Language of document : ECLI:EU:T:2023:285

ARRÊT DU TRIBUNAL (cinquième chambre)

24 mai 2023 (*)

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises en raison de la situation en Biélorussie – Gel des fonds – Restriction en matière d’admission sur le territoire des États membres – Inscription du nom du requérant sur les listes des personnes, des entités et des organismes concernés – Erreur d’appréciation – Proportionnalité – Liberté d’expression »

Dans l’affaire T‑579/21,

Siarhei Gusachenka, demeurant à Minsk (Biélorussie), représenté par Me D. Litvinski, avocat,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par MM. A. Limonet et V. Piessevaux, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL (cinquième chambre),

composé de MM. J. Svenningsen, président, J. Laitenberger et Mme M. Stancu (rapporteure), juges,

greffier : Mme H. Eriksson, administratrice,

vu la phase écrite de la procédure,

à la suite de l’audience du 11 janvier 2023,

rend le présent

Arrêt

1        Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, le requérant, M. Siarhei Gusachenka, demande l’annulation de la décision d’exécution (PESC) 2021/1002 du Conseil, du 21 juin 2021, mettant en œuvre la décision 2012/642/PESC concernant des mesures restrictives en raison de la situation en Biélorussie (JO 2021, L 219 I, p. 70), et du règlement d’exécution (UE) 2021/997 du Conseil, du 21 juin 2021, mettant en œuvre l’article 8 bis, paragraphe 1, du règlement (CE) no 765/2006 concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Biélorussie (JO 2021, L 219 I, p. 3), en tant que ces actes (ci-après, pris ensemble, les « actes attaqués ») le concernent.

 Antécédents du litige

2        Le requérant est un ressortissant biélorusse, vice-président et journaliste au sein de la compagnie de télévision et de radio d’État Belteleradio (ci-après « Belteleradio »).

3        La présente affaire s’inscrit dans le cadre des mesures restrictives adoptées par l’Union européenne depuis 2004, en raison de la situation en Biélorussie en ce qui concerne la démocratie, l’État de droit et les droits de l’homme. Ainsi qu’il ressort des considérants des actes attaqués, elle est plus spécifiquement liée, premièrement, aux élections présidentielles du 9 août 2020 qui ont été jugées incompatibles avec les normes internationales et ternies par l’oppression visant les candidats indépendants et la répression exercée de manière brutale contre des manifestants pacifiques à la suite de ce scrutin ; deuxièmement, à l’escalade des violations graves des droits de l’homme en Biélorussie, et de la violente répression qui s’abat sur la société civile, l’opposition démocratique et les journalistes ainsi que sur les personnes appartenant à des minorités nationales ; troisièmement, à l’atterrissage forcé du vol Ryanair à Minsk (Biélorussie), le 23 mai 2021, au préjudice de la sécurité aérienne, ainsi qu’à la détention par les autorités biélorusses de M. Raman Pratassevitch et de Mme Sofia Sapega.

4        Le Conseil de l’Union européenne a adopté, le 18 mai 2006, sur le fondement des articles [75 et 215 TFUE], le règlement (CE) no 765/2006, concernant des mesures restrictives à l’encontre du président Lukashenko et de certains fonctionnaires de Biélorussie (JO 2006, L 134, p. 1) et, le 15 octobre 2012, sur le fondement de l’article 29 TUE, la décision 2012/642/PESC, concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Biélorussie (JO 2012, L 285, p. 1).

5        Le critère sur le fondement duquel ont été adoptées les mesures restrictives individuelles à l’égard du requérant (ci-après le « critère général litigieux ») est prévu, d’une part, à l’article 3, paragraphe 1, sous b), de la décision 2012/642 et, d’autre part, à l’article 4, paragraphe 1, sous b), de ladite décision, de même qu’à l’article 2, paragraphe 5, du règlement no 765/2006, dans leur version en vigueur au moment de l’adoption des actes attaqués.

6        L’article 3, paragraphe 1, sous b), de la décision 2012/642 prévoit l’interdiction d’entrée et de passage en transit sur le territoire de l’Union européenne pour les personnes qui profitent du régime du président Lukashenko ou le soutiennent.

7        L’article 4, paragraphe 1, sous b), de la décision 2012/642, et l’article 2, paragraphe 5, du règlement no 765/2006, lequel renvoie à la première disposition, prévoient le gel de tous les fonds et ressources économiques des personnes physiques ou morales, entités ou organismes qui profitent du régime du président Lukashenko ou le soutiennent, ainsi que des personnes morales, entités ou organismes qu’ils détiennent ou contrôlent.

8        Par les actes attaqués, le nom du requérant a été inscrit sur les listes des personnes, des entités et des organismes visés par les mesures restrictives qui figurent en annexe à la décision 2012/642 et à l’annexe I du règlement no 765/2006 (ci-après, prises ensemble, les « listes en cause »).

9        Dans les actes attaqués, le Conseil a justifié l’adoption des mesures restrictives visant le requérant en l’identifiant comme le vice-président de Belteleradio et par la mention des motifs suivants :

« En tant que vice-président de Belteleradio, la compagnie de télévision d’État, auteur et présentateur de l’émission de propagande télévisée hebdomadaire “Glavnyy efir”, [le requérant] a sciemment communiqué au public biélorusse de fausses informations sur les résultats électoraux, les manifestations et la répression perpétrée par les autorités de l’État. Il est directement responsable de la façon dont la télévision d’État présente les informations sur la situation dans le pays, apportant ainsi un soutien aux autorités, y compris [au président Lukashenko].

Il soutient donc le régime [du président Lukashenko] ».

 Conclusions des parties

10      Le requérant conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler les actes attaqués, en tant qu’ils le concernent ;

–      condamner le Conseil aux dépens.

11      Le Conseil conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner le requérant aux dépens.

 En droit

12      Au soutien de ses conclusions en annulation, le requérant invoque deux moyens, tirés, le premier, d’une erreur d’appréciation, et, le second, d’une violation du principe de proportionnalité.

 Sur le premier moyen, tiré d’une erreur d’appréciation

13      Le requérant soutient que le Conseil a commis une erreur d’appréciation en mettant en cause son activité, tant de vice‑président que de journaliste, au sein de Belteleradio et en n’établissant pas à suffisance de droit que les motifs ayant justifié l’inscription de son nom satisfont au critère général litigieux.

14      En premier lieu, il fait valoir que, contrairement aux exigences découlant de l’arrêt du 23 septembre 2014, Mikhalchanka/Conseil (T‑196/11 et T‑542/12, non publié, EU:T:2014:801), le Conseil n’aurait pas démontré dans quelle mesure son rôle dans l’administration de Belteleradio justifierait à lui seul l’application de mesures restrictives. En outre, le requérant a précisé, lors de l’audience de plaidoiries, que son rôle en tant que vice-président de cette société consistait seulement à signer les contrats de travail avec les journalistes et les membres du personnel embauchés par Belteleradio et à gérer les filiales de cette dernière. De ce fait, il n’aurait aucune responsabilité sur la ligne éditoriale de Belteleradio.

15      En deuxième lieu, s’agissant de la supposée communication volontaire par le requérant de fausses informations sur les résultats électoraux, les manifestations et la répression perpétrée par les autorités de l’État, celui-ci indique, tout d’abord, que le Conseil n’apporte pas de preuve de la nature et du contenu des informations diffusées dans le programme télévisé « Glavnyy efir » (ci-après le « programme télévisé litigieux ») et que, en tout état de cause, il n’a pas été suffisamment démontré qu’il serait personnellement responsable de la diffusion desdites informations. En outre, lors de l’audience de plaidoiries, le requérant a fait valoir que les preuves présentées par le Conseil, notamment les vidéos de certaines émissions diffusées par Belteleradio, ne montreraient en rien une action de propagande de sa part au soutien du régime du président Lukashenko et proviendraient, au demeurant, de sources journalistiques d’opposition. Ensuite, en tant que journaliste d’une télévision d’État, il serait illogique de ne pas apporter son soutien aux autorités biélorusses et de communiquer des informations qui viseraient à déstabiliser l’État biélorusse. Enfin, en ce qui concerne les résultats électoraux, Belteleradio, en tant que télévision d’État, se serait appuyée sur les résultats officiels communiqués notamment par la Commission centrale des élections biélorusse.

16      S’agissant, en troisième lieu, de la responsabilité du requérant dans la répression de la société civile, celui-ci soutient que la teneur des émissions du programme télévisé litigieux prise en compte par le Conseil n’est pas connue, ce qui empêcherait tout contrôle juridictionnel, notamment sur la pertinence du lien pouvant exister entre le contenu de ces émissions et la répression de la société civile. De plus, le programme télévisé litigieux étant une source d’information extrêmement peu significative, le Conseil échouerait à « démontrer l’influence de ce programme dans les médias biélorusses » comme l’exigerait le point 136 de l’arrêt du 23 septembre 2014, Mikhalchanka/Conseil (T‑196/11 et T‑542/12, non publié, EU:T:2014:801).

17      En quatrième lieu, le Conseil invoquerait à tort, dans les actes attaqués, le déroutement du vol Ryanair FR4978 à Minsk le 23 mai 2021, dès lors que l’implication personnelle du requérant dans cet évènement ne serait pas démontrée et qu’il ne l’aurait pas couvert dans le cadre de son activité de journaliste.

18      Le Conseil conteste les arguments du requérant.

19      Il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, l’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») exige notamment que le juge de l’Union s’assure que la décision par laquelle des mesures restrictives ont été adoptées ou maintenues, qui revêt une portée individuelle pour la personne ou l’entité concernée, repose sur une base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision, de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur le point de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir cette même décision, sont étayés (voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 119 et jurisprudence citée).

20      Il incombe à l’autorité compétente de l’Union, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne ou de l’entité concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien‑fondé desdits motifs. À cet effet, il importe que les informations ou les éléments produits étayent les motifs retenus à l’encontre de la personne ou de l’entité concernée (voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, points 121 et 122).

21      Si l’autorité compétente de l’Union fournit des informations ou des éléments de preuve pertinents, le juge de l’Union doit vérifier l’exactitude matérielle des faits allégués au regard de ces informations ou éléments et apprécier la force probante de ces derniers en fonction des circonstances de l’espèce et à la lumière des éventuelles observations présentées, notamment, par la personne ou l’entité concernée à leur sujet (voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 124).

22      L’appréciation du bien-fondé d’une inscription doit être effectuée en examinant les éléments de preuve non pas de manière isolée, mais dans le contexte dans lequel ils s’insèrent. Le Conseil satisfait à la charge de la preuve qui lui incombe s’il fait état devant le juge de l’Union d’un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants permettant d’établir l’existence d’un lien suffisant entre la personne ou l’entité sujette à des mesures restrictives et le régime combattu ou, en général, les situations combattues (voir, en ce sens, arrêt du 12 février 2020, Kazembe Musonda/Conseil, T‑177/18, non publié, EU:T:2020:59, point 95 et jurisprudence citée).

23      C’est à la lumière de ces considérations qu’il convient d’examiner le premier moyen, par lequel le requérant conteste, en substance, que, en ses fonctions de vice-président et journaliste de Belteleradio, il est directement responsable de la façon dont la télévision d’État présente les informations sur la situation dans le pays, apportant ainsi un soutien au régime du président Lukashenko, conformément au critère général litigieux.

24      À titre liminaire, il importe de constater que, en l’espèce, le requérant s’est limité à contester de manière spécifique la force probante de seulement deux éléments de preuve, à savoir l’élément de preuve no 5 figurant dans le document WK 6809/2021 INIT du 28 mai 2021 contenu dans l’annexe B.20 du mémoire en défense, qui a servi à l’inscription de son nom sur les listes en cause, et l’élément de preuve no 7 figurant dans le document WK 15394/2021 INIT du 6 janvier 2022 contenu dans l’annexe B.22 du mémoire en défense, qui a servi au maintien de l’inscription de son nom sur les listes en cause.

25      À cet égard, il y a lieu de relever, tout d’abord, que l’élément de preuve n° 5 cité au point 24 ci-dessus est tiré du site Internet du programme télévisé litigieux, de sorte qu’il convient de lui reconnaître un caractère sensé et fiable. Ensuite, il convient de souligner que la vérification de l’exactitude matérielle des faits invoqués pour justifier l’adoption de mesures restrictives relève de l’analyse du bien-fondé des actes attaqués qu’il n’appartient pas au juge de l’Union d’examiner d’office (voir, en ce sens, arrêt du 22 avril 2015, Tomana e.a./Conseil et Commission, T‑190/12, EU:T:2015:222, point 221). Partant, en l’absence de contestation de la part du requérant, les faits invoqués dans les éléments de preuve nos 1 à 4 et 6 à 11 doivent être regardés comme étant établis. Enfin, pour autant que le requérant conteste l’élément de preuve no 7 du document WK 15394/2021 INIT du 6 janvier 2022, il convient de rejeter cet argument comme inopérant, dans la mesure où le présent recours ne vise pas les actes par lesquels le nom du requérant a été maintenu sur les listes en cause.

26      En premier lieu, il convient de constater, premièrement, ainsi que cela a été confirmé par le requérant lors de l’audience, que Belteleradio est une société entièrement détenue par l’État biélorusse, dont il a lui-même indiqué qu’il serait étrange et illogique qu’elle n’apporte pas son soutien à cet État.

27      Deuxièmement, il ressort des éléments de preuve fournis par le Conseil que Belteleradio présente effectivement les informations sur la situation en Biélorussie de manière constamment favorable au régime du président Lukashenko et contribue à la politique d’intimidation des populations de cet État.

28      Au soutien du fait que Belteleradio présenterait les informations sur la situation en Biélorussie de manière constamment favorable au régime du président Lukashenko, le Conseil se prévaut, en tant qu’élément de preuve no 11, d’une étude réalisée notamment par le groupement Press Club Belarus dans le cadre d’un projet intitulé Media IQ.

29      Cette étude, publiée sur le site Internet « Mediaiq.by » le 2 avril 2021, a été réalisée par un groupement de journalistes qui a examiné, sur la base d’un échantillon de 596 sujets traités par les médias biélorusses, la conformité de leur traitement au regard des standards de l’information journalistique.

30      Il en ressort que la chaîne de télévision « Belarus 1 », détenue par Belteleradio, a reçu la deuxième plus mauvaise note des médias biélorusses en matière de respect des standards du journalisme d’information. Selon cette étude, les médias d’État – au nombre desquels compte Belteleradio – méconnaissent dans 98 % des cas au moins un des standards de l’information journalistique.

31      S’agissant plus particulièrement de la chaîne « Belarus 1 », l’étude en cause indique que, sur cette chaîne, il a été affirmé, sans en révéler la source, que les participants aux manifestations qui ont été détenus étaient des récidivistes. Elle révèle également que cette chaîne utilise ces déclarations non confirmées pour « diaboliser les manifestants », leur appliquer des étiquettes de criminels récidivistes et « créer des portraits de personnes dangereuses pour la société ». Toujours selon cette étude, les forces de l’ordre sont présentées comme étant les seules victimes d’attaques brutales par les manifestants et de façon élogieuse comme des personnes qui savent travailler en équipe, qui s’entraident et font du courage, de l’honneur et de la dignité leurs principes de vie.

32      En conclusion, l’étude en cause indique que, « en février [2021], les médias d’État ont continué à utiliser les mêmes constructions de propagande que les mois précédents [ ; l]’objectif principal des médias d’État est de présenter le gouvernement actuel sous le jour le plus favorable possible sur fond de désinformation et de diabolisation des manifestants et de l’opposition [ ; p]our ce faire, la télévision d’État fabrique des informations, crée un faux dilemme, utilise le contraste, intimide les téléspectateurs ».

33      Or, un tel élément de preuve, non contesté par le requérant, permet d’établir à suffisance de droit que Belteleradio – et, en particulier, sa chaîne de télévision Belarus 1 – présente les informations sur la situation en Biélorussie de manière constamment favorable au régime du président Lukashenko.

34      Au soutien du fait que Belteleradio contribuerait à la politique d’intimidation des populations de cet État, il ressort de l’article publié le 14 avril 2021 sur le site Internet de l’organisation d’opposition « National Anti-Crisis Management », figurant en tant qu’élément de preuve no 10, que Belteleradio diffuse des vidéos montrant des actes de torture perpétrés à l’encontre des opposants au régime du président Lukashenko, dans le but d’intimider la population. À cet égard, il est donné l’exemple de l’interview du prisonnier politique M. Nikolai Dedka, diffusée sur la chaîne « Belarus 1 » appartenant à Belteleradio, au cours de laquelle cet homme est maltraité, pendant que l’auteur de la vidéo se moque de lui.

35      Or, ni la diffusion sur une chaîne de télévision Belteleradio de cette séquence ni l’authenticité de celle-ci n’ont été contestées par le requérant. De plus, force est de constater qu’une telle diffusion conduit Belteleradio à participer à la politique d’intimidation du régime en mettant en lumière les traitements auxquels s’exposent les opposants au régime, et ce sans qu’importe l’audience plus ou moins importante des chaînes de télévision détenues par Belteleradio.

36      Troisièmement, il n’est pas contesté que, selon les informations publiées sur le site Internet officiel de Belteleradio et produites par le Conseil en tant qu’élément de preuve no 2, le requérant est vice-président de cette compagnie et a été nommé à ce poste par le président Lukashenko lui-même.

37      Or, il doit être observé que le requérant, en sa qualité de vice-président de Belteleradio, ne peut pas se désolidariser de la ligne éditoriale, indiquée aux points 31 à 35 ci-dessus, des émissions diffusées sur les médias d’État qu’il codirige (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 30 novembre 2016, Rotenberg/Conseil, T‑720/14, EU:T:2016:689, point 131 et jurisprudence citée).

38      À cet égard, le requérant ne saurait, pour contester son implication dans cette ligne éditoriale, se prévaloir utilement du fait que, en tant que vice-président, ses fonctions se limitent à la signature des contrats de travail avec les journalistes et les membres du personnel embauchés par Belteleradio et à la gestion des filiales de cette dernière.

39      Une telle fonction tend, au contraire, à établir qu’il détient un pouvoir hiérarchique sur les journalistes et sur les membres du personnel embauchés par Belteleradio, lui conférant de ce fait un pouvoir de direction sur ces derniers et, en particulier, sur le traitement de l’information par ceux-ci.

40      Par conséquent, c’est à bon droit que le Conseil a pu estimer que le requérant, en tant que vice-président nommé par le président Lukashenko lui-même, est directement responsable de la façon dont la télévision d’État présente les informations sur la situation dans le pays en faveur du régime du président Lukashenko et apporte ainsi un soutien audit régime.

41      En outre, il convient de relever que, grâce à ses fonctions de vice-président de Belteleradio, le requérant se trouve, par rapport à tout autre journaliste de cette compagnie, dans une situation spécifique en ce qui concerne la façon dont sont présentées les informations sur la situation dans le pays. En effet, le requérant est en mesure de présenter les informations sur la situation dans le pays d’une façon favorable aux actions et aux politiques du régime du président Lukashenko en utilisant les moyens et le pouvoir qui sont propres à sa charge de dirigeant de la télévision d’État qu’il a obtenue, par ailleurs, en vertu d’une nomination par le président Lukashenko lui-même (voir, par analogie, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, points 117 et 118).

42      En second lieu, il convient de relever que le requérant exerce également ses fonctions de journaliste dans le cadre de Belteleradio et que, à cet égard, les éléments de preuve figurant dans le document WK 6809/2021 INIT du 28 mai 2021 établissent que, en tant que journaliste, le requérant, dans le cadre tant de ses activités d’auteur de reportages que de celles de présentateur du programme télévisé litigieux, présente des informations sur la situation dans le pays d’une façon favorable aux actions et aux politiques du régime du président Lukashenko.

43      Premièrement, l’élément de preuve no 3, non contesté par le requérant, qui contient un article et un lien vers une vidéo issus du site Internet du média « Nasha Niva », établit que celui-ci a réalisé un reportage diffusé par la chaîne Belarus 1 dans l’émission intitulée « Panorama » au sujet de l’expulsion par les autorités biélorusses de l’ambassadeur de Suède en Biélorussie.

44      Au cours de ce reportage, le requérant a minimisé cet évènement, en soulignant que le départ de l’ambassadeur était une « affaire ordinaire » et qu’il n’y avait aucune raison que la nouvelle suscite un tel émoi sur Internet. Ce reportage inclut également une interview de M. Sergei Musienko, chef du groupe de réflexion « EsooM » soutenant le président Lukashenko, qui affirme, notamment, que l’ambassadeur suédois en Biélorussie a personnellement donné des instructions et de l’argent à des groupes d’opposition radicaux, que les locaux de l’ambassade de la Suède n’étaient pas du tout utilisés à des fins diplomatiques, mais pour enseigner à des groupes radicaux comment attaquer la police et commettre des provocations contre des citoyens ordinaires, ou encore que cet ambassadeur aurait tenté de transporter des biens d’une valeur d’environ 20 000 dollars des États-Unis par voie diplomatique afin de les revendre.

45      Or, compte tenu du caractère exceptionnel de l’expulsion d’un chef de mission diplomatique ainsi que de la gravité des allégations formulées sur une télévision d’État par M. Musienko sans qu’aient été fournis des éléments de preuve de ces allégations fournies dans le cadre du reportage en cause, il convient de relever que le requérant n’a pas respecté  les  « principes d’un journalisme responsable » (voir, en ce sens, Cour EDH, 20 octobre 2015, Pentikäinen c. Finlande, CE:ECHR:2015:1020JUD001188210), ce qui confirme sa responsabilité dans la diffusion des informations sur la situation dans le pays d’une façon favorable aux actions et aux politiques du régime du président Lukashenko.

46      Deuxièmement, l’élément de preuve no 6, non contesté par le requérant, qui est un extrait du média News 21, montre que le requérant est intervenu dans le cadre de l’émission « Ponyatnaya politika » diffusée sur Belteleradio, pour parler de la campagne en ligne, selon lui « inoffensive », de Belteleradio, intitulée « la police avec le peuple » et « l’armée avec le peuple » et pour condamner fermement la prétendue persécution subie par les athlètes, les journalistes et les artistes liés au régime biélorusse par les opposants du régime.

47      Troisièmement, le requérant est l’auteur et le présentateur du programme télévisé litigieux.

48      En ce qui concerne ce programme, le Conseil reproche au requérant d’avoir sciemment diffusé, à l’occasion des élections présidentielles du 9 août 2020, des fausses informations sur les résultats électoraux, les manifestations et la répression perpétrée par les autorités de l’État (ci-après les « informations litigieuses »).

49      Au soutien de ce constat, le Conseil se prévaut de l’élément de preuve no 4, non contesté par le requérant. Celui-ci contient un lien vers le site Internet officiel de Belteleradio montrant une vidéo extraite d’une émission du programme télévisé litigieux diffusée le 16 août 2020 et présentée par le requérant et sa femme, Mme Olga Makei, ainsi qu’un article publié en marge de cette vidéo.

50      Dans le cadre de ce programme, le requérant a effectué plusieurs déclarations au sujet des manifestations qui ont eu lieu à Minsk durant la nuit du 9 au 10 août 2020. Il a notamment affirmé que, à côté des manifestants pacifiques, se trouvaient des manifestants violents, notamment des personnes radicalisées et des provocateurs qui se seraient servis, notamment, de couteaux, de bouteilles de gaz et de substances explosives, en causant des victimes, notamment parmi les manifestants pacifiques. Selon les affirmations du requérant dans la même émission, ces manifestants violents auraient été coordonnés depuis la Pologne, par le biais d’un canal Telegram. L’intervention de la police aurait été nécessaire et près de 6 000 personnes auraient été détenues. En outre, le requérant a affirmé qu’un nombre non précisé de journalistes ukrainiens « experts de révolution » seraient également venus et se seraient installés notamment à la frontière. Selon le requérant, des ressortissants biélorusses auraient été également au cœur de ces manifestations, notamment des récidivistes, comme l’indiqueraient les tatouages sur leurs corps. Il a encore précisé que même la candidate aux élections présidentielles, Mme Svetlana Tikhanovskaya, aurait été menacée après les élections. Enfin, il a indiqué que, afin de la protéger, les autorités biélorusses avaient déployé 120 personnes afin de défendre le siège de sa campagne et lui avaient organisé un voyage afin qu’elle puisse quitter en toute sécurité le pays pour se rendre en Lituanie. À cet égard, il ajoute qu’elle aurait aussi publié sur Internet un appel à ne pas affronter la police et à ne pas descendre dans la rue.

51      De même, l’élément de preuve no 5, qui contient un lien vers le site Internet officiel de Belteleradio montrant une vidéo extraite de la même émission du programme télévisé litigieux diffusée le 16 août 2020 ainsi qu’un article publié en marge de cette vidéo, établit que le requérant a affirmé, toujours au sujet de ces manifestations, que les manifestants et la presse indépendante ne remarquaient pas que les forces de l’ordre se font agresser. L’exemple qui y est mentionné est celui d’un chauffeur qui aurait renversé les forces de l’ordre et serait reparti rapidement, ou encore celui du conducteur d’une automobile blanche qui aurait « envoyé cinq policiers en même temps dans une chambre d’hôpital ». Le requérant a également affirmé que ces cas n’étaient pas isolés et que beaucoup de personnes avaient été impactées par les émeutes.

52      Or, comme le soutient à juste titre le Conseil, il ressort de ces éléments de preuve, tout d’abord, que le requérant présente les participants pacifiques aux manifestations qui ont eu lieu à Minsk durant la nuit du 9 au 10 août 2020 comme des personnes violentes, radicalisées, récidivistes et vivant en marge de la société, et les policiers comme des victimes de ces manifestants violents, en inversant les rôles entre persécuteurs et persécutés. Une telle présentation donne une image faussée de ces évènements, à l’occasion desquels, comme il ressort du considérant 2 des actes attaqués, ce sont en réalité les manifestants qui ont fait l’objet d’une répression brutale par les autorités biélorusses.

53      Ensuite, le requérant insinue que ces manifestations auraient été incitées par des pays et personnes étrangers, notamment la Pologne et l’Ukraine, qui auraient eu pour but de déstabiliser la Biélorussie. En outre, il essaie de minimiser l’oppression de l’opposition, en affirmant que, même leur candidate, Mme Tikhanovskaya, serait victime des actions des manifestants violents et que c’est grâce à l’attitude bienveillante des autorités biélorusses qu’elle se trouve maintenant en sécurité en Lituanie.

54      Enfin, le requérant n’a apporté aucune preuve susceptible de démontrer que les constats effectués par le Conseil et soutenus par des éléments de preuves suffisants étaient erronés. En particulier, il est resté en défaut de prouver que le traitement de l’information effectué dans le cadre du programme télévisé litigieux avait été conforme aux principes d’un « journalisme responsable », cité au point 45 ci-dessus.

55      À cet égard, les propos évoqués aux points 49 à 51 ci-dessus, qui donnent une image faussée de la réalité en ce qui concerne notamment les manifestations pacifiques ayant eu lieu à Minsk durant la nuit du 9 au 10 août 2020 et la répression brutale perpétrée par les autorités biélorusses, constituent des éléments de preuve suffisamment solides du fait que le requérant a diffusé, dans le cadre du programme télévisé litigieux, les informations litigieuses d’une façon favorable aux actions et aux politiques du régime du président Lukashenko.

56      En outre, le requérant étant lui-même l’auteur et le présentateur de ce programme, il lui est loisible de choisir, parmi les informations qui lui parviennent, celles qu’il traitera dans ledit programme et la manière dont il le fera, de sorte qu’il est en mesure de suggérer comment les téléspectateurs devraient les apprécier. Ainsi, il peut en être inféré que la diffusion, dans le cadre de ce même programme, des informations litigieuses d’une façon favorable aux actions et aux politiques du régime du président Lukashenko a été faite sciemment.

57      Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de conclure que c’est sans commettre d’erreur que le Conseil a pu considérer que, en ses fonctions de vice-président et de journaliste de Belteleradio, le requérant était directement responsable de la façon dont la télévision d’État présente la situation dans le pays et apportait ainsi un soutien au régime du président Lukashenko.

58      Cette conclusion ne saurait être remise en cause par les autres arguments du requérant.

59      Premièrement, l’argument du requérant selon lequel le Conseil a commis une erreur d’appréciation dès lors qu’il serait le seul dirigeant de Belteleradio à être concerné par des mesures restrictives ne saurait prospérer.

60      En effet, conformément à la jurisprudence, même à supposer que le Conseil ait été tenu d’adopter des mesures restrictives à l’égard d’autres personnes se trouvant dans une situation comparable à celle du requérant et qu’il ait effectivement omis de procéder à leur adoption, le principe d’égalité de traitement doit se concilier avec le principe de légalité, selon lequel nul ne peut invoquer, à son profit, une illégalité commise en faveur d’autrui (voir arrêt du 12 décembre 2018, Syriatel Mobile Telecom/Conseil, T-411/16, non publié, EU:T:2018:902, point 105 et jurisprudence citée). En outre et en tout état de cause, ainsi que le Conseil l’indique à juste titre, des mesures restrictives ont été prises également à l’égard de M. Ivan Mikhailavich Eismant, qui est identifié comme le « [p]résident de la compagnie biélorusse de télévision et de radio d’État, à la tête de Belteleradio », par la décision d’exécution (PESC) 2020/2130 du Conseil, du 17 décembre 2020, mettant en œuvre la décision 2012/642/PESC concernant des mesures restrictives à l’encontre de la Biélorussie (JO 2020, L 426 I, p. 14).

61      Deuxièmement, le requérant ne saurait utilement se prévaloir de l’arrêt du 23 septembre 2014, Mikhalchanka/Conseil (T‑196/11 et T‑542/12, non publié, EU:T:2014:801, point 134), afin d’établir un parallélisme entre sa situation et celle du requérant dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt. En effet, la solution retenue par le Tribunal dans ledit arrêt n’est pas transposable au cas d’espèce, parce que la motivation individuelle des mesures restrictives adoptées par le Conseil à l’encontre du requérant est différente.

62      À la différence des mesures restrictives adoptées à l’encontre du requérant, celles adoptées à l’encontre de M. Mikhalchanka avaient été prises sur la base des critères visant notamment les personnes responsables des atteintes aux normes électorales internationales qui avaient marqué les élections présidentielles organisées en Biélorussie le 19 décembre 2010 et celles responsables de violations graves des droits de l’homme ou de la répression à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique dans ledit pays. C’est dans ces circonstances que le Tribunal a jugé que le Conseil n’avait pas communiqué d’éléments de nature à démontrer l’influence, l’impact concret et surtout la responsabilité qu’aurait pu avoir M. Mikhalchanka ainsi que, le cas échéant, le programme télévisé qu’il présentait, dans les atteintes aux normes électorales internationales et dans la répression à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique (voir, en ce sens, arrêt du 23 septembre 2014, Mikhalchanka/Conseil, T‑196/11 et T‑542/12, non publié, EU:T:2014:801, points 7, 8, 15, 134 et 135). Or, en l’espèce, le critère général litigieux sur la base duquel le requérant a été inscrit sur les listes en cause porte sur le soutien au régime du président Lukashenko, qui est un critère distinct de ceux en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 23 septembre 2014, Mikhalchanka/Conseil (T‑196/11 et T‑542/12, non publié, EU:T:2014:801) (voir, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 78).

63      Pour autant que le requérant soutient que le Conseil a commis une erreur d’appréciation en retenant sa responsabilité dans la répression de la société civile et dans le déroutement du vol Ryanair FR4978, il convient de relever qu’il ressort des motifs d’inscription sur les listes en cause, tels qu’énoncés au point 9 ci-dessus, que le requérant n’a pas été inscrit sur les listes en cause en raison de son implication dans ce déroutement ou dans la répression de la société civile. Ainsi, le requérant confond les motifs justifiant l’inscription d’une personne identifiée sur les listes en cause et le contenu des considérants des actes attaqués, en particulier les considérants 6 et 7 de la décision d’exécution 2021/1002 et les considérants 3 et 4 du règlement d’exécution 2021/997. Ces derniers reflètent des considérations politiques d’ordre général ayant conduit le Conseil à adopter les actes attaqués.

64      Enfin, s’agissant de l’argument du requérant selon lequel Belteleradio, en tant que télévision d’État, se serait appuyée sur les résultats officiels, communiqués notamment par la Commission centrale des élections biélorusse, il convient de relever que, comme le Conseil l’a précisé lors de l’audience de plaidoiries, la référence aux fausses informations sur les « résultats électoraux » vise non pas les résultats officiels du dépouillement communiqués par ladite Commission centrale, mais plutôt le fait que, dans ses émissions, le requérant a critiqué les manifestants qui ont contesté la légalité des élections présidentielles du 9 août 2020 et, de ce fait, considéré que celles-ci n’étaient pas entachées d’irrégularités. Cet argument est donc inopérant.

65      En tout état de cause, compte tenu de l’ensemble des éléments examinés dans le cadre de ce moyen, le Tribunal estime que, même à supposer que le Conseil ait commis une erreur d’appréciation en considérant que le requérant avait communiqué des fausses informations sur les « résultats éléctoraux » ou qu’il existe une certaine ambiguïté dans la formulation des actes attaqués à cet égard, un tel constat n’est pas à même de remettre en cause le bien-fondé du motif par lequel le Conseil a considéré que le requérant était directement responsable de la façon dont la télévision d’État présente les informations sur la situation dans le pays, apportant ainsi son soutien aux autorités, y compris au président Lukashenko.

66      Eu égard à ce qui précède, il convient de rejeter le premier moyen comme non fondé.

 Sur le second moyen, tiré d’une violation du principe de proportionnalité

67      Le requérant fait valoir que les mesures restrictives adoptées à son encontre, notamment l’interdiction d’entrée et de transit sur le territoire de l’Union, sont disproportionnées en ce qu’elles portent atteinte à sa liberté d’expression en tant que journaliste.

68      Notamment, le requérant soutient, premièrement, qu’il ne s’est jamais servi de sa liberté d’opinion à des fins d’incitation à la haine raciale ou religieuse, ce qui aurait pu justifier une limitation de l’exercice de cette liberté. En outre, une mesure de rétorsion telle que l’interdiction d’entrée et de transit sur le territoire de l’Union ne se justifierait pas au regard de l’influence extrêmement minime qu’il exerce dans la sphère publique biélorusse. Deuxièmement, les mesures restrictives en cause seraient contraires au but poursuivi par le Conseil de promouvoir les valeurs de l’Union en Biélorussie, dès lors qu’elles accentuent l’isolement des médias biélorusses. En effet, lesdites mesures l’empêcheraient de se déplacer au sein de l’Union, afin qu’il puisse y observer la vie politique, les élections ou tout autre sujet d’actualité, et en informer le public biélorusse. Troisièmement, l’interdiction d’entrée et de transit sur le territoire de l’Union serait incohérente par rapport à la promotion des valeurs démocratiques, telles que prévues par la Charte, dans la mesure où cette interdiction l’empêcherait de voyager dans l’Union afin de s’en imprégner et d’en prendre connaissance.

69      Le Conseil conteste les arguments du requérant.

70      À titre liminaire, il convient de rappeler que, ainsi qu’il ressort des actes attaqués, le requérant a fait l’objet d’une interdiction d’entrée et de transit sur le territoire de l’Union ainsi que d’un gel de fonds, d’avoirs financiers et d’autres ressources économiques, au motif que, en tant que vice-président et journaliste de Belteleradio, il est directement responsable de la façon dont la télévision d’État présente la situation dans le pays et apporte ainsi un soutien au régime du président Lukashenko.

71      Ces mesures constituent donc une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression au sens de l’article 11, paragraphe 1, de la Charte, lequel prévoit que « [t]oute personne a droit à la liberté d’expression [ ; c]e droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières ».

72      À cet égard, il importe de rappeler que le droit à la liberté d’expression dont se prévaut le requérant, tel que protégé par l’article 11 de la Charte, peut faire l’objet de limitations, dans les conditions énoncées à l’article 52, paragraphe 1, de la même Charte, aux termes duquel, d’une part, « [t]oute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par [ladite C]harte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés » et, d’autre part, « [d]ans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ».

73      Ainsi, pour être conforme au droit de l’Union, une atteinte à la liberté d’expression doit répondre à trois conditions. Premièrement, la limitation en cause doit être « prévue par la loi », en ce sens que l’institution de l’Union adoptant des mesures susceptibles de restreindre la liberté d’expression d’une personne doit disposer d’une base légale à cette fin. Deuxièmement, la limitation en cause doit viser un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union. Troisièmement, la limitation en cause ne doit pas être excessive (voir, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 69 et jurisprudence citée).

74      Il s’ensuit que le Conseil pouvait adopter des mesures restrictives susceptibles de limiter la liberté d’expression du requérant, pourvu que ces limitations respectent les conditions, rappelées ci-dessus, qui devaient être réunies pour que cette liberté puisse être légitimement restreinte (voir, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 70 et jurisprudence citée).

75      D’emblée, il convient de préciser que le requérant a concentré son argumentation seulement sur la troisième condition citée au point 73 ci‑dessus, sans remettre en question les deux autres conditions citées au même point, à savoir celles selon lesquelles toute restriction de la liberté d’expression doit être prévue par la loi et doit poursuivre un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union, qui, en tout état de cause, s’avèrent satisfaites.

76      En ce qui concerne la condition relative au caractère non excessif des limitations à la liberté d’expression découlant des mesures restrictives en cause, il doit être relevé que celle-ci comporte deux volets : d’une part, ces limitations doivent être nécessaires et proportionnées au but recherché, et, d’autre part, la substance de cette liberté ne doit pas être atteinte (voir arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 84 et jurisprudence citée).

77      En premier lieu, s’agissant du caractère nécessaire des limitations en cause, il convient de constater que des mesures restrictives alternatives et moins contraignantes, telles qu’un système d’autorisation préalable ou une obligation de justification a posteriori de l’usage des fonds versés, ne permettent pas d’atteindre aussi efficacement les objectifs poursuivis, à savoir l’exercice d’une pression sur le régime du président Lukashenko pour qu’il mette fin aux violations des droits de l’homme et à la répression exercée à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique, notamment eu égard à la possibilité de contourner les restrictions imposées (voir, par analogie, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 85 et jurisprudence citée). Au demeurant, le requérant n’a pas indiqué quelles autres mesures moins contraignantes le Conseil aurait pu adopter.

78      En deuxième lieu, en ce qui concerne le caractère proportionné des limitations en cause, il convient de rappeler que le principe de proportionnalité exige que les limitations qui peuvent être apportées par des actes de droit de l’Union à des droits et libertés consacrés dans la Charte ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la satisfaction des objectifs légitimes poursuivis ou du besoin de protection des droits et libertés d’autrui, étant entendu que, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante et que les inconvénients causés par celle-ci ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés (voir arrêt du 26 avril 2022, Pologne/Parlement et Conseil, C‑401/19, EU:C:2022:297, point 65 et jurisprudence citée ; voir également, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 87 et jurisprudence citée).

79      À cet égard, il est, certes, vrai que, lors de l’appréciation de la proportionnalité des mesures restrictives concernant le requérant, il y a lieu d’examiner si celles-ci dissuadent les journalistes biélorusses de s’exprimer librement sur des questions politiques d’intérêt général, telles que les actions et les politiques du régime du président Lukashenko. En effet, il s’agirait là d’une conséquence nocive pour la société dans son ensemble (voir, par analogie, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 116 et jurisprudence citée).

80      Cependant, tel n’est pas le cas en l’espèce étant donné que, dans l’exercice de ses fonctions d’auteur et de présentateur d’émissions à la télévision d’État, qui ne peuvent pas être séparées de celle de vice‑président de cette télévision, le requérant a pris part à des actions de propagande et de désinformation concernant plusieurs évènements, tels que les manifestations de protestation après les élections présidentielles du 9 août 2020 en Biélorussie, soutenant ainsi le régime du président Lukashenko (voir, par analogie, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, points 96 et 117).

81      C’est dans un tel contexte que le requérant invoque le droit à la liberté d’expression. Il ne s’agit donc pas de se prévaloir de ce droit comme moyen de défense contre l’État biélorusse, mais de se prémunir de mesures restrictives, ayant une nature conservatoire, et non pénale, que le Conseil a adoptées afin de réagir aux actions et aux politiques du gouvernement biélorusse qui exerce la répression à l’encontre de la société civile et de l’opposition démocratique. Or, il est notoire que ces actions et ces politiques bénéficient en Biélorussie d’une très large couverture médiatique et sont très souvent présentées, par voie de propagande, au peuple biélorusse comme étant pleinement justifiées (voir, par analogie, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 97).

82      Dans ce contexte, l’adoption par le Conseil de mesures restrictives visant le requérant en raison de ses actions de propagande en faveur des actions et des politiques du gouvernement du président Lukashenko, lesquelles mènent à des violations des droits de l’homme et à la répression exercée à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique, ne peut pas être considérée comme étant une restriction disproportionnée à son droit à la liberté d’expression (voir, par analogie, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 112).

83      En effet, si tel était le cas, le Conseil se verrait dans l’impossibilité de poursuivre son objectif politique de faire pression sur le gouvernement biélorusse en adressant des mesures restrictives non seulement aux personnes qui sont responsables des actions ou des politiques de ce gouvernement, mais aussi aux personnes apportant, dans le cadre des moyens de communication d’État, un soutien à ces dernières (voir, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 113).

84      En outre, contrairement à ce que prétend le requérant, la circonstance qu’il n’exercerait qu’une influence extrêmement minime dans la sphère publique biélorusse ne saurait avoir un impact sur l’examen de la proportionnalité de la limitation de sa liberté d’expression, dans la mesure où, ainsi qu’il ressort des points 61 et 62 ci-dessus, le requérant n’a pas été inscrit sur les listes en cause pour son « influence » dans les atteintes aux normes électorales internationales et dans la répression à l’égard de la société civile et de l’opposition démocratique.

85      Les considérations qui précèdent suffisent pour établir que les limitations du droit à la liberté d’expression du requérant que les mesures restrictives en cause sont susceptibles d’entraîner sont nécessaires et ne sont pas disproportionnées, sans qu’il soit pertinent de vérifier si le requérant s’est servi de sa liberté d’expression à des fins d’incitation à la haine raciale ou religieuse.

86      En ce qui concerne, en troisième lieu, la question de savoir si la limitation en cause respecte le contenu essentiel de la liberté d’expression, il convient de relever que les mesures restrictives en cause permettent au requérant d’exercer sa liberté d’expression, notamment dans le cadre de son activité professionnelle dans le secteur des médias, dans le pays où il réside et travaille, à savoir la Biélorussie, dès lors que ces mesures ne produisent des effets que sur le territoire de l’Union (voir, par analogie, arrêt du 4 décembre 2015, Sarafraz/Conseil, T‑273/13, non publié, EU:T:2015:939, point 190 et jurisprudence citée).

87      En outre, ces mesures ont un caractère temporaire et réversible.

88      Tout d’abord, conformément à l’article 8 de la décision 2012/642 et à l’article 8 bis, paragraphe 4, du règlement no 765/2006, le maintien du nom du requérant sur la liste fait l’objet d’un suivi constant visant à vérifier que le maintien de sa désignation est compatible avec les critères d’inscription.

89      Ensuite, l’article 5 de la décision 2012/642 et l’article 3 du règlement no 765/2006 prévoient la possibilité, d’une part, d’autoriser l’utilisation de fonds gelés pour faire face à des besoins essentiels ou satisfaire à certains engagements et, d’autre part, d’accorder des autorisations spécifiques permettant de dégeler des fonds, d’autres avoirs financiers ou d’autres ressources économiques.

90      Enfin, conformément à l’article 3, paragraphe 6, de la décision 2012/642, les États membres peuvent déroger aux mesures imposées au paragraphe 1 du même article lorsque le déplacement d’une personne se justifie pour des raisons humanitaires urgentes, ou lorsque la personne se déplace pour assister à des réunions intergouvernementales, y compris à des réunions dont l’initiative a été prise par l’Union ou organisées par celle-ci, ou à des réunions accueillies par un État membre assurant alors la présidence de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), lorsqu’il y est mené un dialogue politique visant directement à promouvoir la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit en Biélorussie.

91      Par ailleurs, il convient de relever, à ce dernier égard, que, dans la mesure où il n’est pas exclu que le requérant puisse se rendre dans les États membres pour assister, par exemple, à des réunions visant directement à promouvoir la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit en Biélorussie, son argument selon lequel les mesures restrictives en cause, notamment l’interdiction de se rendre sur le territoire de l’Union, l’empêcheraient de voyager pour s’imprégner et prendre connaissance des valeurs démocratiques européennes doit également être rejeté.

92      Eu égard à ce qui précède, il convient de conclure que la restriction de la liberté d’expression du requérant causée par les mesures restrictives qui lui ont été imposées n’est pas excessive.

93      Au vu de ce qui précède, il convient de rejeter le second moyen comme non fondé et, partant, le recours dans sa totalité.

 Sur les dépens

94      Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.

95      En l’espèce, le requérant ayant succombé, il y a lieu de le condamner aux dépens, conformément aux conclusions du Conseil.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (cinquième chambre)

déclare et arrête :

1)      Le recours est rejeté.

2)      M. Siarhei Gusachenka est condamné à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par le Conseil de l’Union européenne.

Svenningsen

Laitenberger

Stancu

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 24 mai 2023.

Le greffier faisant fonction

 

Le président

T. Henze

 

S. Papasavvas


*      Langue de procédure : le français.