Language of document : ECLI:EU:T:2023:201

ARRÊT DU TRIBUNAL (cinquième chambre)

19 avril 2023 (*)

« Fonction publique – Agents temporaires – Réaffectation temporaire dans l’intérêt du service – Article 7 du statut – Demande d’assistance – Article 24 du statut – Mesure provisoire d’éloignement – Notion d’« acte faisant grief » – Droit d’être entendu – Responsabilité »

Dans l’affaire T‑61/22,

OD, représentée par Me N. de Montigny, avocate,

partie requérante,

contre

Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale (Eurojust), représentée par Mmes A. Terstegen-Verhaag et M. Castro Granja, en qualité d’agents, assistées de Mes D. Waelbroeck et A. Duron, avocats,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (cinquième chambre),

composé de MM. J. Svenningsen, président, J. Laitenberger (rapporteur) et J. Martín y Pérez de Nanclares, juges,

greffier : M. L. Ramette, administrateur,

vu la phase écrite de la procédure,

à la suite de l’audience du 24 janvier 2023,

rend le présent

Arrêt

1        Par son recours fondé sur l’article 270 TFUE, la requérante, OD, demande, d’une part, l’annulation de la décision du 17 juin 2021, par laquelle l’Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale (Eurojust) a décidé de la réaffecter temporairement à un poste de [confidentiel] (1) (ci-après la « décision attaquée »), ainsi que, pour autant que de besoin, de la décision du 21 octobre 2021, par laquelle Eurojust a rejeté sa réclamation du 22 juin 2021 (ci-après la « décision de rejet de la réclamation »), et, d’autre part, la réparation du préjudice qu’elle aurait subi à la suite de ces décisions.

 Antécédents du litige

2        La requérante, ressortissante du Royaume-Uni, a été recrutée le 1er novembre 2012 au sein d’Eurojust en tant qu’agent temporaire.

3        À compter du 16 octobre 2016, au terme d’une procédure de sélection externe à l’issue de laquelle elle a signé un nouveau contrat à durée déterminée de cinq ans, la requérante a occupé le poste, au grade AD 10, de cheffe de l’unité [confidentiel], devenue par la suite l’unité [confidentiel], au sein du département [confidentiel]. À partir du mois d’avril 2018, ce département a été dirigé par A.

4        En juin 2018, un courriel a été transmis aux membres du personnel qui disposaient de la nationalité du Royaume-Uni, informant ces derniers des éventuelles conséquences sur leurs contrats d’engagement du retrait de cet État membre de l’Union européenne.

5        Le 12 mars 2019, le directeur administratif d’Eurojust a décidé de ne pas accorder à la requérante de dérogation à l’exigence de nationalité d’un État membre de l’Union comme condition préalable à l’engagement d’un agent temporaire, prévue à l’article 12, paragraphe 2, du régime applicable aux autres agents de l’Union européenne. Ladite décision prévoyait ainsi que le contrat de la requérante devrait prendre fin au moment où le Royaume-Uni cesserait d’être un État membre de l’Union, à défaut d’entrée en vigueur de l’accord entre l’Union et le Royaume-Uni au sujet du retrait de ce dernier.

6        À la suite de la réclamation introduite par la requérante le 12 juin 2019 contre la décision du 12 mars 2019, le directeur administratif a décidé, le 2 octobre 2019, de retirer cette dernière, sans pour autant accorder de dérogation à la requérante.

7        À la suite d’un courriel anonyme transmis à la presse et au personnel d’Eurojust le 8 juin 2020 et mentionnant, notamment, la requérante en tant que prétendue victime d’abus, une enquête a été ouverte par l’Office européen de lutte antifraude (OLAF).

8        Par décision du 13 novembre 2020, le directeur administratif a accordé à la requérante la dérogation visée à l’article 12, paragraphe 2, sous a), du régime applicable aux autres agents de l’Union européenne. Celle-ci est entrée en vigueur le 1er janvier 2021, au terme de la période de transition régie par l’accord conclu entre l’Union et le Royaume-Uni.

9        Le 6 avril 2021, dans le cadre de l’exercice d’évaluation pour l’année 2020, A, en tant que supérieur hiérarchique et évaluateur de la requérante, a transmis à cette dernière un projet de rapport d’évaluation, lequel concluait à une prestation dans l’ensemble satisfaisante. La requérante a commenté ledit projet en marquant son désaccord avec certains commentaires formulés à son égard et en concluant que ces derniers ne reflétaient pas une évaluation équitable de sa prestation.

10      Par courriel transmis à son supérieur hiérarchique le même jour, la requérante a réitéré son désaccord avec certains commentaires.

11      Le 13 avril 2021, la requérante a marqué son accord avec le rapport d’évaluation, tout en maintenant sa position au sujet de certains commentaires de son supérieur hiérarchique.

12      Le 15 avril 2021, à la suite d’une réunion entre la requérante et son supérieur hiérarchique, ce dernier a recommandé au directeur administratif, en sa qualité d’autorité habilitée à conclure les contrats d’engagement (ci-après l’« AHCC »), de ne pas renouveler le contrat de la requérante.

13      Le 12 mai 2021, une audition de la requérante en présence du directeur administratif, d’un représentant des ressources humaines et de l’avocate de la requérante a été organisée au sujet de la question du renouvellement de son contrat. Au cours de cette audition, la requérante a allégué subir des faits de harcèlement moral commis par son supérieur hiérarchique. Le directeur administratif lui a alors indiqué qu’il n’était pas approprié de soulever de telles allégations dans le cadre de cette audition et l’a invitée à formuler ses allégations par écrit dans le cadre d’une demande d’assistance sur le fondement de l’article 24 du statut des fonctionnaires de l’Union européenne (ci-après le « statut »). La requérante a refusé de procéder de la sorte, tout en maintenant qu’elle se sentait harcelée. Son avocate a précisé que la protection sollicitée par la requérante concernait la neutralité de son évaluateur et ses droits en tant que victime potentielle de faits de harcèlement commis par la personne dont l’opinion serait prise en compte par le directeur administratif pour évaluer sa prestation dans le cadre de la procédure de renouvellement de son contrat.

14      La requérante a été placée en congé de maladie du 17 au 24 mai 2021.

15      Le 18 mai 2021, le directeur administratif a invité une nouvelle fois la requérante à formuler ses allégations de harcèlement par écrit avant le 31 mai 2021.

16      Le 29 mai 2021, la requérante a réitéré son souhait de ne pas mettre par écrit ses allégations de harcèlement moral, tout en sollicitant une nouvelle fois la protection d’Eurojust.

17      Le 31 mai 2022, la requérante a été placée une nouvelle fois en congé de maladie pour une durée indéterminée.

18      Le même jour, la requérante a introduit une demande d’assistance au titre de l’article 24 du statut, par laquelle elle a, notamment, demandé à être protégée en sa qualité de lanceuse d’alerte et de victime potentielle d’une mauvaise administration et a sollicité la mise à l’écart du directeur administratif et de son supérieur hiérarchique du processus de renouvellement de son contrat. Elle a, en outre, précisé que sa demande d’assistance ne constituait pas une plainte pour harcèlement.

19      Le 15 juin 2021, en réponse à sa demande d’assistance, la requérante a, notamment, été informée du fait que le directeur administratif s’était récusé en sa qualité d’AHCC dans le cadre de la procédure de renouvellement de son contrat et que, compte tenu des allégations de harcèlement formulées à l’égard de son supérieur hiérarchique, la décision concernant le renouvellement de son contrat serait prise par B, chef du département [confidentiel]. En outre, il lui a été indiqué qu’au titre de son devoir de sollicitude à son égard, Eurojust mettrait en place des mesures de protection consistant en un changement de lien hiérarchique par le biais d’une réaffectation interne.

20      Par la décision attaquée, formalisée par un courriel, le directeur administratif a indiqué à la requérante qu’il avait été informé de sa demande d’assistance et qu’il avait décidé de prendre des mesures protectrices et de la réaffecter temporairement dans l’intérêt du service sur le fondement de l’article 7, paragraphe 1, du statut, de sorte qu’elle occuperait le poste de [confidentiel] rattachée à la cheffe de l’unité [confidentiel] et cheffe par intérim de l’unité [confidentiel] à compter du 21 juin 2021. La décision attaquée prévoyait également le maintien du paiement de l’allocation managériale que la requérante percevait en raison de ses fonctions antérieures. En réponse à une question du Tribunal posée lors de l’audience, les parties ont confirmé que, compte tenu de son congé de maladie, la requérante n’avait jamais exercé de façon effective les fonctions susvisées.

21      Le 22 juin 2021, par le biais de son avocate, la requérante a introduit une réclamation au titre de l’article 90, paragraphe 2, du statut contre la décision attaquée.

22      Le 21 octobre 2021, le comité des réclamations d’Eurojust a adopté la décision de rejet de la réclamation.

 Conclusions des parties

23      La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler la décision attaquée ;

–        annuler, pour autant que de besoin, la décision de rejet de la réclamation ;

–        condamner Eurojust à l’indemniser à hauteur de 35 000 euros en réparation des préjudices qu’elle aurait subis ;

–        condamner Eurojust aux dépens.

24      Eurojust conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours comme irrecevable ou, à titre subsidiaire, comme non fondé ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

 Sur l’objet du recours

25      Il ressort des conclusions en annulation que la requérante demande au Tribunal d’annuler non seulement la décision attaquée, mais également, pour autant que de besoin, la décision de rejet de la réclamation.

26      Selon une jurisprudence constante, des conclusions en annulation formellement dirigées contre la décision de rejet d’une réclamation ont pour effet de saisir le Tribunal de l’acte contre lequel la réclamation a été présentée lorsqu’elles sont, en tant que telles, dépourvues de contenu autonome (arrêt du 13 juillet 2018, Curto/Parlement, T‑275/17, EU:T:2018:479, point 63 ; voir également, en ce sens, arrêt du 6 avril 2006, Camós Grau/Commission, T‑309/03, EU:T:2006:110, point 43).

27      En l’espèce, étant donné que la décision de rejet de la réclamation ne fait que confirmer la décision attaquée, en précisant les motifs venant au soutien de celle-ci, il convient de constater que les conclusions en annulation de la décision de rejet de la réclamation sont dépourvues de contenu autonome et qu’il n’y a donc pas lieu de statuer spécifiquement sur celles-ci. Toutefois, dans l’examen de la légalité de la décision attaquée, il est nécessaire de prendre en considération la motivation figurant dans la décision de rejet de la réclamation, cette motivation étant censée coïncider avec celle de la décision attaquée (voir, en ce sens, arrêt du 30 avril 2019, Wattiau/Parlement, T‑737/17, EU:T:2019:273, point 43 et jurisprudence citée).

 Sur la recevabilité des conclusions en annulation

28      Sans soulever formellement d’exception d’irrecevabilité au titre de l’article 130 du règlement de procédure du Tribunal, Eurojust fait valoir, à titre principal, que le recours est irrecevable au motif que la décision attaquée n’est pas un acte faisant grief. À cet égard, Eurojust estime, d’une part, que la mesure de réaffectation en cause, adoptée sur le fondement de l’article 7 du statut, est une mesure d’éloignement temporaire prise aussi bien dans l’intérêt de la requérante que dans celui du service et qu’elle s’inscrit dans le cadre de l’obligation d’assistance qui lui incombe au titre de l’article 24 du statut et, d’autre part, que ladite mesure est conforme au principe de l’équivalence des emplois et qu’elle n’affecte pas la situation financière de la requérante.

29      La requérante conteste cette argumentation.

30      Le présent recours, qui trouve son origine dans le lien d’emploi entre la requérante et Eurojust, doit suivre la voie spécifique prévue par les articles 90 et 91 du statut et par l’article 270 TFUE. La requérante, ayant, préalablement à l’introduction du présent recours, formé, auprès d’Eurojust, une réclamation contre la décision attaquée, s’est ainsi placée dans le cadre de la voie de recours instituée par les articles 90 et 91 du statut et par l’article 270 TFUE (voir, en ce sens, ordonnance du 17 mai 2006, Marcuccio/Commission, T‑241/03, EU:T:2006:129, point 34 et jurisprudence citée).

31      L’existence d’un acte faisant grief au sens de l’article 90, paragraphe 2, et de l’article 91, paragraphe 1, du statut est une condition obligatoire de la recevabilité de tout recours formé par les fonctionnaires et les agents contre l’institution dont ils relèvent ou l’agence à laquelle ils appartiennent. Ainsi, il appartient au Tribunal de vérifier si la décision attaquée est un acte faisant grief à la requérante et si elle est, par conséquent, attaquable dans le cadre du présent recours en annulation.

32      Selon une jurisprudence constante, seuls font grief, au sens de l’article 90, paragraphe 2, et de l’article 91, paragraphe 1, du statut, les actes ou les mesures produisant des effets juridiques obligatoires de nature à affecter directement et immédiatement les intérêts de la partie requérante en modifiant, de façon caractérisée, la situation juridique de celle-ci (voir arrêt du 18 juin 2020, Commission/RQ, C‑831/18 P, EU:C:2020:481, point 44 et jurisprudence citée).

33      Par ailleurs, il convient de relever que la jurisprudence a distingué les mesures provisoires d’éloignement, adoptées sur le fondement de l’article 24 du statut, des décisions de réaffectation dans l’intérêt du service, prises sur le fondement de l’article 7, paragraphe 1, du statut. D’après cette jurisprudence, les mesures provisoires d’éloignement adoptées sur le fondement de l’article 24, premier alinéa, du statut visent à protéger, à titre préventif, la santé et la sécurité du fonctionnaire ou de l’agent présumé être victime de l’un des actes visés dans cette disposition. Conformément à cet objectif de protection, de telles mesures ne peuvent être dépendantes de l’existence d’un poste libre au sein des services. Ainsi, ces mesures d’assistance ne doivent pas être confondues avec les décisions de réaffectation dans l’intérêt du service, prises sur le fondement de l’article 7, paragraphe 1, du statut. Ces dernières décisions visent au bon fonctionnement du service, même lorsqu’elles sont justifiées par des difficultés relationnelles internes, et relèvent, par conséquent, du large pouvoir d’appréciation que la jurisprudence de la Cour reconnaît aux institutions dans l’organisation de leurs services, en fonction des missions qui leur sont confiées, et dans l’affectation, en vue de celles-ci, du personnel qui se trouve à leur disposition, à condition que cette affectation se fasse dans le respect de la correspondance entre l’emploi et le grade (voir arrêt du 12 juillet 2011, Commission/Q, T‑80/09 P, EU:T:2011:347, point 92 et jurisprudence citée).

34      En l’espèce, il ressort du dossier que la réaffectation temporaire en cause s’inscrit dans un contexte d’allégations du harcèlement moral prétendument subi par la requérante. De plus, l’objet de la décision attaquée indique explicitement que celle-ci est intervenue à la suite de la demande d’assistance introduite formellement par la requérante le 31 mai 2021 au titre de l’article 24 du statut au regard du processus de renouvellement de son contrat en cours, et non en raison d’une vacance d’emploi. D’après les termes de la décision attaquée, celle-ci a été prise dans l’objectif d’offrir à la requérante la protection nécessaire, conformément au devoir de sollicitude d’Eurojust à son égard, en accord avec la pratique habituelle d’Eurojust dans des cas similaires, et ce dans l’intérêt du service sur le fondement de l’article 7 du statut.

35      Or, le point 6.4 de la décision d’Eurojust du 31 janvier 2021 sur la politique en matière de protection de la dignité de la personne et de prévention du harcèlement psychologique et sexuel, qui prévoit que des mesures d’éloignement peuvent être prises à titre d’urgence et de précaution sous forme d’un transfert dans l’intérêt du service, dispose que, pour ce qui est d’une mesure concernant la victime alléguée d’un harcèlement, une telle mesure doit être prise « de préférence avec son accord », tandis que, pour ce qui est d’une mesure concernant l’auteur allégué d’un harcèlement, une telle mesure présuppose un entretien avec l’autorité compétente. Aussi, s’il est vrai que les dispositions en vigueur au sein d’Eurojust exigent qu’un tel transfert n’aille pas à l’encontre de l’intérêt du service, elles mettent en évidence son caractère de mesure répondant à une situation spécifique dans laquelle les besoins des personnes intéressées doivent être pris en compte dans la mesure du possible. Cela inscrit la présente affaire dans le cadre de la distinction opérée par la jurisprudence citée au point 33 ci-dessus et la distingue des circonstances de l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance du 4 mars 2022, KI/eu-LISA (T‑338/20, non publiée, EU:T:2022:130), qu’Eurojust invoque au soutien de la fin de non-recevoir tirée de l’absence d’acte faisant grief.

36      Cette conclusion est d’ailleurs étayée par la décision 2018-11 du collège d’Eurojust, du 26 juin 2018, sur le personnel d’encadrement intermédiaire, qui décrit les hypothèses dans lesquelles un membre du personnel d’encadrement intermédiaire peut être réaffecté à un poste hors encadrement, comme les situations de retrait volontaire (article 19), d’inaptitude aux fonctions de chef d’unité (article 20, paragraphe 1), de réorganisation interne ou de mobilité (article 20, paragraphe 2). Or, aucune de ces hypothèses n’est visée par la décision attaquée.

37      Ainsi, il y a lieu de considérer que la décision attaquée constitue une réponse à une demande d’assistance et produit des effets juridiques de nature à affecter les intérêts de la requérante au sens de la jurisprudence citée au point 33 ci-dessus (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 14 juillet 2021, AI/ECDC, T‑65/19, EU:T:2021:454, point 76), de sorte qu’il s’agit d’un acte qui lui fait grief. Les conclusions tendant à l’annulation de cette décision sont donc recevables.

 Sur le fond

38      À l’appui de sa demande d’annulation, la requérante soulève quatre moyens, tirés, en substance, le premier, de la violation de la confidentialité attachée à sa demande d’assistance, le deuxième, de l’incompétence du directeur administratif pour adopter la décision attaquée et d’un manque d’impartialité, le troisième, d’un détournement de pouvoir et, le quatrième, de violations de l’intérêt du service, du droit d’être entendu et de l’obligation de motivation.

39      Le Tribunal estime opportun d’examiner tout d’abord l’argumentation soulevée dans le cadre du quatrième moyen.

40      Le quatrième moyen se divise en substance en deux branches.

41      Par la première branche, la requérante fait valoir que la mesure provisoire d’éloignement en cause a été adoptée sans qu’elle l’ait sollicitée et sans qu’elle ait été entendue avant sa mise en œuvre, en violation de l’article 41 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), mais aussi de la décision d’Eurojust du 31 janvier 2012 sur la politique en matière de protection de la dignité de la personne et de prévention du harcèlement psychologique et sexuel.

42      La requérante ajoute que seulement deux jours se sont écoulés entre l’annonce de sa réaffectation, le 15 juin 2021, et l’adoption de la décision attaquée, le 17 juin 2021, et ce alors même qu’elle se trouvait en congé de maladie.

43      Eurojust rétorque que, la décision attaquée n’étant pas un acte faisant grief, aucune violation du droit d’être entendu ne saurait être constatée.

44      L’article 41 de la Charte dispose, à son paragraphe 2, que le droit à une bonne administration comporte, notamment, le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son égard, le droit d’accès de toute personne au dossier qui la concerne, dans le respect des intérêts légitimes de la confidentialité et du secret professionnel et des affaires, ainsi que l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions.

45      Ainsi, le droit de l’intéressé d’être entendu avant l’adoption de toute décision individuelle l’affectant défavorablement est expressément consacré par les dispositions susvisées de la Charte, laquelle a, depuis le 1er décembre 2009, date d’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la même valeur juridique que les traités (arrêt du 10 janvier 2019, RY/Commission, T‑160/17, EU:T:2019:1, point 34).

46      En particulier, le droit d’être entendu garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative et avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts (voir arrêt du 25 juin 2020, HF/Parlement, C‑570/18 P, EU:C:2020:490, point 58 et jurisprudence citée).

47      Par ailleurs, il est de jurisprudence constante que le droit d’être entendu poursuit un double objectif. D’une part, il sert à l’instruction du dossier et à l’établissement des faits le plus précisément et correctement possible et, d’autre part, il permet d’assurer une protection effective de l’intéressé. Le droit d’être entendu vise en particulier à garantir que toute décision faisant grief soit adoptée en pleine connaissance de cause et a, notamment, pour objectif de permettre à l’autorité compétente de corriger une erreur ou à la personne concernée de faire valoir les éléments relatifs à sa situation personnelle qui militent pour que la décision soit prise, ne soit pas prise ou qu’elle ait tel ou tel contenu (voir arrêt du 21 octobre 2021, Parlement/UZ, C‑894/19 P, EU:C:2021:863, point 90 et jurisprudence citée).

48      En outre, lorsqu’une décision ne peut être prise que dans le respect du droit d’être entendu, l’intéressé doit être mis en mesure de faire connaître utilement son point de vue au sujet de la mesure envisagée, dans le cadre d’un échange écrit ou oral amorcé par l’administration et dont la preuve incombe à celle-ci (voir arrêt du 15 décembre 2021, HB/BEI, T‑757/19, non publié, EU:T:2021:890, point 82 et jurisprudence citée).

49      Enfin, il convient de rappeler qu’il résulte d’une jurisprudence constante qu’une violation des droits de la défense, en particulier du droit d’être entendu, n’entraîne l’annulation d’une décision adoptée au terme d’une procédure que si, en l’absence de cette irrégularité, cette procédure pouvait aboutir à un résultat différent (voir arrêt du 25 juin 2020, HF/Parlement, C‑570/18 P, EU:C:2020:490, point 72 et jurisprudence citée).

50      En l’espèce, il est constant que la requérante n’a pas été entendue sur la mesure provisoire d’éloignement en cause avant son adoption. Cette circonstance n’est d’ailleurs pas contestée par Eurojust, qui se borne, pour l’essentiel, à soutenir que la décision attaquée n’est pas un acte faisant grief à la requérante.

51      Il y a donc lieu de constater que le droit de la requérante d’être entendue avant l’adoption de toute décision lui faisant grief n’a pas été respecté par Eurojust, en violation de l’article 41, paragraphe 2, de la Charte.

52      De surcroît, force est de relever que la décision d’Eurojust du 31 janvier 2012 sur la politique en matière de protection de la dignité de la personne et de prévention du harcèlement psychologique et sexuel prévoit, au point 6.4, que, dans un contexte de harcèlement moral, lorsqu’une mesure d’urgence consistant à séparer le harceleur allégué de la victime présumée prend la forme d’une réaffectation de cette dernière dans l’intérêt du service, cette réaffectation doit avoir lieu « de préférence avec son accord ». Une telle précision indique que, à défaut d’obtenir l’accord de la victime présumée, il convient, à tout le moins, de recueillir ses observations et, par conséquent, de l’entendre avant d’adopter une mesure provisoire d’éloignement telle que celle en cause dans la présente affaire.

53      En tout état de cause, à supposer même que, à la suite de l’annonce de sa réaffectation, intervenue le 15 juin 2021, il ait pu incomber à la requérante de prendre l’initiative de présenter des observations et de formuler des objections à l’égard de la réaffectation envisagée, il ne peut qu’être constaté que le délai d’un jour ouvrable qui s’est écoulé entre ladite annonce et l’adoption, le 17 juin 2021, de la décision attaquée ne peut en aucune manière être regardé comme ayant été de nature à avoir permis à la requérante de faire utilement connaître son point de vue avant l’adoption de cette décision, et ce d’autant plus que la requérante était alors placée en congé de maladie.

54      En outre, aucun élément du dossier ne permet au Tribunal de conclure qu’Eurojust aurait en tout état de cause adopté la mesure provisoire d’éloignement litigieuse même si la requérante avait été entendue.

55      Au vu des différentes options prévues au point 6.4 de la décision d’Eurojust du 31 janvier 2012 sur la politique en matière de protection de la dignité de la personne et de prévention du harcèlement psychologique et sexuel, il ne peut pas être exclu que la requérante aurait pu influencer l’AHCC sur la teneur de la décision attaquée, dans la mesure où elle aurait pu opter pour une décision alternative.

56      Il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu d’accueillir la première branche du quatrième moyen, tirée de la méconnaissance du droit d’être entendu, et d’annuler la décision attaquée, sans qu’il soit besoin de procéder à l’analyse de la seconde branche du présent moyen, ni à celle des premier, deuxième et troisième moyens.

 Sur les conclusions indemnitaires

57      Par ses conclusions indemnitaires, la requérante indique avoir subi, d’une part, un préjudice « psychologique », qui serait à la fois moral et matériel et qui résulterait des fautes commises par Eurojust et des dépenses médicales induites par l’attitude de l’administration et, d’autre part, un préjudice moral découlant de la violation de la confidentialité attachée à la demande d’assistance qu’elle a introduite le 31 mai 2021 et qui a conduit à l’adoption de la décision attaquée. La requérante évalue ces préjudices ex æquo et bono à hauteur de 25 000 euros pour le premier et de 10 000 euros pour le second.

58      Pour sa part, Eurojust conclut au rejet des conclusions indemnitaires, en observant, notamment, que la requérante, qui se limite à évaluer ses préjudices ex æquo et bono, reste en défaut d’étayer la réalité desdits préjudices allégués.

59      À cet égard, il ressort d’une jurisprudence établie que, dans le cadre d’une demande en dommages et intérêts formulée par un fonctionnaire ou par un agent, l’engagement de la responsabilité de l’institution présuppose la réunion d’un ensemble de trois conditions concernant l’illégalité du comportement qui lui est reproché, la réalité du dommage allégué et l’existence d’un lien de causalité entre le comportement et le préjudice invoqué. Les trois conditions d’engagement de la responsabilité sont cumulatives, ce qui implique que, dès lors que l’une de celles-ci n’est pas satisfaite, la responsabilité de l’institution ne peut être engagée. Par ailleurs, le juge de l’Union n’est pas tenu d’examiner ces conditions dans un ordre déterminé (voir arrêt du 10 mars 2021, AM/BEI, T‑134/19, EU:T:2021:119, point 84 et jurisprudence citée).

60      S’agissant du préjudice matériel allégué, y compris des « dépenses médicales additionnelles » résultant des faits reprochés à l’administration, il suffit de constater d’emblée que la requérante n’a fourni aucune preuve des dépenses exposées et qu’elle s’est limitée à chiffrer ledit préjudice ex æquo et bono. Partant, la demande de réparation de ce préjudice doit être rejetée.

61      Quant au préjudice moral, selon une jurisprudence constante, l’annulation d’un acte entaché d’illégalité peut constituer en elle-même la réparation adéquate et, en principe, suffisante de tout préjudice moral que cet acte peut avoir causé, à moins que la partie requérante ne démontre avoir subi un préjudice moral insusceptible d’être intégralement réparé par cette annulation (voir arrêt du 6 juillet 2022, VI/Commission, T‑20/21, non publié, EU:T:2022:427, point 83 et jurisprudence citée).

62      En l’espèce, s’agissant du préjudice moral découlant de la violation de la confidentialité attachée à la demande d’assistance de la requérante, force est de constater que ni la requête ni la réplique ne comportent la moindre preuve de l’étendue dudit préjudice. En effet, tant dans la requête que dans la réplique, la requérante se borne à formuler des allégations qui ne sont étayées par aucun élément de preuve tangible.

63      Quant au préjudice moral découlant de la situation d’incertitude dont se prévaut également la requérante, le Tribunal estime que l’annulation de la décision attaquée constitue en elle-même une réparation adéquate du préjudice moral prétendument subi par cette dernière. D’une part, comme il a été confirmé par les parties lors de l’audience, il est désormais constant que la décision attaquée n’a pas empêché le renouvellement du contrat de la requérante. D’autre part, l’annulation de la décision attaquée a pour effet d’éliminer rétroactivement cette décision de l’ordre juridique et, partant, de rétablir la situation juridique dans laquelle la requérante se trouvait antérieurement à l’adoption de celle-ci, à savoir sa qualité de cheffe d’unité. Enfin, le Tribunal relève que la requérante, comme il a également été confirmé par les parties lors de l’audience, en raison de son état de santé antérieur, n’a jamais exercé les fonctions prévues par la décision attaquée. La requérante reste en défaut d’étayer un préjudice allant au-delà des éléments ainsi analysés.

64      Dans ces conditions, il y a lieu de rejeter les conclusions indemnitaires.

65      Compte tenu de l’ensemble de ce qui précède, il y a lieu d’annuler la décision attaquée et de rejeter le recours pour le surplus.

 Sur les dépens

66      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Eurojust ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions de la requérante.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (cinquième chambre)

déclare et arrête :

1)      La décision de l’Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale (Eurojust) du 17 juin 2021 portant réaffectation temporaire de OD à un poste de [confidentiel] est annulée.

2)      Le recours est rejeté pour le surplus.

3)      Eurojust est condamnée à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par OD.

Svenningsen

Laitenberger

Martín y Pérez de Nanclares

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 19 avril 2023.

Signatures


*      Langue de procédure : le français.


1 Données confidentielles occultées.