CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. Dámaso Ruiz-Jarabo Colomer
présentées le 8 avril 2008 (1)
Affaire C‑297/07
Staatsanwaltschaft Regensburg
contre
Klaus Bourquain
[demande de décision préjudicielle formée par le Landgericht Regensburg (Allemagne)]
«Demande préjudicielle au titre de l’article 35 UE – Acquis de Schengen – Convention d’application de l’accord de Schengen – Interprétation de l’article 54 – Principe ne bis in idem – Condamnation par contumace – Force de chose jugée – Condition de non-exécution de la peine»
I – Introduction
1. Au cours des cinq dernières années, la Cour a précisé les contours un peu flous du principe ne bis in idem dans une jurisprudence (2) à laquelle j’ai eu l’honneur de contribuer (3) et dont la vocation à avoir une portée générale n’est en rien obscurcie par les spécificités de chaque cas d’espèce.
2. Tout comme pour la contemplation d’un tableau, une appréciation d’ensemble exige de prendre ses distances par rapport à l’objet pour ne pas courir le risque que la rétine ne capte que les traits, la texture et la masse de couleurs, sans réussir à appréhender la signification globale de l’œuvre.
3. Cela peut quelquefois être particulièrement difficile, comme dans la présente affaire, qui a été ouverte en partie à la suite du comportement paradoxal d’une personne qui prétend assurer son bien-être personnel en invoquant sa propre condamnation à mort, (4) prononcée 47 ans auparavant, pour faire jouer le principe ne bis in idem. C’est là la grandeur et la servitude du droit.
II – Cadre juridique
A – L’acquis de Schengen
4. Ce corpus juridique comprend:
a) l’accord signé le 14 juin 1985 dans la localité luxembourgeoise qui lui donne son nom, par les États formant l’Union économique Benelux, la République fédérale d’Allemagne et la République française, relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes (5);
b) la convention d’application de cet accord, conclue le 19 juin 1990 (6), (ci-après la Convention) qui établit des mesures de coopération pour compenser la disparition de ces contrôles;
c) les protocoles et les instruments d’adhésion d’autres États membres, les déclarations et les actes adoptés par le comité exécutif institué par la Convention, ainsi que ceux pris par les instances auxquelles ce comité exécutif attribue des pouvoirs de décision (7).
5. Le protocole (nº 2) annexé au traité sur l’Union européenne et au traité instituant la Communauté européenne (ci-après, le «protocole») intègre ce corpus de normes dans le cadre de l’Union; en vertu de son article 2, paragraphe 1, premier alinéa, il s’applique aux treize États énumérés à l’article 1er (8) depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam (le 1er mai 1999).
6. La décision 2007/801/CE du Conseil, du 6 décembre 2007 (9), a notablement élargi le champ d’application territoriale de l’acquis de Schengen, en déclarant que les dispositions de ce dernier s’appliquent désormais pleinement à la République tchèque, à la République d’Estonie, à la République de Lettonie, à la République de Lituanie, à la République de Hongrie, à la République de Malte, à la République de Pologne, à la République de Slovénie et à la République slovaque.
7. Le Royaume-Uni de Grande-Bretagne (10) et d’Irlande du Nord ainsi que l’Irlande (11) ne se sont pas associés pleinement à ce projet commun et ont opté pour une participation ponctuelle.
8. Depuis leur adhésion à l’Union européenne, la République de Chypre, (12)la République de Bulgarie et la Roumanie (13)sont certes liées par le corpus de normes précité, mais il faudra l’intervention du Conseil pour vérifier si les conditions nécessaires à l’application de celles-ci sont remplies.
9. Concernant les pays non membres de l’Union européenne, l’article 6 du protocole impose à la République d’Islande et au Royaume de Norvège de mettre en œuvre et de développer l’acquis de Schengen, qui s’applique dans ces États depuis le 25 mars 2001 (14). En outre, un accord d’association avec la Confédération suisse prévoit la mise en œuvre, l’application et le développement de cet acquis (15) et il est probable que la Principauté de Liechtenstein adhère à cet accord en vertu d’un projet de décision élaboré par le Conseil (16).
10. D’après le préambule du protocole, l’objectif est de renforcer l’intégration européenne pour permettre à l’Union de devenir plus rapidement un espace de liberté, de sécurité et de justice.
11. Se fondant sur l’article 2, paragraphe 1, deuxième alinéa, du protocole, le Conseil a adopté, le 20 mai 1999, les décisions 1999/435/CE et 1999/436/CE, relatives à la définition de l’accord de Schengen en vue de déterminer, conformément aux dispositions pertinentes du traité instituant la Communauté européenne et du traité sur l’Union européenne, la base juridique des normes qui constituent l’acquis (17).
B – En particulier, le principe ne bis in idem
12. Le titre III de la convention, intitulé «Police et sécurité», débute par un chapitre consacré à la «coopération policière» (articles 39 à 47), suivi d’un autre qui traite de l’«entraide judiciaire en matière pénale» (articles 48 à 53).
13. Le chapitre 3, intitulé «Application du principe ne bis in idem», se compose des articles 54 à 58, qui sont fondés sur les articles 34 UE et 31 UE, selon l’article 2 et l’annexe A de la décision 1999/436.
14. L’article 54 se lit comme suit:
«Une personne qui a été définitivement jugée par une Partie Contractante ne peut, pour les mêmes faits, être poursuivie par une autre Partie Contractante, à condition que, en cas de condamnation, la sanction ait été subie ou soit actuellement en cours d’exécution ou ne puisse plus être exécutée selon les lois de la Partie Contractante de condamnation.»
C – Le droit français
15. Je partage les réflexions de certains des intervenants dans le débat préjudiciel (18) sur la paucité des informations contenues dans l’ordonnance de renvoi au sujet de la teneur exacte des dispositions françaises applicables (19).
16. Toutefois, l’article 120 du code français de justice militaire (20) permettait au contumax de faire opposition dans les cinq jours de la notification du jugement et, dans le cas, au demeurant habituel dans les procédures par contumace, où la notification n’était pas certaine, il permettait au condamné de faire opposition tant que l’exécution de la peine n’était pas prescrite.
17. Pour sa part, le code de procédure pénale (21) prévoyait, en ce qui concerne les crimes, un délai de prescription de la peine de vingt ans à compter de son prononcé (22).
18. Il résulte de l’exégèse conjointe de ces normes que le jugement par contumace dont la notification n’est pas établie (23) devient irrévocable (24) vingt ans après son prononcé, sans oublier qu’en l’espèce le délai de prescription coïncide avec celui accordé pour demander la révision (25).
III – Faits, litige au principal et question préjudicielle
19. Le 26 janvier 1961, M. Klaus Bourquain, un ressortissant allemand engagé dans la légion étrangère française (26), a été jugé, déclaré coupable d’homicide et condamné à mort par contumace par le Tribunal permanent des forces armées de la zone est-constantinoise, à Bône (27).
20. Appliquant le code pénal français alors en vigueur, ce tribunal militaire a considéré comme établi que le 4 mai 1960, alors qu’il avait entrepris de déserter à la frontière entre l’Algérie et la Tunisie, dans la province d’El Tarf (28), M. Bourquain avait abattu d’un coup de feu un autre soldat de la légion étrangère, également de nationalité allemande, qui voulait l’empêcher de fuir.
21. S’étant réfugié en République démocratique allemande, le condamné n’a jamais comparu devant le tribunal et la peine n’a pas été exécutée, même si les biens de l’intéressé ont été mis sous séquestre pour garantir le recouvrement des dépens.
22. Il n’y a pas eu d’autre procédure pénale contre M. Bourquain en France et en Algérie; en revanche, les autorités de la République fédérale d’Allemagne ont, en 1962, délivré un mandat d’arrêt à l’adresse de la République démocratique allemande, qui l’a rejeté.
23. En 2002, la Staatsanwaltschaft Regensburg (le parquet de Ratisbonne) a entrepris des démarches en vue de faire juger M. Bourquain en Allemagne, pour les mêmes faits.
24. Mais, à cette date, la peine imposée par le jugement du 26 janvier 1961 ne pouvait être exécutée en France: (1) en effet, ce pays avait, en 1968, amnistié (29) les infractions commises par ses militaires pendant les événements en Algérie; (2) la prescription est intervenue en 1981 et (3) la peine de mort a été abolie (30) la même année.
25. Dans ces circonstances, le Landgericht Regensburg a demandé un avis consultatif au Max-Planck-Institut für ausländisches und internationales Strafrecht (Institut Max-Planck de droit pénal international et étranger, ci-après, l’«institut Max-Planck»), qui a estimé que, même si son exécution immédiate était exclue en raison des particularités du droit français, le jugement par contumace était formellement et matériellement passé en force de chose jugée, ce qui interdisait l’ouverture d’un nouveau procès pénal.
26. En outre, la même juridiction a demandé au ministère de la Justice français de lui dire, au titre de l’article 57 de la convention, si les autorités françaises étaient d’avis que le jugement du 26 janvier 1961 s’opposait à l’ouverture d’un nouveau procès en Allemagne, en raison de l’article 54 de la convention.
27. Tout en estimant que le principe ne bis in idem n’était pas applicable, le procureur du Tribunal aux armées de Paris a confirmé que le jugement était passé en force de chose jugée, qu’il était irrévocable depuis 1981 et qu’il ne pouvait plus être exécuté en France, la peine étant prescrite (31).
28. Ce tissu d’opinions divergentes renforce les doutes conçus par le Landgericht Regensburg, dont l’ordonnance de renvoi vise à déterminer si l’article 54 de la convention exige que la peine ait été exécutable à un moment quelconque. D’après le raisonnement de la juridiction de renvoi, le droit de demander l’ouverture d’un nouveau procès pendant le délai de prescription (32)a pour conséquence que la peine ne peut être mise à exécution qu’après l’expiration de ce délai, qui serait l’instant précis où la prescription de la peine est acquise (33).
29. En conséquence, le Landgericht Regensburg a sursis à statuer et a saisi la Cour de justice de la question préjudicielle suivante:
«Une personne définitivement jugée par une partie contractante peut-elle être poursuivie par une autre partie contractante pour le même fait lorsqu’en vertu du droit de l’État de condamnation, la peine qui a été prononcée à l’encontre de cette personne n’a jamais pu être exécutée?»
IV – Procédure devant la Cour
30. La décision de renvoi a été enregistrée au greffe de la Cour le 21 juin 2007.
31. Des observations écrites ont été présentées dans le délai prévu à l’article 23 du statut CE de la Cour de justice par M. Bourquain, par la Commission des Communautés européennes ainsi que par les gouvernements tchèque, hongrois, néerlandais et portugais.
32. Après que j’eus été informé le 27 février 2008, postérieurement à la réunion générale du 19 février, que le délai pour solliciter la tenue d’une audience avait expiré le 25 sans que nul ne se soit manifesté, la voie était libre pour présenter les conclusions.
V – Analyse de la question préjudicielle
A – Observations liminaires sur le ne bis in idem dans l’acquis de Schengen
1. Les deux manifestations du principe
33. La Cour ne reconnaît pas la même portée au principe ne bis in idem selon que celui-ci est appliqué en matière de concurrence (34) ou dans le cadre du «troisième pilier» de l’Union européenne: si elle affirme l’interdiction de la double sanction dans ces deux domaines, ce n’est que dans le second (35) qu’elle étend l’application du principe à la possibilité d’être traduit en justice deux fois pour les mêmes faits (nemo debet bis vexari pro una et eadem causa).
34. La pleine reconnaissance des jugements étrangers en matière pénale constituait un véritable défi pour le droit communautaire et la Cour de justice l’a relevé sans éluder sa responsabilité en proclamant, pour la libre circulation des personnes, que l’article 54 de la Convention garantit l’exercice de cette liberté fondamentale à toute personne qui a été définitivement jugée, sans qu’elle doive craindre de nouvelles poursuites pénales pour des faits qui ont déjà fait l’objet d’un jugement (36).
2. Ses fondements traditionnels
35. L’article 54 de la convention s’oppose à ce que, en raison d’un même comportement illicite, une personne soit poursuivie pénalement et, éventuellement, condamnée plusieurs fois, dans la mesure où ce cumul de poursuites et de sanctions a pour conséquence inadmissible l’exercice répété du ius puniendi (37).
36. La sécurité juridique garantit à l’accusé dans un procès pénal qu’il ne sera pas traduit en justice une deuxième fois pour le même comportement, s’il est acquitté, et qu’il ne fera pas l’objet d’une nouvelle sanction, s’il est condamné.
37. On ne saurait au demeurant négliger le rôle de soutien de la proportionnalité joué par l’équité, qui interdit le cumul des sanctions (38); en effet, si – en plus de la réinsertion (39) – toute sanction poursuit une double finalité, répressive et dissuasive, en punissant le comportement des uns et en décourageant les autres de l’imiter, elle doit aussi assurer la pondération de ces finalités, en maintenant un juste équilibre afin de sanctionner le comportement en cause, tout en étant exemplaire.
38. Enfin, en tant qu’exigence structurelle du système juridique, la légitimité du ne bis in idem repose également sur le respect de la chose jugée.
3. Les derniers développements
a) De la confiance entre États…
39. Cette notion, assez jeune dans la construction d’une justice pénale européenne, est sous-jacente au principe de reconnaissance mutuelle (40) introduit au point 33 des conclusions du Conseil européen de Tampere du 16 octobre 1999 (41).
40. Le point 10 des motifs de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres (42), postule directement un degré de confiance élevé entre les États membres.
41. Tout cela laissait présager que la Cour ne tarderait pas à se prononcer, ce qu’elle a fait à la première occasion (43) en soulignant l’importance de la confiance mutuelle, condition essentielle de l’application de l’article 54 de la convention en vertu de laquelle chaque État membre doit accepter la façon dont le droit pénal est appliqué dans les autres, même quand le sien conduit à une solution différente; en d’autres termes, du point de vue des effets, la ratio de la confiance mutuelle se teinte d’utilitarisme en appuyant le principe de reconnaissance mutuelle.
42. Cependant, si cette clarification par la Cour facilite la résolution de certaines affaires, elle est insuffisante dans d’autres cas, surtout parce que ce système de coopération renforcée donne aux différents juges nationaux un rôle de premier plan, qui exige des dons très marqués en matière d’interprétation (44).
43. Un moyen adéquat de surmonter les situations de confusion pourrait être l’harmonisation (45) du droit pénal et de la procédure pénale des États membres, tant il est vrai que les réticences pour adopter des décisions dans ce domaine de l’ordre juridique se dissipent normalement dès la constatation que les décisions pénales prononcées dans un autre État présentent des garanties identiques.
44. Pour l’heure, le ne bis in idem continue d’arborer la bannière de la confiance partagée puisque, indépendamment du point de savoir si la convergence sera un jour réalité, l’article 54 de la convention n’est pas tributaire d’un rapprochement des législations pénales entre les États (46); au contraire, l’absence de rapprochement renforce encore sa portée.
45. Si chaque État doit présumer que certaines conditions, en particulier en matière de droits fondamentaux, sont respectées par tous les autres, l’expérience indique que la confiance mutuelle est un principe normatif, qui concentre les normes d’interprétation des obligations relatives au «troisième pilier» en jouant un rôle équivalent à celui du principe de la coopération loyale (47).
46. Bien qu’elle ait sa source dans le champ abstrait de la coopération entre États, la reconnaissance mutuelle se matérialise dans ce que les garanties individuelles ont de plus tangible (48) et conduit à la vérification de standards usuels dans le domaine des droits subjectifs, où son invocation habituelle par les opérateurs juridiques accroît la probabilité d’arriver à une compréhension commune.
b) … à la reconnaissance d’un droit pour l’individu
47. Malgré les progrès, détacher les libertés majeures (comme celle de circulation) de l’interdiction de traduire en justice ou de sanctionner «deux fois pour les mêmes faits» exige encore des efforts considérables, dont la justification se ressent du niveau d’intégration atteint dans une Union européenne qui conçoit le citoyen comme titulaire de droits et bénéficiaire ultime des normes (49).
48. Mais je ne vois aucun inconvénient à compléter les normes (sans les remplacer) d’une coopération entre États fondée sur la confiance mutuelle par une vision tendant à appliquer les droits fondamentaux comme point de référence (50),car le ne bis in idem s’analyse, face au ius puniendi, comme une émanation de la protection juridictionnelle qui découle du droit à un procès équitable (51) et il a d’ailleurs rang constitutionnel dans certains des États parties au système de Schengen (52).
49. Dans la mesure où elle acquiert sa véritable densité normative avec l’élaboration d’un droit subjectif au traitement unitaire de l’action répressive (53), la règle du ne bis in idem est ancrée dans un substrat solide qui contribue à couvrir les vulnérabilités (54) de certaines institutions, comme la prescription, la chose jugée ou les multiples théories de la proportionnalité que le seul recours à la confiance mutuelle entre États (55) ne permet pas de résoudre de manière satisfaisante.
50. Cet horizon s’est éclairci avec la proclamation autonome du ne bis in idem dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (56), dont l’article 50 dispose que «nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi».
51. Parmi les multiples facettes des droits fondamentaux, une importance spéciale doit être reconnue aux limites et aux exceptions qu’ils donnent à la reconnaissance mutuelle (57), à condition de correspondre à des principes communs à tous les États membres (58).
B – La notion de «jugement définitif»
52. Les termes dans lesquels le Landgericht Regensburg a formulé la question montrent que son problème est simplement celui de la portée de l’article 54 de la convention qui interdit de poursuivre une nouvelle fois les mêmes faits lorsque, en cas de condamnation, la sanction «ne [peut] plus être exécutée».
53. Toutefois, il faut examiner d’abord si la condamnation par contumace constitue un «jugement définitif», au sens de la disposition précitée, compte tenu de l’impossibilité d’exécution immédiate de la sanction due à l’obligation de tenir un nouveau procès dans les cas où le contumax a été repris.
1. Son interprétation
54. L’arrêt Kretzinger, précité, a éludé ce débat (59) en estimant au point 67 qu’il n’était pas «nécessaire d’examiner la question de savoir si un jugement rendu par défaut, dont la force exécutoire peut être subordonnée à des conditions en vertu de l’article 5, point 1, de la décision-cadre, doit être considéré comme une décision par laquelle une personne ‘a été définitivement jugée’ au sens de l’article 54 de CAAS».
55. Toutefois, la Cour a retenu un critère extensif, qui réaffirme la nécessité de respecter, au sein de l’Union européenne, les décisions mettant fin à la situation procédurale de la personne poursuivie selon la législation de l’État dans lequel les démarches correspondantes ont été entamées.
56. Elle a ainsi inclus dans la notion de jugement définitif l’extinction de l’action publique lorsque le Parquet ordonne le classement sans l’intervention d’un organe juridictionnel (affaire Gözütok et Brügge) ainsi que les décisions qui acquittent le prévenu définitivement pour insuffisance de preuves (affaire Van Straaten) ou en raison de la prescription du délit (affaire Gasparini e.a.).
57. En outre, même si les différentes versions linguistiques de l’article 54 de la Convention présentent des divergences (60), la raison téléologique pour laquelle il faut soutenir la circulation des personnes s’inscrit de façon univoque dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice, dont la réalisation serait compromise si les particularités des procédures nationales ne permettaient pas de retenir une conception généreuse de la notion de jugement définitif.
58. Dans l’idéal, la res judicata (61) confère au jugement un état juridique non modifiable par quelque moyen que ce soit, faute de voie de recours ou parce que le recours n’a pas été introduit dans le délai légal (62).
2. Le jugement prononcé par contumace
59. Les différences de conception entre États sur la notion de décision judiciaire prise in absentia font obstacle à une coopération sans heurts en matière pénale; cela a d’ailleurs été relevé dans des initiatives récentes (63) qui s’efforcent d’introduire un embryon d’unité en organisant les critères autour de règles communes destinées à réduire ces différences.
60. En l’espèce, un éventuel jugement ultérieur compromettrait apparemment, au regard de l’article 54 de la convention, le caractère «définitif» du jugement du tribunal de Bône.
61. Mais le doute était temporaire, puisque, comme l’affirme le procureur du Tribunal aux armées de Paris, le jugement avait acquis force de chose jugée en 1981, c’est-à-dire avant le début du procès en Allemagne; or cette déclaration (64) ne peut être contestée à l’échelon du droit communautaire.
62. La Cour doit cependant réaliser que l’article 54 de la convention n’exige pas que le jugement devienne définitif au moment de son prononcé, puisqu’il suffit que cette condition soit remplie au moment où commence le deuxième procès (65); or, pour M. Bourquain, le deuxième procès a commencé en 2002, alors que la décision du tribunal militaire avait déjà acquis force de chose jugée, au sens de la réglementation française.
63. Au demeurant, d’après divers instruments juridiques (66), la présence du prévenu permet de mettre en œuvre sa défense et son droit à un procès équitable (67); d’ailleurs, la décision-cadre 2002/584 (68) permet d’exiger de l’État qui prétend exécuter une sanction prononcée par défaut des assurances suffisantes que le condamné peut demander un nouveau procès dans lequel ses droits fondamentaux seront garantis.
64. Transformer cette garantie pour l’accusé en une condition annulant l’application d’autres droits conduirait à une situation absurde, qui se réaliserait si l’application du principe ne bis in idem était limitée aux décisions qui excluent toute révision à son avantage.
65. Pour les raisons exposées ci-dessus, la condamnation prononcée en l’absence de l’intéressé doit être considérée comme «définitive» aux fins de l’application de l’article 54 de la convention.
C – La condition relative à la «non-exécution de la sanction»
66. Dans la présente affaire, tous s’accordent à dire que, quand le procès a été entamé en Allemagne, la sanction n’était pas exécutable en France parce que, d’une part, elle était prescrite et que, d’autre part, ce pays avait aboli la peine capitale et avait promulgué une loi d’amnistie pour les événements en Algérie.
67. Mais la question du Landgericht Regensburg vise à déterminer si l’entrave à l’exécution de la sanction doit être postérieure à son imposition, ce qui est la thèse du gouvernement hongrois lorsqu’il soutient que l’article 54 de la convention admet que les obstacles se présentent a posteriori, mais n’envisage pas l’hypothèse d’une sanction qui serait d’emblée impossible à mettre en œuvre, comme en l’espèce, où la non comparution de M. Bourquain rendait irréalisable l’organisation d’un nouveau procès pour matérialiser la sanction.
68. Le même gouvernement s’appuie sur les termes «ne puisse plus être exécutée» figurant à l’article 54 pour en déduire a contrario que la sanction devait avoir été exécutable à un moment antérieur.
69. Cet argument n’est pas convaincant, car le sens des mots n’est pas toujours une référence adéquate, comme la Cour l’a souligné quelques fois (69); en outre, à mon avis, la brièveté de l’expression indique uniquement que la sanction devient exécutoire lorsqu’on veut ouvrir le nouveau procès et non avant, ce qui préserve l’effet utile de la norme.
70. Cependant, l’article 54 concerne des normes pénales nationales qui, en raison de leur nature de ultima ratio, excluent toute interprétation extensive (70) contraire au principe de légalité (71) en vigueur dans les traditions communes aux États et explicitement (72) intégré dans le droit communautaire (73)
71. Sans préjudice de ces observations, la réflexion du gouvernement néerlandais sur la difficulté d’imaginer qu’un jugement définitif inflige des sanctions non exécutables (74) n’est pas dénuée d’intérêt.
72. L’appréciation de la portée de la norme qui affirme le caractère exécutoire de la sanction et non du jugement, requiert une attention particulière.
73. Sous cette réserve, il faut distinguer entre jugement exécutable et jugement exécutoire (75); en effet, si la réglementation française ne permet pas d’exécuter la sanction sans un nouveau procès, elle n’affecte en rien la valeur du jugement pris en tant que titre juridique se projetant ipso jure sur la personne et le patrimoine du prévenu, comme le montrent la vérification de la responsabilité de M. Bourquain dans un nouveau procès s’il avait été retrouvé ainsi que la mise sous séquestre de ses biens.
74. En parallèle, la sanction deviendrait exécutoire une fois surmonté l’obstacle procédural qui lui enlevait toute portée pratique, sans d’ailleurs porter atteinte à sa validité intrinsèque (76), qu’il faut distinguer de son efficacité.
75. Pour toutes les raisons développées ci-dessus, je propose que la Cour interprète l’article 54 de la convention en ce sens qu’il s’applique également à la sanction prononcée dans un jugement définitif qui, en raison des particularités procédurales du droit national, n’aurait jamais pu être exécuté.
D – De l’amnistie, du ne bis in idem et de leurs natures divergentes
76. Si je n’examine pas la façon dont l’abolition de la peine de mort et la prescription de la sanction font obstacle à l’exécution du jugement du tribunal de Bône, ce n’est pas pour éluder le problème, mais parce que l’évidence de la réponse, d’une part, et le respect de la compétence exclusive du juge national, d’autre part, rendent superflu et inapproprié de développer ce sujet.
77. Néanmoins, la prudence impose de réfléchir, fût-ce brièvement, sur les implications de l’amnistie, étant donné la variété des formes prises par ce mécanisme exceptionnel de clémence dans les divers systèmes juridiques.
78. Le protocole additionnel II à la convention de Genève (77) rattache l’amnistie à la notion de pacification et de réconciliation après des périodes de convulsions ayant entraîné des affrontements violents au sein d’une communauté.
79. Il s’agit d’apaiser des sentiments à l’étiologie très précise, générés par des événements collectifs qui ont ouvert une fracture politique et sociale au sein d’une population donnée.
80. Cette terminologie vise, si elle est prise dans un sens large (78), toutes les mesures de pardon ou de remise de peine, y compris la grâce (79); dans d’autres conceptions, elle vise uniquement des décisions prises par le parlement suivant la procédure prévue pour l’adoption des lois.
81. Malgré l’existence en Europe, en ce qui concerne ces mesures de clémence, de différences perceptibles au regard de critères aussi différents que la typologie, la finalité, voire la nature des délits susceptibles d’en faire l’objet (80), ces mesures gardent toutes pour effet de pouvoir éteindre le ius puniendi dans tous les États et d’aboutir à ce que des autorités non judiciaires abrogent les effets d’un jugement pénal (81).
82. Cet ensemble de mesures de clémence, diverses par les idées qui les sous-tendent, mais uniformes par les objectifs qu’elles poursuivent, correspond en bloc à de véritables gestes de volonté politique, fondés sur des principes d’opportunité qui plongent leurs racines dans la souveraineté des États dans la gestion de leurs conflits intérieurs.
83. En matière de ne bis in idem communautaire, la confiance mutuelle ne devrait pas englober les cas de non-exécution d’une sanction dus à la mise en œuvre de ces facultés exorbitantes par les pouvoirs nationaux, car, dans ces hypothèses, la logique de la reconnaissance mutuelle cesse d’opérer dans la sphère de l’application judiciaire de la loi, dont elle est alors détournée par des facteurs à forte composante sociologique et politique.
84. Ce n’est pas par hasard que la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen fait de l’amnistie l’un des motifs obligatoires de non-exécution, lorsque l’État requis est compétent pour poursuivre l’infraction selon sa propre loi pénale (article 3, paragraphe 1).
85. Du point de vue des droits fondamentaux, l’amnistie ne permet pas non plus de justifier la non-exécution de la peine par application du principe ne bis in idem; en effet, indépendamment du fait qu’elle peut devenir un instrument dangereux pour la mise en œuvre de ces droits (82), force est de constater encore une fois l’intervention de deux dimensions différentes, tant il est vrai que l’amnistie se fonde sur une base étrangère aux valeurs des droits fondamentaux et s’applique dans le cadre de paramètres si vagues et si aléatoires qu’ils échappent à tout critère de rationalité juridique et excluent toute possibilité de contrôle juridictionnel (83).
VI – Conclusion
86. Par ces motifs, je propose à la Cour de justice de répondre à la question préjudicielle dans le sens suivant:
«L’article 54 de la convention d’application de l’accord de Schengen, signée le 19 juin 1990, doit être interprété en ce sens qu’une personne définitivement jugée dans un État ne peut être poursuivie dans un autre État pour les mêmes faits lorsque, en vertu du droit de l’État de condamnation, la peine qui a été prononcée à l’encontre de cette personne n’a jamais pu être exécutée».