Language of document : ECLI:EU:T:2015:678

DOCUMENT DE TRAVAIL

ARRÊT DU TRIBUNAL (chambre des pourvois)

23 septembre 2015 (*)

« Pourvoi – Personnel de la BCE – Plainte introduite pour discrimination et harcèlement moral – Décision de la BCE de clore l’enquête administrative ouverte à la suite de la plainte – Refus d’accès à des éléments de preuve durant la procédure administrative – Rejet d’une demande visant à ordonner la production des éléments de preuve durant la procédure juridictionnelle – Droit à une protection juridictionnelle effective – Erreur de droit »

Dans l’affaire T‑114/13 P,

ayant pour objet un pourvoi formé contre l’arrêt du Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne (troisième chambre) du 12 décembre 2012, Cerafogli/BCE (F‑43/10, RecFP, EU:F:2012:184), et tendant à l’annulation de cet arrêt,

Maria Concetta Cerafogli, demeurant à Rome (Italie), représentée par Me L. Levi, avocat,

partie requérante,

l’autre partie à la procédure étant

Banque centrale européenne (BCE), représentée par Mmes F. Feyerbacher, B. Ehlers, en qualité d’agents, assistées de Me B. Wägenbaur, avocat,

LE TRIBUNAL (chambre des pourvois),

composé de MM. M. Jaeger, président, A. Dittrich et S. Frimodt Nielsen (rapporteur), juges,

greffier : M. E. Coulon,

vu la procédure écrite,

rend le présent

Arrêt

1        Par son pourvoi introduit au titre de l’article 9 de l’annexe I du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, la requérante, Mme Maria Concetta Cerafogli, demande l’annulation de l’arrêt du Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne (troisième chambre) du 12décembre 2012, Cerafogli/BCE (F‑43/10, RecFP, ci-après l’« arrêt attaqué », EU:F:2012:184), par lequel celui-ci a rejeté son recours tendant en substance, d’une part, à l’annulation de la décision de la Banque centrale européenne (BCE) du 17 novembre 2009 (ci-après la « décision litigieuse ») clôturant l’enquête administrative interne ouverte à la suite de sa plainte pour discrimination et pour atteinte à sa dignité constitutives d’un harcèlement moral et, d’autre part, à la condamnation de la BCE à lui payer des dommages et intérêts.

 Antécédents du litige

2        Les antécédents du litige sont énoncés aux points 16 à 26 de l’arrêt attaqué, dans les termes suivants :

« 16      Agent depuis le 1er septembre 1995 de l’Institut monétaire européen (IME), puis de la BCE à compter de 1998, la requérante a été affectée en qualité d’expert à la division des infrastructures de marché (Market Infrastructure Division, ci-après la ‘division MIS’) de la direction générale (DG) ‘Paiements’ de la BCE.

17      En 1998, à la suite de son élection, la requérante est devenue membre du comité du personnel de la BCE et, à l’exception d’une courte période en 2006, l’est demeurée jusqu’au mois de juin 2008. Pendant l’ensemble de cette période, elle a, en outre, assumé les fonctions de vice porte-parole du comité du personnel, de septembre 2000 à décembre 2001 et d’octobre 2007 à février 2008, ainsi que de porte-parole dudit comité, de mai 2001 à juillet 2002. Pour ses activités de représentation du personnel, la requérante a bénéficié de dispenses de service variant de 20 à 50 % de son temps de travail. En particulier, la dispense de service qui lui a été accordée de janvier à juillet 2006 a représenté 50 % de ce temps.

18      De mars à mai 2007, la requérante, qui bénéficiait à l’époque d’une dispense de service de 20 % de son temps de travail pour ses activités de représentation du personnel, s’est vu accorder une réduction de son temps de travail de 35 % pour motifs médicaux. À cette occasion, le directeur général de la DG ‘Paiements’ (ci-après le ‘directeur général’) lui a retiré le dossier relatif à l’établissement de normes et standards en matière d’instruments de paiement (ci-après le ‘dossier de standardisation’) et lui a confié pour seule tâche le soin de préparer une note sur la politique des normes et standards en matière d’instruments de paiement (ci-après la ‘note sur la politique de standardisation’).

19      La requérante a été affectée à une autre division à dater du 1er janvier 2008 et a été placée en congé de maladie à compter du 17 janvier suivant.

20      La requérante s’estime victime, depuis de nombreuses années, de discrimination et de violation de la politique de dignité au travail de la part de la BCE. Elle fait ainsi grief à la BCE, tout d’abord, d’avoir dû supporter une lourde charge de travail en raison du cumul de son travail au sein de la division MIS et de son travail au sein du comité du personnel, ensuite, de ne s’être vu confier, à dater d’avril 2007, que la seule tâche de préparer la note sur la politique de standardisation, en outre de n’avoir reçu, en janvier 2008, ni augmentation de traitement ni gratification au motif de la prétendue insuffisance de ses prestations, alors que la responsabilité de cette prétendue insuffisance incomberait au directeur général. Elle soutient enfin que ce dernier l’aurait offensée en affirmant sans explication que sa réputation professionnelle était ‘très mauvaise’.

21      Dans ce contexte, la requérante a introduit, le 8 avril 2008, une demande d’examen précontentieux sur la base de l’article 41 des conditions d’emploi [du personnel de la BCE] (ci-après la ‘demande d’examen précontentieux’). Cette demande tendait à mettre en cause, d’une part, le comportement prétendument discriminatoire de supérieurs hiérarchiques du fait, notamment, de son appartenance au comité du personnel et, d’autre part, la violation par la BCE de normes internationales et européennes de droit du travail.

22      Le 30 mai 2008, la BCE a informé la requérante de la décision du directoire d’ouvrir une enquête administrative interne (ci-après l’‘enquête’) en mandatant un panel “afin de ‘clarifier les faits et les circonstances ainsi que l’existence ou l’absence de preuves suffisantes’ des allégations relatives à la ‘discrimination [...] fondée sur le sexe, l’âge, la nationalité et l’état de santé [dont elle aurait été l’objet]’ ; [sa] ‘discrimination [...] en raison de sa qualité de membre du [c]omité du personnel’ et [ses] allégations relatives à ‘une violation de la politique de dignité au travail, en particulier par la [hiérarchie] de la [DG] ‘Paiements’, y compris ‘la diffamation, l’isolement, le harcèlement moral et l’intimidation’”.

23      Le 5 septembre 2009, un projet de rapport d’enquête a été transmis à la requérante pour commentaires. La requérante a communiqué ceux-ci le 5 octobre suivant.

24      Le rapport d’enquête final, daté du 11 novembre 2009, conclut que les allégations de la requérante ne sont pas étayées. Ce rapport a été transmis au directoire le 17 novembre 2009. Le même jour, le directoire a adopté la décision [litigieuse] sur la base dudit rapport. La décision [litigieuse], accompagnée du rapport en cause, a été notifiée à la requérante le 1er décembre 2009.

25      Le 29 janvier 2010, la requérante a saisi le président de la BCE du recours spécial prévu à l’article 41 des conditions d’emploi [du personnel de la BCE] complété par l’article 8.1.6 des règles applicables au personnel [de la BCE] contre la décision [litigieuse]. Les annexes à ce recours spécial sont parvenues à la BCE le 5 février 2010.

26      Le recours spécial a été rejeté par décision du président de la BCE du 24 mars 2010 […] »

 Procédure en première instance et arrêt attaqué

3        Par requête parvenue au greffe du Tribunal de la fonction publique le 4 juin 2010, enregistrée sous la référence F‑43/10, la requérante a demandé en substance, d’une part, l’annulation de la décision litigieuse, par laquelle le directoire de la BCE a clos l’enquête administrative interne ouverte à la suite de sa plainte pour discrimination et, d’autre part, la condamnation de la BCE à lui payer des dommages et intérêts.

4        À l’appui de son recours en première instance, la requérante a avancé cinq moyens :

–        un premier moyen, tiré de la violation des droits de la défense, de la méconnaissance de l’article 6, paragraphe 5, et de l’article 7, paragraphes 1 et 3, de la circulaire administrative n° 1/2006 du directoire de la BCE, du 21 mars 2006, concernant les enquêtes administratives internes (ci-après la « circulaire n° 1/2006 »), de la violation de l’obligation de motivation, de la violation de l’article 3 du règlement intérieur de la BCE, adopté par la décision 2004/257/CE de la BCE, du 19 février 2004 (JO L 80, p. 33), ainsi que de la violation des articles 51 et 52 des conditions d’emploi du personnel de la BCE ;

–        un deuxième moyen, tiré de la violation de son mandat par le panel ;

–        un troisième moyen, tiré d’une erreur manifeste d’appréciation ;

–        un quatrième moyen, tiré de la violation de la notion de harcèlement moral ;

–        un cinquième moyen, tiré de la violation du devoir d’assistance.

5        Par l’arrêt attaqué, le Tribunal de la fonction publique a rejeté le recours et a condamné la requérante à supporter l’ensemble des dépens.

6        S’agissant du premier moyen en première instance, aux points 83 à 118 de l’arrêt attaqué, en premier lieu, premièrement, le Tribunal de la fonction publique a considéré, en se fondant sur son arrêt du 16 mai 2012, Skareby/Commission (F‑42/10, RecFP, EU:F:2012:64, point 46), que, dès lors qu’une procédure d’enquête diligentée à la suite d’une demande d’assistance d’un fonctionnaire avec plainte pour harcèlement moral ne saurait être regardée comme une procédure d’enquête ouverte à l’encontre dudit fonctionnaire, la requérante ne pouvait se prévaloir de l’obligation, pour la BCE, de respecter les droits de la défense. En revanche, selon le Tribunal de la fonction publique, la requérante pouvait se prévaloir d’un droit à être entendue que la BCE n’aurait pas méconnu en l’espèce. Un tel droit, en effet, impliquerait simplement que la requérante ait eu la possibilité de faire valoir son point de vue sur les faits qui la concernent, avant l’adoption de la décision relative au bien-fondé de sa plainte. Ce droit, en revanche, ne s’étendrait pas à la possibilité pour la requérante de demander l’accès aux procès-verbaux des témoignages au vu desquels a été rédigé le projet de rapport d’enquête qui lui a été transmis.

7        De plus, dans le contexte d’une enquête sur des faits de harcèlement moral, dès lors que le rapport d’enquête est circonstancié et qu’aucun élément du dossier ne permet de douter qu’il reproduise la substance des témoignages recueillis, il ne serait pas déraisonnable, sauf circonstance particulière, de vouloir préserver les témoins en leur garantissant l’anonymat et la confidentialité de toute donnée susceptible de les identifier, afin, dans l’intérêt même des plaignants, de permettre la tenue d’enquêtes neutres et objectives bénéficiant d’une collaboration sans retenue des membres du personnel. Il n’apparaîtrait pas non plus déraisonnable de tenter ainsi de prévenir tout risque d’influence a posteriori des témoins par les personnes incriminées, voire même par les plaignants. Par ailleurs, il ne serait pas davantage déraisonnable de considérer que la confidentialité des témoignages est nécessaire à la préservation de relations de travail de nature à assurer le bon fonctionnement des services. En effet, il ne serait pas établi que, lorsque l’enquête ne corrobore pas leur opinion, une transparence totale en la matière serait susceptible de mettre un terme au sentiment de frustration et de méfiance des personnes convaincues de faire l’objet d’un harcèlement moral (point 97 de l’arrêt attaqué).

8        Deuxièmement, le Tribunal de la fonction publique a également jugé que la requérante n’était pas davantage fondée à se plaindre d’une méconnaissance de l’article 6, paragraphe 5, et de l’article 7, paragraphes 1 et 3, de la circulaire n° 1/2006. En conséquence, le Tribunal de la fonction publique a écarté la première branche du premier moyen comme non fondée.

9        En deuxième lieu, le Tribunal de la fonction publique a écarté la deuxième branche du premier moyen, tirée de l’insuffisance de motivation du rapport d’enquête, ainsi que, en troisième lieu, la troisième branche dudit moyen, tirée d’une violation de l’article 6, paragraphe 5, de la circulaire n° 1/2006. En quatrième lieu, enfin, le Tribunal de la fonction publique a écarté la quatrième branche du premier moyen, tirée d’une violation de l’article 3, paragraphe 1, du règlement intérieur de la BCE et, par suite, le premier moyen dans son ensemble.

10      S’agissant des demandes de mesures d’instruction et d’organisation de la procédure formulées par la requérante dans la requête, aux points 220 à 222 de l’arrêt attaqué, le Tribunal de la fonction publique a rejeté la demande de la requérante tendant à la production des procès-verbaux des témoignages retenus dans le rapport d’enquête.

 Procédure devant le Tribunal et conclusions des parties

11      Par mémoire déposé au greffe du Tribunal le 22 février 2013, la requérante a formé le présent pourvoi.

12      La BCE a présenté un mémoire en réponse dans le délai imparti.

13      La requérante a été autorisée, sur sa demande, à présenter un mémoire en réplique, qu’elle a déposé dans le délai imparti.

14      La BCE a été autorisée à déposer un mémoire en duplique, qu’elle a déposé dans le délai imparti.

15      Sur proposition du juge rapporteur, le Tribunal (chambre des pourvois), à défaut d’une demande en ce sens présentée par les parties dans le délai prévu à l’article 146 du règlement de procédure du Tribunal du 2 mai 1991, a décidé de statuer sur le présent pourvoi sans phase orale de la procédure.

16      La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler l’arrêt attaqué ;

–        par conséquent :

–        annuler la décision litigieuse et, en tant que de besoin, annuler la décision du 24 mars 2010 rejetant son recours spécial ;

–        faire droit à ses demandes, formulées dans sa demande de réexamen administratif, et plus concrètement :

–        qu’il soit mis fin à toute forme de discrimination et de harcèlement moral la concernant, que ce soit par des actes verbaux ou par des affectations ou autres modalités de travail ;

–        que M. G. retire par écrit ses déclarations offensantes et menaces ;

–        dans tous les cas, ordonner l’allocation d’une compensation du préjudice moral et matériel subi évalué, ex aequo et bono, à la somme de 50 000 euros (préjudice moral) et à celle de 15 000 euros (préjudice matériel) ;

–        enjoindre à la BCE de produire la totalité du rapport de l’enquête administrative interne avec toutes ses annexes, y compris les procès-verbaux des auditions ainsi que toutes les communications entre la commission d’enquête et le directoire ou le président de la BCE ;

–        ordonner la citation de Mme L., anciennement son conseiller social, en qualité de témoin ;

–        condamner la BCE aux dépens exposés tant dans le cadre du pourvoi qu’en première instance.

17      La BCE conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le pourvoi,

–        à titre subsidiaire, déclarer ses conclusions en première instance bien fondées,

–        faire supporter l’intégralité des dépens à la requérante.

 Sur le pourvoi

18      La requérante avance cinq moyens à l’appui de son pourvoi.

19      Le premier moyen est tiré d’une violation des droits de la défense, de la dénaturation du dossier et d’une violation du principe de proportionnalité, de l’article 20 du règlement (CE) n° 45/2001 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2000, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les institutions et organes communautaires et à la libre circulation de ces données (JO L 8, p. 1), et du droit à un recours effectif, pour ne pas avoir accordé à la requérante l’accès aux procès-verbaux d’audition des témoins entendus durant l’enquête.

20      Le deuxième moyen est tiré de la violation du droit à un recours juridictionnel effectif et de l’obligation de motivation pour ne pas avoir fait droit à la demande de la requérante d’enjoindre à la BCE de produire les procès-verbaux d’audition et les annexes du rapport d’enquête.

21      Le troisième moyen est pris de ce que le Tribunal de la fonction publique a apprécié erronément le moyen tiré de la violation de son mandat par le panel et de la violation par la BCE de son devoir d’assistance.

22      Le quatrième moyen est tiré de la violation de l’article 6, paragraphe 5, de la circulaire n° 1/2006, dans la mesure où, selon la requérante, les procès-verbaux d’audition établis au cours de l’enquête auraient dû être communiqués au directoire et ne l’ont pas été, argument que le Tribunal de la fonction publique aurait rejeté à tort.

23      Enfin, le cinquième moyen est pris d’une méconnaissance par le Tribunal de la fonction publique de la notion d’erreur manifeste d’appréciation et d’un défaut de motivation.

24      Le Tribunal estime adéquat d’examiner ensemble, tout d’abord, le premier moyen, tiré d’une violation des droits de la défense, d’une dénaturation du dossier, d’une violation du principe de proportionnalité, de l’article 20 du règlement n° 45/2001 et du droit à un recours effectif, et le deuxième moyen, tiré d’une violation du droit à un recours juridictionnel effectif et de l’obligation de motivation.

25      Le premier moyen se subdivise en cinq branches.

26      Par la première branche de ce moyen, la requérante fait en substance grief au Tribunal de la fonction publique d’avoir considéré à tort que la BCE n’était pas tenue de lui garantir le respect des droits de la défense et de lui accorder l’accès à l’ensemble du dossier d’enquête, en particulier aux procès-verbaux des témoignages recueillis.

27      Par la deuxième branche du premier moyen, la requérante fait valoir en substance que l’accès au seul projet de rapport d’enquête, considéré par le Tribunal de la fonction publique comme lui permettant d’assurer le respect du contradictoire dans le cadre de la procédure administrative, ne lui a pas permis d’exercer les droits de la défense qui auraient dû lui être reconnus et de faire utilement valoir son point de vue, dans la mesure où ledit projet ne mentionne pas toutes les déclarations des témoins et n’inclut pas tous les éléments de fait la concernant.

28      Par la troisième branche du premier moyen, la requérante soutient en substance que c’est à tort que le Tribunal de la fonction publique, premièrement, a considéré que la protection des témoins constituait une raison supplémentaire de lui refuser l’accès au dossier sans avoir cependant mis cette protection en balance avec les droits de la défense qui devaient lui être reconnus et, deuxièmement, a considéré que la nécessité de préserver les témoins de toute influence devait être garantie par l’anonymat et la confidentialité de toute donnée susceptible de les identifier, alors que la circulaire n° 1/2006 du directoire de la BCE ne prévoit ni une telle protection ni l’anonymat et la confidentialité de toute donnée susceptible d’identifier les témoins.

29      Par la quatrième branche du premier moyen, la requérante soutient en substance que le Tribunal de la fonction publique a erronément interprété l’article 20 du règlement n° 45/2001.

30      Enfin, par la cinquième branche dudit moyen, la requérante soutient que le Tribunal de la fonction publique a méconnu le droit à un recours juridictionnel effectif, faute de l’avoir mise en mesure de prendre connaissance du dossier d’enquête, l’empêchant ainsi de défendre ses droits de manière satisfaisante durant la procédure juridictionnelle, en ce qui concerne en particulier l’incidence des déclarations des témoins.

31      Par son deuxième moyen, la requérante soutient que c’est à tort que le Tribunal de la fonction publique a rejeté sa demande visant à enjoindre à la BCE de produire le dossier d’enquête y compris les annexes et procès-verbaux des auditions.

32      Selon une jurisprudence constante, les droits de la défense, qui comportent le droit d’être entendu et le droit d’accès au dossier, figurent au nombre des droits fondamentaux faisant partie intégrante de l’ordre juridique de l’Union européenne et consacrés par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En outre, le respect de ces droits s’impose même lorsque la réglementation applicable ne prévoit pas expressément une telle formalité (arrêt du 10 septembre 2013, G. et R., C‑383/13 PPU, Rec, EU:C:2013:533, point 32).

33      Par ailleurs, suivant une jurisprudence constante, le respect des droits de la défense constitue un principe général du droit de l’Union qui trouve à s’appliquer dès lors que l’administration se propose de prendre à l’encontre d’une personne un acte qui lui fait grief (arrêt du 18 décembre 2008, Sopropé, C‑349/07, Rec, EU:C:2008:746, point 36).

34      En vertu de ce principe, les destinataires de décisions qui affectent de manière sensible leurs intérêts doivent ainsi être mis en mesure de faire connaître utilement leur point de vue quant aux éléments sur lesquels l’administration entend fonder sa décision (arrêt du 22 octobre 2013, Sabou, C‑276/12, Rec, EU:C:2013:678, point 38).

35      Le principe du contradictoire s’applique quant à lui à toute procédure susceptible d’aboutir à une décision d’une institution de l’Union affectant de manière sensible les intérêts d’une personne (voir, en ce sens, arrêt du 2 décembre 2009, Commission/Irlande e.a., C‑89/08 P, Rec, EU:C:2009:742, point 50).

36      En l’espèce, le Tribunal de la fonction publique a considéré, au point 64 de l’arrêt attaqué, alors que la BCE faisait valoir l’absence d’acte faisant grief à l’appui de son exception d’irrecevabilité, que la décision litigieuse constituait un acte faisant grief à la requérante. Il a toutefois estimé, aux points 85 et 86 de l’arrêt attaqué, que la requérante ne pouvait se prévaloir des droits de la défense. Il a considéré, aux points 92 et 93 de ce même arrêt, qu’elle ne pouvait se prévaloir que d’un droit procédural moins étendu que ces derniers, n’emportant pas l’accès aux déclarations des témoins figurant dans le dossier d’enquête.

37      Le Tribunal de la fonction publique a justifié cette limitation des droits procéduraux de la requérante aux points 95 à 97 de l’arrêt attaqué en se fondant sur trois considérations. Premièrement, il a considéré que, certes, la requérante n’avait pas eu accès aux déclarations des témoins comme telles, mais qu’il suffisait que lui soit donnée une possibilité suffisante d’exposer utilement son point de vue et d’expliquer pourquoi la conclusion envisagée dans le projet de rapport d’enquête ne pouvait se justifier (point 95 de l’arrêt attaqué). Deuxièmement, il a estimé qu’il y avait lieu « d’accorder de l’importance au fait que le projet de rapport d’enquête, communiqué à la requérante pour commentaires, contenait, notamment, l’exposé des données factuelles la concernant qui avaient été recueillies au cours de l’enquête et que le projet de rapport d’enquête était singulièrement étoffé et éclairant par lui-même » (point 96 de l’arrêt attaqué). Enfin, troisièmement, il a considéré que le droit procédural dont la plaignante est titulaire n’était pas absolu.

38      Ainsi, le Tribunal de la fonction publique a jugé que, dans le contexte d’une enquête sur des faits de harcèlement moral, dès lors que le rapport d’enquête est circonstancié et qu’aucun élément du dossier ne permet de douter qu’il ne reproduirait pas la substance des témoignages recueillis, il n’était pas déraisonnable, sauf circonstance particulière, de vouloir préserver les témoins en leur garantissant l’anonymat et la confidentialité de toute donnée susceptible de les identifier, afin, dans l’intérêt même des plaignants, de permettre la tenue d’enquêtes neutres et objectives bénéficiant d’une collaboration sans retenue des membres du personnel. Le Tribunal de la fonction publique a fait sien l’argument de la BCE selon lequel il n’apparaît pas déraisonnable de vouloir prévenir ainsi tout risque d’influence a posteriori des témoins par les personnes incriminées, voire même par les plaignants. Par ailleurs, selon le Tribunal de la fonction publique, il n’est pas davantage déraisonnable de considérer que la confidentialité des témoignages est nécessaire à la préservation de relations de travail de nature à assurer le bon fonctionnement des services. En effet, lorsque l’enquête ne corrobore pas leur opinion, une transparence totale en la matière pourrait échouer à mettre un terme au sentiment de frustration et de méfiance des personnes convaincues de faire l’objet d’un harcèlement moral (point 97 de l’arrêt attaqué).

39      Par la suite, aux points 221 et 222 de l’arrêt attaqué, le Tribunal de la fonction publique a indiqué les raisons pour lesquelles il avait décidé de ne pas faire droit aux demandes de mesures d’instruction et d’organisation de la procédure formulées dans la requête en première instance et, par conséquent, de ne pas ordonner la production des annexes au rapport d’enquête et spécialement le dépôt des procès-verbaux d’audition des témoins, au sujet desquels il avait constaté que la BCE avait pu ne pas les communiquer à la requérante lors de la procédure administrative.

40      Il convient d’observer, tout d’abord, que c’est à bon droit que le Tribunal de la fonction publique a estimé, aux points 85 à 93 de l’arrêt attaqué, que la situation d’un plaignant, dans le cadre d’une plainte pour harcèlement moral, ne pouvait être assimilée à celle de la personne qui fait l’objet de la plainte et que les droits procéduraux qui doivent être reconnus à la personne accusée de harcèlement se distinguent de ceux, plus limités, dont dispose, dans le cadre de la procédure administrative, le plaignant qui estime être la victime d’un harcèlement.

41      Par ailleurs, c’est également à bon droit que le Tribunal de la fonction publique a estimé, aux points 94 à 99 de l’arrêt attaqué, que le respect du contradictoire, lequel s’imposait également dans le cadre de la procédure administrative, a été assuré en l’espèce, dès lors que la requérante s’est vu accorder la possibilité de faire valoir ses observations sur le projet de rapport d’enquête qui a conduit au rejet de sa plainte, lequel lui fait grief.

42      Force est cependant de constater que les considérations retenues par le Tribunal de la fonction publique aux points 221 et 222 de l’arrêt attaqué pour refuser de donner accès à la requérante, au cours de la procédure juridictionnelle de première instance, aux procès-verbaux des témoignages annexés au rapport d’enquête sont entachées d’une erreur de droit. Pour justifier cette décision, le Tribunal de la fonction publique s’est fondé, premièrement, sur l’absence de droit de la requérante à avoir pu prendre connaissance de ces documents lors de la procédure administrative, deuxièmement, sur le caractère « particulièrement étoffé et éclairant par lui-même » du rapport d’enquête ainsi que, troisièmement, sur la nécessité de garantir la neutralité et l’objectivité des enquêtes en vue d’obtenir la collaboration sans retenue des membres du personnel, que la levée de la confidentialité des témoignages lors de la procédure contentieuse menacerait de compromettre.

43      En effet, le droit à bénéficier d’un recours juridictionnel effectif implique que le plaignant dont la plainte pour harcèlement moral est rejetée puisse contester devant le juge de l’Union l’acte qui lui fait grief dans tous ses éléments, y compris, le cas échéant, en faisant valoir que le rapport d’enquête ne reflète pas correctement les témoignages sur lesquels ce rejet est fondé. Ce droit peut impliquer que le requérant, pour faire valoir utilement ses arguments, soit mis en mesure de contrôler lui-même l’adéquation entre le rapport d’enquête et les procès-verbaux des témoignages sur lesquels ledit rapport est fondé ou, du moins, de solliciter du Tribunal de la fonction publique que celui-ci prenne connaissance de ces éléments de preuve dans les conditions de confidentialité que prévoit l’article 47 de son règlement de procédure (voir, en ce sens, arrêt du 21 juin 2012, IFAW Internationaler Tierschutz-Fonds/Commission, C‑135/11 P, Rec, EU:C:2012:376, point 73). Il appartient alors au Tribunal de la fonction publique, conformément à l’article 47, paragraphe 2, de son règlement de procédure, d’opérer la mise en balance de l’intérêt du requérant à disposer des éléments de preuve nécessaires pour lui permettre d’exercer utilement son droit à un recours juridictionnel effectif, d’une part, avec les inconvénients que la divulgation de ces éléments est susceptible de comporter, d’autre part.

44      À cet égard, certes, le Tribunal de la fonction publique dispose, en principe, d’un pouvoir discrétionnaire pour apprécier l’utilité d’ordonner la production des éléments nécessaires à la résolution des litiges dont il est saisi. Le caractère probant ou non des pièces de la procédure relève de son appréciation souveraine des faits, laquelle échappe au contrôle du Tribunal dans le cadre du pourvoi, sauf en cas de dénaturation des éléments de preuve présentés au juge de première instance ou lorsque l’inexactitude matérielle des constatations effectuées par ce dernier ressort des documents versés au dossier (voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2009, Der Grüne Punkt – Duales System Deutschland/Commission, C‑385/07 P, Rec, EU:C:2009:456, point 163 et jurisprudence citée).

45      Néanmoins, lorsqu’un requérant n’a pas, à bon droit, été mis en mesure d’accéder, lors de la procédure administrative, à des éléments de preuve déterminants quant à l’issue de cette procédure, il ne saurait être requis de lui qu’il établisse à suffisance des erreurs de fait dont la constatation dépend de l’examen d’éléments de preuve auxquels l’accès lui a été refusé. Il appartient au contraire au Tribunal de la fonction publique, si le requérant apporte un commencement de preuve à l’appui de ses allégations, de demander la production des éléments de preuve nécessaires pour apprécier le bien-fondé de cette argumentation.

46      En l’espèce, il ressort de l’arrêt attaqué que la requérante mettait précisément en cause le rapport d’enquête et alléguait, notamment, que certains témoignages n’avaient pas été pris en considération (point 220, dernière phrase, de l’arrêt attaqué) et que des appréciations négatives avaient été formulées à son endroit sur la base des témoignages recueillis (point 127, dernière phrase, de l’arrêt attaqué).

47      Or, pour écarter ces allégations, le Tribunal de la fonction publique ne pouvait affirmer que le rapport d’enquête était circonstancié et qu’aucun élément du dossier ne permettait de douter qu’il ne reproduisait pas la substance des témoignages recueillis, comme il l’a fait au point 97 de l’arrêt attaqué, ni que le rapport d’enquête communiqué à la requérante contenait notamment l’exposé des données factuelles recueillies au cours de l’enquête et que ce rapport était particulièrement étoffé et éclairant par lui-même, ainsi qu’il l’a estimé au point 222 de l’arrêt attaqué, sans préalablement vérifier la concordance entre le rapport mis en cause et les témoignages recueillis au cours de l’enquête.

48      Cette obligation, au demeurant, était d’autant plus nécessaire en l’espèce que le Tribunal de la fonction publique a relevé, aux points 162 à 193 de l’arrêt attaqué, que la requérante était fondée à soutenir que le rapport d’enquête était par ailleurs entaché de nombreuses erreurs factuelles.

49      Dès lors, le Tribunal de la fonction publique ne pouvait, comme il l’a fait en l’espèce, relever en substance, pour écarter l’argumentation de la requérante, qu’il n’existait aucune contradiction entre le rapport d’enquête et les procès-verbaux des témoignages, sans le vérifier, ce qui lui imposait d’examiner lui-même ces procès-verbaux, que les parties n’avaient pas versés au dossier de l’affaire. Dans les circonstances de l’espèce, le Tribunal de la fonction publique a ainsi commis une erreur de droit en refusant d’enjoindre à la BCE de lui communiquer les éléments du dossier d’enquête et, en particulier, les témoignages recueillis au cours de celle-ci.

50      Il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu d’écarter la première branche du premier moyen, dans la mesure où c’est à bon droit que le Tribunal de la fonction publique a opéré une distinction entre les droits du plaignant et les droits de la personne accusée de harcèlement moral, que, sur ce fondement, il a considéré que l’étendue des droits de la défense de ces deux catégories de personnes durant la procédure administrative devaient être distingués et qu’il en a déduit que le respect du contradictoire était satisfait par la possibilité donnée à la requérante de faire valoir ses observations sur le projet de rapport d’enquête.

51      Ces mêmes considérations conduisent également à écarter partiellement la deuxième branche du premier moyen.

52      Cependant, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les troisième et quatrième branches du premier moyen, il y a lieu d’accueillir le deuxième moyen et, partiellement, la deuxième branche et la cinquième branche du premier moyen.

53      Il s’ensuit, sans qu’il soit nécessaire de statuer sur les autres moyens du pourvoi, que l’arrêt attaqué doit être annulé.

 Sur les conséquences de l’annulation de l’arrêt attaqué

54      Conformément à l’article 13, paragraphe 1, de l’annexe I du statut de la Cour, lorsque le pourvoi est fondé, le Tribunal annule la décision du Tribunal de la fonction publique et statue lui-même sur le litige. Toutefois, lorsque le litige n’est pas en état d’être jugé, il renvoie l’affaire devant le Tribunal de la fonction publique pour que celui-ci statue.

55      En l’espèce, le litige n’étant pas en état d’être jugé, il y a lieu de renvoyer l’affaire devant le Tribunal de la fonction publique pour qu’il statue, au vu du dossier d’enquête et, en particulier, des procès-verbaux des témoignages annexés au rapport d’enquête, sur le recours introduit devant lui par la requérante.

 Sur les dépens

56      L’affaire étant renvoyée devant le Tribunal de la fonction publique, il convient de réserver les dépens afférents à la présente procédure de pourvoi.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (chambre des pourvois)

déclare et arrête :

1)      L’arrêt du Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne (troisième chambre) du 12 décembre 2012, Cerafogli/BCE (F‑43/10), est annulé.

2)      L’affaire est renvoyée devant le Tribunal de la fonction publique.

3)      Les dépens sont réservés.

Jaeger

Dittrich

Frimodt Nielsen

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 23 septembre 2015.

Signatures


* Langue de procédure : l’anglais.