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ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

21 juin 2022 (*)

« Référé – Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions de la Russie compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine – Gel des fonds – Demande de mesures provisoires – Défaut d’urgence – Mise en balance des intérêts »

Dans l’affaire T‑234/22 R,

Gulbakhor Ismailova, demeurant à Tachkent (Ouzbékistan), représentée par Me J. Grand d’Esnon, avocat,

partie requérante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par MM. B. Driessen et A. Vitro, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

rend la présente

Ordonnance

1        Par sa demande fondée sur les articles 278 et 279 TFUE, la requérante, Mme Gulbakhor Ismailova, sollicite, en substance, le sursis à l’exécution, d’une part, de deux actes par lesquels les critères d’inscription sur la liste des personnes, entités et organismes faisant l’objet de mesures restrictives en raison de leur implication dans des actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine ont été modifiés et, d’autre part, de deux actes par lesquels son nom a été ajouté sur cette liste. En particulier, la requérante sollicite, premièrement, à titre principal, le sursis à l’exécution de la décision (PESC) 2022/582 du Conseil, du 8 avril 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 110, p. 55), en tant que cet acte la concerne, du règlement d’exécution (UE) 2022/581 du Conseil, du 8 avril 2022, mettant en œuvre le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 110, p. 3), en tant que cet acte la concerne, de la décision (PESC) 2022/329 du Conseil, du 25 février 2022, modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 50, p. 1), et du règlement (UE) 2022/330 du Conseil, du 25 février 2022, modifiant le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2022, L 51, p. 1) (ci‑après, pris ensemble, les « actes attaqués ») ; deuxièmement, à titre subsidiaire, le sursis à l’exécution de la décision 2022/582 en tant que cet acte la concerne, du règlement d’exécution 2022/581 en tant que cet acte la concerne, de l’article 1er, paragraphe 2, sous f) et g), de la décision 2022/329 et de l’article 1er, paragraphe 1, sous f) et g), du règlement 2022/330 et, troisièmement, que le Conseil de l’Union européenne soit condamné à lui verser la somme de 20 000 euros au titre des frais qu’elle a dû exposer pour la défense de ses intérêts.

 Antécédents du litige, procédure et conclusions des parties

2        Le 24 février 2022, la Fédération de Russie a agressé militairement l’Ukraine.

3        Ce même jour du 24 février 2022, le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité a publié une déclaration au nom de l’Union européenne condamnant avec la plus grande fermeté l’invasion non provoquée de l’Ukraine par les forces armées de la Fédération de Russie.

4        Lors de sa réunion extraordinaire du même jour, le Conseil européen a condamné l’intervention militaire de la Fédération de Russie en Ukraine tout en marquant son accord de principe pour l’adoption de mesures restrictives et sanctions économiques envers la Fédération de Russie au regard des propositions de la Commission européenne et du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

5        Le 25 février 2022, dans le sillage de ces déclarations, le Conseil de l’Union européenne a, eu égard à la gravité de la situation, décidé, par la décision 2022/329, de modifier les critères d’inscription sur la liste des personnes, entités et organismes visés de façon à inclure les personnes et entités qui apportaient un soutien au gouvernement de la Fédération de Russie ou qui tiraient avantage de ce gouvernement ainsi que les personnes et entités qui lui fournissaient une source substantielle de revenus et les personnes physiques ou morales associées aux personnes et entités figurant sur ladite liste.

6        À la même date, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le règlement 2022/330 afin de mettre en œuvre les modifications apportées par la décision 2022/329.

7        Le 8 avril 2022, le Conseil a adopté la décision 2022/582, par laquelle le nom de la requérante a été ajouté sur la liste des personnes, entités et organismes faisant l’objet de mesures restrictives qui figurent à l’annexe de la décision 2014/145/PESC du Conseil, du 17 mars 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 16).

8        Les motifs d’inscription du nom de la requérante sur la liste des personnes, entités et organismes visés sont les suivants :

« Gulbakhor Ismailova est une sœur d’Alisher Usmanov, un oligarque pro‑Kremlin inscrit sur la liste figurant dans la décision 2014/145 [...]. Des enquêtes menées par l’Office fédéral allemand de la police judiciaire (Bundeskriminalamt) ont révélé qu’Alisher Usmanov avait transféré indirectement des actifs à sa sœur Gulbakhor Ismailova. En particulier, le propriétaire du yacht “Dilbar” est Navis Marine Ltd (Îles Caïmans), dont l’actionnaire est Almenor Holdings Ltd (Chypre). Toutes les actions de cette société holding sont détenues par Pomerol Capital SA (Suisse) en fiducie/trust au profit de “The Sisters Trust”. Depuis 2017, Alisher Usmanov n’est plus actionnaire de cette société fiduciaire ; sa sœur, Gulbakhor Ismailova, est dès lors la seule propriétaire bénéficiaire du yacht “Dilbar”.

Elle est également liée à des biens immobiliers de luxe en Italie et en Lettonie, pour lesquels un lien peut être établi avec son frère Alisher Usmanov. Elle est donc une personne physique associée à Alisher Usmanov (son frère), lequel a apporté un soutien matériel ou financier actif à des décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine et a soutenu activement les politiques de déstabilisation de l’Ukraine menées par le gouvernement russe. »

9        À la même date, le Conseil a adopté le règlement d’exécution 2022/581, par lequel le nom de la requérante a été ajouté, avec la même motivation, à la liste qui figurait à l’annexe I du règlement (UE) no 269/2014 du Conseil, du 17 mars 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 6).

10      Le 11 avril 2022, le Conseil a procédé à la publication au Journal officiel de l’Union européenne de l’avis à l’attention des personnes concernées auxquelles s’appliquent les mesures restrictives prévues par la décision 2014/145 et le règlement no 269/2014 (JO 2022, C 157, p. 13).

11      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 29 avril 2022, la requérante a introduit un recours tendant notamment à l’annulation des actes attaqués.

12      Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le même jour, la requérante a introduit la présente demande en référé, dans laquelle elle conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        à titre principal, ordonner le sursis à l’exécution de la décision 2022/582 et du règlement d’exécution 2022/581 en tant que ces actes la concernent, ainsi que de la décision 2022/329 et du règlement 2022/330 ;

–        à titre subsidiaire, ordonner le sursis à l’exécution de la décision 2022/582 et du règlement d’exécution 2022/581 en tant que ces actes la concernent, ainsi que de l’article 1er, paragraphe 2, sous f) et g), de la décision 2022/329 et de l’article 1er, paragraphe 1, sous f) et g), du règlement 2022/330 ;

–        condamner le Conseil à lui verser la somme de 20 000 euros au titre des frais qu’elle a dû exposer pour la défense de ses intérêts.

13      Dans ses observations sur la demande en référé, déposées au greffe du Tribunal le 13 mai 2022, le Conseil conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        rejeter la demande comme manifestement non fondée ;

–        condamner la requérante aux dépens de l’instance.

 En droit

 Considérations générales

14      Il ressort d’une lecture combinée des articles 278 et 279 TFUE, d’une part, et de l’article 256, paragraphe 1, TFUE, d’autre part, que le juge des référés peut, s’il estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire les mesures provisoires nécessaires, et ce en application de l’article 156 du règlement de procédure du Tribunal. Néanmoins, l’article 278 TFUE pose le principe du caractère non suspensif des recours, les actes adoptés par les institutions de l’Union bénéficiant d’une présomption de légalité. Ce n’est donc qu’à titre exceptionnel que le juge des référés peut ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou prescrire des mesures provisoires (ordonnance du 19 juillet 2016, Belgique/Commission, T‑131/16 R, EU:T:2016:427, point 12).

15      L’article 156, paragraphe 4, première phrase, du règlement de procédure dispose que les demandes en référé doivent spécifier « l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent ».

16      Ainsi, le sursis à exécution et les autres mesures provisoires peuvent être accordés par le juge des référés s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’ils sont urgents, en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de la partie qui les sollicite, qu’ils soient édictés et produisent leurs effets avant la décision dans l’affaire principale. Ces conditions sont cumulatives, de telle sorte que les demandes de mesures provisoires doivent être rejetées dès lors que l’une d’elles fait défaut. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence (voir ordonnance du 2 mars 2016, Evonik Degussa/Commission, C‑162/15 P‑R, EU:C:2016:142, point 21 et jurisprudence citée).

17      Dans le cadre de cet examen d’ensemble, le juge des référés dispose d’un large pouvoir d’appréciation et reste libre de déterminer, au regard des particularités de l’espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre de cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement [voir ordonnance du 19 juillet 2012, Akhras/Conseil, C‑110/12 P(R), non publiée, EU:C:2012:507, point 23 et jurisprudence citée].

18      Par ailleurs, aux termes de l’article 156, paragraphe 4, seconde phrase, du règlement de procédure, les demandes en référé « contiennent toutes les preuves et offres de preuves disponibles, destinées à justifier l’octroi des mesures provisoires ».

19      Ainsi, une demande en référé doit permettre, à elle seule, à la partie défenderesse de préparer ses observations et au juge des référés de statuer sur cette demande, le cas échéant, sans autres informations à l’appui, les éléments essentiels de fait et de droit sur lesquels celle‑ci se fonde devant ressortir du texte même de ladite demande (voir ordonnance du 6 septembre 2016, Inclusion Alliance for Europe/Commission, C‑378/16 P‑R, non publiée, EU:C:2016:668, point 17 et jurisprudence citée).

20      En outre, compte tenu de la célérité qui caractérise, de par sa nature, la procédure de référé, il peut raisonnablement être exigé de la partie qui sollicite des mesures provisoires de présenter, sauf cas exceptionnels, dès le stade de l’introduction de sa demande, tous les éléments de preuve disponibles à l’appui de celle‑ci, afin que le juge des référés puisse apprécier, sur cette base, le bien‑fondé de ladite demande (voir ordonnance du 6 septembre 2016, Inclusion Alliance for Europe/Commission, C‑378/16 P‑R, non publiée, EU:C:2016:668, point 18 et jurisprudence citée).

21      Compte tenu des éléments du dossier, le président du Tribunal estime qu’il dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la présente demande en référé, sans qu’il soit utile d’entendre, au préalable, les parties en leurs explications orales.

22      Dans les circonstances du cas d’espèce, il convient d’examiner d’abord si la condition relative à l’urgence est remplie.

 Sur la condition relative à l’urgence

23      Afin de vérifier si les mesures provisoires demandées sont urgentes, il convient de rappeler que la finalité de la procédure de référé est de garantir la pleine efficacité de la future décision définitive, afin d’éviter une lacune dans la protection juridique assurée par le juge de l’Union. Pour atteindre cet objectif, l’urgence doit, de manière générale, s’apprécier au regard de la nécessité qu’il y a de statuer provisoirement afin d’éviter qu’un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite la protection provisoire. Il appartient à cette partie d’apporter la preuve qu’elle ne saurait attendre l’issue de la procédure relative au recours au fond sans subir un préjudice grave et irréparable (voir ordonnance du 14 janvier 2016, AGC Glass Europe e.a./Commission, C‑517/15 P‑R, EU:C:2016:21, point 27 et jurisprudence citée).

24      C’est à la lumière de ces critères qu’il convient d’examiner si la requérante parvient à démontrer l’urgence.

25      En l’espèce, pour démontrer le caractère grave et irréparable du préjudice qu’elle aurait subi, en premier lieu, la requérante soutient que l’intérêt public des sanctions prises contre elle est inexistant, puisque la logique générale de ces décisions de sanctions est de sanctionner les personnes qui contribuent ou soutiennent effectivement l’appareil d’État russe dans son invasion du pays souverain qu’est l’Ukraine. Or, elle n’entretient aucune espèce de lien direct ou indirect avec quelque décideur russe que ce soit.

26      En second lieu, la requérante allègue que les sanctions en cause entraînent des restrictions considérables et non proportionnées de son droit de propriété, de sa liberté d’aller et venir et de sa liberté d’entreprendre.

27      Le Conseil estime que la requérante ne démontre pas qu’elle risquerait de subir un préjudice grave et irréparable en cas de rejet de la demande en référé.

28      À cet égard, s’agissant de l’argument de la requérante selon lequel l’intérêt public des sanctions prises contre elle est inexistant, puisqu’elle n’entretient aucune espèce de lien direct ou indirect avec quelque décideur russe que ce soit, force est de constater que cette argumentation ne saurait établir l’urgence.

29      En effet, la requérante se borne à formuler de simples affirmations, sans apporter d’éléments concrets permettant au président du Tribunal d’apprécier si les mesures restrictives en cause engendrent pour sa personne un préjudice spécifique, pouvant être qualifié de grave et d’irréparable.

30      En second lieu, s’agissant du préjudice lié aux restrictions considérables et non proportionnées de son droit de propriété, de sa liberté d’aller et venir et de sa liberté d’entreprendre, il convient de relever que l’argumentation de la requérante à cet égard vise à faire apprécier sous l’aspect de l’urgence des éléments relevant, en réalité, du fumus boni juris.

31      Or, à cet égard, il convient de rappeler que la condition relative au caractère grave et irréparable du préjudice invoqué est différente de celle relative au fumus boni juris, quand bien même il n’est pas exclu qu’un sursis à exécution ou des mesures provisoires soit ordonné sur le seul fondement de l’illégalité manifeste de l’acte qui est attaqué, par exemple lorsqu’il manque à ce dernier même l’apparence de la légalité et qu’il faut, de ce fait, en suspendre, sur le champ, l’exécution (voir, en ce sens, ordonnances du 7 juillet 1981, IBM/Commission, 60/81 R et 190/81 R, EU:C:1981:165, points 7 et 8, et du 26 mars 1987, Hoechst/Commission, 46/87 R, EU:C:1987:167, points 31 et 32).

32      Toutefois, si, ainsi qu’il ressort du point 110 de l’ordonnance du 23 février 2001, Autriche/Conseil (C‑445/00 R, EU:C:2001:123), le caractère particulièrement sérieux du fumus boni juris n’est pas sans influence sur l’appréciation de l’urgence, il s’agit cependant, conformément aux dispositions de l’article 156, paragraphe 4, du règlement de procédure, de deux conditions distinctes qui président à l’obtention d’un sursis à exécution ou d’autres mesures provisoires. Il appartient donc à la partie qui sollicite les mesures provisoires de démontrer l’imminence d’un préjudice grave et difficilement réparable, voire irréparable, et la seule démonstration de l’existence d’un fumus boni juris, même particulièrement sérieux, ne saurait pallier l’absence complète de démonstration de l’urgence, sauf circonstances tout à fait particulières (voir, en ce sens, ordonnance du 2 mai 2007, IPK International – World Tourism Marketing Consultants/Commission, T‑297/05 R, non publiée, EU:T:2007:118, point 52 et jurisprudence citée).

33      En l’espèce, la requérante se borne, en substance, à décrire les effets juridiques propres aux mesures restrictives tels que prévus par les actes attaqués ainsi que par la décision 2014/145 et le règlement no 269/2014, tels que modifiés, sans aucunement expliciter les modalités et le degré de la violation des droits et libertés fondamentaux qu’elle allègue. Partant, le juge des référés n’est pas en mesure d’examiner si la requérante démontre le caractère grave et difficilement réparable, voire irréparable, du préjudice allégué qui serait lié à l’éventuelle atteinte portée à ses droits et libertés fondamentaux.

34      Au demeurant, selon une jurisprudence constante, d’une part, les droits fondamentaux n’apparaissent pas comme des prérogatives absolues, leur exercice pouvant faire l’objet de restrictions justifiées par des objectifs d’intérêt général, et, d’autre part, toute mesure de sanction comporte, par définition, des effets qui affectent les droits de propriété et le libre exercice des activités professionnelles, ce qui peut justifier, en principe, des conséquences négatives, même considérables, pour certains opérateurs (voir arrêt du 30 juillet 1996, Bosphorus, C‑84/95, EU:C:1996:312, points 21 à 23 et jurisprudence citée).

35      En particulier, selon la jurisprudence, les droits fondamentaux invoqués par la requérante, à savoir la liberté d’entreprise et le droit de propriété, auquel le gel de fonds porte atteinte, ne jouissent pas d’une protection absolue, que ce soit dans le contexte du droit de l’Union ou de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950. Par conséquent, des restrictions peuvent être apportées au droit d’exercer librement une activité professionnelle, tout comme à l’usage du droit de propriété, à condition que ces restrictions répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis (voir, en ce sens, arrêts du 16 novembre 2011, Bank Melli Iran/Conseil, C‑548/09 P, EU:C:2011:735, points 89 et 114, et du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 148 et jurisprudence citée).

36      Pour autant que la requérante conteste la proportionnalité des restrictions, il y a encore lieu de rappeler que, s’agissant du contrôle juridictionnel du respect du principe de proportionnalité, la Cour a jugé qu’il convenait de reconnaître un large pouvoir d’appréciation au législateur de l’Union dans des domaines qui impliquaient de la part de ce dernier des choix de nature politique, économique et sociale et dans lesquels celui‑ci était appelé à effectuer des appréciations complexes. Elle en a déduit que seul le caractère manifestement inapproprié d’une mesure adoptée dans ces domaines, au regard de l’objectif que l’institution compétente entendait poursuivre, pouvait affecter la légalité d’une telle mesure (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 146 et jurisprudence citée).

37      À cet égard, il est certes vrai que les mesures restrictives comportent, par définition, des effets qui affectent les droits de propriété et le libre exercice des activités professionnelles, causant ainsi des préjudices à des parties qui n’ont aucune responsabilité quant à la situation ayant conduit à l’adoption des sanctions (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 149 et jurisprudence citée).

38      Toutefois, eu égard à l’importance des objectifs poursuivis par les actes attaqués, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la souveraineté et de l’indépendance de l’Ukraine, qui s’inscrivent dans l’objectif plus large du maintien de la paix et de la sécurité internationale, conformément aux objectifs de l’action extérieure de l’Union énoncés à l’article 21 TUE, il paraît, à première vue, que la poursuite de ces objectifs est de nature à justifier des conséquences négatives, même considérables, pour certaines parties qui n’ont aucune responsabilité quant à la situation ayant conduit à l’adoption des sanctions (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 150).

39      Par conséquent, la requérante n’a pas davantage démontré l’urgence en ce qui concerne le préjudice lié à la violation de ses droits et libertés fondamentaux.

40      Il résulte de tout ce qui précède que la condition relative à l’urgence fait défaut en l’espèce.

41      Cette solution est cohérente avec la mise en balance des différents intérêts en présence.

 Sur la mise en balance des intérêts

42      Il est de jurisprudence bien établie que, dans le cadre de la mise en balance des différents intérêts en présence, le juge des référés doit déterminer, notamment, si l’intérêt de la partie qui sollicite le sursis à exécution à en obtenir l’octroi prévaut ou non sur l’intérêt que présente l’application immédiate de l’acte attaqué, en examinant, plus particulièrement, si l’annulation éventuelle de cet acte par le juge du fond permettrait le renversement de la situation qui aurait été provoquée par son exécution immédiate et, inversement, si le sursis à l’exécution dudit acte serait de nature à faire obstacle à son plein effet, au cas où le recours principal serait rejeté (voir ordonnance du 11 mars 2013, Iranian Offshore Engineering & Construction/Conseil, T‑110/12 R, EU:T:2013:118, point 33 et jurisprudence citée).

43      Il convient donc d’examiner si les intérêts de la requérante à obtenir la suspension immédiate des actes attaqués prévalent sur ceux poursuivis par le Conseil par l’adoption de ces actes.

44      S’agissant des intérêts poursuivis par le Conseil, les considérants des actes attaqués rappellent que, dans ses conclusions des 24 février et 24 mars 2022, le Conseil européen a précisé que, par ses actions militaires illégales, la Russie violait de façon flagrante le droit international et les principes de la charte des Nations unies, signée à San Francisco le 26 juin 1945, et porte atteinte à la sécurité et à la stabilité européennes et mondiales, entraînant d’énormes pertes de vies humaines et un nombre considérable de blessés parmi les civils. Dans ce cadre, l’Union se tient prête à combler les failles des mesures restrictives déjà adoptées et à s’en prendre aux contournements avérés et éventuels de celles-ci, ainsi qu’à adopter rapidement de nouvelles sanctions coordonnées et fortes visant la Fédération de Russie et la République de Biélorussie afin de contrer efficacement les capacités de la Fédération de Russie à poursuivre l’agression.

45      Il s’agit ainsi d’intérêts publics qui visent à protéger la sécurité et la stabilité européennes et s’insèrent dans une stratégie globale, laquelle vise à mettre un terme, aussi vite que possible, à l’agression subie par l’Ukraine.

46      Dès lors que les mesures restrictives en cause visent à contrer efficacement les capacités de la Russie à poursuivre l’agression subie par l’Ukraine, la suspension immédiate des actes attaqués risquerait de compromettre la poursuite par l’Union des objectifs, notamment pacifiques, qu’elle s’est assignés conformément à l’article 3, paragraphes 1 et 5, TUE, au prix, chaque jour, de dommages matériels et immatériels irréparables.

47      En revanche, les intérêts dont se prévaut la requérante se réfèrent aux restrictions de son droit de propriété, de sa liberté d’aller et venir et de sa liberté d’entreprendre.

48      Or, à cet égard, il convient de noter que les mesures restrictives en cause présentent, par nature, un caractère réversible et limité dans le temps. En effet, conformément à l’article 6, deuxième alinéa, de la décision 2014/145, telle que modifiée par la décision (PESC) 2022/411 du Conseil, du 10 mars 2022 (JO 2022, L 84, p. 28), cette décision est applicable jusqu’au 15 septembre 2022.

49      De plus, conformément à l’article 2, paragraphe 3, sous a), b) et d), de la décision 2014/145, tel que modifiée par la décision 2022/582, il peut, en particulier, y être dérogé afin de couvrir les besoins fondamentaux, les frais de justice ou bien encore les dépenses extraordinaires des personnes visées et des membres de la famille de ces personnes.

50      Enfin, dans l’hypothèse où la requérante obtiendrait gain de cause par l’annulation des actes attaqués dans la procédure au fond, le préjudice qu’elle aura éventuellement subi du fait de l’atteinte portée à ses intérêts pourra faire l’objet d’une évaluation et d’une réparation ou compensation ultérieure.

51      Il s’ensuit que la balance des intérêts en cause penche en faveur du Conseil.

52      En conséquence, la demande en référé doit être rejetée, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur l’existence d’un fumus boni juris.

53      En vertu de l’article 158, paragraphe 5, du règlement de procédure, il convient de réserver les dépens.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne :

1)      La demande en référé est rejetée.

2)      Les dépens sont réservés.

Fait à Luxembourg, le 21 juin 2022.

Le greffier

 

Le président

E. Coulon

 

M. van der Woude


*      Langue de procédure : le français.