Language of document : ECLI:EU:T:2024:94

DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

9 février 2024 (*)

« Référé – Services numériques – Règlement (UE) 2022/1925 – Désignation d’un contrôleur d’accès – Demande de sursis à exécution – Défaut d’urgence »

Dans l’affaire T‑1077/23 R,

Bytedance Ltd, établie à George Town (Îles Caïmans), représentée par Mes E. Batchelor, N. Baeten et M. Frese, avocats,

partie requérante,

contre

Commission européenne, représentée par MM. O. Gariazzo, M. Mataija, I. Rogalski et Mme C. Sjödin, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

rend la présente

Ordonnance

1        Par sa demande fondée sur les articles 278 et 279 TFUE, la requérante, ByteDance Ltd, sollicite le sursis à l’exécution de la décision C(2023) 6102 final de la Commission, du 5 septembre 2023, désignant ByteDance comme contrôleur d’accès en vertu de l’article 3 du règlement (UE) 2022/1925 du Parlement européen et du Conseil, du 14 septembre 2022, relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique et modifiant les directives (UE) 2019/1937 et (UE) 2020/1828 (règlement sur les marchés numériques) (JO 2022, L 265, p. 1) (ci‑après la « décision attaquée »).

 Antécédents du litige et conclusions des parties

2        La requérante est une société de participation non opérationnelle fondée en Chine en 2012 qui, par l’intermédiaire de filiales locales, fournit la plateforme de divertissement TikTok.

3        Le 5 septembre 2023, par la décision attaquée, la Commission européenne a désigné la requérante comme contrôleur d’accès au sens de l’article 3, paragraphe 1, du règlement 2022/1925. À cet effet, la Commission a considéré, d’une part, que la requérante atteignait les seuils quantitatifs prévus à l’article 3, paragraphe 2, du règlement 2022/1925 et, d’autre part, qu’elle n’avait pas démontré, conformément à l’article 3, paragraphe 5, du même règlement, l’existence de circonstances en vertu desquelles les conditions prévues à l’article 3, paragraphe 1, ne seraient pas réunies.

4        Par requête déposée au greffe du Tribunal le 16 novembre 2023, la requérante a introduit un recours tendant à l’annulation de la décision attaquée.

5        Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le 20 novembre 2023, la requérante a introduit la présente demande en référé, dans laquelle elle conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        ordonner le sursis à l’exécution de la décision attaquée jusqu’à ce que le Tribunal statue dans la procédure au principal, dans la mesure où elle lui impose :

–        des obligations au titre des articles 5 et 6 du règlement 2022/1925 en ce qui concerne de nouvelles fonctionnalités, de nouveaux produits ou de nouveaux services qu’elle pourrait offrir ou, à tout le moins, toute obligation au titre de l’article 5, paragraphe 2, de ce règlement affectant le [confidentiel](1) ;

–        l’obligation, en vertu de l’article 15 du règlement 2022/1925, de soumettre à la Commission une description ayant fait l’objet d’un audit indépendant de toutes les techniques de profilage des consommateurs appliquées par TikTok ou, à tout le moins, l’obligation de divulguer publiquement toutes les techniques de profilage des consommateurs appliquées par TikTok, conformément à l’article 15, paragraphe 3, dudit règlement ;

–        si une décision sur la demande en référé ne peut être prise avant le 6 mars 2024, ordonner, en vertu de l’article 157, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal, le sursis à l’exécution de la décision attaquée, avec effet immédiat et jusqu’à ce qu’il soit statué sur la présente demande en référé, dans la mesure où la décision attaquée lui impose, premièrement, des obligations au titre des articles 5 et 6 du règlement 2022/1925 en ce qui concerne de nouvelles fonctionnalités, de nouveaux produits ou de nouveaux services qu’elle pourrait offrir ou, à tout le moins, toute obligation au titre de l’article 5, paragraphe 2, de ce règlement affectant le [confidentiel], et, deuxièmement, l’obligation, en vertu de l’article 15 du règlement 2022/1925, de soumettre à la Commission une description ayant fait l’objet d’un audit indépendant de toutes les techniques de profilage des consommateurs appliquées par TikTok et, à tout le moins, l’obligation de divulguer publiquement toutes les techniques de profilage des consommateurs appliquées par TikTok, conformément à l’article 15, paragraphe 3, dudit règlement ;

–        condamner la Commission aux dépens.

6        Dans ses observations sur la demande en référé, déposées au greffe du Tribunal le 12 décembre 2023, la Commission conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        rejeter la demande en référé ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

 Considérations générales

7        Il ressort d’une lecture combinée des articles 278 et 279 TFUE, d’une part, et de l’article 256, paragraphe 1, TFUE, d’autre part, que le juge des référés peut, s’il estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire les mesures provisoires nécessaires, et ce en application de l’article 156 du règlement de procédure. Néanmoins, l’article 278 TFUE pose le principe du caractère non suspensif des recours, les actes adoptés par les institutions de l’Union européenne bénéficiant d’une présomption de légalité. Ce n’est donc qu’à titre exceptionnel que le juge des référés peut ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire des mesures provisoires (ordonnance du 19 juillet 2016, Belgique/Commission, T‑131/16 R, EU:T:2016:427, point 12).

8        L’article 156, paragraphe 4, première phrase, du règlement de procédure dispose que les demandes en référé doivent spécifier « l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent ».

9        Ainsi, le sursis à exécution et les autres mesures provisoires peuvent être accordés par le juge des référés s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’ils sont urgents, en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de la partie qui les sollicite, qu’ils soient édictés et produisent leurs effets avant la décision dans l’affaire principale. Ces conditions sont cumulatives, de telle sorte que les demandes de mesures provisoires doivent être rejetées dès lors que l’une d’elles fait défaut. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence (voir ordonnance du 2 mars 2016, Evonik Degussa/Commission, C‑162/15 P‑R, EU:C:2016:142, point 21 et jurisprudence citée).

10      Dans le cadre de cet examen d’ensemble, le juge des référés dispose d’un large pouvoir d’appréciation et reste libre de déterminer, au regard des particularités de l’espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre de cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement [voir ordonnance du 19 juillet 2012, Akhras/Conseil, C‑110/12 P(R), non publiée, EU:C:2012:507, point 23 et jurisprudence citée].

11      Compte tenu des éléments du dossier, le président du Tribunal estime qu’il dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la présente demande en référé, sans qu’il soit utile d’entendre, au préalable, les parties en leurs explications orales.

12      Dans les circonstances du cas d’espèce, et sans qu’il y ait lieu de se prononcer sur la recevabilité de la présente demande en référé, il convient d’examiner d’abord si la condition relative à l’urgence est remplie.

 Sur la condition relative à l’urgence

13      Afin de vérifier si les mesures provisoires demandées sont urgentes, il convient de rappeler que la finalité de la procédure de référé est de garantir la pleine efficacité de la future décision définitive, afin d’éviter une lacune dans la protection juridique assurée par le juge de l’Union. Pour atteindre cet objectif, l’urgence doit, de manière générale, s’apprécier au regard de la nécessité qu’il y a de statuer provisoirement afin d’éviter qu’un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite la protection provisoire. Il appartient à cette partie d’apporter la preuve qu’elle ne saurait attendre l’issue de la procédure relative au recours au fond sans subir un préjudice grave et irréparable (voir ordonnance du 14 janvier 2016, AGC Glass Europe e.a./Commission, C‑517/15 P‑R, EU:C:2016:21, point 27 et jurisprudence citée).

14      C’est à la lumière de ces critères qu’il convient d’examiner si la requérante parvient à démontrer l’urgence.

15      En l’espèce, pour démontrer le caractère grave et irréparable du préjudice invoqué, la requérante fait valoir que, en l’absence de mesures provisoires, elle sera tenue de se conformer aux obligations du règlement 2022/1925, énoncées aux articles 5, 6, 8, 11, 14, 15 et 28, dans un délai de six mois à compter de la désignation, c’est‑à‑dire à compter du 6 mars 2024.

16      La requérante précise son argumentation en ce qui concerne les obligations prévues à l’article 15 et à l’article 5 de ce règlement.

 Sur la prétendue violation irrémédiable de la confidentialité

17      La requérante soutient que sa désignation comme contrôleur d’accès lui causera un préjudice grave et irréparable dans la mesure où l’article 15 du règlement 2022/1925 l’obligera, en ce qui concerne son produit TikTok, à divulguer des informations confidentielles détaillées concernant sa stratégie commerciale. En effet, elle devra publier des informations détaillées sur la manière dont elle procède au profilage des utilisateurs de TikTok. Or, ces informations touchent le cœur de l’activité de TikTok dans l’Union et lui causeraient un préjudice significatif sur le plan de la concurrence par rapport à un ensemble de concurrents qui ne sont pas des contrôleurs d’accès et parmi lesquels aucun n’est tenu de divulguer des informations similaires.

18      En particulier, la mise en œuvre immédiate de l’article 15 du règlement 2022/1925 risque d’entraîner la divulgation d’informations hautement stratégiques concernant les pratiques de TikTok en matière de profilage des utilisateurs, qui ne seraient autrement pas publiques, et qui permettront aux concurrents de TikTok et à d’autres tiers d’avoir des informations sur les stratégies commerciales concernant TikTok d’une manière qui nuirait significativement à ses activités.

19      En effet, toute divulgation d’informations confidentielles donne l’occasion aux rivaux, qu’ils soient ou non des contrôleurs d’accès, d’apprendre comment TikTok procède au profilage des consommateurs d’une manière qui leur confère un avantage concurrentiel déloyal. Si les rivaux de TikTok obtiennent des informations sur sa stratégie et ses techniques, cela affaiblira la position concurrentielle de TikTok et renforcera les écosystèmes des opérateurs historiques. En outre, la divulgation des modèles de confiance et de sécurité de TikTok pourrait donner lieu à des abus de la part de tiers et affecter la confiance des utilisateurs, causant ainsi un préjudice concurrentiel irréversible supplémentaire.

20      La Commission conteste les arguments de la requérante.

21      À titre liminaire, il convient de rappeler les termes de l’article 15, intitulé « Obligation d’audit », du règlement 2022/1925 :

« 1.      Dans les six mois suivant sa désignation conformément à l’article 3, le contrôleur d’accès soumet à la Commission une description ayant fait l’objet d’un audit indépendant de toutes les techniques de profilage des consommateurs qu’il applique dans le cadre de ses services de plateforme essentiels énumérés dans la décision de désignation conformément à l’article 3, paragraphe 9. La Commission transmet cette description ayant fait l’objet d’un audit au comité européen de la protection des données.

2.      La Commission peut adopter un acte d’exécution visé à l’article 46, paragraphe 1, point g), afin de mettre au point la méthodologie et la procédure de l’audit.

3.      Le contrôleur d’accès met à la disposition du public un aperçu de la description ayant fait l’objet d’un audit visée au paragraphe 1. Ce faisant, le contrôleur d’accès est autorisé à tenir compte de la nécessité que ses secrets d’affaires ne soient pas divulgués. Le contrôleur d’accès met à jour au moins annuellement cette description et cet aperçu. »

22      S’agissant des arguments de la requérante, en premier lieu, il convient d’observer que celle-ci se contente d’alléguer que les informations en cause doivent être considérées comme confidentielles aux fins de l’établissement de l’urgence, sans pour autant avoir démontré qu’une telle allégation remplit la condition du fumus boni juris. Or, il n’est pas suffisant, aux fins de se voir octroyer le bénéfice de mesures provisoires, d’avoir allégué que les informations qui viendraient à être divulguées revêtent un caractère confidentiel, lorsqu’une telle allégation ne remplit pas la condition du fumus boni juris [ordonnance du 12 juin 2018, Nexans France et Nexans/Commission, C‑65/18 P(R), EU:C:2018:426, points 21 et 22].

23      En deuxième lieu, s’agissant de la prétendue violation irrémédiable de la confidentialité résultant de l’application de l’article 15, paragraphe 1, du règlement 2022/1925, force est de constater que la requérante n’a pas démontré que des informations confidentielles risquent d’être divulguées à ses concurrents ou à des tiers. En effet, comme la Commission le souligne, l’article 15, paragraphe 1, du règlement 2022/1925 n’exige aucune publication. Cette disposition exige uniquement la communication d’informations à la Commission et, indirectement, au Comité européen de la protection des données (CEPD).

24      À cet égard, il convient de rappeler que l’article 36, paragraphe 4, du règlement 2022/1925 interdit, en principe, la divulgation des informations que la Commission, les autorités compétentes des États membres, leurs fonctionnaires, agents et les autres personnes travaillant sous la supervision de ces autorités, ainsi que toute personne physique ou morale, dont les auditeurs et experts nommés en vertu de l’article 26, paragraphe 2, ont recueillies ou échangées en application de ce règlement et qui, par leur nature, sont couvertes par le secret professionnel.

25      En troisième lieu, il en va de même en ce qui concerne la prétendue violation irrémédiable de la confidentialité en application de l’article 15, paragraphe 3, du règlement 2022/1925.

26      À cet égard, premièrement, il y a lieu d’observer que cette disposition impose simplement au contrôleur d’accès de publier « un aperçu », élaboré par le contrôleur d’accès lui‑même, qui peut en outre « tenir compte de la nécessité que ses secrets d’affaires ne soient pas divulgués ». Un aperçu est forcément moins détaillé et contient moins d’informations spécifiques que le document qu’il est supposé résumer. Abstraction faite de toute occultation fondée sur la confidentialité, l’élaboration d’un simple « aperçu » signifie nécessairement que le contrôleur d’accès peut synthétiser les informations contenues dans la description ayant fait l’objet d’un audit, pour autant que les objectifs de la publication visés à l’article 15, paragraphe 3, du règlement 2022/1925 soient atteints.

27      Deuxièmement, aucun risque réel pour la confidentialité ne saurait non plus être déduit des arguments de la requérante.

28      En effet, la protection des secrets d’affaires est explicitement garantie par l’article 15, paragraphe 3, du règlement 2022/1925. S’il est vrai que cette disposition ne vise pas les informations confidentielles autres que les secrets d’affaires, il n’en demeure pas moins que la Commission a expliqué, dans ses observations sur la demande en référé, que ces informations bénéficient de la même protection, en renvoyant à cet égard au modèle final de communication au titre de l’article 15 du règlement 2022/1925. Ce modèle, qui a été mis à jour le 12 décembre 2023, prévoit, en son point 6.1., que l’aperçu non confidentiel prévu à l’article 15, paragraphe 3, du règlement 2022/1925 permet au contrôleur d’accès, le cas échéant, de résumer et d’omettre des informations de la description, notamment afin de tenir compte de la nécessité de protéger les secrets d’affaires ou d’autres informations confidentielles. L’expression « aperçu non confidentiel » indique ainsi que des informations confidentielles de toute nature pourront être omises de l’aperçu.

29      En outre, l’argument de la requérante selon lequel la mise en œuvre de l’obligation instituée par l’article 15, paragraphe 3, du règlement 2022/1925, réserverait à la Commission une marge d’appréciation pour décider des parties de l’aperçu qui seraient confidentielles, est de nature spéculative et hypothétique à ce stade et ne saurait donc être accueilli pour démontrer l’urgence dans le cadre de la présente procédure de référé.

30      En effet, conformément à l’article 15, paragraphe 3, du règlement 2022/1925, il appartient à la requérante et non à la Commission d’établir et de publier la version non confidentielle de l’aperçu. Si la Commission peut infliger des sanctions aux contrôleurs d’accès en cas de non‑respect des obligations qui leur incombent en vertu du règlement 2022/1925, elle devra suivre les procédures spécifiquement prévues à cette fin. Les sanctions qu’elle infligera le cas échéant seront susceptibles de faire l’objet d’un contrôle juridictionnel.

31      Troisièmement, force est de constater que la requérante n’a pas démontré, à suffisance de droit, que le risque allégué de divulgation d’informations confidentielles donnerait lieu à un préjudice grave et irréparable.

32      S’agissant des éléments de preuve nécessaires à cet effet, il ressort d’une jurisprudence bien établie que la partie qui sollicite l’octroi d’une mesure provisoire doit présenter au juge des référés des indications concrètes et précises, étayées par des documents détaillés démontrant la situation invoquée et permettant d’examiner les conséquences qui résulteraient probablement de l’absence de la mesure demandée. Cette partie est ainsi tenue de fournir, pièces à l’appui, des informations susceptibles d’établir une image fidèle et globale de la situation dont elle prétend qu’elle justifie l’octroi de ladite mesure (voir ordonnance du 19 juillet 2016, Belgique/Commission, T‑131/16 R, EU:T:2016:427, point 23 et jurisprudence citée).

33      Or, en l’espèce, la requérante se borne à invoquer des références abstraites à des informations confidentielles sans en préciser la nature, le contenu, la valeur et leur pertinence d’un point de vue concurrentiel, eu égard notamment au fait qu’une partie de ses concurrents est soumise aux mêmes obligations de publicité. Le juge des référés n’est donc pas en mesure d’apprécier le caractère grave et irréparable du préjudice qui résulterait d’une divulgation des informations confidentielles à laquelle la requérante se réfère.

34      Quatrièmement, la requérante n’a pas démontré que le préjudice grave et irréparable allégué est probable ou imminent, comme le requiert la jurisprudence (voir, en ce sens, ordonnance du 27 février 2015, Espagne/Commission, T‑826/14 R, EU:T:2015:126, point 33 et jurisprudence citée).

35      Comme la Commission le fait observer, la requérante formule des allégations hypothétiques qui préjugent de l’issue de discussions sur la confidentialité qui n’ont pas encore eu lieu. Comme mentionné aux points 25, 26 et 28 ci‑dessus, ni le libellé de l’article 15, paragraphe 3, du règlement 2022/1925 ni le modèle final de communication au titre de l’article 15 du règlement 2022/1925 n’indiquent que la position de la Commission concernant l’application de l’article 15 pourrait porter atteinte aux intérêts de la requérante en matière de confidentialité. Toute violation de la confidentialité ne pourrait résulter que de décisions ultérieures de la Commission, qui pourraient faire l’objet d’un contrôle juridictionnel autonome. Il est impossible d’anticiper à ce stade si de telles décisions pourraient causer un préjudice à la requérante ni selon quelles modalités cela se produirait. Il convient donc de conclure au caractère hypothétique du préjudice allégué.

 Sur les prétendues modifications irréversibles du marché en raison des barrières à l’entrée et à l’expansion imposées par le règlement 2022/1925

36      La requérante allègue que les articles 5 et 6 du règlement 2022/1925 l’empêcheront d’utiliser sa plateforme TikTok, qui a nécessité un investissement réalisé à grands frais dans un contexte marqué par les avantages d’antériorité dont profitent les plateformes des grandes sociétés des technologies, pour innover et offrir de nouvelles fonctionnalités et de nouveaux produits. La requérante fait valoir, à titre d’exemple, qu’elle ne pourra pas utiliser les informations tirées des données de TikTok pour offrir de nouveaux produits et services, ni encourager ses utilisateurs à se concentrer sur ses produits, et qu’elle devra fournir l’accès à son service dans des conditions d’égalité pour tous ses concurrents, y compris les opérateurs technologiques déjà bien établis.

37      En particulier, les restrictions du règlement 2022/1925 concernant la combinaison et l’utilisation croisée de données à caractère personnel, prévues à l’article 5, paragraphe 2, dudit règlement, pourraient sérieusement limiter la capacité de TikTok à se fonder sur des informations existantes concernant les utilisateurs de la plateforme de divertissement TikTok pour [confidentiel].

38      Selon la requérante, [confidentiel]. TikTok ne pourrait [confidentiel].

39      Or, les restrictions imposées par l’article 5, paragraphe 2, du règlement 2022/1925 aux contrôleurs d’accès désignés en ce qui concerne la combinaison et l’utilisation croisée des données des utilisateurs pourraient sévèrement limiter l’accès de [confidentiel] à ces informations. Le préjudice éventuel qui en résulte pour TikTok en tant que [confidentiel], secteur dominé [confidentiel], serait significatif et potentiellement « existentiel ».

40      La requérante fait valoir que l’impact exact de l’application de l’article 5, paragraphe 2, du règlement 2022/1925 sur [confidentiel] ne peut être calculé. Il dépendrait de plusieurs facteurs qui sont incertains et échappent au contrôle de TikTok. Cependant, l’évolution récente et l’expérience de TikTok sur les marchés où [confidentiel] montreraient que cet impact est susceptible d’être particulièrement important. Dans l’ensemble, la requérante estime qu’une éventuelle obligation de consentement comme prévue par l’article 5, paragraphe 2, du règlement 2022/1925 en lien avec [confidentiel], réduirait de [confidentiel] dans l’Union en 2028. À tout le moins, les restrictions de l’article 5, paragraphe 2, de ce règlement retarderont le développement de [confidentiel] d’une manière qui sera impossible à quantifier ou à récupérer à long terme.

41      Selon la requérante, son seul tremplin pour une entrée réussie sur le marché de l’Union est la base d’utilisateurs finaux de TikTok et les données y afférentes. Si les signaux concernant l’application donnés par la Commission à l’égard d’autres plateformes sont avérés, l’article 5, paragraphe 2, du règlement 2022/1925 empêcherait TikTok d’exploiter la seule option dont il dispose pour livrer une concurrence effective dans ce secteur naissant et d’éviter que le marché ne penche en faveur [confidentiel] pendant que la présente procédure suit son cours.

42      La Commission conteste les arguments de la requérante.

43      À titre liminaire, il convient de rappeler que l’article 5, paragraphe 2, du règlement 2022/1925 dispose :

« Tout contrôleur d’accès est tenu de ne pas :

a)      traiter, aux fins de la fourniture de services de publicité en ligne, les données à caractère personnel des utilisateurs finaux qui recourent à des services de tiers utilisant des services de plateforme essentiels fournis par le contrôleur d’accès ;

b)      combiner les données à caractère personnel provenant du service de plateforme essentiel concerné avec les données à caractère personnel provenant de tout autre service de plateforme essentiel ou de tout autre service fourni par le contrôleur d’accès, ni avec des données à caractère personnel provenant de services tiers ;

c)      utiliser de manière croisée les données à caractère personnel provenant du service de plateforme essentiel concerné dans le cadre d’autres services fournis séparément par le contrôleur d’accès, y compris d’autres services de plateforme essentiels, et inversement ; et

d)      inscrire les utilisateurs finaux à d’autres services du contrôleur d’accès dans le but de combiner des données à caractère personnel,

à moins que ce choix précis ait été présenté à l’utilisateur final et que ce dernier ait donné son consentement au sens de l’article 4, point 11), et de l’article 7 du règlement (UE) 2016/679.

Lorsque le consentement donné aux fins du premier alinéa a été refusé ou retiré par l’utilisateur final, le contrôleur d’accès ne réitère pas sa demande de consentement pour la même finalité plus d’une fois par période d’un an.

Le présent paragraphe est sans préjudice de la possibilité pour le contrôleur d’accès de se fonder sur l’article 6, paragraphe 1, points c), d) et e), du règlement (UE) 2016/679, le cas échéant. »

44      S’agissant des arguments de la requérante, il convient de constater, en premier lieu, que le préjudice allégué est purement hypothétique pour les raisons suivantes.

45      Tout d’abord, comme la Commission le fait valoir dans ses observations sur la demande en référé, le préjudice allégué par la requérante repose sur l’hypothèse que, du fait de la décision attaquée, la requérante sera tenue, en vertu de l’article 5, paragraphe 2, du règlement 2022/1925, de demander et d’obtenir le consentement des utilisateurs pour pouvoir se fonder sur leurs données pour [confidentiel].

46      La requérante ne précise cependant pas les circonstances dans lesquelles l’article 5, paragraphe 2, du règlement 2022/1925 est supposé s’appliquer. Ainsi, les allégations de la requérante ne permettent pas d’apprécier si les données TikTok sur lesquelles elle entend se fonder relèvent de la catégorie des « données à caractère personnel » et si l’utilisation que la requérante entend en faire doit être qualifiée de « croisée » au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous c), de ce règlement. De même, la requérante n’explique pas si [confidentiel] doit être considéré comme un « autre service » au sens de l’article 5, paragraphe 2, sous b) ou c), du règlement 2022/1925 et si le [confidentiel] sera « fourni séparément » du service de réseau social en ligne TikTok ou [confidentiel]. Par ailleurs, la requérante elle-même semble consciente de ce manque de précisions, dès lors qu’elle se réfère dans ses écritures à une « éventuelle » obligation de consentement comme prévue par l’article 5, paragraphe 2, du règlement 2022/1925 en lien avec [confidentiel].

47      Ensuite, il convient de préciser, à l’instar de la Commission, que l’article 5, paragraphe 2, du règlement 2022/1925 n’interdit pas la combinaison et l’utilisation croisée des données à caractère personnel de l’utilisateur final, mais soumet simplement ces actions au consentement préalable de l’utilisateur. La requérante semble supposer que la totalité ou une proportion significative des utilisateurs finals de TikTok refuseront de donner leur consentement à l’utilisation de données aux fins [confidentiel]. Cette hypothèse n’est cependant corroborée par aucun élément de preuve concernant le comportement probable des utilisateurs. Rien n’empêcherait la requérante de prendre des mesures appropriées pour informer les utilisateurs finals de TikTok des éventuels avantages que leur confèrerait l’utilisation croisée ou combinée de leurs données en vue de bénéficier d’une meilleure [confidentiel] ou de TikTok.

48      Enfin, le préjudice allégué par la requérante repose sur l’hypothèse selon laquelle l’impossibilité pour la requérante d’utiliser les données des utilisateurs de TikTok aux fins [confidentiel]. Il ne s’agit cependant que d’un pronostic. De plus, le [confidentiel] pourrait se heurter à des obstacles autres que des contraintes réglementaires. En effet, il ressort des informations publiques invoquées par la Commission que, dans les États où [confidentiel], bien que la requérante n’y soit pas soumise à des obligations similaires à celles énoncées à l’article 5, paragraphe 2, du règlement 2022/1925.

49      En second lieu, il convient de relever que le préjudice dont fait état la requérante n’est que d’ordre financier puisqu’il consiste essentiellement en [confidentiel] due à un affaiblissement de sa position sur le marché.

50      Or, il est de jurisprudence bien établie qu’un préjudice d’ordre pécuniaire ne saurait, sauf circonstances exceptionnelles, être considéré comme irréparable ou même difficilement réparable, une compensation pécuniaire étant, en règle générale, à même de rétablir la personne lésée dans la situation antérieure à la survenance du préjudice. Contrairement à ce qu’allègue la requérante, un tel préjudice pourrait notamment être réparé dans le cadre d’un recours en indemnité introduit sur la base des articles 268 et 340 TFUE [voir ordonnances du 28 novembre 2013, EMA/InterMune UK e.a., C‑390/13 P(R), EU:C:2013:795, point 48 et jurisprudence citée, et du 28 avril 2009, United Phosphorus/Commission, T‑95/09 R, non publiée, EU:T:2009:124, point 33 et jurisprudence citée].

51      Toutefois, lorsque le préjudice invoqué est d’ordre financier, les mesures provisoires sollicitées se justifient s’il apparaît que, en l’absence de ces mesures, la partie qui les sollicite se trouverait dans une situation susceptible de mettre en péril sa viabilité financière avant l’intervention de la décision mettant fin à la procédure au fond ou que ses parts de marché seraient modifiées de manière importante au regard, notamment, de la taille et du chiffre d’affaires de son entreprise ainsi que, le cas échéant, des caractéristiques du groupe auquel elle appartient (voir ordonnance du 12 juin 2014, Commission/Rusal Armenal, C‑21/14 P‑R, EU:C:2014:1749, point 46 et jurisprudence citée).

52      En outre, il y a lieu de préciser que, selon une jurisprudence constante, un préjudice d’ordre financier peut notamment être considéré comme irréparable si ce préjudice, même lorsqu’il se produit, ne peut pas être chiffré [voir ordonnance du 28 novembre 2013, EMA/InterMune UK e.a., C‑390/13 P(R), EU:C:2013:795, point 49 et jurisprudence citée].

53      En l’espèce, la requérante s’est abstenue d’affirmer, et encore moins d’établir, le caractère grave et irréparable du préjudice financier qu’elle pourrait subir. En effet, elle n’apporte pratiquement aucun élément chiffré, comptable ou autre. La requérante ne démontre pas non plus que le retard éventuel dans le [confidentiel] ne saurait être rattrapé ultérieurement.

54      Au contraire, la requérante se contente d’affirmer, sans étayer ses propos, que le marché pencherait, pendant la durée de la présente procédure [confidentiel]. Il convient cependant d’observer que tant [confidentiel]. En outre, la requérante n’a pas démontré que [confidentiel], auraient la capacité de préempter de manière irréversible l’ensemble du [confidentiel] avant que le Tribunal n’ait statué sur l’affaire au fond. Il convient d’observer à cet égard que le juge du fond a fait droit à la demande de la requérante de lui accorder l’avantage d’une procédure accélérée.

55      La requérante affirme également que le préjudice résultant de l’application de l’article 5, paragraphe 2, du règlement 2022/1925 serait irréparable puisqu’il serait impossible à quantifier.

56      Hormis le fait que cette affirmation tend à confirmer le caractère hypothétique du préjudice allégué, elle est difficilement conciliable avec les estimations du préjudice produites par la requérante [confidentiel]. Il s’ensuit que le préjudice allégué, à le supposer établi, pourrait faire l’objet d’un recours en indemnité que la requérante pourrait introduire si elle devait obtenir gain de cause dans le cadre de la procédure au principal.

57      Enfin, comme la Commission le fait valoir dans ses observations sur la demande en référé, dans la mesure où le préjudice allégué par la requérante est d’ordre pécuniaire, la requérante aurait pu présenter, conformément à l’article 9, paragraphe 1, du règlement 2022/1925, une demande de suspension des obligations énoncées à l’article 5, paragraphe 2, sous b) et c), dudit règlement en démontrant que le respect de ces obligations menacerait, en raison de circonstances exceptionnelles échappant à son contrôle, la viabilité économique de ses activités dans l’Union. Or, comme la Commission l’a confirmé, elle n’a, à ce jour, reçu aucune demande en ce sens depuis que la décision attaquée a été notifiée à la requérante.

58      Il résulte de tout ce qui précède que la demande en référé doit être rejetée, à défaut pour la requérante d’établir que la condition relative à l’urgence est remplie, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur le fumus boni juris ou de procéder à la mise en balance des intérêts.

59      En vertu de l’article 158, paragraphe 5, du règlement de procédure, il convient de réserver les dépens.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne :

1)      La demande en référé est rejetée.

2)      Les dépens sont réservés.

Fait à Luxembourg, le 9 février 2024.

Le greffier

 

Le président

V. Di Bucci

 

M. van der Woude


*      Langue de procédure : l’anglais.


1 Données confidentielles occultées.