013 ne figure pas dans cette liste.


18      Voir, à cet égard, article 33, paragraphe 1, de la directive 2013/32.


19      L’article 18, paragraphe 2, du règlement no 604/2013 exige de ce dernier qu’il examine la demande de protection internationale ou qu’il mène à son terme l’examen de celle-ci, garantissant ainsi la continuité de la procédure d’examen.


20      Italique ajouté par mes soins.


21      Voir arrêt Cimade et GISTI (point 48).


22      Voir arrêt Cimade et GISTI (point 55).


23      S’agissant des circonstances dans lesquelles un État membre peut limiter ou retirer les conditions matérielles d’accueil, voir arrêt du 12 novembre 2019, Haqbin (C‑233/18, EU:C:2019:956).


24      Voir, par analogie, arrêt du 20 octobre 2016, Danqua (C‑429/15, EU:C:2016:789, point 29 et jurisprudence citée).


25      Voir arrêt Cimade et GISTI (point 56).


26      Voir, par exemple, article 23 de la déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948, ou article 6 du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 3 janvier 1976, qui consacre, à son paragraphe 1, le droit au travail dans ces termes : « Les États parties au présent [p]acte reconnaissent le droit au travail, qui comprend le droit qu’a toute personne d’obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté, et prendront des mesures appropriées pour sauvegarder ce droit ». Voir, également, article 1er de la charte sociale européenne, signée à Turin le 18 octobre 1961, ainsi que préambule de la convention no 168 sur la promotion de l’emploi et la protection contre le chômage de l’Organisation internationale du travail, adoptée à Genève le 21 juin 1988, et, s’agissant des réfugiés, articles 17 à 19 de la convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 (Recueil des traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, no 2545, 1954).


27      Note on the integration of Refugees in the European Union, disponible à l’adresse Internet suivante : https://www.unhcr.org/protection/integration/463b462c4/note-integration-refugees-european-union.html%C2%B5 (point 14).


28      Le droit au travail, Observation générale no 18, adoptée le 24 novembre 2005, article 6 du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, disponible à l’adresse Internet suivante : http://docstore.ohchr.org/SelfServices/FilesHandler.ashx?enc=4slQ6QSmlBEDzFEovLCuW1a0Szab0oXTdImnsJZZVQfUKxXVisd7Dae%2FCu%2B13J253bHC9qqkloiEoXmdKX6hxKmueE3OfasXtvIBCDyulRlnte7Ne6tr02OMha%2FfFY7J. Ci‑après l’« observation générale no 18 ».


29      Point 6 de l’observation générale no 18.


30      Point 1 de l’observation générale no 18.


31      Point 31, sous a), de l’observation générale no 18.


32      Voir note en bas de page 4 des présentes conclusions.


33      Voir, en particulier, points 19 à 21 de cet arrêt.


34      Voir point 20 dudit arrêt.


35      Voir statistiques présentées au mois de septembre 2019 par Eurostat, « Dublin statistics on countries responsible for asylum application », en particulier, sous la rubrique, « Implemented transfers within the Dublin procedure », disponible à l’adresse Internet suivante : https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Dublin_statistics_on_countries_responsible_for_asylum_application#Implemented_transfers_within_the_Dublin_procedure.


36      Voir arrêt Cimade et GISTI (point 45).


37      Voir résultats des évaluations visées dans le cadre de la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, du 4 mai 2016 [COM(2016) 270 final], dans laquelle la Commission européenne souligne que, en 2014, environ un quart seulement du nombre total des requêtes acceptées aux fins de (re)prise en charge avaient effectivement abouti à un transfert physique (p. 11).


38      CE:ECHR:2014:1211JUD006354211, § 56 à 60.


39      Signée à Rome le 4 novembre 1950.


40      Conformément à l’article 67, paragraphe 2, TFUE, l’Union développe une politique commune en matière d’asile qui est fondée sur la solidarité entre les États membres. L’article 80 TFUE indique que la politique d’asile de l’Union est régie par le principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les États membres.


41      Voir considérant 13 de la directive 2013/33.


42      Voir, à cet égard, article 29, paragraphe 2, du règlement no 604/2013.


43      Italique ajouté par mes soins.


44      Voir arrêt du 14 septembre 2017, K. (C‑18/16, EU:C:2017:680, point 38).


45      Article 13, paragraphe 1, de cette directive.


46      Voir article 13, paragraphe 2, de ladite directive.


47      Dans le cadre de sa proposition de règlement citée à la note en bas de page 37 des présentes conclusions, la Commission propose d’introduire un nouvel article 4, intitulé « Obligations du demandeur », lequel établirait, à son paragraphe 1, l’obligation du demandeur de présenter sa demande soit dans l’État membre de première entrée irrégulière, soit, en cas de séjour régulier, dans l’État membre de séjour (voir, également, explications afférentes à l’introduction de cette nouvelle obligation à la page 16 de la proposition). La violation de cette obligation emporterait, en vertu du nouvel article 5, paragraphe 3, du règlement modifié, l’impossibilité de bénéficier de la condition d’accueil prévue à l’article 15 de la directive 2013/33 dans tout État membre autre que celui où le demandeur est tenu d’être présent.


48      Voir note de bas de page 37 des présentes conclusions.


49      C‑63/15, EU:C:2016:409, points 46 à 48.


50      L’article 4 du règlement no 604/2013 est intitulé « Droit à l’information ». Il dispose, notamment, à son paragraphe 1 : « Dès qu’une demande de protection internationale est introduite au sens de l’article 20, paragraphe 2, dans un État membre, ses autorités compétentes informent le demandeur de l’application du présent règlement, et notamment : a) des objectifs du présent règlement et des conséquences de la présentation d’une autre demande dans un État membre différent [...] ; b) des critères de détermination de l’État membre responsable, de la hiérarchie de ces critères au cours des différentes étapes de la procédure et de leur durée [...] ; c) de l’entretien individuel en vertu de l’article 5 et de la possibilité de fournir des informations sur la présence de membres de la famille, de proches ou de tout autre parent dans les États membres [...] ; d) de la possibilité de contester une décision de transfert [...] ». Quant à l’article 5 du règlement no 604/2013, intitulé « Entretien individuel », il est rédigé comme suit : « 1. Afin de faciliter le processus de détermination de l’État membre responsable, l’État membre procédant à cette détermination mène un entretien individuel avec le demandeur. Cet entretien permet également de veiller à ce que le demandeur comprenne correctement les informations qui lui sont fournies conformément à l’article 4 [...] 3. L’entretien individuel a lieu en temps utile et, en tout cas, avant qu’une décision de transfert du demandeur vers l’État membre responsable soit prise conformément à l’article 26, paragraphe 1 [...] »


51      Conformément à l’article 7, paragraphes 1 et 2, du règlement no 604/2013, l’État membre auprès duquel une demande de protection internationale a été introduite doit, en effet, les appliquer dans l’ordre dans lequel ils sont présentés dans ce chapitre, sur la base de la situation qui existait au moment où le demandeur a introduit sa demande pour la première fois auprès d’un État membre.


52      C‑63/15, EU:C:2016:409, points 30 et suiv.


53      C‑201/16, EU:C:2017:805, points 36 et suiv.


54      C‑647/16, EU:C:2018:368, point 56 et jurisprudence citée.


55      C‑582/17 et C‑583/17, EU:C:2019:280, points 38 à 42 et jurisprudence citée.


56      Voir, à cet égard, arrêt du 7 juin 2016, Ghezelbash (C‑63/15, EU:C:2016:409, point 57). Voir, également en ce sens, proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale présentée dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride [COM(2008) 820 final], en particulier, dans la partie 3 de l’exposé des motifs, point 3, intitulé « Garanties juridiques en faveur des personnes relevant de la procédure de Dublin » (p. 8) ainsi que point 6, intitulé « Pression particulière ou degré de protection insuffisant » (en particulier p. 12).


57      Voir, à cet égard, arrêt du 31 mai 2018, Hassan (C‑647/16, EU:C:2018:368, points 57 et 58 ainsi que jurisprudence citée).


58      Voir arrêts du 19 mars 2020, Bevándorlási és Menekültügyi Hivatal (Tompa) (C‑564/18, EU:C:2020:218, point 60 et jurisprudence citée), ainsi que du 14 mai 2020, Országos Idegenrendészeti Főigazgatóság Dél-alföldi Regionális Igazgatóság (C‑924/19 PPU et C‑925/19 PPU, EU:C:2020:367, point 127 et jurisprudence citée).


59      Voir, en ce sens, arrêt du 26 juillet 2017, Sacko (C‑348/16, EU:C:2017:591, points 29, 30 et 33 ainsi que jurisprudence citée).


60      Voir note de bas de page 50 des présentes conclusions.


61      Voir, à cet égard, arrêt du 31 mai 2018, Hassan (C‑647/16, EU:C:2018:368, point 57 et jurisprudence citée).


62      Voir, à cet égard, arrêt du 7 juin 2016, Ghezelbash (C‑63/15, EU:C:2016:409, point 58).


63      Voir, à cet égard, arrêt du 18 décembre 2014, McCarthy e.a. (C‑202/13, EU:C:2014:2450, points 55 et 56).


64      Voir arrêts du 14 décembre 2000, Emsland-Stärke (C‑110/99, EU:C:2000:695, points 52 à 54), et du 18 décembre 2014, McCarthy e.a. (C‑202/13, EU:C:2014:2450, point 54 ainsi que jurisprudence citée).