CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA
présentées le 8 juillet 2021 (1)
Affaire C‑289/20
IB
contre
FA
[demande de décision préjudicielle formée par la cour d’appel de Paris (France)]
« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Compétence judiciaire internationale, reconnaissance et exécution des décisions en matière matrimoniale – Règlement (CE) no 2201/2003 – Notion de “résidence habituelle” »
1. Dans le cadre de la coopération judiciaire en matière civile, facilitée d’abord par le traité de Maastricht (2), puis par le traité d’Amsterdam (3), l’Union européenne s’est, dans les dernières années du XXe siècle, saisie des problèmes du droit de la famille liés au phénomène de l’intégration.
2. S’agissant de la compétence judiciaire en matière matrimoniale, une première convention, qui n’est pas entrée en vigueur (4), a été suivie du règlement (CE) no 1347/2000 (5), abrogé par le règlement (CE) no 2201/2003 (6) , instrument actuellement en vigueur (7).
3. La Cour a interprété l’article 3 du règlement no 2201/2003 au fil de plusieurs renvois préjudiciels (8). Sauf erreur de ma part, aucun de ces arrêts de la Cour n’a porté sur les conséquences que l’admission, pour l’un (ou les deux) époux, d’une « résidence habituelle » qui serait double, voire multiple, pourrait emporter pour l’interprétation de ce règlement.
4. Ce renvoi préjudiciel permettra donc à la Cour d’examiner une question qui s’est déjà posée dans d’autres domaines (9), mais qui n’a pas encore été tranchée en matière matrimoniale. La réponse exigera, au préalable, de délimiter la notion de « résidence habituelle » lorsqu’elle sert à déterminer la compétence judiciaire internationale pour les litiges en matière de divorce, de séparation de corps ou d’annulation du mariage.
I. Le cadre juridique : le règlement no 2201/2003
5. Aux termes du considérant 1 du règlement no 2201/2003 :
« La Communauté européenne s’est donné pour objectif de créer un espace de liberté, de sécurité et de justice au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes. À cette fin, la Communauté adopte, notamment, les mesures dans le domaine de la coopération judiciaire en matière civile nécessaires au bon fonctionnement du marché intérieur. »
6. Le considérant 8 de ce règlement énonce :
« En ce qui concerne les décisions de divorce, de séparation de corps ou d’annulation du mariage, le présent règlement ne devrait s’appliquer qu’à la dissolution du lien matrimonial et ne devrait pas concerner des questions telles que les causes de divorce, les effets patrimoniaux du mariage ou autres mesures accessoires éventuelles. »
7. Aux termes de l’article 3 dudit règlement :
« 1. Sont compétentes pour statuer sur les questions relatives au divorce, à la séparation de corps et à l’annulation du mariage des époux, les juridictions de l’État membre :
a) sur le territoire duquel se trouve :
– la résidence habituelle des époux, ou
– la dernière résidence habituelle des époux dans la mesure où l’un d’eux y réside encore, ou
– la résidence habituelle du défendeur, ou
– en cas de demande conjointe, la résidence habituelle de l’un ou l’autre époux, ou
– la résidence habituelle du demandeur s’il y a résidé depuis au moins une année immédiatement avant l’introduction de la demande, ou
– la résidence habituelle du demandeur s’il y a résidé depuis au moins six mois immédiatement avant l’introduction de la demande et s’il est soit ressortissant de l’État membre en question, soit, dans le cas du Royaume-Uni et de l’Irlande, s’il y a son “domicile” ;
b) de la nationalité des deux époux ou, dans le cas du Royaume-Uni et de l’Irlande, du “domicile” commun.
[...] »
II. Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et la question préjudicielle
8. Mme FA, de nationalité irlandaise, et M. IB, de nationalité française, se sont mariés en Irlande au cours de l’année 1994. Ils ont trois enfants qui sont déjà majeurs.
9. Le 28 décembre 2018, M. IB a déposé une requête en divorce devant le tribunal de grande instance de Paris (France).
10. Par ordonnance du 11 juillet 2019, le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Paris a déclaré les juridictions françaises incompétentes pour statuer sur le divorce. Il a justifié sa décision par les faits suivants :
– le domicile familial se situait en Irlande, où la famille s’était installée au cours de l’année 1999 et avait acheté un bien immobilier constituant leur domicile conjugal ; les enfants résidaient également en Irlande et y poursuivaient leurs études ;
– aucune séparation n’était intervenue entre les époux et rien n’indiquait qu’ils aient eu une volonté commune de transférer leur domicile en France ;
– il existait en revanche de nombreux éléments confirmant le lien personnel et familial de M. IB avec l’Irlande, où il se rendait chaque fin de semaine pour rejoindre son épouse et ses enfants, et y pratiquer de façon régulière des activités sportives et de loisirs ;
– au cours des six mois précédant le dépôt de la requête (et donc postérieurement au 27 juin 2018), aucun changement n’est intervenu dans le mode de vie de M. IB laissant penser qu’il aurait abandonné sa résidence en Irlande. Il a au contraire poursuivi la même vie de famille jusqu’aux vacances de Noël de l’année 2018, qu’il a passées avec son épouse et ses enfants au domicile familial ;
– le rattachement de M. IB à l’Irlande ne l’empêche pas d’avoir un lien avec la France, où, depuis l’année 2017, il se rend toutes les semaines pour travailler. Il possède de facto deux résidences, l’une en semaine à Paris, pour des raisons professionnelles, et l’autre, le reste du temps, auprès de son épouse et de ses enfants en Irlande.
11. M. IB a interjeté appel de l’ordonnance du juge de première instance devant la cour d’appel de Paris (France), en demandant que celle-ci soit infirmée et que soit déclarée la compétence territoriale des juridictions françaises pour statuer sur le divorce. Il a notamment contesté son absence d’intention d’installer en France « le centre permanent ou habituel de ses intérêts, avec la volonté de lui conférer un caractère stable ».
12. Mme FA a invité la cour d’appel de Paris à confirmer l’ordonnance attaquée.
13. Selon la cour d’appel de Paris, M. IB a établi une résidence stable et permanente en France au moins six mois avant l’introduction de sa requête en divorce, sans pour autant perdre sa résidence en Irlande, où il conservait des attaches familiales et où il effectuait des séjours pour sa convenance personnelle aussi régulièrement qu’auparavant.
14. La cour d’appel de Paris estime ainsi que M. IB conserve en France une résidence présentant les caractéristiques de stabilité et de permanence qui lui confèrent la nature de résidence habituelle, tout en ayant concomitamment une résidence présentant les mêmes caractéristiques en Irlande.
15. La cour d’appel de Paris en déduit que les juridictions françaises et irlandaises pourraient être également compétentes pour statuer sur le divorce, conformément à l’article 3, paragraphe 1, sous a), cinquième et sixième tirets, du règlement no 2201/2003.
16. Dans ce contexte, l’interprétation de la notion de « résidence habituelle » paraît indispensable à la cour d’appel de Paris, de sorte qu’elle a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour de la question préjudicielle suivante :
« Quand, comme en l’espèce, il ressort des circonstances de fait qu’un des époux partage sa vie entre deux États membres, peut-il être considéré, au sens de l’article 3 du règlement no 2201/2003 et pour son application, qu’il a sa résidence habituelle dans deux États membres, de sorte que si les conditions énumérées par cet article sont remplies dans deux États membres, les juridictions de ces deux États sont également compétentes pour statuer sur le divorce ? »
III. La procédure devant la Cour
17. La demande de décision préjudicielle est parvenue à la Cour le 30 juin 2020.
18. Des observations écrites ont été présentées par Mme FA, les gouvernements français, allemand, irlandais et portugais, ainsi que par la Commission européenne.
19. Le 17 février 2021, M. IB a présenté une demande motivée d’audience de plaidoiries. Il a toutefois consenti à ce que, en raison de la crise sanitaire, cette audience soit remplacée par des observations écrites, ce qui a été convenu. Outre M. IB, les gouvernements français et irlandais ainsi que la Commission ont déposé des observations destinées à remplacer l’audience.
IV. Appréciation
A. Observations liminaires
20. La demande préjudicielle repose sur la prémisse qu’une personne « partage sa vie entre deux États membres » (10). La juridiction de renvoi souhaite connaître l’incidence de ce facteur dans la détermination de la juridiction compétente pour statuer sur une demande de divorce.
21. La réponse impose de prendre position sur ce qu’il faut entendre par « résidence habituelle » d’un adulte, aux fins de l’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 2201/2003. S’il était confirmé que M. IB peut avoir sa résidence habituelle, au sens de cette disposition, dans deux États membres, il conviendrait d’examiner si les juridictions des deux États membres sont également compétentes pour statuer sur le divorce.
22. Pour mieux comprendre la norme applicable, j’évoquerai d’abord sa genèse.
23. Le règlement no 2201/2003 régit la compétence judiciaire internationale en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération entre autorités de tous les États de l’Union, à l’exception du Royaume de Danemark.
24. Il ne s’agit pas du premier instrument en la matière. Comme je l’ai déjà noté, une convention portant sur les mêmes aspects (quoique plus limitée en ce qui concerne la responsabilité parentale) a été conclue au cours de l’année 1998. Elle a été accompagnée d’un rapport explicatif exposant la raison d’être de ses règles (11).
25. La convention de 1998 n’est pas entrée en vigueur. La Communauté ayant peu après acquis une compétence dans le domaine de la coopération judiciaire civile, les dispositions de cette convention ont été incorporées dans le règlement no 1347/2000, dont le considérant 6 proclame la nécessité d’assurer la continuité entre ces instruments.
26. Trois ans plus tard, le règlement no 2201/2003 a remplacé le règlement no 1347/2000, en étendant son champ d’application à des procédures et décisions concernant la responsabilité parentale non liées à des procédures matrimoniales. En revanche, elle a maintenu intactes les règles relatives à la compétence judiciaire internationale pour les litiges relatifs au divorce, à la séparation de corps et à l’annulation du mariage.
27. La validité du règlement no 2201/2003 prendra fin le 1er août 2022, du fait de l’adoption, le 25 juin 2019, du règlement (UE) 2019/1111 (12), qui a été conçu de manière à remédier aux défaillances que présentait l’application du règlement no 2201/2003 en ce qui concerne les procédures impliquant un enfant. Les règles de compétence judiciaire internationale pour des situations de crise conjugale restent les mêmes.
28. L’identité des règles de compétence en matière de divorce, de séparation de corps et d’annulation du mariage dans les instruments successifs, jointe à l’absence d’explication à leur sujet dans le règlement no 2201/2003, fait que les instruments antérieurs (et, partant, le rapport Borrás, notamment) constituent un élément central, mais non le seul, pour interpréter la notion de « résidence habituelle » utilisée à l’article 3 de ce règlement (13).
B. La « résidence habituelle » au sens de l’article 3 du règlement no 2201/2003
29. L’article 3 du règlement no 2201/2003 s’inscrit dans un instrument qui sert à garantir, dans son domaine propre, la liberté de circulation des personnes dans l’espace européen de liberté, de sécurité et de justice (14).
30. Une bonne appréhension de la liberté de circulation impose aux États membres de s’abstenir aussi bien d’imposer des restrictions directes à l’exercice de celle-ci que d’ériger des obstacles qui ont indirectement les mêmes effets dissuasifs.
31. Les divergences entre les États membres en matière de droit de la famille ou les difficultés rencontrées par une personne pour obtenir la reconnaissance de son état civil en dehors de l’État membre où cet état civil a été établi sont de nature à produire de pareils effets dissuasifs.
32. Conscient de cette réalité, le législateur européen a mis en place un cadre réglementaire uniforme afin de faciliter l’accès aux juridictions des États membres dans les litiges de divorce, de séparation de corps et d’annulation de mariage comportant un élément d’extranéité, ainsi que pour la reconnaissance mutuelle des décisions (15).
33. L’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 2201/2003 renvoie itérativement à la résidence habituelle de l’un ou des deux époux afin de préciser quelles juridictions sont compétentes pour trancher ces litiges.
1. Interprétation autonome
a) Approche de la notion de « résidence habituelle » dans d’autres textes
1) En général
34. À l’instar de certaines conventions internationales multilatérales (16), plusieurs instruments de l’Union relatifs à la coopération judiciaire en matière de droit de la famille ont recours à la résidence habituelle de la ou des parties intéressées en tant que critère de compétence judiciaire internationale (de manière directe ou dans le cadre de la reconnaissance des décisions) et comme critère de rattachement pour l’application des règles de conflit (17).
35. La résidence habituelle est aussi un critère fréquent dans d’autres domaines du droit de l’Union (18) et dans des conventions internationales (19). Une caractéristique commune de ces différents textes est qu’ils ne définissent généralement pas la notion de « résidence habituelle » ni ne renvoient, pour son interprétation, aux ordres juridiques des États membres (ou des États parties) (20).
36. Dans le langage courant, l’expression « résidence habituelle » désigne un séjour régulier ou stable dans un lieu déterminé. Son emploi dans le domaine juridique requiert toutefois davantage qu’une interprétation circonscrite au sens ordinaire des termes (21).
37. Les préambules, les rapports explicatifs, les travaux préparatoires et la jurisprudence de la Cour témoignent de la tendance à assimiler la résidence habituelle au « centre des intérêts » de la personne. Sa détermination s’appuie in abstracto sur le regroupement de certains facteurs de rattachement, et, concrètement, sur l’appréciation de ces facteurs à la lumière des circonstances de chaque espèce (22).
38. La nature des intérêts ainsi que les aspects et indices pertinents (en bref, les facteurs de rattachement) qui déterminent la résidence habituelle d’une personne seront précisés par le contexte de la disposition qui incorpore ce critère attributif de compétence. Il conviendra, en outre, de prendre en considération l’objectif de cette disposition ainsi que l’ensemble normatif dans lequel elle s’inscrit.
39. La notion de « résidence habituelle » et son interprétation dans le cadre du règlement no 2201/2003 sont autonomes, comme l’a rappelé la Cour (23). Le contexte et la finalité des dispositions de ce règlement détermineront donc les limites du recours à l’analogie et à l’extrapolation entre secteurs juridiques (24).
2) Dans d’autres domaines de la coopération judiciaire en matière civile
i) Résidence habituelle de l’enfant
40. S’agissant de la résidence habituelle des enfants dans les litiges relatifs à la responsabilité parentale, la Cour assimile celle-ci au centre des intérêts vitaux, qu’elle détermine en regroupant différents indices :
– sélectionnés pour leur adéquation ou parce qu’ils correspondent au contexte de la norme dans laquelle figure ce critère (25) et aux objectifs du règlement no 2201/2003, qui constituent l’intérêt supérieur de l’enfant (26), et
– appliqués (et pondérés) en tenant compte de l’ensemble des circonstances particulières de l’espèce (27).
41. En revanche, la Cour exclut la possibilité de reprendre purement et simplement les définitions ou interprétations de la notion de « résidence habituelle » dans d’autres domaines du droit de l’Union (notamment dans les domaines de la sécurité sociale et de la fonction publique). C’est précisément parce que le contexte est différent que celles-ci « ne saurai[en]t être directement transposée[s] dans le cadre de l’appréciation de la résidence habituelle des enfants, au sens de l’article 8, paragraphe 1, du règlement [no 2201/2003] » (28).
ii) Résidence habituelle du défunt
42. La même approche s’applique, mutatis mutandis, à la détermination de la résidence habituelle du défunt, qui est utilisée dans le règlement no 650/2012 (29).
43. Dans les considérants de ce règlement, cette résidence est considérée comme étant le « centre des intérêts de [la] vie familiale et sociale » du défunt, et il y est proposé de la déterminer en procédant à « une évaluation d’ensemble des circonstances de la vie du défunt au cours des années précédant son décès et au moment de son décès, prenant en compte tous les éléments de fait pertinents, notamment la durée et la régularité de la présence du défunt dans l’État concerné ainsi que les conditions et les raisons de cette présence ». La résidence habituelle ainsi déterminée « devrait révéler un lien étroit et stable avec l’État concerné, compte tenu des objectifs spécifiques du présent règlement » (30).
iii) Résidence habituelle du débiteur insolvable
44. La résidence habituelle est enfin un critère (indirect) de compétence judiciaire internationale et, par extension, un facteur de rattachement de la règle de conflit dans le règlement (UE) 2015/848 relatif aux procédures d’insolvabilité (31).
45. En vertu de l’article 3, paragraphe 1, de ce règlement, le « centre des intérêts principaux » du débiteur personne physique est présumé être sa résidence habituelle. Dans ce domaine, les intérêts qui importent sont d’ordre économique et financier ; les indices à évaluer sont ceux qui permettent à des tiers d’identifier facilement ce « centre des intérêts » (32).
b) Adaptation de cette approche à l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003
46. De par sa flexibilité, l’approche précédemment décrite dans les présentes conclusions apparaît appropriée pour déterminer la résidence habituelle visée à l’article 3 du règlement no 2201/2003 aux fins de l’attribution de la compétence aux juridictions d’un État membre en matière de divorce, de séparation de corps et d’annulation du mariage.
47. Le règlement no 2201/2003 ne fournit aucune indication sur ce qu’est ou sur la façon dont est déterminée la « résidence habituelle » d’un adulte en situation de crise conjugale et ne renvoie pas davantage à cette fin aux systèmes juridiques nationaux. Cette absence est un choix délibéré (et commun aux instruments précédents).
48. C’est ce que souligne le rapport Borrás lorsqu’il indique que :
– cette question avait fait l’objet d’une discussion dans le cadre de l’ajout du sixième tiret de l’article 3, paragraphe 1, sous a) (33) (dans sa version actuelle) ; l’introduction d’une règle précisant le lieu de résidence habituelle aux fins de la convention de 1998 avait finalement été écartée (34) ;
– il a été « tenu particulièrement compte » de la définition retenue par la Cour dans d’autres domaines, selon laquelle la « résidence habituelle » est « le lieu où l’intéressé a fixé, avec la volonté de lui conférer un caractère stable, le centre permanent ou habituel de ses intérêts » (35) ;
– d’autres propositions ont été rejetées (36), ce qui permet de considérer que celle dont il a été tenu « particulièrement compte » a été acceptée comme base de travail lors des négociations.
49. Eu égard à la continuité entre la convention de 1998 et le règlement no 2201/2003, il est permis de considérer que les critères existants de compétence judiciaire internationale pour les litiges en matière de divorce, de séparation de corps et d’annulation du mariage s’inspirent de cette même conception.
50. Comme je l’ai déjà indiqué (37), c’est de façon autonome, à la lumière du contexte de la disposition et de la finalité du règlement no 2201/2003, que doivent être concrétisés les intérêts pertinents pour la détermination de la résidence habituelle des époux et que doivent être sélectionnés les facteurs de rattachement qui, dans le cadre d’une appréciation conjointe, permettront d’établir dans chaque cas cette résidence.
51. On ne saurait non plus oublier que, dans ces affaires, la situation est susceptible de changer rapidement en raison, précisément, de la crise conjugale. Il arrive fréquemment qu’un transfert de la résidence habituelle ait lieu, suivi parfois d’un retour de l’un des époux dans son État membre d’origine, lorsqu’il s’agit de conjoints de nationalités différentes.
2. Le contexte de l’article 3 du règlement no 2201/2003et la finalité de ce règlement
a) Précision : fonctions de la « résidence habituelle » à la section 1 du chapitre II du règlement no 2201/2003 et unité de la notion
52. La résidence habituelle et la nationalité d’un État membre sont les éléments clés de la section 1 (« Divorce, séparation de corps et annulation du mariage ») du chapitre II (« Compétence ») du règlement no 2201/2003.
53. Ces éléments remplissent deux fonctions : attribuer la compétence judiciaire internationale dans les litiges relatifs aux crises conjugales, conformément à l’article 3 du règlement no 2201/2003, et délimiter le champ d’application de sa section 1, selon les articles 6 et 7 de ce règlement (38).
54. La notion de « résidence habituelle » est la même dans les deux cas, de sorte que la définition adoptée en vertu de l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003 est pertinente pour les articles 6 et 7 de ce règlement. C’est ce qui découle du considérant 8 du règlement no 1347/2000, qui a précédé le règlement no 2201/2003, lorsqu’il étend cet instrument aux ressortissants d’États tiers « qui présentent un lien d’attachement suffisamment fort avec le territoire de l’un des États membres, conformément aux critères de compétence prévus dans le [règlement 1347/2000] » (39).
b) Un critère de compétence judiciaire internationale ad hoc
55. Pour les situations de crise conjugale, l’article 3, paragraphe 1, sous a) et b), du règlement no 2201/2003 prévoit des fors de compétence judiciaire internationale fondés sur des circonstances personnelles de l’un ou des deux époux. Ils sont exclusifs et il n’y a pas de hiérarchie entre eux (40).
56. La liste des fors reproduit les critères de l’article 3 du règlement no 1347/2000 et de l’article 2 de la convention de 1998. En ce qui concerne la résidence habituelle, ces critères sont applicables :
– à la résidence habituelle commune aux deux époux, ou à celle qui l’a été par le passé (41) ;
– à la résidence habituelle d’une seule partie :
– avec l’accord de l’autre époux si la demande est conjointe ; dans ce cas, les juridictions de l’État membre de la résidence habituelle du demandeur ou du défendeur peuvent être compétentes ;
– si c’est celle du défendeur ;
– s’il s’agit de celle du demandeur, celui-ci doit y avoir résidé depuis au moins une année avant l’introduction de la demande, ou depuis au moins six mois s’il est ressortissant de l’État membre en question (ou, dans le cas du Royaume-Uni et de l’Irlande, s’il y a son « domicile »).
57. Le rapport Borrás explique le choix des fors et leur caractère alternatif : ils répondent aux intérêts des parties, ils constituent une réglementation souple, adaptée à la mobilité des personnes, et ils révèlent la proximité, entendue comme étant un lien de rattachement réel entre la personne et un État membre. Ils visent en définitive à « être favorables aux personnes concernées sans porter atteinte à la sécurité juridique » (42).
58. La Cour s’est ralliée à ces explications dans divers arrêts rendus à propos de l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003 (43).
59. Il ressort également du rapport Borrás que l’ajout de la possibilité d’introduire la demande à un lieu correspondant au seul centre des intérêts de l’un des époux, lorsque la résidence n’est pas celle du défendeur et qu’il n’y a pas d’accord entre les époux, avait été une condition indispensable de l’acceptation de la convention de 1998 par certains États (44)
60. Se trouve ainsi prise en compte la préoccupation concernant le cas spécifique du déménagement d’un conjoint qui, à la suite d’une crise conjugale, s’installe dans un autre État membre, comme il a déjà été relevé (45). Un tel déplacement se traduit souvent par un retour, même immédiat, au lieu où le conjoint était domicilié avant le mariage, ou dans l’État de sa nationalité. Dans ces hypothèses, il est possible d’apprécier le lien entre la personne et le for, même si une proximité géographique objective n’a pas encore été établie.
3. La résidence habituelle au service de l’attribution de compétence judiciaire internationale
61. La notion sur laquelle reposent les fors de l’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 2201/2003 :
– correspond au centre des intérêts vitaux de la personne, étant entendu que les intérêts afférents à la vie sociale et familiale sont réputés tels. La localisation des intérêts professionnels et patrimoniaux contribue à la détermination de ce centre ; ces intérêts ne sont toutefois pas susceptibles, à eux seuls, de remettre en cause l’importance des facteurs personnels lorsque leur localisation géographique ne coïncide pas ;
– suppose, en principe, le séjour (et non la simple présence) de la personne concernée dans un lieu, et ce de manière qualifiée : soit que ce séjour se caractérise par sa permanence, soit qu’il présente une certaine régularité ou constance, de sorte que les conditions d’une réelle intégration dans l’environnement social sont constituées.
62. La caractérisation d’un séjour en tant que « résidence habituelle » d’un adulte ne dépend pas toujours de l’écoulement d’une certaine période de temps. Elle ne dépend pas davantage du renforcement, au cours de période, de la proximité géographique objective entre la personne concernée et la juridiction saisie du divorce, de la séparation de corps ou de l’annulation du mariage.
63. Si, outre la résidence habituelle, l’article 3, paragraphe 1, sous a), cinquième et sixième tirets, du règlement no 2201/2003 exige la réunion de certaines conditions temporelles, c’est parce que celles-ci ne sont pas des caractéristiques essentielles de la résidence elle-même, afin de qualifier celle-ci d’« habituelle » (46).
64. L’exigence imposant au demandeur d’avoir résidé un an dans son État de résidence habituelle, ou six mois lorsqu’il en est ressortissant (ou, le cas échéant, qu’il y a son « domicile »), relativise le poids du facteur « temps » en tant qu’indicateur du caractère habituel de la résidence.
65. Il est donc légitime de considérer que, au sens de l’article 3 du règlement no 2201/2003, un conjoint peut remplir de façon quasi immédiate (ou à l’issue d’un bref laps de temps) les conditions d’une résidence habituelle par suite d’un déménagement consécutif à une crise conjugale.
66. Dans ces conditions, la durée, la régularité ou la constance d’une présence physique, qui caractérisent normalement la « résidence habituelle », peuvent être complétées, voire remplacées, par l’intention de la personne adulte de s’établir et de s’intégrer dans un autre État (ou de revenir s’établir dans l’État d’origine et de s’y réinsérer), en acquérant une nouvelle résidence habituelle et en abandonnant la précédente (47).
67. Cette intention peut exister d’emblée ou se forger de façon progressive. Dans les deux cas, il faut, pour qu’elle soit prise en compte, qu’elle puisse être discernée au moyen d’éléments tangibles ou de signes extérieurs (48). L’application de la règle attributive de compétence judiciaire deviendrait sinon excessivement complexe, au point d’être rendue impossible.
68. Afin de reconnaître le centre des intérêts vitaux d’une personne (ou, le cas échéant, l’intention de l’établir) en un lieu, au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 2201/2003, il convient de prendre en considération, comme dans d’autres domaines voisins (49), tous les facteurs susceptibles de révéler le lien de vie entre la personne et ce lieu.
69. En particulier, les conditions et les raisons du séjour de la personne sur le territoire, et, avec les nuances que j’ai indiquées ci‑dessus, la durée de celui-ci et sa régularité, peuvent révéler ce lien. Sans vouloir être exhaustif, en font notamment partie les indices suivants :
– le lieu correspond à l’État d’origine ;
– c’est le lieu où se trouvent famille et amis ;
– la personne demeure régulièrement en ce lieu, pour lequel elle dispose d’un contrat de location, ou dont elle est propriétaire, ou qu’elle entend louer ou acquérir ;
– le lieu correspond à l’État de sa nationalité ;
– la personne y a ou y cherche un travail stable ;
– elle partage la culture de ce lieu.
70. La pertinence de ces indices ou d’indices similaires (qui, je le répète, n’épuisent pas la liste des indices possibles) (50) est corroborée par la jurisprudence de la Cour à propos de la résidence habituelle d’un enfant en bas âge ou d’un nourrisson. Son centre vital se déduit de l’intégration dans un environnement familial et social, qui est celui du parent dont il dépend, à partir des éléments que la Cour a elle-même relevés pour reconnaître un tel environnement (51).
C. Une résidence habituelle
71. Déterminer la résidence habituelle d’un adulte et décider, sur ce fondement, quelle est la juridiction compétente pour statuer sur la demande en divorce sont des tâches qui incombent au juge saisi de cette demande. Le juge doit s’efforcer d’identifier une (c’est-à-dire la) résidence habituelle de l’un ou des deux conjoints.
72. Il est vrai que l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003 ne rejette ni la multiplicité des organes compétents ni l’élection de for (forum shopping) pour des litiges portant exclusivement sur le divorce, la séparation de corps ou l’annulation du mariage. La simultanéité des procédures est envisagée et traitée à l’article 19, paragraphes 1 et 3, de ce règlement.
73. Je suis toutefois d’avis que cet argument ne justifie pas une prolifération encore plus grande des fors, qui résulterait de l’admission générale de la possibilité de résider habituellement dans plusieurs lieux à la fois aux fins de l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003.
74. Plaident contre une telle interprétation le libellé de cette disposition, son objectif et d’autres considérations d’ordre systématique.
1. Littéralité et sens des termes
75. L’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 2201/2003 se réfère systématiquement aux juridictions de l’État membre de la résidence habituelle, en employant le singulier.
76. Parallèlement, selon l’article 66 de ce règlement, qui régit l’application des fors dans des États membres ayant deux ou plusieurs systèmes juridiques, « toute référence à la résidence habituelle dans cet État membre vise la résidence habituelle dans une unité territoriale » (52).
77. Au demeurant, dès lors que la résidence habituelle est assimilée au centre des intérêts vitaux de la personne, il ne serait pas cohérent d’accepter que plusieurs résidences présentent simultanément ce caractère.
78. Rien ne s’oppose, en revanche, à l’existence de plusieurs résidences « simples » (53), c’est-à-dire à ce qu’une personne ait, outre sa résidence habituelle ou principale, une ou plusieurs autres résidences (de vacances, pour des raisons professionnelles ou similaires). Ces dernières n’ont aucun effet dans le contexte de l’article 3 du règlement no 2201/2003.
2. L’objectif de la norme
79. Admettre un cumul de résidences habituelles ne correspondrait pas non plus à l’objectif que le règlement no 2201/2003 poursuit par la voie de son article 3, paragraphe 1, sous a).
80. Comme je l’ai déjà expliqué (54), cet objectif consiste :
– d’une part, à favoriser la mobilité des personnes à l’intérieur de l’Union, y compris lorsque le transfert de résidence d’un État membre à un autre intervient après une crise conjugale ;
– d’autre part, à assurer la sécurité juridique et la proximité entre les personnes concernées et le for.
81. Les facteurs de rattachement retenus servent à garantir l’équilibre entre ces deux objectifs : ils servent à la fois les intérêts des parties concernées et ceux de l’administration de la justice. Cet équilibre est favorisé par le fait que les critères de compétence fondés sur la résidence habituelle n’ouvrent pas autant de possibilités qu’il n’y a de tirets à l’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 2201/2003, même s’il peut sembler en aller ainsi à première vue (55).
82. Une interprétation permissive quant au nombre de résidences habituelles simultanées d’une même personne pourrait rompre, de facto, l’équilibre entre les parties, en élargissant les occasions de recourir au forum actoris. Il serait en outre plus difficile de déterminer par avance les juridictions susceptibles de statuer sur le divorce, la séparation de corps ou l’annulation du mariage au sein de l’Union (56).
83. Ces réflexions, jointes à celles que j’exposerai aux points suivants des présentes conclusions, plaident en faveur d’une interprétation restrictive de la notion de « résidence habituelle » inscrite à l’article 3 du règlement no 2201/2003, même si une personne vit dans plusieurs États membres.
3. La résidence habituelle sous l’angle du critère d’interprétation systématique (au sens large)
84. Si le libellé, le sens et la finalité de l’article 3 du règlement no 2201/2003 s’opposent à ce que les effets juridiques qu’il prévoit soient attachés à une multiplicité de résidences habituelles, ce postulat va au-delà des litiges relatifs aux crises conjugales, nonobstant ce que laisse entendre le considérant 8 de ce règlement (57).
85. Le législateur européen a étendu le même critère de compétence internationale aux instruments ultérieurs régissant : a) la loi applicable au divorce et à la séparation de corps (58) ; b) la compétence judiciaire internationale pour les demandes relatives à une obligation alimentaire (59) ; et c) la compétence judiciaire internationale pour les demandes relatives au régime matrimonial, connexes aux demandes de dissolution, de séparation ou d’annulation (60).
86. Plus l’on étend la notion de « résidence habituelle » figurant à l’article 3 du règlement no 2201/2003, plus le nombre de juridictions d’États membres potentiellement compétentes dans ces autres domaines sera élevé, au détriment de la prévisibilité pour les personnes concernées (61).
87. Je me concentrerai en particulier sur les effets sur la loi applicable au divorce et à la séparation de corps.
88. Le règlement no 1259/2010 vise à « garantir aux citoyens des solutions appropriées en termes de sécurité juridique, de prévisibilité et de souplesse » (62). Atteindre cet objectif suppose que la loi applicable au fond soit toujours une seule et même loi, indépendamment de la juridiction de l’Union qui est appelée à statuer sur le divorce ou la séparation de corps. Ainsi, bien qu’étant multiples, les points de rattachement énoncés dans le règlement no 1259/2010 s’articulent « en cascade » et non pas sous forme d’alternatives.
89. Bien que dans une moindre mesure (63), l’objectif décrit s’appuie en outre sur la corrélation forum-jus que consacre l’article 8 du règlement no 1259/2010 lorsqu’il fixe la loi applicable en l’absence de choix par les parties :
– en tant qu’orientation de principe, par la correspondance de plusieurs fors de l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003 avec les points de rattachement prévus à l’article 8 du règlement no 1259/2010 ;
– directement, à titre de solution résiduelle : en l’absence de choix de la loi par les parties, et si les critères prévus à l’article 8, sous a), b) et c), du règlement no 1259/2010 ne sont pas non plus applicables, la loi du for s’applique, conformément à l’article 8, sous d), de ce règlement.
90. Une application laxiste de la notion de « résidence habituelle » de l’article 3 du règlement no 2201/2003, qui autoriserait le dédoublement ou la multiplication de la compétence judiciaire internationale sur la base de ce critère, compromettrait l’objectif du règlement no 1259/2010 de deux manières :
– en rompant la corrélation entre le for et la loi applicable, si la juridiction est saisie en tant que juridiction de l’une des résidences habituelles d’un conjoint, mais qu’elle doit appliquer la loi d’un autre État membre, parce que la résidence habituelle commune des époux y est située (64) ;
– en aboutissant à ce que deux (ou plusieurs) juridictions compétentes au titre de la ou des résidences habituelles d’un conjoint, situées dans des États membres différents, appliquent la loi « du for » en vertu de l’article 8, sous d), du règlement no 1259/2010.
– Article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 2201/2003 et arrêt Hadadi [article 3, paragraphe 1, sous b), de ce règlement]
91. L’interprétation restrictive que je préconise ne s’oppose pas à celle retenue par la Cour dans son arrêt Hadadi (65), où elle a admis, dans le cadre de l’article 3, paragraphe 1, sous b), du règlement no 2201/2003, que les juridictions de plusieurs États membres pouvaient être compétentes lorsque les intéressés possèdent plusieurs nationalités (66).
92. Les divergences entre l’affaire qu’a tranchée la Cour dans son arrêt Hadadi et celle dont elle est saisie aujourd’hui sont significatives. La Cour y a exclu que le point de rattachement « nationalité » soit limité à la « nationalité effective », circonstance qui est tout à fait étrangère au présent litige :
– premièrement, la condition d’« effectivité » de la nationalité ne figure pas à l’article 3 du règlement no 2201/2003 ; en revanche, cette disposition pose bien la condition du caractère « habituel » de la résidence ;
– deuxièmement, la nationalité qui confère une compétence en vertu de l’article 3, paragraphe 1, sous b), du règlement no 2201/2003 doit toujours être commune. Lorsque seul l’un des conjoints a une double nationalité, et non l’autre, seule la nationalité partagée est pertinente aux fins de cette disposition : le conjoint ayant une seule nationalité n’est ni désavantagé ni avantagé (67). Une telle situation pourrait en revanche survenir en cas d’admission de la résidence habituelle multiple, par le jeu des règles de compétence fondées sur la résidence habituelle d’un seul conjoint (68) ;
– troisièmement, l’élément de rattachement correspondant à la nationalité est, comme l’a relevé la Cour, « univoque et facile à mettre en application » (69), alors que la détermination de la nationalité « effective » imposerait à chaque fois de prendre en considération toute une série de circonstances de fait qui ne conduiraient pas toujours à un résultat clair (70).
93. Cette absence de résultat clair est également possible lors de l’application du point de rattachement « résidence habituelle ». Toutefois, je ne pense pas que la difficulté puisse être résolue (tout au contraire) en considérant qu’il est préférable, en cas de doute, d’admettre l’existence de plus d’une résidence habituelle.
94. Une telle solution ne garantit pas de moindres discussions entre les parties quant à la résidence qu’il convient de retenir pour une procédure lorsqu’il y en a plusieurs. Elle ajoute plutôt un facteur supplémentaire de complexité au débat : chaque fois qu’une partie présenterait deux ou plusieurs résidences comme étant habituelles, il faudrait vérifier si elles le sont toutes en réalité. Le risque de voir la compétence internationale finalement déterminée par une résidence « simple » (et non par la résidence habituelle au sens de l’article 3 du règlement no 2201/2003) s’en trouverait en définitive accru.
D. Impossibilité de déterminer la résidence habituelle ?
95. Le règlement no 2201/2003 a prévu des solutions en cas d’impossibilité d’établir la résidence habituelle d’un enfant, mais pas lorsqu’il s’agit d’un adulte.
96. Ce silence n’est pas fortuit. En un sens positif, il exclut l’hypothèse de personnes dont la résidence habituelle ne pourrait être établie (même en présence de difficultés de preuve). En un sens négatif, il corrobore, à mon sens, le fait que, aux fins de l’article 3 du règlement no 2201/2003, un adulte ne se voit pas reconnaître deux ou plusieurs résidences habituelles dans différents États membres.
97. À supposer, pour les besoins de la discussion, qu’il n’en aille pas ainsi et qu’il soit véritablement impossible de déterminer (71), entre différentes résidences, celle qui est habituelle au sens de l’article 3 du règlement no 2201/2003, deux issues pourraient être imaginées :
– selon la première, que privilégie la Commission (72), il suffirait que l’un des centres de vie (d’un nombre égal ou supérieur à deux) se trouve dans l’État membre du juge saisi de la demande en divorce pour que celui-ci se déclare compétent ;
– selon la seconde, aucun de ces centres de vie situés dans différents États membres ne serait susceptible de conférer compétence au titre de la résidence habituelle.
98. Les arguments que j’ai exposés ci‑dessus à l’encontre de la thèse consistant à admettre plusieurs résidences habituelles simultanées pour une même personne, dans le contexte de l’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 2201/2003, m’amènent à me prononcer en faveur de la seconde option, comme étant moins perturbatrice pour le système dans son ensemble.
99. Cette seconde option (qui aurait un caractère exceptionnel) confirmerait l’inaptitude du point de rattachement « résidence habituelle » pour déterminer la compétence judiciaire internationale. Une telle hypothèse ne priverait pas nécessairement les parties de la protection juridictionnelle au sein de l’Union, lorsque l’un des autres critères prévus à l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003 serait applicable (73), ou qu’il serait recouru aux fors régis par la loi de chaque État membre (74), dont l’application résiduelle est prévue à l’article 7 de ce règlement.
100. Ce n’est qu’à titre subsidiaire (c’est-à-dire après avoir épuisé ou exclu ces possibilités) et de façon exceptionnelle, aux fins d’éviter un déni de justice, qu’il me paraîtrait acceptable d’attribuer compétence aux juridictions de l’un quelconque des États membres de résidence d’un conjoint, lorsqu’aucune des résidences de celui-ci n’est susceptible d’être qualifiée de « résidence habituelle » au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 2201/2003.
V. Conclusion
101. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour d’apporter la réponse suivante à la question posée par la cour d’appel de Paris (France) :
L’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000, doit être interprété en ce sens que, aux fins de l’attribution de compétence, chaque conjoint ne peut se voir reconnaître qu’une résidence habituelle.
Quand un conjoint partage sa vie entre deux ou plusieurs États membres de telle sorte qu’il n’est aucunement possible de considérer l’un de ces États comme étant celui de sa résidence habituelle au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 2201/2003, la compétence judiciaire internationale doit être déterminée conformément à d’autres critères prévus par ce règlement et, le cas échéant, conformément aux critères résiduels en vigueur dans les États membres.
Dans ce même cas de figure, la compétence peut être exceptionnellement attribuée aux juridictions des États membres d’une résidence non habituelle d’un conjoint, lorsque l’application du règlement no 2201/2003 et des fors résiduels ne fait ressortir la compétence internationale d’aucun État membre.