Language of document : ECLI:EU:T:1998:198

ARRÊT DU TRIBUNAL (deuxième chambre)

15 septembre 1998 (1)

«Concurrence - Transport ferroviaire - Accords sur les services ferroviaires de nuit à travers le tunnel sous la Manche - Restrictions de concurrence - Directive 91/440/CEE - Affectation sensible du commerce - Fourniture de services indispensables - 'Facilités essentielles‘ - Motivation - Recevabilité»

Dans les affaires jointes T-374/94, T-375/94, T-384/94 et T-388/94,

European Night Services Ltd (ENS), société de droit anglais, établie à Londres,

Eurostar (UK) Ltd, anciennement European Passenger Services Ltd (EPS), société de droit anglais, établie à Londres,

représentées par MM. Thomas Sharpe, QC, du barreau d'Angleterre et du pays de Galles, et Alexandre Nourry, solicitor, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Mes Elvinger, Hoss et Prussen, 15, Côte d'Eich,

parties requérantes, respectivement,

dans les affaires T-374/94 et T-375/94,

Union internationale des chemins de fer (UIC), association de droit français, établie à Paris,

NV Nederlandse Spoorwegen (NS), société de droit néerlandais, établie à Utrecht (Pays-Bas),

représentées par M. Erik H. Pijnacker Hordijk, avocat au barreau d'Amsterdam, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me Luc Frieden, 62, avenue Guillaume,

parties requérantes dans l'affaire T-384/94,

Société nationale des chemins de fer français (SNCF), société de droit français, établie à Paris, représentée par Me Chantal Momège, avocat au barreau de Paris, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me Alex Schmitt, 62, avenue Guillaume,

partie requérante dans l'affaire T-388/94 et

partie intervenante dans les affaires T-374/94 et T-384/94,

soutenues par

Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, représenté par Mme Lindsey Nicoll, en qualité d'agent, et M. K. Paul E. Lasok, QC, du barreau d'Angleterre et du pays de Galles, ayant élu domicile à Luxembourg au siège de l'ambassade du Royaume-Uni, 14, boulevard Roosevelt,

partie intervenante,

contre

Commission des Communautés européennes, représentée initialement par M. Francisco Enrique González Díaz, membre du service juridique, puis par M. Giuliano Marenco, conseiller juridique principal, en qualité d'agents, assistés de Me Ami Barav, barrister au barreau d'Angleterre et du pays de Galles et avocat au barreau de Paris, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Carlos Gómez de la Cruz, membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,

partie défenderesse,

ayant pour objet l'annulation de la décision 94/663/CE de la Commission, du 21 septembre 1994, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CE et de l'article 53 de l'accord EEE (IV/34.600 - Night Services) (JO L 259, p. 20),

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (deuxième chambre),

composé de MM. A. Kalogeropoulos, président, C. W. Bellamy et J. Pirrung, juges,

greffier: M. H. Jung,

vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 22 octobre 1997,

rend le présent

Arrêt

Cadre juridique

1.
    La directive 91/440/CEE du Conseil, du 21 juillet 1991, relative au développement de chemins de fer communautaires (JO L 237 p. 25, ci-après «directive 91/440»), vise à faciliter l'adaptation des chemins de fer communautaires aux exigences du marché unique et à accroître leur efficacité. D'une part, elle garantit l'indépendance de gestion des entreprises ferroviaires afin de leur permettre de se comporter selon des modalités commerciales, l'article 5, paragraphe 3, disposant à cet effet que ces entreprises sont «libres:

-    de constituer avec une ou plusieurs autres entreprises ferroviaires un regroupement international;

[...]

-    de contrôler la fourniture et la commercialisation des services et d'en fixer la tarification [...];

[...]

-    de développer leur part de marché, de créer de nouvelles technologies et de nouveaux services et d'adopter toute technique innovatrice de gestion;

-    de lancer de nouvelles activités dans des domaines associés à l'activité ferroviaire».

2.
    D'autre part, elle prévoit une séparation de la gestion de l'infrastructure ferroviaire et de l'exploitation des services de transport des entreprises ferroviaires, la séparation comptable étant obligatoire et la séparation organique facultative (article 1er et section III de la directive).

3.
    Enfin, la directive constitue une première étape vers une libéralisation progressive du marché du transport ferroviaire dans la mesure où, pour la première fois, elle prévoit, sous certaines conditions, l'octroi à des entreprises ferroviaires de transport combiné international et à des associations d'entreprises ferroviaires, à compter du1er janvier 1993, d'un droit d'accès aux infrastructures ferroviaires situées dans la Communauté.

4.
    En vertu de l'article 10 de la directive, il est, en effet, prévu:

«1.    Les regroupements internationaux se voient reconnaître des droits d'accès et de transit dans les États membres où sont établies les entreprises ferroviaires qui les constituent, ainsi que des droits de transit dans les autres États membres pour les prestations de services de transport internationaux entre les États membres où sont établies les entreprises constituant lesdits regroupements.

2.    Les entreprises ferroviaires relevant du champ d'application de l'article 2 se voient accorder un droit d'accès, à des conditions équitables, à l'infrastructure des autres États membres aux fins de l'exploitation de services de transports combinés internationaux de marchandises.

    [...]»

5.
    A cet effet, l'article 3 de la directive définit l'entreprise ferroviaire comme «toute entreprise à statut privé ou public dont l'activité principale est la fourniture de prestations de transport de marchandises et/ou de voyageurs par chemin de fer, la traction devant obligatoirement être assurée par cette entreprise». Aux termes de la même disposition, est qualifié de regroupement international d'entreprises ferroviaires «toute association d'au moins deux entreprises ferroviaires établies dans des États membres différents en vue de fournir des prestations de transports internationaux entre États membres».

6.
    Le 19 juin 1995, le Conseil a, aux fins de l'application de la directive 91/440, adopté la directive 95/18/CE concernant les licences des entreprises ferroviaires (JO L 143, p. 70), ainsi que la directive 95/19/CE concernant la répartition des capacités d'infrastructure ferroviaire et la perception des redevances d'utilisation de l'infrastructure (JO L 143, p. 75).

Faits à l'origine du litige

7.
    Le 29 janvier 1993, la Commission a reçu une demande de déclaration de non-applicabilité de l'article 2 du règlement (CEE) n° 1017/68 du Conseil, du 19 juillet 1968, portant application de règles de concurrence aux secteurs des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable (JO L 175, p. 1, ci-après, «règlement n° 1017/68»), ou, à défaut, une demande d'exemption au titre de l'article 5 dudit règlement, pour des accords relatifs au transport ferroviaire de voyageurs par le tunnel sous la Manche.

8.
    Cette demande (ci-après «notification») avait été présentée par European Night Services Ltd (ci-après «ENS») au nom de British Rail (ci-après «BR»), de laDeutsche Bundesbahn (ci-après «DB»), des NV Nederlandse Spoorwegen (ci-après «NS») et de la Société nationale des chemins de fer français (ci-après «SNCF»). La notification avait également été préalablement approuvée par la Société nationale des chemins de fer belges (ci-après «SNCB»), qui, à cette époque, détenait une option de participation à ENS, devenue, cependant, caduque en juillet 1993. La SNCB demeure partie à l'un des accords d'exploitation conclus avec ENS.

9.
    Le premier des accords notifiés portait création par les quatre entreprises ferroviaires susmentionnées, BR, la SNCF, la DB et les NS, directement ou par l'intermédiaire de filiales de celles-ci, de la société ENS, établie au Royaume-Uni et ayant pour objet de fournir et d'exploiter des services de transport ferroviaire de nuit pour le transport de voyageurs entre la Grande-Bretagne et le continent par le tunnel sous la Manche, et ce sur les quatres itinéraires suivants: Londres-Amsterdam, Londres-Francfort/Dortmund, Glasgow/Swansea-Paris, Glasgow/Plymouth-Bruxelles.

10.
    Par lettre du 15 octobre 1997, ENS a, toutefois, informé le Tribunal que les services ferroviaires à partir et à destination de Bruxelles avaient été abandonnés en décembre 1994, que l'itinéraire Londres-Francfort/Dortmund avait été remplacé en août 1996 par l'itinéraire Londres-Cologne et que les seuls itinéraires envisagées à présent étaient Londres-Amsterdam/Cologne.

11.
    Le 9 mai 1994, European Passenger Services Ltd (ci-après «EPS»), filiale de BR au moment de la notification des accords ENS, a été cédée par cette dernière aux pouvoirs publics britanniques et constitue, depuis cette date, une entreprise ferroviaire, au sens de l'article 3 de la directive 91/440, au même titre que la SNCF, la DB et les NS (ci-après, en ce compris EPS, «entreprises ferroviaires concernées» ou «fondateurs»). En même temps, la participation de BR dans ENS a également été transférée à EPS. Par lettre du 25 septembre 1997, ENS et EPS ont informé le Tribunal du changement du nom d'EPS en Eurostar (UK) Ltd (ci-après «EUKL») et ont demandé que toute référence à EPS soit rapportée à EUKL et vice versa. Elles ont aussi précisé que la participation des pouvoirs publics britanniques dans le capital d'EPS avait été transférée le 31 mai 1996 à London & Continental Railways. Au Royaume-Uni, la quasi-totalité du réseau ferré et des infrastructures connexes, auparavant propriété de BR, appartient maintenant à Railtrack, le gestionnaire de l'infrastructure ferroviaire.

12.
    La seconde catégorie d'accords notifiés était constituée par des accords d'exploitation conclus entre ENS et les entreprises ferroviaires concernées, ainsi qu'avec la SNCB, en vertu desquels chacune d'elles convenait de fournir à ENS certains services dont la traction ferroviaire sur son réseau (locomotive, équipage et sillon horaire), les services de nettoyage à bord et d'entretien de l'équipement et les services voyageurs. EPS et la SNCF convenaient en outre d'assurer la traction ferroviaire sur le trajet du tunnel sous la Manche.

13.
    Aux fins de l'exploitation des services de transport de nuit de voyageurs, les entreprises ferroviaires concernées ont acquis, par l'intermédiaire d'ENS, au moyen de contrats de crédit-bail à long terme d'une durée de 20 ans, portée en janvier 1996 à 25 ans, du matériel roulant spécialisé pouvant circuler sur les différents réseaux ferroviaires et sur le trajet du tunnel sous la Manche, dont le coût global était de 136,7 millions d'UKL, porté en janvier 1996 à 158 millions d'UKL, comprenant le prix contractuel, le coût estimé des pièces de rechange, les modifications, les frais de livraison, les essais et la mise en service, ainsi que les coûts de développement.

14.
    ENS et les entreprises ferroviaires concernées exposaient dans la notification que, sur le marché du service en cause, ENS pourrait, face à la concurrence de l'avion, de l'autobus, des ferry-boats et de la voiture individuelle, obtenir des parts de marché globales d'environ 2,4 % dans la catégorie des voyages d'affaires, et d'environ 5 % dans la catégorie des voyages de loisir. En outre, elles exposaient que, même si le marché du service concerné était défini de façon plus restrictive en tenant compte des seuls itinéraires concernés, les parts de marché globales d'ENS demeureraient insignifiantes. Par ailleurs, selon la notification, aucune desentreprises ferroviaires concernées ne pourrait exploiter seule un service comparable sur les itinéraires desservis par ENS, et rien n'indiquerait qu'un autre regroupement ait exprimé un intérêt pour la même activité ou pourrait en tirer profit. Les parties notifiantes assuraient également que les accords ENS ne créaient pas plus d'obstacles qu'il n'y en avait déjà à l'égard d'autres entreprises cherchant à offrir des services similaires, ces dernières pouvant constituer des «regroupements internationaux» au sens de l'article 3 de la directive 91/440, qui pourraient s'assurer un accès aux infrastructures ferroviaires, à savoir des sillons horaires sur les lignes en cause, et qui n'auraient aucune difficulté à se procurer du personnel qualifié et du matériel roulant approprié.

15.
    Conformément à l'article 12, paragraphe 2 du règlement n° 1017/68, un avis concernant la notification des accords ENS a été publié au Journal officiel des Communautés européennes le 29 mai 1993 (avis 93/C149/07, JO C 149, p. 10). Par cet avis, la Commission informait les entreprises notifiantes qu'elle était arrivée à la conclusion préliminaire que les accords notifiés pouvaient contrevenir à l'article 85, paragraphe 1, du traité CE et que, à ce stade de la procédure, elle n'avait pas encore pris de décision quant à l'applicabilité éventuelle de l'article 5 dudit règlement. Elle invitait tous les tiers intéressés à lui soumettre leurs observations dans un délai de 30 jours à compter de la publication de l'avis.

16.
    Par lettre du 23 juillet 1993, la Commission a fait savoir aux entreprises notifiantes qu'il existait des doutes sérieux, au sens de l'article 12, paragraphe 3, du règlement n° 1017/68, quant à l'applicabilité de l'article 5 de ce règlement aux accords notifiés.

17.
    Le 4 juin 1994, la Commission a publié au Journal officiel des Communautés européennes un avis en vertu de l'article 26, paragraphe 3, du règlement n° 1017/68 (JO C 153, p. 15), dans lequel elle annonçait que les accords notifiés pourraientbénéficier d'une exemption au titre des articles 85, paragraphe 3, du traité et 53, paragraphe 3, de l'accord sur l'Espace économique européen (ci-après «accord EEE»), sous réserve de remplir une condition visant essentiellement à permettre à de nouveaux entrants d'acquérir auprès des parties notifiantes les mêmes services de transport que celles-ci s'engageaient à offrir à ENS. En même temps, la Commission invitait tous les tiers intéressés à lui faire part de leurs observations dans un délai de 30 jours à compter de la publication de l'avis. Toutefois, aucune partie tierce n'a donné suite à cette invitation de la Commission.

Décision attaquée

18.
    Le 21 septembre 1994, la Commission a adopté la décision 94/663/CE, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CE et de l'article 53 de l'accord EEE (IV/34.600 - Night Services) (JO L 259, p. 20, ci-après «décision» ou «décision attaquée»). Celle-ci est fondée sur le règlement n° 1017/68, et notamment son article 5, en vertu duquel l'interdiction des ententes, formulée par l'article 2 dudit règlement en des termes quasi identiques aux dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité, peut être déclarée inapplicable avec effet rétroactif à certains accords entre entreprises.

19.
    La décision distingue deux marchés de services pertinents: d'une part, un marché du transport des personnes qui voyagent pour affaires et pour lesquelles le transport aérien en vol régulier, le transport ferroviaire à grande vitesse et les services ferroviaires offerts par ENS constituent des modes de transport substituables (point 26), d'autre part, un marché du transport des personnes qui voyagent dans le cadre de leurs loisirs, pour qui les services substituables peuvent comprendre l'avion en classe économique, le train, l'autobus et éventuellement la voiture individuelle (point 27).

20.
    Contrairement à ce que les parties notifiantes avaient soutenu, la Commission expose que le marché géographique ne recouvre pas l'ensemble du Royaume-Uni, de la France, de l'Allemagne et des pays du Benelux, mais qu'il doit être limité aux quatre lignes effectivement desservies par ENS, c'est-à-dire, Londres-Amsterdam, Londres-Francfort/Dortmund, Paris-Glasgow/Swansea, et Bruxelles-Glasgow/Plymouth (point 29).

21.
    La décision, en se référant à la communication de la Commission du 16 février 1993 sur le traitement des entreprises communes à caractère coopératif au regard de l'article 85 du traité CEE (JO C 43, p. 2, ci-après «communication de 1993»), indique ensuite qu'ENS est une entreprise commune de nature coopérative (points 30 à 37). Il est en effet constaté que les entreprises fondatrices d'ENS ne se retirent pas de façon permanente du marché en cause et qu'elles disposent des moyens techniques et financiers pour aisément créer un regroupement international au sens de l'article 3 de la directive 91/440, et fournir des services de transport nocturne de passagers. Elle précise, par ailleurs, que cesentreprises restent prioritairement actives sur un marché en amont du marché d'ENS, celui des services ferroviaires indispensables que les entreprises ferroviaires vendent aux «opérateurs de transport» tels qu'ENS. L'entreprise commune ENS constituerait donc un accord entrant dans le champ d'application de l'article 85 du traité, au même titre que les accords d'exploitation conclus entre elle et chacune de ses entreprises ferroviaires fondatrices, ainsi qu'avec la SNCB.

22.
    La décision fait ensuite état des restrictions de concurrence qui résulteraient des accords ENS (points 38 à 53).

23.
    En premier lieu, les accords en cause annuleraient ou restreindraient considérablement, entre fondateurs, les possibilités de concurrence créées par l'article 10 de la directive 91/440 (points 38 à 45). En effet, selon la décision, d'une part, les entreprises ferroviaires existantes, ainsi que d'éventuelles nouvelles entreprises ferroviaires, y compris des filiales des entreprises existantes, pourraient se prévaloir des droits d'accès conférés par cette disposition, et, d'autre part, les États membres pourraient adopter des législations plus libérales en matière d'accès à l'infrastructure. Il en résulterait, par exemple, que la DB et les NS auraient la possibilité de constituer un regroupement international avec une entreprise ferroviaire établie au Royaume-Uni afin d'exploiter des services de transport internationaux via le tunnel sous la Manche. De même, une entreprise ferroviaire fondatrice d'ENS pourrait entreprendre elle-même les activités d'un «opérateur de transport», ou créer une filiale spécialisée en qualité d'«opérateur de transport», et ainsi exploiter des services de transport internationaux en achetant aux entreprises concernées les services ferroviaires indispensables.

24.
    En deuxième lieu, eu égard à la puissance économique des entreprises fondatrices, la création d'ENS risquerait d'entraver l'accès au marché d'opérateurs de transport susceptibles de concurrencer ENS (points 46 à 48). Les sociétés mères d'ENS conserveraient une position dominante pour la fourniture de services ferroviaires dans leur État d'origine, en particulier en ce qui concerne les locomotives spécialisées pour le tunnel sous la Manche. Compte tenu de l'accès direct d'ENS à ces services, et des relations privilégiées entretenues avec ses sociétés mères, les autres opérateurs risqueraient ainsi d'être placés dans une situation concurrentielle défavorable pour l'acquisition de services ferroviaires indispensables. En outre, il conviendrait de tenir compte du fait que BR et la SNCF disposent d'une partie significative des sillons horaires disponibles pour les trains internationaux dans le tunnel sous la Manche, en vertu de la convention passée avec Eurotunnel.

25.
    Enfin, ces restrictions de concurrence se trouveraient renforcées du fait qu'ENS s'insère dans un réseau d'entreprises communes entre les fondateurs. En effet, BR/EPS, la SNCF, la DB et les NS participeraient à différents degrés à un réseau d'entreprises communes pour l'exploitation de services de transport de marchandises et de voyageurs, notamment via le tunnel sous la Manche. Ainsi, BR et la SNCF participeraient à la création d'Allied Continental Intermodal Services Ltd (ci-après «ACI») pour le transport combiné de marchandises, et BRparticiperait également, avec la SNCB, à la création d'«Autocare Europe» pour le transport ferroviaire de véhicules automobiles (points 49 à 52).

26.
    Toutefois, selon la décision, les accords en cause, bien qu'ils ne relèvent pas de l'exception légale de l'article 3 du règlement n° 1017/68 concernant les accords techniques, au motif qu'ils n'auraient pas pour seul objet et pour seul effet l'application d'améliorations techniques ou la coopération technique au sens de cette disposition (points 55 à 58), répondraient aux conditions prévues par l'article 5 dudit règlement et par l'article 53, paragraphe 1, de l'accord EEE (points 59 à 70). En effet, la création d'ENS serait de nature à favoriser le progrès économique, en assurant, notamment, la concurrence entre les divers modes de transport, et les utilisateurs tireraient un avantage direct de la mise en place de ces nouveaux services. Par ailleurs, les restrictions de concurrence constatées auraient un caractère indispensable eu égard au fait qu'il s'agit de services totalement nouveaux, comportant des risques financiers importants qu'une entreprise seule pourrait difficilement supporter. Sous réserve qu'il soit imposé une condition afin de garantir la présence sur le marché d'opérateurs de transport ferroviaire concurrents d'ENS, la création d'ENS n'éliminerait ainsi pas toute concurrence sur le marché en cause.

27.
    En conséquence, la décision déclare les dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité et de l'article 53, paragraphe 1, de l'accord EEE inapplicables aux accords ENS pour une durée de huit années, soit jusqu'au 31 décembre 2002 (article 1er de la décision), et assortit l'exemption accordée de la condition (ci-après «condition imposée») selon laquelle «les entreprises ferroviaires parties aux accords ENS fournissent, en tant que de besoin, à tout regroupement international d'entreprises ferroviaires ou à tout opérateur de transport souhaitant exploiter des trains de nuit de passagers empruntant le tunnel sous la Manche les services ferroviaires indispensables que celles-ci se sont engagées à fournir à ENS. Ces services concernent la fourniture de la locomotive, de son équipage et du sillon horaire sur chaque réseau national, ainsi que dans le tunnel sous la Manche. Les entreprises ferroviaires doivent fournir ces services sur leurs réseaux dans les mêmes conditions techniques et financières que celles accordées à ENS» (article 2 de la décision).

Déroulement de la procédure

28.
    Par requêtes déposées au greffe du Tribunal le 22 novembre 1994, ENS et EPS ont introduit un recours respectivement inscrit sous les numéros T-374/94 et T-375/94.

29.
    Par requête déposée au greffe du Tribunal le 5 décembre 1994, l'Union internationale des chemins de fer (ci-après «UIC») et les NS ont introduit un recours enregistré sous le numéro T-384/94.

30.
    Par requête déposée au greffe du Tribunal le 13 décembre 1994, la SNCF a introduit un recours enregistré sous le numéro T-388/94.

31.
    Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le 6 février 1995, la Commission a soulevé une exception d'irrecevabilité dans l'affaire T-388/94, conformément à l'article 114 du règlement de procédure du Tribunal. La partie requérante a déposé ses observations sur cette exception le 20 mars 1995.

32.
    Le 28 juin 1995, le Tribunal (première chambre élargie) a, d'une part, décidé par voie d'ordonnance de joindre au fond l'exception d'irrecevabilité soulevée par la Commission et, d'autre part, invité la SNCF à répondre à plusieurs questions écrites et à produire un certain nombre de documents.

33.
    Par ordonnances du président de la première chambre élargie du Tribunal du 9 août 1995, les demandes en intervention de l'Union internationale des sociétés de transport combiné rail-route au soutien des conclusions de la Commission dansles affaires T-374/94, T-375/94 et T-384/94, déposées au greffe du Tribunal le 3 avril 1995, ont été rejetées.

34.
    Par ordonnance du président de la première chambre élargie du Tribunal du 9 août 1995, les demandes en intervention de la SNCF au soutien des conclusions des parties requérantes dans les affaires T-374/94 et T-384/94, déposées au greffe du Tribunal le 9 mai 1995, ont été admises.

35.
    Par ordonnances du président de la première chambre élargie du Tribunal des 14 juillet et 10 août 1995, le Royaume-Uni a été admis à intervenir au soutien des conclusions des parties requérantes dans les affaires T-374/94, T-375/94, T-384/94 et T-388/94.

36.
    Par décision du Tribunal du 2 octobre 1995, le juge rapporteur a été affecté à la deuxième chambre élargie à laquelle les affaires ont, par conséquent, été attribuées.

37.
    Par décision du Tribunal du 8 novembre 1996, l'affaire a été renvoyée devant une chambre composée de trois juges.

38.
    Par ordonnance du président de la deuxième chambre du 6 août 1997, les affaires T-374/94, T-375/94, T-384/94 et T-388/94 ont été jointes aux fins de la procédure orale et de l'arrêt.

39.
    Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (deuxième chambre) a décidé d'ouvrir la procédure orale sans procéder à des mesures d'instruction préalables. Toutefois, il a invité les parties à répondre à certaines questions écrites, auxquelles elles ont répondu dans les délais prescrits.

40.
    Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal lors de l'audience qui s'est déroulée le 22 octobre 1997.

Conclusions des parties

41.
    Dans les affaires T-374/94 et T-375/94, ENS et EPS concluent à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    annuler la décision;

-    ordonner à la Commission:

    a)    de déclarer inapplicables l'article 2 du règlement n° 1017/68 et l'article 85, paragraphe 1, du traité, ou

    b)    d'accorder une exemption sans la condition imposée et pour une période en rapport avec la durée des engagements pris par les entreprises ferroviaires pour le financement du matériel roulant;

    c)    à titre subsidiaire, d'accorder l'exemption sous une condition qui soit nécessaire et proportionnée aux restrictions de concurrence alléguées et pour une période qui soit en rapport avec la durée des engagements pris par les entreprises ferroviaires pour le financement du matériel roulant;

-    condamner la Commission aux dépens.

42.
    La SNCF, partie intervenante au soutien des conclusions de la partie requérante dans l'affaire T-374/94, conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    annuler la décision;

-    ordonner à la Commission:

    

    a)    de déclarer inapplicables l'article 2 du règlement n° 1017/68 et l'article 85, paragraphe 1, du traité, ou,

    b)    d'accorder une exemption sans la condition imposée et pour une période en rapport avec la durée des engagements pris par les entreprises ferroviaires pour le financement du matériel roulant.

43.
    Dans les affaires T-374/94 et T-375/94, la Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    rejeter les recours;

-    rejeter les arguments de la SNCF;

-    condamner les requérantes et la partie intervenante aux dépens.

44.
    Dans l'affaire T-384/94, l'UIC et les NS concluent à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    déclarer la décision attaquée nulle dans sa totalité;

-    à titre subsidiaire, déclarer nuls l'article 2 de la décision ainsi que son article 1er dans la mesure où la durée de l'exemption est limitée à une période inférieure à 20 ans;

-    prendre toute autre mesure qu'il estimera appropriée;

-    condamner la Commission aux dépens.

45.
    La SNCF, partie intervenante à l'appui des conclusions des requérantes, conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    annuler la décision attaquée dans son intégralité;

-    à titre subsidiaire, déclarer nuls l'article 2 de la décision ainsi que son article 1er dans la mesure où la durée de l'exemption est limitée à une période inférieure à 20 ans;

-    prendre toutes mesures supplémentaires ou autres qu'il estimera appropriées;

-    condamner la Commission aux dépens.

46.
    La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    déclarer le recours introduit par l'UIC irrecevable et, en tout état de cause, non fondé;

-    rejeter le recours introduit par les NS;

-    rejeter les arguments soulevés par la partie intervenante;

-    condamner les requérantes et la partie intervenante aux dépens.

47.
    Dans l'affaire T-388/94, la SNCF conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    à titre principal, annuler la décision attaquée;

-    à titre subsidiaire, annuler l'article 2 de la décision en ce que la condition imposée est injustifiée ainsi que son article 1er en ce que la Commission a accordé une exemption dont la durée est inférieure à 20 ans;

-    prendre toute mesure qu'il considère appropriée;

-    condamner la Commission aux dépens.

48.
    Dans ses observations sur l'exception d'irrecevabilité soulevée par la Commission, la SNCF conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    déclarer le recours recevable;

-    condamner la Commission aux dépens.

49.
    La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    rejeter le recours comme irrecevable, et, en tout cas, comme non fondé;

-    condamner la requérante aux dépens.

50.
    Le Royaume-Uni, partie intervenante au soutien des conclusions des parties requérantes dans les affaires T-374/94, T-375/94, T-384/94 et T-388/94 conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

-    annuler la décision attaquée;

-    condamner la Commission aux dépens.

Sur la recevabilité

Sur la recevabilité des recours dans les affaires T-374/94 et T-375/94

Argumentation des parties

51.
    La Commission considère que les recours sont irrecevables dans la mesure où les requérantes, ENS et EPS, demandent au Tribunal qu'il ordonne à la Commission a) de prononcer une déclaration de non-applicabilité de l'article 2 du règlement n° 1017/68 et de l'article 85, paragraphe 1, du traité b) d'accorder une exemption qui ne soit pas soumise à la condition imposée par la Commission et dont la durée soit proportionnée à celle de l'engagement des entreprises ferroviaires pour le financement du matériel roulant et c) subsidiairement, d'accorder l'exemption en l'assortissant de toute condition nécessaire et proportionnée aux restrictions de concurrence alléguées et pour une période proportionnée à celle de l'engagement des entreprises ferroviaires pour le financement du matériel roulant. En effet, selonune jurisprudence constante, le juge communautaire serait incompétent pour adresser des injonctions aux institutions communautaires dans le cadre d'un recours en annulation fondé sur l'article 173 du traité (voir, en dernier lieu, arrêt du Tribunal du 24 janvier 1995, Ladbroke/Commission, T-74/92, Rec. p. II-115, point 75).

52.
    Les requérantes, ENS et EPS, rétorquent que la Commission ne conteste pas la recevabilité de leurs recours en ce qu'elles demandent l'annulation de la décision ni la possibilité pour le Tribunal d'annuler partiellement la décision, à savoir la condition imposée par l'article 2 du dispositif de celle-ci.

Appréciation du Tribunal

53.
    Le Tribunal rappelle que, selon une jurisprudence constante, il n'appartient pas au juge communautaire, dans le cadre du contrôle de la légalité qu'il exerce, d'adresser des injonctions aux institutions ou de se substituer à ces dernières, mais qu'il incombe à l'administration concernée de prendre les mesures que comporte l'exécution d'un arrêt rendu dans le cadre d'un recours en annulation. Dès lors, les conclusions des requérantes telles qu'exposées au point 41, sous a), sous b) et sous c), ci-dessus, doivent être rejetées comme irrecevables (arrêt du Tribunal du 27 janvier 1998, Ladbroke Racing/Commission, T-67/94, Rec. p. II-1, point 200). Les recours dans les affaires T-374/94 et T-375/94 ne sont donc recevables que pour autant qu'ils visent à l'annulation de la décision attaquée dans son ensemble (voir ci-dessus point 41).

Sur la recevabilité du recours dans l'affaire T-384/94

Argumentation des parties

54.
    Les requérantes, l'UIC et les NS, exposent que l'UIC est une association internationale d'entreprises ferroviaires dont toutes les grandes entreprises ferroviaires établies dans les États membres de la Communauté européenne sont membres et que son objectif est de promouvoir la coopération entre lesdits membres et de mener à bien des activités de développement du mode de transport ferroviaire en Europe, en consolidant son interopérabilité, dans le but de renforcer sa compétitivité. Selon l'article 2 de son statut, l'UIC agirait en élaborant des normes et des lignes directrices et en intervenant auprès d'autres entités pour représenter et défendre les intérêts communs de ses membres. Les entreprises ferroviaires établies dans la Communauté seraient, en outre, représentées dans le cadre d'un groupe spécial nommé «communauté des chemins de fer européens» (ci-après «CCE»).

55.
    Elles soutiennent que l'UIC, bien que n'étant pas destinataire de la décision attaquée, est cependant directement et individuellement concernée au sens de l'article 173 du traité, dans la mesure où elle affecte directement les intérêts de sesmembres établis dans la Communauté, représentés par la CCE, ainsi que ses propres intérêts.

56.
    S'agissant des intérêts des membres de l'UIC établis dans la Communauté, les requérantes font valoir que la décision attaquée est de nature à décourager d'autres initiatives innovatrices de coopération entre entreprises ferroviaires dans le domaine des transports internationaux de voyageurs et ajoutent que le recours de l'UIC devrait être déclaré recevable au même titre que celui de ses membres établis dans la Communauté, qu'ils soient destinataires de la décision ou pas.

57.
    Quant à l'intérêt propre à agir de l'UIC, les requérantes soutiennent qu'elle est, elle-même, directement et individuellement concernée par la décision, au motif que celle-ci compromet la pleine réalisation de l'un de ses principaux objectifs statutaires, à savoir le renforcement de la compétitivité du réseau international des chemins de fer. Elles ajoutent que, même si l'UIC n'a pas participé à la procédure administrative aboutissant à l'adoption de la décision attaquée (arrêt du Tribunal du 27 avril 1995, AAC e.a/Commission, T-442/93, Rec. p. II-1329), il n'en reste pas moins qu'un de ses groupes internes, la CCE, a effectivement participé à des réunions préparatoires à l'adoption de la directive 91/440.

58.
    La Commission fait valoir que l'UIC n'est pas individuellement et directement concernée par la décision attaquée et soutient que le Tribunal ne saurait éviter dese prononcer sur la qualité pour agir de l'UIC. En effet la jurisprudence selon laquelle, dans le cas d'un seul et même recours introduit par plusieurs requérantes, il suffirait que l'une d'entre elles ait la qualité pour agir pour que le recours, dans son ensemble, soit déclaré recevable serait de nature à soulever des difficultés en ce qui concerne les dépens ainsi que le droit de la partie concernée d'introduire par la suite un pourvoi.

59.
    Elle ajoute que, selon la jurisprudence, une association, en sa qualité de représentante d'une catégorie d'entrepreneurs, n'est pas concernée individuellement par un acte affectant les intérêts généraux de cette catégorie (arrêts de la Cour du 14 décembre 1962, Confédération nationale des producteurs de fruits et légumes e.a./Conseil, 16/62 et 17/62, Rec. p. 901, du 18 mars 1975, Union syndicale e.a./Conseil, 72/74, Rec. p. 401, et ordonnance de la Cour du 11 juillet 1979, Fédération nationale des producteurs de vins de table et vins de pays/Commission, 60/79, Rec. p. 2429).

60.
    En outre, la Commission soutient que, l'UIC n'ayant pas participé à la procédure administrative préalable à l'adoption de la décision attaquée et n'ayant soumis aucune observation après la publication au Journal officiel des Communautés européennes des avis de la Commission du 29 mai 1993 et du 4 juin 1994, elle n'aurait ni intérêt ni qualité à introduire le présent recours (arrêts de la Cour du 25 octobre 1977, Metro/Commission, 26/76, Rec. p. 1875, du 11 octobre 1983, Demo-Studio Schmidt, 210/81, Rec. p. 3045, et arrêt du Tribunal du24 janvier 1995, BEMIM/Commission, T-114/92, Rec. p. II-147). Enfin, le rôle joué par la CCE dans le cadre de l'adoption de la directive 91/440 ne saurait individualiser l'UIC par rapport à la décision attaquée.

Appréciation du Tribunal

61.
    Le Tribunal relève que la qualité pour agir des NS en tant que destinataires de la décision attaquée n'est pas contestée et que, s'agissant d'un seul et même recours, il n'y a pas lieu d'examiner la qualité pour agir de l'UIC (arrêt de la Cour du 24 mars 1993, CIRFS e.a./Commission, C-313/90, Rec. p. I-1125, point 31, et arrêt du Tribunal du 22 octobre 1996, Skibsværftsforeningen e.a./Commission, T-266/94, Rec. p. II-1399, point 51).

Sur la recevabilité du recours dans l'affaire T-388/94

Argumentation des parties

62.
    La Commission expose que la décision attaquée a été notifiée à la requérante à son siège par lettre datée du 22 septembre 1994, reçue le 29 septembre, ainsi que l'atteste l'accusé de réception postal portant le cachet de la SNCF indiquant cette dernière date. Conformément à l'arrêt de la Cour du 26 novembre 1985, Cockerill-Sambre/Commission (42/85, Rec. p. 3749, point 11), une notification au siège social d'une société répond au critère de sécurité juridique et met la société concernée en mesure de prendre connaissance de l'acte notifié, indépendamment de la question de savoir si la personne compétente à cet effet, selon les règles internes de la société destinataire, a pu avoir effectivement connaissance de celui-ci.

63.
    C ompte tenu de ce que, aux termes de l'article 102, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, le délai pour l'introduction d'un recours en annulation commence à courir, en cas de notification, le lendemain de celle-ci et que, au total, le délai s'élève, en l'espèce, à deux mois plus les six jours de délai de distance (article 102, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal et article 1er de l'annexe II au règlement de procédure de la Cour), la date limite pour l'introduction du recours de la SNCF contre la décision attaquée serait le 6 décembre 1994. Ayant été introduit le 13 décembre 1994, le recours serait, par conséquent, manifestement irrecevable, parce que tardif (arrêts de la Cour du 5 juin 1980, Belfiore/Commission, 108/79, Rec. p. 1769, du 12 juillet 1984, Ferriera Valsabbia/Commission, 209/83, Rec. p. 3089, point 14, et Cockerill-Sambre/Commission, précité, point 10).

64.
    La Commission réfute l'argument de la requérante selon lequel, la décision ayant été remise à l'un de ses employés non autorisé à recevoir du courrier, ce n'est pas cet accusé de réception qui devrait être pris en compte pour la computation du délai pour l'introduction du recours mais un second accusé de réception qui était contenu dans l'enveloppe de la décision et qui a été signé, le 7 octobre 1994, par une personne compétente à cet égard. La Commission souligne, tout d'abord,que, selon l'arrêt du Tribunal du 29 mai 1991, Bayer/Commission (T-12/90, Rec. p. II-219, point 20), le second accusé de réception contenu dans l'enveloppe de la notification de la décision ne constitue, en aucun cas, une seconde notification, distincte de celle effectuée par la voie postale, étant donné que le mode de notification approprié consiste toujours en un envoi par lettre recommandée avec accusé de réception postal, dès lors que celui-ci permet de déterminer, avec certitude, le point de départ du délai. L'envoi d'un second accusé de réception viserait seulement à lui permettre de s'assurer de la date à laquelle l'entreprise concernée a pris connaissance de la décision notifiée, au cas où l'administration des service postaux se montrerait défaillante en omettant de lui retourner l'accusé de réception postal. La précaution prise d'envoyer un second accusé de réception ne viserait donc pas à pallier la défaillance éventuelle des services postaux consistant à livrer par erreur le pli à une personne employée par le destinataire, non autorisée à réceptionner un courrier recommandé, mais une défaillance consistant pour des services postaux à omettre de lui retourner l'accusé de réception postal. En outre, il résulterait du droit français que la signature de l'avis de réception postal par un préposé d'une personne morale destinataire non habilité à recevoir un courrier recommandé n'entache pas d'irrégularité la notification effectuée par lettre recommandée avec accusé de réception.

65.
    Quant à l'argument de la SNCF invoquant la force majeure et le cas fortuit, la Commission fait valoir que, selon la jurisprudence de la Cour, les problèmes de transmission à l'intérieur de la société destinataire ne constituent pas un cas fortuit ou de force majeure (arrêt Cockerill-Sambre/Commission, précité, point 12), en particulier lorsque le dysfonctionnement est dû à des fautes commises par les salariés de l'entreprise requérante (arrêt de la Cour du 15 décembre 1994, Bayer/Commission, C-195/91 P, Rec. p. I-5619, point 33).

66.
    Enfin, s'agissant de l'argument de la SNCF tiré de l'existence d'une erreur excusable, la Commission soutient que cette notion ne peut viser que des hypothèses exceptionnelles dans lesquelles, notamment, l'institution concernée a adopté un comportement de nature à provoquer une confusion admissible dans l'esprit d'un justiciable de bonne foi et faisant preuve de toute la diligence requise d'un opérateur normalement averti (arrêt du Tribunal du 15 mars 1995, Cobrecaf e.a./Commission, T-514/93, Rec. p. II-621, point 40). Or, en l'espèce, l'erreur commise serait due au comportement d'une personne autre que la Commission.

67.
    La SNCF conteste la régularité de la notification et, à titre subsidiaire, fait valoir que, même si la notification était régulière, les circonstances relatives à la réception de la décision notifiée relèvent de la force majeure ou du cas fortuit, ou encore de l'erreur excusable.

68.
    S'agissant de l'irrégularité de la notification, elle fait valoir que, conformément à l'article L 9 du code français des postes et télécommunications, une lettre recommandée doit être remise en mains propres à son destinataire ou à son«fondé de pouvoir». Il en résulterait que l'accusé de réception postal attestant la réception par elle de la décision notifiée est nul. En effet, il n'aurait pas été signé par l'une des personnes auxquelles elle avait spécifiquement délégué le pouvoir de signer de tels avis de réception. En outre, l'agent des postes aurait accepté la signature de l'accusé de réception par une personne non habilitée à cet effet. Enfin, l'accusé de réception aurait été renvoyé à la Commission par les services postaux français en violation de leur obligation de vérifier la concordance de la signature de la personne qui a effectivement signé l'accusé de réception avec la signature de la personne qui avait le pouvoir de le faire.

69.
    La SNCF soutient que, selon la jurisprudence, le fait que l'avis de réception postal ait été signé par une personne habilitée, affectée au service du courrier de l'entreprise destinataire, est un élément déterminant de la régularité de la notification (arrêt du Tribunal du 29 mai 1991, Bayer/Commission, précité, points 4 et 20; conclusions de l'avocat général M. Darmon sous l'arrêt Cockerill-Sambre/Commission, précité, Rec. p. 3750), comme l'aurait, d'ailleurs, admis la Commission elle-même dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt Ferriera Valsabbia/Commission, précité.

70.
    Il en résulterait, selon la SNCF, que c'est le formulaire d'accusé de réception ordinaire, joint par la Commission à la décision notifiée, afin de lui permettre de connaître avec certitude la date de la prise de connaissance par l'entreprise concernée de cette décision, qui, visant à pallier les défaillances des services postaux (arrêt du Tribunal du 29 mai 1991, Bayer/Commission, précité), doit être pris en compte en l'espèce. Les défaillances visées par la jurisprudence ne concerneraient pas seulement l'hypothèse dans laquelle les services postaux omettent de retourner l'avis de réception à la Commission, mais aussi l'hypothèse dans laquelle les services postaux se révèlent défaillants en apposant eux-mêmes la date sur cet avis, sans recueillir la signature d'un représentant dûment habilité de la société destinataire, de sorte qu'une erreur des services postaux dans leur mission de remise des plis recommandés devrait conduire à écarter les informations apposées (arrêt du Tribunal du 6 avril 1995, BASF e.a/Commission, T-80/89, T-81/89, T-83/89, T-87/89, T-88/89, T-90/89, T-93/89, T-95/89, T-97/89, T-99/89, T-100/89, T-101/89, T-103/89, T-105/89, T-107/89 et T-112/89, Rec. p. II-729, points 54 à 60). Dans ces conditions, la date de réception, et par voie de conséquence la date de notification, serait celle du 7 octobre 1994, indiquée sur le second accusé de réception.

71.
    A titre subsidiaire, la SNCF soutient que, en admettant même que son recours soit tardif, cette tardiveté relèverait du cas fortuit ou de la force majeure, dans la mesure où la signature de l'accusé de réception par une personne non autorisée est totalement indépendante de sa volonté et que, de son côté, elle a fait preuve de toute la diligence nécessaire pour la réception régulière des plis recommandés. Elle souligne, à cet égard, que l'agent des postes qui a délivré la décision notifiée le 29 septembre 1994 savait pertinemment que la personne qui l'a reçue n'était pas habilitée à cet effet et ajoute que les tribunaux français considèrent une remise deplis à une personne non habilitée à cet effet comme une faute lourde des services postaux de nature à engager la responsabilité de l'administration.

72.
    Selon la SNCF, même si les circonstances de la notification de la décision attaquée n'étaient pas constitutives d'un cas de force majeure, elles relèveraient, à tout le moins, de l'erreur excusable. A cet égard, elle reprend, en premier lieu, ses arguments relatifs à l'inobservation par les services de la poste de ses instructions précises en matière de réception des plis recommandés et soutient que, vu la manière dont ces services s'acquittent en général de leurs obligations, leur manquement en l'espèce constitue un cas isolé et exceptionnel. Or, selon elle, l'erreur excusable serait caractérisée lorsque la défaillance exceptionnelle des services postaux a provoqué une confusion au sein de l'entreprise destinataire, la notion d'erreur excusable n'étant pas limitée au seul cas où c'est la Commission qui a provoqué une telle confusion (arrêt de la Cour du 15 décembre 1994, Bayer/Commission, précité, point 26).

73.
    En outre, la SNCF reproche à la Commission d'avoir adopté des pratiques peu rigoureuses en matière de notification des décisions et considère que, en l'espèce, l'erreur de la SNCF a été, en partie, provoquée par ces pratiques. En effet, s'agissant de courriers de bien moindre importance (information sur le dépôt d'une plainte, invitation à présenter des observations), la Commission prendrait bien le soin d'en désigner nommément le destinataire, alors qu'une décision finale portant application de l'article 85, paragraphe 1, du traité susceptible d'un recours en annulation, comme en l'espèce, avait été envoyée sans indication de destinataire nommément désigné.

74.
    Enfin, la SNCF invoque le caractère trompeur et susceptible d'induire en erreur de la pratique de la Commission consistant à joindre son propre accusé de réception aux décisions qu'elle notifie aux entreprises, sans attirer l'attention des destinataires sur le fait qu'une décision est considérée comme notifiée dès lors que le destinataire a reçu la lettre recommandée et signé l'accusé de réception.

Appréciation du Tribunal

75.
    Le Tribunal rappelle, liminairement, qu'il est constant que, selon les dispositions combinées de l'article 173, troisième alinéa, du traité, de l'article 102, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal et de l'article 1er de l'annexe II du règlement de procédure de la Cour, auquel renvoit l'article 102, paragraphe 2, précité, le délai de recours était, en l'espèce, de deux mois et six jours.

76.
    Le Tribunal relève, ensuite, que, selon une jurisprudence constante, l'application stricte des dispositions communautaires concernant les délais de procédure répond à l'exigence de sécurité juridique et à la nécessité d'éviter toute discrimination ou traitement arbitraire dans l'administration de la justice. Il est également de jurisprudence constante que l'existence d'une notification valable au siège social del'entreprise concernée n'est nullement subordonnée à la prise de connaissance effective par la personne qui, selon les règles internes de l'entreprise destinataire, est compétente en la matière, et qu'une décision est notifiée dans des conditions régulières, dès lors qu'elle est communiquée à son destinataire et que celui-ci est mis en mesure d'en prendre connaissance (arrêt Cockerill-Sambre/Commission, précité, point 10, et arrêt BASF e.a./Commission, précité, points 58 et 59).

77.
    Il convient, par conséquent, d'examiner si la notification à la SNCF de la décision attaquée a été effectuée dans des conditions régulières, telles que prévues par la réglementation applicable en matière de distribution du courrier en France, en ce sens que la décision a été remise à un employé de la SNCF dûment habilité à recevoir ce courrier (arrêt BASF e.a./Commission, précité, point 60).

78.
    A cet égard, il y a lieu de relever que, ainsi qu'il résulte du dossier et des réponses de la SNCF aux questions écrites du Tribunal, les services de la poste française, bien qu'en possession des procurations valables émanant de la SNCF, déléguant à des personnes habilitées la réception du courrier adressé à ses différents services et employés, n'ont pas remis la décision attaquée à l'une de ces personnes, mais à une personne tierce non habilitée. Or, ainsi que la requérante l'a souligné sans être contredite par la Commission, selon les règles applicables en France en matière de distribution du courrier, les agents de la poste française ne peuvent distribuer du courrier recommandé qu'aux personnes nommément visées ou, en leur absence, aux fondés de pouvoirs, c'est-à-dire aux personnes munies d'une procuration valable.

79.
    Il en résulte que, dans la mesure où la décision attaquée a été remise, en violation des règles susmentionnées, à un agent de la requérante non autorisé à recevoir du courrier, cette décision n'a pas été régulièrement notifiée à la SNCF, de sorte que le délai pour l'introduction du recours n'a commencé à courir qu'à partir de la réception et de la signature du second accusé de réception, soit le 7 octobre 1994, et non pas de la date de la signature du premier accusé de réception, le 29 septembre 1994. Le Tribunal estime que l'arrêt Cockerill Sambre/Commission, précité, invoqué par la Commission à l'appui de son moyen tiré du caractère tardif du recours, n'est pas pertinent en l'espèce, car cette affaire ne concernait pas la question de la notification régulière par les services postaux d'une décision de la Commission à un préposé de l'entreprise destinataire dûment habilité à recevoir un tel courrier, mais la possibilité pour l'entreprise destinataire, à la suite d'une notification régulière à son siège social, de justifier l'introduction tardive d'un recours en annulation en invoquant ses règles internes quant aux personnes compétentes pour prendre effectivement connaissance du courrier qui lui avait été adressé (voir point 10 de l'arrêt Cockerill-Sambre/Commission, précité). Il en est de même de l'arrêt de la Cour du 15 décembre 1994, Bayer/Commission, précité, où il n'était pas contesté que la notification de la décision attaquée avait été effectuée par les services postaux dans des conditions régulières à un «fondé de pouvoir» du service du courrier de Bayer. Dans cet arrêt également, il s'agissait uniquement de savoir si, bien que la décision de la Commission ait étérégulièrement notifiée au siège social de Bayer, cette dernière pouvait néanmoins se fonder sur le fonctionnement défectueux de ses services internes afin de justifier l'introduction, hors délai, de son recours en annulation (points 2 et 20 de l'arrêt). Or, ainsi qu'il vient d'être souligné, c'est la régularité de la notification, en tant que telle, qui est mise en cause en l'espèce, à savoir le fonctionnement des services postaux (aspect externe de la notification) et non pas le fonctionnement interne des services de la SNCF (aspect interne de la notification).

80.
    Dès lors, le recours, étant introduit dans les délais prévus, doit être déclaré recevable.

Sur le fond

81.
    Selon les moyens et arguments des parties requérantes, la décision attaquée devrait être annulée, en substance, pour quatre raisons, à savoir du fait que: en premier lieu, aucun des éléments constitutifs des infractions visées par l'article 85, paragraphe 1, du traité ne serait acquis en l'espèce, les accords ENS n'étant pas susceptibles de restreindre la concurrence, de sorte que la décision serait entachée d'une appréciation incorrecte et incomplète des faits ainsi que d'une erreur de droit manifeste et d'un défaut de motivation; en deuxième lieu, en appliquant les règles de concurrence, la Commission aurait dépassé les limites du cadre réglementaire tracées par la directive 91/440; en troisième lieu, la Commission aurait soumis l'exemption accordée à des conditions disproportionnées, et, en quatrième lieu, l'exemption accordée aux accords notifiés serait d'une durée trop brève (huit ans). Enfin, dans le recours T-384/94, la SNCF soutient, en outre, que la décision attaquée devrait être annulée dans la mesure où la Commission a considéré que les accords ENS ne pouvaient pas bénéficier de l'exception technique de l'article 3 du règlement n° 1017/68.

Sur le premier moyen, tiré d'une appréciation incorrecte et incomplète des faits et d'une erreur de droit manifeste et/ou de la violation de l'obligation de dûment motiver la décision attaquée dans la mesure où la Commission a décidé que la création d'ENS avait pour objet et pour effet de restreindre la concurrence

82.
    Ce moyen se divise en deux branches, la première étant tirée d'une définition erronée du marché pertinent et d'une absence d'effet sensible des accords ENS sur le commerce entre les États membres, et la seconde d'une absence des effets restrictifs de la concurrence desdits accords.

Première branche: sur la définition du marché pertinent et sur l'absence d'effet sensible des accords ENS sur le commerce entre les États membres

Arguments des parties

83.
    Les requérantes rappellent que dans la décision la Commission a défini les marchés en cause comme étant ceux du transport d'hommes d'affaires, d'une part, et du transport de touristes, d'autre part, sur chacune des lignes desservies par ENS. Elles font valoir que, sur la base des prévisions concernant la demande pour 1995, contenues dans leur notification (tableau 17, p. 26 de la notification), les services d'ENS ne couvriraient probablement pas plus de 4 % des parts de ces marchés (à savoir 2,4 % du marché des voyages d'affaires et 5 % du marché des voyages de loisirs). Or, à la lumière de la communication de la Commission du 3 septembre 1986 sur les accords d'importance mineure qui ne sont pas visés par les dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté économique européenne (JO 1986, C 231, p. 2), ces parts de marché constitueraient des parts négligeables. Même en examinant chaque ligne séparément, il résulterait du tableau 17 de la notification que les seules parts de marché de plus de 4 %, dont bénéficierait probablement ENS, sont, respectivement, de 6 et de 7 % pour les voyages de loisirs sur les lignes Londres-Amsterdam et Londres-Francfort/Dortmund. Quant à la thèse de la Commission selon laquelle une part de marché de 5 % justifierait que l'on considère l'entreprise considérée comme étant d'une importance suffisante pour que son comportement soit en principe de nature à affecter les échanges entre États membres, les requérantes renvoient aux arrêts du Tribunal du 8 juin 1995, Langnese-Iglo/Commission (T-7/93, Rec. p. II-1533), et Schöller/Commission (T-9/93, Rec. p. II-1611), d'où il ressortirait qu'une part de marché de 5 % ne suffit pas, en soi, pour conclure à l'existence d'une restriction sensible de la concurrence. Il serait, en outre, souligné dans la notification que la part de marché d'ENS restera stable, ou même qu'elle diminuera, car le marché devrait croître plus vite que la capacité d'ENS à augmenter la fréquence de ses services (notification, p. 27, point II.4.c.6). Le marché concerné des deux services susmentionnés (voyages d'affaires, voyages de loisirs) serait donc très étendu, et il serait évident qu'ENS n'aurait pas le pouvoir d'influencer les prix, la qualité et la disponibilité des services, ni d'exclure ou d'affaiblir la concurrence.

84.
    Quant à l'affirmation de la Commission contenue dans son mémoire en défense, selon laquelle la part de marché d'ENS sur le segment des voyages d'affaires devrait être calculée par rapport aux vols en début de matinée et en fin de soirée plutôt que par rapport à l'ensemble des vols disponibles 24 heures sur 24 sur une ligne donnée, les requérantes soutiennent qu'elle constitue une redéfinition du marché en cause et n'est étayée par aucune preuve.

85.
    La Commission soutient que la part de marché d'ENS ne doit pas être calculée, ainsi que les parties notifiantes le proposaient dans leur notification, par rapport au marché général du transport de voyageurs entre le Royaume-Uni, d'une part,et la France, l'Allemagne et les pays du Benelux, d'autre part, marché géographique sur lequel ENS ne représenterait que 2,4 % du segment des voyages d'affaires et 5 % du segment des voyages touristiques, soit une part de marché globale d'environ 4 %. Le marché en cause se limiterait, en effet, aux lignes effectivement desservies par ENS, à savoir: Londres-Amsterdam, Londres-Francfort, Paris-Glasgow/Swansea, Bruxelles-Glasgow/Plymouth (décision, paragraphe 29). Selon cette définition, ENS représenterait alors une part de marché d'au moins 7 % dans le segment des voyages d'affaires, et de 8 % dans le segment des voyages touristiques, d'après les chiffres qui ont été fournis par les parties à l'accord ENS dans leur notification.

86.
    Or, selon la jurisprudence, une part de marché de 5 % justifierait que l'on considère l'entreprise concernée comme étant d'une importance suffisante pour que son comportement soit en principe de nature à affecter les échanges entre États membres (arrêts de la Cour du 1er février 1978, Miller/Commission, 19/77, Rec. p. 131, du 7 juin 1983, Musique Diffusion Française e.a./Commission, 100/80, 101/80, 102/80 et 103/80, Rec. p. 1825, et du 25 octobre 1983, AEG/Commission,107/82, Rec. p. 3151). La même règle vaudrait pour les restrictions de concurrence susceptibles de résulter d'un accord entre entreprises. A cet égard, la Commission soutient que, contrairement à ce que font valoir les requérantes, il ne ressort pas des arrêts Langnese-Iglo/Commission et Schöller/Commission, précités, qu'une part de marché supérieure à 5 % soit insuffisante en soi pour permettre de conclure qu'il y a restriction appréciable de la concurrence.

87.
    En outre, selon la Commission, la part de marché d'ENS dans le segment des voyages d'affaires du marché concerné serait beaucoup plus importante. En effet, il résulterait de l'analyse du marché contenue dans la notification que la part d'ENS sur ce segment du marché devrait être calculée exclusivement par rapport aux vols en début de matinée et en fin de soirée, plutôt que par rapport à l'ensemble des vols disponibles 24 heures sur 24 sur une ligne donnée. De plus, la Commission souligne que la prévision de part de marché ne concerne que l'année 1995, c'est-à-dire la première année d'exploitation prévue des services d'ENS, et que, compte tenu de la force effective des entreprises ferroviaires concernées sur les marchés en cause et de leur clientèle actuelle et potentielle, il est probable que cette part de marché augmentera. Par conséquent, elle serait fondée à considérer que les accords ENS éliminent ou restreignent sensiblement les possibilités de concurrence.

88.
    Le Royaume-Uni, partie intervenante, soutient que la définition par la Commission des marchés concernés est artificiellement étroite. D'une part, le marché géographique devrait recouvrir, de manière globale, le Royaume-Uni, la France, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et l'Allemagne. D'autre part, le fait que les marchés en cause comprennent différents modes de transport ne serait pris en considération que dans la partie de la décision relative à l'octroi d'une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité. Enfin, selon le Royaume-Uni, les parties à un accord possédant une part de marché inférieure à 10 % n'exerceraient,en général, aucun pouvoir sur le marché, quelle que soit l'importance de leur chiffre d'affaires, de sorte que, au-dessous de ce seuil, il faudrait des circonstances particulières pour que l'objet ou l'effet anticoncurrentiel de l'accord en question soit suffisamment nocif ou sensible.

89.
    La Commission rétorque que la thèse avancée par le Royaume-Uni, selon laquelle seule une part de marché de 10 % est susceptible de justifier l'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité, n'a aucun fondement dans la jurisprudence.

Appréciation du Tribunal

90.
    Il convient, à titre liminaire, de relever que pour apprécier les effets des accords ENS sur la concurrence et le commerce entre les États membres la Commission a, dans la décision attaquée, défini deux marchés de services pertinents, en l'occurrence un marché du transport des personnes qui voyagent pour affaires, pour qui le transport aérien en vol régulier et le transport ferroviaire à grande vitesse constituent des modes de transport substituables (marché «intermodal» des voyages d'affaires), et un marché de transport des personnes qui voyagent dans le cadre de leurs loisirs, pour qui les services substituables comprennent l'avion en classe économique, le train, l'autobus et éventuellement la voiture individuelle (marché «intermodal» des voyages de loisirs) (voir points 26 et 27 de la décision).

91.
    La Commission a, par ailleurs, estimé, en se référant à l'arrêt de la Cour du 11 avril 1989, Ahmed Saeed Flugreisen et Silver Line Reisebüro (66/86, Rec. p. 803), que le marché géographique en cause devait être limité aux lignes effectivement desservies par ENS (points 28 et 29 de la décision) à savoir:

- Londres-Amsterdam,

- Londres-Francfort/Dortmund,

- Paris-Glasgow/Swansea,

- Bruxelles-Glasgow/Plymouth.

92.
    Cette définition du marché géographique n'ayant pas été mise en cause par les requérantes, il s'ensuit que les accords ENS n'auraient dû être appréciés que sur la base des quatre marchés géographiques distincts, susmentionnés, et dans le seul cadre d'un marché intermodal comprenant divers moyens de transport, tels que le train, l'avion, l'autobus et la voiture. Il convient, dès lors, d'examiner, sur cette base, si la Commission a bien évalué les parts de marché d'ENS pour conclure que les accords ENS exerçaient un effet sensible sur le commerce entre les États membres, étant donné que, selon la notification des parties requérantes, ces parts de marché ne dépasseraient pas le seuil critique de 5 % et seraient en tout état de cause insignifiantes.

93.
    A cet égard, le Tribunal relève que la décision attaquée ne contient aucune référence aux parts de marché d'ENS ni aux parts de marché des autres opérateurs, concurrents d'ENS, qui sont aussi présents sur les différents marchésintermodaux retenus par la Commission comme marchés pertinents aux fins de l'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité. Il en résulte que, à supposer même que, contrairement à ce que soutiennent les parties requérantes, les accords ENS soient restrictifs de concurrence, il n'en reste pas moins que, en l'absence de tels éléments d'analyse du marché pertinent dans la décision attaquée, le Tribunal n'est pas en mesure de se prononcer sur la question de savoir si les restrictions de concurrence présumées ont un effet sensible sur les échanges entre les États membres et relèvent, dès lors, du champ d'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité, compte tenu, notamment, de la concurrence intermodale qui, selon la décision elle-même, caractérise les deux marchés de services concernés.

94.
    Ce n'est qu'au stade de la procédure contentieuse devant le Tribunal que la Commission s'est référée, pour la première fois, à la notification des parties pour soutenir qu'il résultait de celle-ci que «même sur la base des prévisions modestes - et, par nature, restrictives - d'ENS, qui reposent sur une définition plus restreinte du marché, la part de marché de Night Services serait de 7 % dans le segment des voyages d'affaires, alors qu'elle [serait] de 8 % dans le segment des voyages touristiques». En outre, c'est aussi lors de la procédure écrite qu'elle a fait valoir pour la première fois que, s'agissant du segment du marché des voyages d'affaires, il convient de calculer la part de marché d'ENS par rapport aux vols en début de matinée et en fin de soirée, plutôt que par rapport à l'ensemble des vols disponibles 24 heures sur 24 sur une ligne donnée, ce qui montrerait que la part de marché d'ENS est, en fait, beaucoup plus importante.

95.
    Or, si, selon une jurisprudence constante, dans la motivation des décisions qu'elle est amenée à prendre pour assurer l'application des règles de concurrence, la Commission n'est pas obligée de discuter tous les points de fait et de droit ainsi que les considérations qui l'ont amenée à prendre une telle décision, il n'en reste pas moins qu'elle est tenue, en vertu de l'article 190 du traité, de mentionner, à tout le moins, les faits et les considérations revêtant une importance essentielle dans l'économie de sa décision, permettant ainsi au juge communautaire et aux parties intéressées de connaître les conditions dans lesquelles elle a fait application du traité (arrêt de la Cour du 17 janvier 1995, Publishers Association/Commission, C-360/92 P, Rec. p. I-23, point 39; arrêts du Tribunal du 27 novembre 1997, Kaysersberg/Commission, T-290/94, Rec. p. II-2137, point 150, et du 19 février 1998, DIR International Film e.a./Commission, T-369/94 et T-85/95, Rec. p. II-357, point 117). En outre, il résulte de la jurisprudence que, sauf circonstances exceptionnelles, une décision doit comporter une motivation figurant dans son corps et ne peut être explicitée pour la première fois et a posteriori devant le juge (arrêt du Tribunal du 2 juillet 1992, Dansk Pelsdyravlerforening/Commission, T-61/89, Rec. p. II-1931, point 131, du 21 mars 1996, Farrugia/Commission, T-230/94, Rec. p. II-195, point 36, et du 12 décembre 1996, Rendo e.a./Commission, T-16/91 RV, Rec. p. II-1827, point 45).

96.
    Il résulte de la jurisprudence susmentionnée que, lorsqu'une décision de la Commission faisant application de l'article 85, paragraphe 1, du traité est entachée d'omissions importantes, telle que l'absence de référence aux parts de marché des entreprises concernées, la Commission ne peut pas y porter remède en invoquant pour la première fois devant le Tribunal des données et d'autres éléments d'analyse permettant de constater que les éléments essentiels de l'application de l'article 85, paragraphe 1, sont effectivement réunis en l'espèce, à moins qu'il ne s'agisse d'éléments d'analyse qui n'avaient été contestés par aucune des parties pendant la procédure administrative préalable.

97.
    Or, il ressort des estimations fournies par les requérantes dans la notification que les parts de marché d'ENS ne devaient pas dépasser 4 % et que ce n'était que sur la base d'une définition étroite du marché que ces parts pouvaient éventuellement atteindre 7 % pour le marché des voyages d'affaires et 8 % pour le marché des voyages de loisirs (voir point 2.1.2 du résumé de la notification), sans pour autant exercer un effet sensible sur la concurrence. Il s'ensuit que, en ce qui concerne l'effet des accords ENS sur le commerce entre les États membres, les parties requérantes et la Commission ne partaient pas de la même prémisse, les premières estimant que les accords en question n'avaient pas un effet sensible sur le commerce intracommunautaire. Par conséquent, la Commission était tenue de fournir une motivation suffisante quant au caractère appréciable des effets des accords ENS sur le commerce interétatique.

98.
    Il convient d'ajouter, par ailleurs, que, à supposer même que la Commission puisse invoquer pour la première fois devant le Tribunal des données et d'autres éléments d'analyse à l'appui du bien-fondé de sa décision, il n'en reste pas moins que les conclusions tirées par la Commission de la notification des parties (voir ci-dessus point 94) ne sont pas correctes. En effet, il résulte du tableau 17 de la notification (p. 26) que les parts de marché d'ENS sur le segment des voyages d'affaires se situeraient au-dessous de 5 % sur toutes les lignes concernées:

- Londres-Amsterdam            :    3 %,

- Londres-Francfort/Dortmund    :    3 %,

- Paris-Glasgow/Swansea        :    4 %,

- Bruxelles-Glasgow/Plymouth    :    1 %.

99.
    Sur le segment des voyages de loisirs, il ressort toujours du tableau 17 de la notification des parties que, dans deux des quatres lignes desservies par ENS seulement, la part de marché d'ENS excéderait 5 %, sans atteindre, en tout état de cause, le seuil de 8 % mis en avant par la Commission:

- Londres-Amsterdam            :    7 %

- Londres-Francfort/Dortmund    :    6 %,

- Paris-Glasgow/Swansea        :    4 %,

- Bruxelles-Glasgow/Plymouth    :    4 %.

100.
    En outre, il résulte de la notification que les parts de marché d'ENS sur le marché des voyages de loisirs devaient rester stables ou même diminuer dans la perspective d'un accroissement de l'ensemble du marché et compte tenu des possibilités limitées d'augmentation de la capacité d'ENS. Or, s'il est vrai, ainsi qu'il vient d'être rappelé, que la Commission n'est pas tenue de discuter tous les points de fait et de droit qui ont été soulevés au cours de la procédure administrative précédant l'adoption de la décision attaquée, cette dernière considération des parties notifiantes constituait un argument essentiel à l'appui du caractère insignifiant des effets des accords ENS sur le commerce interétatique. Partant, il ne saurait être conclu, comme le soutient la Commission, que selon la notification la part de marché d'ENS sur le marché des voyages de loisirs était de 8 %, ou même qu'elle excédait les 5 %.

101.
    A cet égard, il convient de relever que, s'il est vrai qu'aux points 2.1.2 du résumé de la notification et II.4.c.5.2.(d) de la notification les parties ont, entre autres, affirmé que la part de marché d'ENS pourrait éventuellement atteindre 7 % sur le segment des voyages d'affaires et 8 % sur le segment des voyages touristiques, il y a lieu de souligner que, selon les parties notifiantes, de telles parts ne seraientà retenir que dans le cadre d'une définition plus restreinte du marché, basée sur des itinéraires de «ville à ville» («city to city flows») et en excluant la concurrence résiduelle des voitures et des autobus. En outre, ces estimations des parties se rapportaient à des parts moyennes d'un marché géographique global et non pas aux quatre itinéraires effectivement desservis par ENS et retenus justement par la Commission comme étant les différents marchés géographiques pertinents dans le cadre desquels les accords ENS devaient être appréciés. Il en résulte que, dans la mesure où la décision attaquée, d'une part, n'a pas défini les marchés en cause par rapport à un trafic de «ville à ville», mais par rapport à un trafic incluant plusieurs destinations (par exemple, Paris vers Glasgow et Swansea), d'autre part, n'a nullement exclu de la définition du marché la concurrence résiduelle des voitures et des autobus, et, enfin, n'a pas apprécié les effets des accords ENS sur la base d'un marché géographique global, mais sur celle des quatre itinéraires effectivement desservis par ENS, la Commission ne pouvait pas retenir les parts de marchés de, respectivement, 7 et 8 %, susmentionnées.

102.
    En tout état de cause, même si, ainsi qu'il vient d'être constaté, la part d'ENS sur le marché du transport de touristes excédait, en fait, 5 % sur certaines lignes et s'élevait ainsi à 7 % sur la route Londres-Amsterdam et à 6 % sur la route Londres-Francfort/Dortmund (voir ci-dessus point 94), il y a lieu de rappeler que, selon la jurisprudence, un accord peut échapper à la prohibition de l'article 85, paragraphe 1, du traité lorsqu'il n'affecte le marché que d'une manière insignifiante, compte tenu de la faible position qu'occupent les intéressés sur le marché des produits ou des services en cause (arrêt de la Cour du 9 juillet 1969, Völk, 5/69, Rec. p. 295, point 7). En ce qui concerne le caractère quantitatif de l'affectation du marché, la Commission a fait valoir que, conformément à sa communication concernant les accords d'importance mineure, précitée, l'article 85,paragraphe 1, s'applique à un accord lorsque la part de marché des parties contractantes est de 5 %. Toutefois, le Tribunal constate que le seul fait que ce seuil puisse être atteint et même dépassé ne permet pas de conclure avec certitude qu'un accord relève de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité. En effet, il ressort du libellé même du point 3 de la communication susmentionnée que «la définition d'ordre quantitatif du caractère sensible, donnée par la Commission, n'a cependant pas une valeur absolue» et qu'«il est tout à fait possible que, dans des cas d'espèce, des accords conclus entre des entreprises qui dépassent les seuils indiqués [...] n'affectent le commerce entre États membres ou la concurrence que dans une mesure insignifiante et, par voie de conséquence, ne tombent pas sous le coup des dispositions de l'article 85, paragraphe 1» (voir aussi arrêt Langnese-Iglo/Commission, précité, point 98). En outre, et à titre purement indicatif, il convient d'observer que cette analyse est corroborée par la communication de la Commission de 1997 concernant les accords d'importance mineure (JO 1997, C 372, p. 13), remplaçant la communication de la Commission du 3 septembre 1986, précitée, selon laquelle même des accords qui ne sont pas d'importance mineure peuvent échapper à l'interdiction des ententes en raison de leur influence exclusivement favorable sur le jeu de la concurrence.

103.
    Dans ces conditions, le Tribunal estime que lorsque, comme en l'espèce, des accords horizontaux conclus entre des entreprises atteignent ou dépassent à peine le seuil de 5 % considéré par la Commission elle-même comme un seuil critique, susceptible de justifier l'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité, celle-ci est tenue de fournir une motivation suffisante sur les raisons pour lesquelles elle estime que de tels accords relèvent de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité. Il en est à plus forte raison ainsi lorsque, comme en l'espèce, d'une part, ainsi que les parties requérantes l'ont exposé dans leur notification, ENS doit opérer sur des marchés qui sont, dans une large mesure, dominés par d'autres moyens de transport, tel que l'avion, et lorsque, d'autre part, ainsi que les requérantes l'ont fait valoir, en se plaçant dans la perspective d'un accroissement de la demande sur les marchés pertinents, et en tenant compte des possibilités limitées d'augmentation de la capacité d'ENS, ses parts du marché soit diminueront soit demeureront stables. Une telle motivation s'imposerait également en l'espèce, étant donné que, ainsi que la Cour l'a jugé dans l'arrêt Musique Diffusion Française e.a./Commission, précité, un accord est de nature à exercer une influence sensible sur le courant des échanges entre les États membres même si les parts du marché des entreprises requérantes n'excèdent pas 3 %, à condition que ces parts de marchés soient supérieures à celles de tiers concurrents (point 86).

104.
    Or, le Tribunal relève qu'une telle motivation fait défaut en l'espèce.

105.
    Il résulte de ce qui précède que la décision attaquée ne contient pas une motivation permettant au juge communautaire de se prononcer sur les parts détenues par ENS sur les divers marchés pertinents et, partant, sur l'effet sensible des accords ENS sur le commerce entre les États membres, de sorte que la décision doit être annulée pour ce motif.

Seconde branche: sur l'appréciation des effets restrictifs des accords ENS sur la concurrence

Argumentation des parties

    

106.
    Les requérantes soutiennent que les accords ENS ne restreignent la concurrence ni entre les fondateurs, ni entre ceux-ci et ENS, ni à l'égard des tiers et qu'aucun renforcement des restrictions de concurrence alléguées ne résulte de la présence de réseaux d'entreprises communes sur le marché ferroviaire. En outre, elles soutiennent que les effets favorables résultant des accords ENS l'emportent sur les restrictions alléguées qui en découleraient. La décision serait donc entachée d'un défaut de motivation ou, à tout le moins, d'erreurs manifestes d'appréciation.

107.
    En ce qui concerne, en premier lieu, les restrictions de concurrence entre fondateurs et entre ceux-ci et ENS, les requérantes soutiennent que, compte tenu des difficultés substantielles que les entreprises ferroviaires et ENS auront à affronter, il ne peut pas être allégué que pourrait apparaître sur les marchés concernés une concurrence appréciable entre les entreprises ferroviaires pour les nouveaux services qui seront offerts par ENS. A cet égard, ENS et EPS invoquent une lettre de Lazard Brothers du 27 avril 1992 envoyée à BR (annexe 7 à la notification), d'où il ressortirait qu'aucune des entreprises ferroviaires n'aurait assumé seule ces risques, ce que la Commission aurait reconnu dans sa décision. En outre, l'acquisition du matériel roulant impliquerait différents coûts fixes, d'un montant tel qu'une entreprise ne pourrait faire de profits qu'à condition que sa production atteigne un volume minimal tel que celui qu'espère réaliser ENS. Individuellement, aucune des entreprises ferroviaires n'aurait donc été en mesure d'accroître le volume de ses services pour atteindre cette quantité minimale.

108.
    A cet égard, l'UIC et NS ajoutent qu'il ne peut pas y avoir de restrictions de la concurrence potentielle entre les parties aux accords ENS puisque, selon la directive 91/440, aucune des entreprises ferroviaires ne serait en mesure de desservir à elle seule l'une ou l'autre des lignes concernées, mais serait obligée de prendre part à un regroupement international. Ainsi, par exemple, la ligne Londres-Amsterdam n'aurait pas pu être desservie par la SNCF et par EPS sans la participation des NS. EPS et les NS étant des «partenaires obligatoires» dans tout regroupement international desservant cette ligne, la participation supplémentaire de la SNCF, qui ne serait pas un concurrent actuel ou potentiel des NS ou d'EPS sur la ligne en cause, ne pourrait donc constituer une restriction de la concurrence. Quant au fait qu'ENS desservirait une ligne dont un point de destination serait la Belgique sans que l'entreprise ferroviaire belge, la SNCB, ne participe aux accords ENS, les requérants soulignent que le fait que la SNCB doive fournir à ENS des «services indispensables» résulterait d'une décision purement commerciale et non pas d'une obligation imposée par le droit communautaire.

109.
    Dans la mesure où les quatre lignes desservies par ENS doivent être considérées comme constituant quatre marchés géographiques distincts (décision, point 29), il s'ensuivrait également que les quatre liaisons doivent être considérées comme ne se faisant pas concurrence les unes aux autres, de sorte que l'exploitation combinée de ces quatre liaisons dans un seul regroupement ne constitue pas une restriction de concurrence.

110.
    Quant à la thèse selon laquelle les accords ENS restreindraient la concurrence entre les parties aux accords et les nouvelles entreprises ferroviaires, y compris des filiales des entreprises existantes, elle serait dépourvue de fondement. Dans la mesure où il s'agirait de nouvelles entreprises, cette considération serait, en effet, sans pertinence pour l'analyse d'éventuelles restrictions de concurrence entre les entreprises participantes. L'affirmation que les fondateurs pourraient créer, dans des pays desservis par ENS autres que leur propre pays d'établissement, des filiales qui pourraient acquérir le statut d'«entreprises ferroviaires» au sens de la directive 91/440, et avec lesquelles chacune des entreprises ferroviaires concernées pourrait organiser des transports de nuit par un regroupement excluant tout autre participant à ENS, serait hypothétique. D'une part, aucune des entreprises ferroviaires participant à ENS ne posséderait en fait de telles filiales. D'autre part, les entreprises ferroviaires n'auraient pas la possibilité de créer des filiales ayant le statut d'entreprises ferroviaires dans les États membres où sont établies d'autres entreprises ferroviaires, tout au moins avant la mise en oeuvre des deux propositions de directive complétant le cadre réglementaire de la directive 91/440. D'ailleurs, même si un tel cadre réglementaire existait déjà, il serait totalement irréaliste, dans une perspective commerciale, de penser que la DB créerait, par exemple, sa propre entreprise ferroviaire aux Pays-Bas pour exploiter avec EPS une liaison ferroviaire de nuit entre le Royaume-Uni et Amsterdam sans y impliquer les NS. En tout état de cause, les conclusions de la Commission seraient d'autant plus contestables que la coopération au sein d'ENS n'est pas exclusive, rien dans les accords ENS n'empêchant les participants de s'engager dans un regroupement faisant concurrence à ENS.

111.
    A cet égard, la SNCF ajoute que, contrairement à ce que soutient la Commission, la possibilité pour chaque compagnie ferroviaire de créer une filiale dans les autres États membres en vue de constituer avec elle un regroupement n'existe pas, en raison de l'existence de monopoles légaux dans les États membres et de l'absence d'une législation du Conseil conférant un tel droit d'établissement. Par ailleurs, la participation de plusieurs entreprises ferroviaires aux accords ENS serait sans conséquence, dès lors qu'elles opèrent sur des axes distincts et ne sont donc pas en situation de concurrence sur chacun des autres marchés géographiques retenus. Enfin, la SNCF souligne que les risques financiers liés à la mise en place d'ENS ne sont pas supportables par une seule entreprise, ainsi que l'admet la Commission au point 63 de sa décision.

112.
    De même, l'argument de la Commission selon lequel chaque entreprise ferroviaire pourrait jouer le rôle d'un «opérateur de transport» ferroviaire hors de son paysd'établissement, en achetant aux entreprises concernées les services ferroviaires indispensables, reposerait sur une description peu réaliste du marché et serait incompatible avec le régime instauré par la directive 91/440. Il ne serait ainsi pas justifié de supposer, par exemple, que la DB aurait un intérêt à créer une structure spéciale et à négocier des droits d'accès avec le gestionnaire d'infrastructure britannique, la SNCF et les NS, pour créer une liaison ferroviaire de nuit entre Amsterdam et Londres. Un tel comportement ne serait d'ailleurs pas possible commercialement, aucune des parties aux accords ENS n'ayant les moyens financiers et commerciaux suffisants.

113.
    Le raisonnement de la Commission serait également fondé sur une description du marché qui est incompatible avec le régime de la directive 91/440. En effet, en établissant une distinction artificielle entre les entreprises ferroviaires et une nouvelle catégorie hypothétique de participants au marché, appelés «opérateurs de transports», la Commission aurait créé des droits d'accès et de transit qui ne sont pas prévus par la directive. L'analyse de la Commission aboutirait, par ailleurs, àconsidérer que toute formation d'un regroupement international restreint par elle-même la concurrence pour la seule raison que ses participants auraient pu créer aussi un autre regroupement. Un tel raisonnement serait d'autant plus inacceptable qu'il serait impossible pour les entreprises ferroviaires participantes de déterminer comment les services d'ENS devront être structurés une fois expirée l'exemption accordée, ce qui aurait pour effet de décourager d'autres initiatives des entreprises ferroviaires de la Communauté en matière de nouveaux services de transports internationaux.

114.
    En ce qui concerne, en deuxième lieu, de prétendues restrictions à l'accès des tiers (points 46 à 48 de la décision attaquée), les requérantes soutiennent que l'analyse de la Commission est erronée en fait et en droit. Premièrement, la possibilité d'exclusion des tiers devrait être appréciée par rapport aux marchés intermodaux concernés sur lesquels l'entreprise commune opérera et pour lesquels, selon les points 26 et 27 de la décision, il existe d'autres modes de transport substituables. Or, l'analyse en question reposerait sur une autre définition du marché, à savoir le marché de la fourniture des services ferroviaires indispensables, qui serait différente de la définition expressément retenue dans la décision.

115.
    Deuxièmement, l'appréciation de la Commission serait fondée sur la prémisse erronée qu'ENS devrait être considérée comme un «opérateur de transport» auquel les sociétés mères fournissent des services ferroviaires. Or, ENS serait non pas un opérateur de transport, mais un regroupement international d'entreprises ferroviaires au sens de la directive 91/440, constitué afin de permettre à ses entreprises fondatrices de fournir des prestations de transport international de voyageurs, conformément à l'article 10, paragraphe 1, de la directive. Le fait que les entreprises mères aient opté pour un regroupement sous une forme sociétaire serait à cet égard sans pertinence quant à la qualification juridique d'ENS. Ainsi, contrairement à ce que soutient la Commission, dès lors que les entreprisesfondatrices fournissent elles-mêmes, par l'intermédiaire du regroupement en cause, des prestations de transport aux voyageurs, il ne peut pas exister un marché en amont de la fourniture de services ferroviaires à des opérateurs et un marché distinct sur lequel opérerait ENS, comme il est affirmé dans la décision. En tout état de cause, les conclusions de la Commission reposeraient sur la supposition erronée que tout «opérateur de transport» de quelque nature qu'il soit (par exemple, une chaîne d'hôtels) est en droit de demander la fourniture de la locomotive.

116.
    Troisièmement, l'argument de la Commission serait fondé sur l'hypothèse erronée qu'EPS est une filiale à 100 % de BR et/ou du gestionnaire d'infrastructure britannique Railtrack, et qu'elle occupe une position dominante au Royaume-Uni alors qu'en réalité EPS a été cédée par BR au gouvernement du Royaume-Uni (voir ci-dessus point 11) et que sa position est loin d'être dominante sur quelque marché que ce soit. En effet, EPS aurait rappelé à la Commission dans sa lettre du 30 juin 1994 (annexe 9 à sa requête) qu'elle n'est ni propriétaire ni gestionnaire d'infrastructure et qu'elle n'a accès qu'aux sillons horaires qui lui sont réservés et dont elle a besoin sur le réseau du Royaume-Uni, lesquels représentent une petite partie des sillons horaires sur les lignes en question. De même, EPS n'emploierait que peu de personnel ferroviaire et son parc de locomotives serait réduit. Il en résulterait qu'EPS n'est pas en position dominante quant à l'accès à l'infrastructure du réseau britannique.

117.
    Quatrièmement, la Commission n'aurait pas expliqué pourquoi la puissance économique alléguée des entreprises ferroviaires participantes constituerait, en tant que telle, un obstacle à l'accès au marché des tiers. En effet, l'argument tiré de l'existence de concurrents actuels ou potentiels ainsi que du préjudice que causeraient les prétendues relations privilégiées entre les entreprises ferroviaires et ENS à la concurrence sur les marchés en aval serait d'ordre spéculatif. Même si les entreprises ferroviaires étaient les seules à posséder des locomotives, et même si chacune d'elles refusait de fournir des locomotives à un nouvel opérateur, l'effet sur les marchés concernés correctement définis serait en fait minime. D'autre part, selon la directive 91/440, les entreprises ferroviaires participantes sont, en tout état de cause, obligées, en leur qualité de gestionnaires d'infrastructures, de fournir certains services aux tiers. De plus, l'acquisition de locomotives (notamment d'occasion) par location, leasing ou tout autre moyen ne représenterait pas un investissement énorme pour les tiers, et aucun élément de fait ne permettrait à la Commission de prétendre que seules les entreprises ferroviaires concernées les possèdent, ou que tout nouvel entrant éprouverait des difficultés à les obtenir. En outre, il serait possible, au lieu de commander des locomotives neuves ou spécialisées, d'adapter les locomotives existantes afin de les rendre aptes à la circulation dans le tunnel sous la Manche.En tout état de cause, le simple fait que la création d'une entreprise commune nécessite certains investissements importants en capital ne saurait être considéré comme une barrière à l'entrée sur le marché. Quant à la référence faite par la Commission dans ses mémoires aux effets d'exclusion qui découleraient de la convention d'utilisation du tunnel sous laManche, les requérants rétorquent que cette convention a fait l'objet d'une décision d'exemption de la Commission au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité et soulignent que les sillons qu'ENS utilisera feront partie des sillons que la convention Eurotunnel a réservé à la SNCF et à BR, de sorte que le nombre des sillons réservés aux tiers n'est pas diminué.

118.
    En troisième lieu, s'agissant des effets restrictifs dus à l'existence d'un réseau d'entreprises communes, les requérantes soulignent que ces autres entreprises communes opèrent sur des marchés de produits ou de services différents du marché où ENS opérera, à savoir le marché du transport combiné des marchandises et le marché du transport ferroviaire des véhicules, et qu'elles n'exercent pas d'activités concurrentes, ni même complémentaires. Or, la décision ne contiendrait pas la moindre analyse de la façon dont l'existence prétendue d'un réseau d'entreprises communes ferroviaires affecterait la concurrence sur le marché du transport de voyageurs et serait, en outre, en contradiction avec les principes exposés par la Commission dans sa communication de 1993.

119.
    Enfin, en ce qui concerne l'appréciation globale des effets des accords ENS, ENS et EPS font valoir que, selon une jurisprudence constante de la Cour (arrêts de la Cour du 30 juin 1966, LTM, 56/65, Rec. p. 337; du 13 juillet 1966, Consten et Grundig/Commission, 56/64 et 58/64, Rec. p. 429, Metro/Commission, précité; du 8 juin 1982, Nungesser et Eisele/Commission, 258/78, Rec. p. 2015; du 28 janvier 1986, Pronuptia, 161/84, Rec. p. 353, et du 28 février 1991, Delimitis, C-234/89, Rec. p. I-935), les effets favorables d'un accord sur la concurrence doivent être mis en balance avec ses effets anticoncurrentiels. Si les effets favorables à la concurrence l'emportent sur les effets anticoncurrentiels et si ces derniers sont nécessaires à l'application de l'accord, celui-ci ne peut pas être considéré comme ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

120.
    A cet égard, les requérantes soutiennent que les accords en cause contribuent largement à favoriser la concurrence sur les deux marchés de services concernés, tels que définis aux points 26 et 27 de la décision. En particulier, le marché du transport de voyageurs d'affaires vers les destinations desservies par ENS serait dominé par un petit nombre de compagnies aériennes, qui, selon l'étude des flux de passagers internationaux (International Passenger Survey) effectuée par l'Office of Population Censuses and Surveys, détenaient 74 % de ce marché en 1991. En outre, ENS aurait démontré, dans sa notification, qu'elle pouvait obtenir 7 % du marché, alors que les compagnies aériennes en détiendront 78 %, et que sa création atténuerait ainsi, dans une certaine mesure, la domination du marché par les transporteurs aériens. La Commission aurait, par ailleurs, admis que la situation était la même pour le marché des voyages de tourisme. En définitive, les effets favorables des accords en cause devraient donc l'emporter sur tout effet anticoncurrentiel hypothétique.

121.
    La Commission expose que le fait que les parties à ENS ont pris des risques commerciaux appréciables et supporté des coûts élevés ne signifie pas qu'une concurrence importante entre les entreprises ferroviaires concernées sur le marché pertinent soit improbable. Selon la Commission, une entreprise ferroviaire établie dans un État membre aurait le droit de constituer un regroupement international avec une autre entreprise ferroviaire établie dans un autre État membre et d'obtenir d'Eurotunnel, le gestionnaire de l'infrastructure, les sillons horaires nécessaires pour traverser le tunnel sous la Manche afin d'exploiter des services de transport internationaux (décision, point 42). De plus, toute entreprise ferroviaire partie à l'accord ENS pourrait jouer elle-même le rôle d'«opérateur de transport» et créer une filiale qui, en achetant aux entreprises ferroviaires concernées les services indispensables, pourrait également exploiter des services de transport internationaux (décision, points 43 et 44). En confiant l'exploitation et la commercialisation de ces services à leur entreprise commune ENS, les requérantes restreindraient donc considérablement les possibilités de concurrence sur le marché en cause (décision, point 45). Enfin, il résulterait de la décision de l'entreprise ferroviaire allemande DB de former une entreprise commune avec les chemins de fer suisses et les chemins de fer autrichiens, en vue de fournir des services de nuit entre les villes suisses, allemandes et autrichiennes, que la possibilité pour une entreprise ferroviaire, partie aux accords ENS, de créer une filiale au Royaume-Uni et/ou dans d'autres États membres, afin de fournir des services de nuit, n'est ni irréaliste ni illusoire.

122.
    Quant au fait que chacune des parties requérantes est un partenaire obligatoire pour l'exploitation des lignes desservies par ENS, la Commission rétorque qu'ENS n'est pas une entreprise ferroviaire au sens de la directive 91/440 mais un «opérateur de transport» qui acquiert les services ferroviaires nécessaires auprès des entreprises ferroviaires. En outre, le fait que la ligne Bruxelles-Glasgow/Plymouth devait être exploitée par ENS, bien que la SNCB ne soit pas partie à l'accord, démontrerait que la participation de chacune des quatre entreprises ferroviaires établies dans les États membres concernés n'était pas une condition sine qua non à l'exploitation des services en question.

123.
    S'agissant de l'argument des requérantes, selon lequel il ne serait pas possible pour les entreprises ferroviaires concernées de créer des filiales ayant le statut d'entreprises ferroviaires dans les différents États membres et de constituer ainsi d'autres regroupements internationaux en concurrence avec ENS, la Commission fait valoir qu'il n'existe aucun obstacle juridique empêchant les entreprises ferroviaires de s'établir dans d'autres États membres. Le principe de la liberté d'établissement de l'article 52 du traité serait devenu pleinement applicable à la fin de la période transitoire, de sorte que le fait que, lors de l'adoption de la décision attaquée, le Conseil n'avait pas encore adopté la proposition de directive concernant les licences des entreprises ferroviaires serait sans pertinence, l'objectif d'une telle directive étant uniquement de faciliter l'exercice du droit d'établissement, et non pas de conférer ce droit (arrêt de la Cour du 21 juin 1974, Reyners, 2/74, Rec. p. 631).

124.
    Quant à l'argument des requérantes, selon lequel le cadre juridique créé par la directive 91/440 ne permet pas aux entreprises ferroviaires de créer une filiale en qualité d'opérateur de transport, la Commission souligne que, s'il est vrai que cette directive ne s'applique qu'aux entreprises ferroviaires dont l'activité principale est la fourniture de prestations de transport de marchandises et/ou de voyageurs par chemin de fer, en assurant obligatoirement la traction (article 3), il n'en reste pas moins que les opérateurs de transport qui n'ont pas eux-mêmes le statut d'entreprise ferroviaire au sens de l'article 3 de cette directive, et qui ne disposent ainsi pas du droit d'accès à l'infrastructure ferroviaire, peuvent néanmoins proposer des prestations de transport de marchandises par chemin de fer et/ou des servicesen acquérant auprès des entreprises ferroviaires les services de traction et le droit d'accès à l'infrastructure ferroviaire. Ce serait précisément la façon dont opère ACI, en ce qui concerne le transport combiné, et ENS, en ce qui concerne le transport de passagers.

125.
    Elle souligne, à cet égard, qu'elle a déjà soutenu cette thèse dans les lettres qu'elle a envoyées aux parties notifiantes le 29 octobre 1993 (mémoire en défense, annexe 4) et le 28 février 1994 et que, après avoir consulté les entreprises ferroviaires faisant partie d'ENS, le président d'ENS a, par lettre du 13 avril 1994 adressée à la Commission (mémoire en défense, annexe 6), confirmé leur accord pour fournir des services de nuit aux concurrents d'ENS sur les mêmes lignes.

126.
    Quant au fait que les accords ENS ne contiendraient pas de clause d'exclusivité et n'empêcheraient, dès lors, pas les entreprises ferroviaires intéressées de constituer différents regroupements internationaux capables de concurrencer ENS, la Commission souligne qu'une telle hypothèse est hautement improbable, étant donné que, au cours de la procédure administrative, les entreprises ferroviaires concernées ont insisté sur la nécessité de conjuguer leur expérience et leurs ressources financières pour assurer le succès commercial d'ENS.

127.
    La Commission conteste ensuite le grief selon lequel elle aurait mal apprécié les effets restrictifs de l'accord ENS sur les tiers et renvoie à cet effet aux points 46 et 48 de la décision attaquée. Elle considère que, si la formation d'ENS ne crée pas de restriction à l'accès des tiers aux autres modes de transport, qui sont interchangeables avec les services offerts par ENS, l'accès des entreprises ferroviaires et des opérateurs de transport au segment ferroviaire du marché pertinent pourrait, néanmoins, être entravé, en raison du fait qu'ENS se compose d'entreprises ferroviaires puissantes qui contrôlent à la fois l'utilisation de l'infrastructure ferroviaire et l'approvisionnement en services de traction. Selon la Commission, il n'est pas indispensable que l'entrave à l'accès concerne chaque segment du marché lorsqu'il s'agit, comme en l'espèce, d'un marché composite. Elle ajoute que le fait que la convention Eurotunnel signée entre Eurotunnel, BR et la SNCF a fait l'objet d'une décision d'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité ne change rien à la pertinence de l'évaluation de la positionéconomique d'EPS et de la SNCF, qui détiennent 75 % des sillons réservés aux trains internationaux dans le tunnel sous la Manche.

128.
    En ce qui concerne les restrictions de la concurrence découlant de la fourniture des services ferroviaires indispensables à ENS, la Commission reconnaît que, en ce qui concerne la fourniture des sillons horaires, en vertu de la directive, les regroupements internationaux peuvent obtenir l'accès à l'infrastructure directement auprès des gestionnaires d'infrastructure. Cela ne s'appliquerait toutefois pas aux opérateurs de transport en ce qui concerne tant la fourniture des sillons horaires que celle de la traction et du personnel qualifié. En effet, compte tenu du fait que la traction ne peut être assurée que par les entreprises ferroviaires et que ces entreprises possèdent à la fois les locomotives destinées à la traction dans le tunnel sous la Manche et l'équipage spécialisé pour les faire fonctionner, il serait justifié de considérer que des opérateurs économiques essayant d'obtenir des services similaires se trouveraient désavantagés s'ils ne les obtenaient pas à des conditions non discriminatoires auprès des sociétés mères d'ENS.

129.
    En ce qui concerne la participation des entreprises fondatrices à un réseau d'entreprises communes, la Commission fait valoir que ce réseau concerne l'exploitation de services de transport de marchandises et de voyageurs, à savoir l'entreprise Intercontainer, dont toutes les parties notifiantes seraient membres, l'entreprise ACI, créée par BR, la SNCF et Intercontainer, et, enfin, l'entreprise Autocare Europe. L'argument selon lequel les entreprises communes en matière de transport combiné de marchandises et de transport ferroviaire de véhicules automobiles n'auraient pas d'incidence sur les services de nuit de voyageurs tels que ceux exploités par ENS ne serait pas fondé, dès lors que, selon la communication de 1993, le jeu de la concurrence se trouve le plus gravement atteint lorsque se multiplient les créations d'entreprises communes pour des produits ou des services complémentaires ou différents entre partenaires concurrents d'un même secteur à structure oligopolistique.

130.
    La Commission conteste, enfin, l'argument selon lequel les affaires citées par les requérantes démontreraient qu'elle est tenue d'appliquer une «règle de raison» («rule of reason») et d'apprécier les effets positifs et négatifs de l'accord concerné sur la concurrence. Une telle approche ne devrait être adoptée que dans le cadre de l'article 85, paragraphe 3, du traité et non pour l'appréciation des restrictions de concurrence dans le cadre de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

131.
    Le Royaume-Uni, partie intervenante, soutient, tout d'abord, que, dans le cadre de l'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité aux accords ENS, la Commission n'a pas tenu compte du contexte économique et, en particulier, de la concurrence qui existerait en l'absence de ces accords. Les accords ENS ne restreindraient pas la concurrence dès lors qu'ils sont conçus pour permettre et pour faciliter le lancement d'un service qui n'existe pas actuellement et qu'aucune des parties ne pourrait raisonnablement lancer toute seule.

132.
    Différents passages des motifs de la décision litigieuse attesteraient d'ailleurs de la nature favorable à la concurrence des accords ENS, de la nouveauté du service offert, des risques financiers importants qu'ils impliquent, de la justification tant financière que technique d'une collaboration, à savoir la mise en commun du savoir-faire, et de la nécessité d'attendre plusieurs années avant que les investissements ne deviennent rentables (points 59, 61, 63, 64 et 74 à 77 de la décision). Il serait donc significatif que ces constatations ne figurent que dans la partie de la décision concernant la question de l'exemption des accords ENS, et non dans celle relative à l'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

133.
    Par ailleurs, la décision litigieuse n'expliquerait pas suffisamment comment les sociétés mères d'ENS se font ou pourraient vraiment se faire concurrence sur le marché en cause. La décision litigieuse ne contiendrait ainsi aucun développement sur la vraisemblance d'une telle concurrence, ce qui démontrerait que la Commission soit n'a pas effectué l'analyse nécessaire du contexte économique, soit n'a pas respecté l'article 190 du traité.

134.
    En réponse au Royaume-Uni, la Commission fait observer que, si l'analyse d'un accord doit tenir compte de son contexte économique, cela ne signifie cependant pas qu'il faille recourir à la règle de raison, notion que la Cour aurait refusé jusqu'à présent d'utiliser. Cette conclusion ne serait pas infirmée par l'arrêt de la Cour du 15 décembre 1994, DLG (C-250/92, Rec. p. I-5641), qui ne concernerait que la validité des restrictions accessoires dans le cadre particulier des organisations coopératives et ne saurait donc être considéré comme l'expression d'un principe général. Par conséquent, selon la Commission, la mise en balance des avantages et des inconvénients d'un accord sur la concurrence serait requise pour l'octroi d'exemptions au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité, mais non pour l'appréciation des restrictions de concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité, lesquelles, contrairement à ce que fait valoir le Royaume-Uni, auraient, en l'espèce, été largement exposées dans la décision.

Appréciation du Tribunal

135.
    Le Tribunal relève que, selon la décision attaquée, les accords ENS produisent des effets restrictifs de la concurrence actuelle et potentielle premièrement entre les fondateurs, deuxièmement entre ceux-ci et ENS, troisièmement vis-à-vis des tiers, et quatrièmement que ces restrictions s'aggravent davantage du fait de l'existence d'un réseau d'entreprises communes créé par les fondateurs.

136.
    Le Tribunal, avant d'examiner les arguments des parties quant au bien-fondé de l'analyse de la Commission concernant les restrictions de la concurrence, rappelle à titre liminaire que l'appréciation d'un accord au titre de l'article 85, paragraphe 1, du traité doit tenir compte du cadre concret dans lequel il déploie ses effets, et notamment du contexte économique et juridique dans lequel opèrent les entreprises concernées, de la nature des services visés par cet accord ainsi que desconditions réelles du fonctionnement et de la structure du marché concerné (arrêts de la Cour Delimitis, précité, DLG, précité, point 31, du 12 décembre 1995, Oude Luttikhuis e.a., C-399/93, Rec. p. I-4515, point 10; arrêt du Tribunal du 14 mai 1997, VGB e.a./Commission, T-77/94, Rec. p. II-759, point 140), à moins qu'il ne s'agisse d'un accord comportant des restrictions patentes de la concurrence comme la fixation des prix, la répartition du marché ou le contrôle des débouchés (arrêt du Tribunal du 6 avril 1995, Tréfilunion/Commission, T-148/89, Rec. p. II-1063, point 109). En effet dans ce dernier cas, ce n'est que dans le cadre de l'article 85, paragraphe 3, du traité que de telles restrictions peuvent être mises en balance avec leurs effets prétendument favorables à la concurrence, en vue de l'octroi d'une exemption de l'interdiction contenue au paragraphe 1 du même article.

137.
    En outre, il y a lieu de souligner que l'examen des conditions de concurrence repose non seulement sur la concurrence actuelle que se font les entreprises déjà présentes sur le marché en cause, mais aussi sur la concurrence potentielle, afin de savoir si, compte tenu de la structure du marché et du contexte économique et juridique régissant son fonctionnement, il existe des possibilités réelles et concrètes que les entreprises concernées se fassent concurrence entre elles, ou qu'un nouveau concurrent puisse entrer sur le marché en cause et concurrencer les entreprises établies (arrêt Delimitis, précité, point 21). A cet égard, il y a lieu d'ajouter que, selon la communication de la Commission de 1993 concernant le traitement des entreprises communes à caractère coopératif au regard de l'article 85 du traité, «un rapport de concurrence potentielle ne peut exister que si chacun des fondateurs est en mesure de remplir seul les missions confiées à l'entreprise commune et qu'il n'a pas perdu cette capacité avec la création de l'entreprise commune. Dans l'examen des cas concrets, il y a lieu d'adopter une approche économique réaliste» (point 18 de la communication).

138.
    C'est à la lumière de ces considérations qu'il convient, par conséquent, d'examiner le bien-fondé de l'appréciation des effets restrictifs des accords ENS effectuée par la Commission.

- Sur les restrictions de concurrence entre fondateurs

139.
    Le Tribunal relève que, ainsi qu'il ressort du dossier de l'affaire, les entreprises ferroviaires des États membres ne se trouvaient, avant l'adoption de la directive 91/440, ni en concurrence actuelle ni en concurrence potentielle, et cela en raison de l'existence des droits exclusifs empêchant, en droit ou en fait, dans la majorité des États membres, la prestation de services de transport internationaux de passagers ainsi que l'accès à l'infrastructure (réseau national). Ainsi que les parties l'ont souligné, avant l'adoption de cette directive, c'était sur la seule base des accords de coopération traditionnels entre les entreprises ferroviaires opérant sur les différents réseaux concernés que de tels services étaient fournis dans la Communauté. Toutefois, après l'adoption de la directive 91/440, les conditions de concurrence sur le marché ferroviaire se sont modifiées de sorte que les entreprisesferroviaires opérant sur les réseaux nationaux sont devenues, dans une certaine mesure, des concurrents potentiels pour ce qui est du transport international des passagers, à condition qu'elles forment des «regroupements internationaux» avec d'autres entreprises ferroviaires établies dans des États membres différents en vue de fournir des prestations de services de transport internationaux entre lesdits États membres (articles 3 et 10 de la directive).

    

140.
    Le Tribunal relève qu'il ressort des arguments de la Commission que la possibilité de fournir des services de transport internationaux, par l'intermédiaire des regroupements internationaux, n'est pas ouverte uniquement aux entreprisesferroviaires existantes, mais aussi à de nouvelles entreprises ferroviaires, y compris à des filiales d'entreprises ferroviaires existantes, et que c'est en partant de cette prémisse que la Commission a considéré que les accords ENS restreignaient la concurrence entre fondateurs dans la mesure où a) chaque partie aux accords ENS pouvait constituer un regroupement soit avec une entreprise établie au Royaume-Uni, soit avec sa propre filiale britannique, et faire ainsi concurrence à ENS, b) chaque partie aux accords ENS pouvait créer une filiale spécialisée en qualité d'«opérateur de transport» et acheter aux entreprises parties aux accords ENS les mêmes services ferroviaires indispensables que ces dernières vendaient à ENS et c) chaque entreprise ferroviaire pouvait se placer, elle-même, en situation d'opérateur de transport et exploiter les services internationaux de trains de nuit en achetant aux entreprises ferroviaires concernées les services ferroviaires indispensables.

141.
    En ce qui concerne la possibilité pour chaque partie aux accords ENS de constituer un regroupement soit avec une entreprise établie au Royaume-Uni, soit avec sa propre filiale britannique à créer, et de faire ainsi concurrence à ENS, il y a tout d'abord lieu de relever que, dans la mesure où, selon l'article 10 de la directive 91/440, une ligne internationale ne peut être desservie que par un regroupement international constitué par les entreprises ferroviaires établies dans chacun des pays concernés, les seuls «partenaires obligatoires» pour constituer un tel regroupement international sur chaque ligne sont nécessairement les entreprises ferroviaires établies dans chaque État concerné. Ainsi que les requérantes l'ont souligné, à propos, par exemple, de la ligne Londres-Amsterdam, à l'époque des faits, les seuls partenaires obligatoires étaient les NS et EPS, de sorte que la participation de la SNCF et de la DB à ce regroupement ne pouvait avoir d'effet sur la concurrence actuelle, car, dans le contexte établi par la directive 91/440, aucune de ces deux entreprises ferroviaires ne saurait concurrencer EPS et les NS sur ladite ligne. Il en est de même pour chacune des trois autres lignes effectivement desservies par ENS (voir ci-dessus point 9). Il en résulte que l'exploitation en commun des quatre lignes en question par EPS, la DB, la SNCF et les NS ne peut pas avoir comme effet de restreindre sensiblement la concurrence actuelle entre les fondateurs.

142.
    Quant aux restrictions de la concurrence potentielle résultant du fait que chacune des entreprises fondatrices pourrait créer des filiales dans les États membres desautres fondateurs et constituer soit avec ses propres filiales, soit avec d'autres entreprises ferroviaires établies dans les autres États membres concernés des regroupements internationaux, en concurrence directe avec ENS, le Tribunal estime qu'il s'agit, en l'espèce, d'une hypothèse qui n'est étayée par aucun élément de fait ou par une analyse des structures du marché pertinent permettant de conclure qu'il s'agit d'une possibilité réelle et concrète. En effet, ni la décision attaquée ni le dossier ne contiennent d'indications sur l'existence d'entreprises ferroviaires possédant dans d'autres États membres des filiales ayant, elles-mêmes, le statut d'entreprise ferroviaire, démontrant un exercice effectif de la liberté d'établissement sur le marché ferroviaire communautaire.

143.
    A cet égard, il convient de souligner que, dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure qu'il a ordonnées, le Tribunal a invité la Commission à indiquer si des entreprises ferroviaires établies dans les États membres possèdent des filiales ayant le statut d'entreprise ferroviaire, au sens de la directive 91/440, dans d'autres États membres et, en cas de réponse affirmative, à préciser quelles sont les entreprises ferroviaires créées après l'entrée en vigueur de la directive 91/440. Dans sa réponse, la Commission a reconnu ne pas avoir connaissance d'autres filiales créées ni avant ni après l'adoption de la directive 91/440 par les entreprises fondatrices d'ENS, en réitérant néanmoins sa thèse selon laquelle le droit d'établissement est conféré directement à toute entreprise ferroviaire intéressée par l'article 52 du traité.

144.
    Le Tribunal estime que cet argument de la Commission, selon lequel il n'existe, en théorie, aucun obstacle juridique empêchant les entreprises ferroviaires de s'établir dans un État membre autre que celui de leur siège social, ne tient pas compte du contexte économique et des caractéristiques du marché pertinent tels qu'ils ressortent du dossier et ne suffit donc pas, à lui seul, pour établir l'existence de restrictions de la concurrence potentielle entre les fondateurs et entre ceux-ci et ENS.

145.
    Ainsi que les requérantes l'ont longuement exposé dans leurs mémoires, compte tenu de la nouveauté et des aspects particuliers des services de transport ferroviaires de nuit en question, il ne serait pas réaliste que les fondateurs procèdent à la création d'autres filiales dans d'autres États membres ayant le statut d'entreprise ferroviaire, dans le seul but de former une nouvelle entreprise commune pour concurrencer ENS. Le coût prohibitif de l'investissement requis pour de tels services empruntant le tunnel sous la Manche et l'absence d'économies d'échelle résultant de l'exploitation d'une seule ligne ferroviaire, à l'opposé des quatres lignes exploitées en commun par ENS, démontrent, en effet, le caractère peu réaliste d'une concurrence potentielle entre les fondateurs et entre ceux-ci et ENS. En outre, ainsi qu'il ressort du dossier, à la suite de la publication au Journal officiel des Communautés européennes de la communication de la Commission invitant les parties intéressées à lui faire part de leurs observations sur les accords ENS, tels que résumés dans ladite communication, aucune partie tierce ne s'est manifestée lors de la procédure administrative pour soumettre des observations entant que concurrent potentiel, éventuellement affecté ou concerné par la mise en oeuvre des accords ENS (voir ci-dessus point 17). Enfin, l'existence, en l'espèce, de concurrents soit actuels, soit potentiels d'ENS peut également être sérieusement mise en doute compte tenu du fait que, comme la Commission l'a admis dans ses réponses aux questions écrites du Tribunal, aucune filiale n'a été créée, jusqu'à présent, par des entreprises ferroviaires communautaires dans d'autres États membres ni avant ni après l'adoption de la directive 91/440.

146.
    Sur la base des considérations qui précèdent, le Tribunal estime que l'appréciation de la Commission selon laquelle les accords ENS sont susceptibles de restreindre sensiblement la concurrence actuelle et/ou potentielle entre les fondateurs et entre ceux-ci et ENS est entachée d'une insuffisance de motivation et/ou d'une erreur d'appréciation.

147.
    S'agissant des restrictions de concurrence entre fondateurs du fait que chacune des entreprises ferroviaires partie aux accords ENS pourrait soit créer une entreprise spécialisée en qualité d'opérateur de transport, soit se mettre elle-même en situation d'opérateur de transport et concurrencer ENS en achetant aux entreprises ferroviaires concernées les mêmes services ferroviaires indispensables, le Tribunal estime que cette appréciation de la Commission repose, également, sur une analyse du marché qui ne correspond pas à la réalité. En effet, la Commission part de l'idée que, dans le marché du transport ferroviaire des passagers, il existe, à côté des entreprises ferroviaires, une autre catégorie d'opérateurs économiques, les opérateurs de transport, qui fourniraient le même service que les entreprises ferroviaires, à savoir le transport des passagers, mais en achetant ou en louant à ces dernières les «services ferroviaires indispensables» à savoir les locomotives, leur équipage et l'accès à l'infrastructure. La société ENS, étant, selon la décision, un opérateur de transport, elle pourrait ainsi être soumise à la concurrence soit des filiales spécialisées, en qualité d'opérateurs de transport, créées par les entreprises ferroviaires, soit de ces dernières agissant directement sur le marché en cette qualité, de sorte que sa création apporterait une restriction à la liberté des parties d'opérer à titre individuel, en tant qu'opérateur de transport, sur le marché concerné.

148.
    Toutefois, l'examen de cette appréciation de la Commission suppose qu'il soit répondu à la question de savoir si, en dehors des regroupements internationaux prévus par la directive 91/440, les services internationaux de transport de passagers sont également fournis par des opérateurs de transport. Cette question ayant, en substance, été soulevée par les parties requérantes dans le cadre de leur deuxième moyen, elle sera par conséquent examinée dans ledit cadre (voir ci-dessous points 161 à 189).

- Sur les restrictions de la concurrence vis-à-vis des tiers

149.
    Le Tribunal relève que la décision attaquée souligne que l'accès des tiers aux marchés concernés risque d'être entravé en raison, d'une part, de l'existence de relations privilégiées entre ENS et ses sociétés mères, qui mettent les tiers dans une position concurrentielle défavorable pour ce qui est de l'acquisition des services ferroviaires indispensables fournis par les sociétés mères et, d'autre part, de la convention d'utilisation du tunnel sous la Manche entre BR, la SNCF et Eurotunnel qui permet à BR et à la SNCF de conserver une partie significative, à savoir 75 %, des sillons disponibles pour les trains internationaux.

150.
    En ce qui concerne, en premier lieu, les relations privilégiées d'ENS avec les entreprises ferroviaires concernées, il y a lieu de constater que l'analyse de la Commission part de la prémisse que le marché ferroviaire du transport des passagers est scindé en deux marchés, un marché en amont concernant le fourniture des «services ferroviaires indispensables» (sillons horaires, locomotives spécialisées et leur équipage) et un marché en aval concernant le transport des passagers sur lequel opèrent, à côté des entreprises ferroviaires, des opérateurs de transport, tel qu'ENS. Selon la décision, les entreprises mères pourraient abuser de leur position dominante sur le marché en amont en refusant à des tiers, concurrents d'ENS, opérant sur le marché en aval, la fourniture des services ferroviaires indispensables.

151.
    Toutefois, l'examen de cet aspect de l'appréciation de la Commission dépend, lui aussi, de la question de savoir s'il existe, en dehors des regroupements internationaux, des opérateurs de transport opérant également sur les marchés concernés, laquelle sera examinée dans le cadre du deuxième moyen, ainsi que de la question de savoir si les services fournis par les fondateurs à ENS peuvent être qualifiés de «services ou de facilités essentielles ou indispensables», ce qui relève du troisième moyen et doit, par conséquent, être examiné dans le cadre de celui-ci (voir ci-dessous points 190 à 221).

152.
    En ce qui concerne, en second lieu, des effets restrictifs résultant de la convention d'utilisation du tunnel sous la Manche, le Tribunal rappelle que la décision de la Commission ayant exempté cette convention de la prohibition du paragraphe 1 de l'article 85 du traité (ci-après, «décision Eurotunnel») a été annulée par l'arrêt du Tribunal du 22 octobre 1996, SNCF et British Railways/Commission (T-79/95 et T-80/95, Rec. p. II-1491), au motif que la Commission avait commis une erreur de fait dans l'interprétation des dispositions de cette convention concernant la répartition des sillons horaires dans le tunnel entre la SNCF et BR, d'une part, et Eurotunnel, d'autre part.

153.
    Le Tribunal, dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure qu'il a ordonnées, a invité les parties à prendre position sur la pertinence de l'arrêt susmentionné du Tribunal pour le présent litige. Dans sa réponse à cette question, la Commission a fait valoir que cet arrêt est sans pertinence pour l'appréciation dela légalité de la décision attaquée et qu'il résultait du point 47 de celle-ci que, même si BR et la SNCF ne bénéficiaient pas de la totalité des sillons disponibles pour les trains internationaux, elles en disposaient d'une partie significative. Pour leur part, les requérantes ont fait savoir que l'arrêt du Tribunal confirme que l'accès au tunnel sous la Manche n'est pas fermé et que les effets restrictifs de la convention d'utilisation du tunnel vis-à-vis des tiers ont été mal évalués par la Commission.

154.
    Le Tribunal estime que, dans la mesure où, d'une part, c'est précisément sur la«convention Eurotunnel» que la Commission s'est fondée pour démontrer, dans la décision attaquée, que l'accès prétendument privilégié de la SNCF et de BR aux sillons horaires dans le tunnel plaçait les entreprises concurrentes d'ENS dans une position concurrentielle défavorable, et où, d'autre part, la décision Eurotunnel a été annulée par le Tribunal pour erreur de fait dans l'interprétation des dispositions de la convention susmentionnée, relatives à la répartition des sillons, aucun argument ne saurait en être valablement tiré par la Commission aux fins de l'appréciation des accords ENS.

- Sur le renforcement des effets restrictifs de la concurrence résultant de l'existence d'un réseau d'entreprises communes

155.
    En ce qui concerne, enfin, le renforcement allégué des restrictions de la concurrence résultant de l'existence de réseaux d'entreprises communes (points 49 à 53 de la décision), le Tribunal relève, à titre liminaire, que, selon la communication de la Commission de 1993 sur le traitement des entreprises communes à caractère coopératif, l'existence des réseaux d'entreprises communes doit faire l'objet d'une analyse particulière, qu'ils soient créés par les mêmes fondateurs, par un des fondateurs avec différents partenaires ou, parallèlement, par plusieurs fondateurs (point 17 de la communication). En particulier, les réseaux d'entreprises communes pourraient restreindre la concurrence lorsque les fondateurs concurrents créent plusieurs entreprises communes pour des produits complémentaires destinés à être transformés par eux-mêmes, voire pour des produits non complémentaires qu'ils commercialisent aussi eux-mêmes, augmentant ainsi l'étendue et l'intensité de la restriction de la concurrence. Ces considérations sont également valables pour le secteur des services (point 29 de la communication).

156.
    Dans la décision attaquée, la Commission a considéré que tel était, en l'espèce, le cas, dans la mesure où BR/EPS, la SNCF, la DB et les NS participent à différents degrés à un réseau d'entreprises communes non seulement pour l'exploitation de services de transport de marchandises, mais aussi pour l'exploitation de services de transport de voyageurs, notamment via le tunnel sous la Manche. A cet égard, elle s'est référée à l'entreprise commune ACI, créée conjointement par, notamment, BR et la SNCF, qui est un opérateur de transport combiné de marchandises [décision 94/594/CE de la Commission, du 27 juillet 1994, relative à une procédured'application de l'article 85 du traité CE et de l'article 53 de l'accord EEE (affaire IV/34.518 - ACI) (JO L 224, p. 28, ci-après «décision ACI»)], et à Autocare Europe, dans laquelle BR et la SNCB ont une participation, et qui assure le transport ferroviaire de véhicules automobiles. Dans ses mémoires, la Commission s'est, en outre, référée pour la première fois à l'entreprise commune Intercontainer, créée par 29 entreprises ferroviaires, dont BR et la SNCF, et qui opère, elle aussi, dans le marché du transport combiné de marchandises.

157.
    La décision attaquée ne précise pas, toutefois, quelles sont les entreprises communes créées par les fondateurs concernant des services de transport de voyageurs. Le Tribunal, dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure, a invité la Commission à préciser quelles sont les entreprises communes opérant sur le marché du transport des voyageurs, auxquelles, selon le point 51 de la décision attaquée, participent les fondateurs d'ENS. Dans ses réponses, la Commission a déclaré ne pas avoir connaissance d'autres entreprises communes des entreprises fondatrices d'ENS pour le transport des passagers. Elle a cependant relevé que «la SNCF, la SNCB et BR (et, à la suite de la privatisation de cette dernière, London & Continental Railways Ltd) participent conjointement à Eurostar pour le transport de passagers entre le Royaume-Uni et le Continent», sans pour autant soutenir que c'était à l'entreprise Eurostar que le point 51 faisait, en fait, implicitement référence. Le Tribunal estime, dès lors, que la décision attaquée, en ce qui concerne l'existence alléguée d'un réseau d'entreprises communes créé par les fondateurs pour le transport des voyageurs, est entachée d'une absence de motivation.

158.
    Quant à la participation des fondateurs à des entreprises communes pour le transport combiné des marchandises, il ressort du point 29 de la communication de la Commission de 1993 que, lorsque les fondateurs créent des entreprises communes pour des services «non complémentaires», la concurrence peut être restreinte lorsque ces services «non complémentaires» sont commercialisés par les fondateurs eux-mêmes.

159.
    Le Tribunal relève que rien dans la décision attaquée n'indique que les fondateurs assurent eux-mêmes la commercialisation des services fournis par ACI, Intercontainer et Autocare. Dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure, le Tribunal a invité les requérantes à préciser si ce sont elles ou une entreprise tierce qui assurent la commercialisation des services de transport fournis par les trois entreprises susmentionnées. Il résulte de leurs réponses qu'aucune des entreprises fondatrices n'assume la commercialisation ou ne vend des services fournis par ACI, Intercontainer ou Autocare. A supposer même que tel soit le cas, le Tribunal relève que, en tout état de cause, la décision attaquée n'explique pas les raisons pour lesquelles la participation de certains ou de tous les fondateurs à un réseau d'entreprises communes opérant sur des marchés différents de celui d'ENS restreindrait la concurrence entre eux au niveau de la création d'ENS. Il en résulte que l'appréciation par la Commission des effets aggravants des restrictionsde concurrence résultant de l'existence d'un réseau d'entreprises communes n'est pas suffisamment motivée.

160.
    Il résulte de ce qui précède que, en ce qui concerne l'appréciation des restrictions de la concurrence résultant des accords ENS, la décision attaquée est entachée d'un défaut ou d'une insuffisance de motivation.

Sur le deuxième moyen, tiré d'une violation du règlement n° 1017/68 et du cadre réglementaire établi par la directive 91/440

Arguments des parties

161.
    Les requérantes soutiennent que la Commission, en imposant la condition contenue à l'article 2 de la décision attaquée, a utilisé les pouvoirs qui lui sont conférés par l'article 5 du règlement n° 1017/68 d'une manière incompatible avec les dispositions de la directive 91/440.

162.
    En effet, la Commission aurait étendu le champ d'application de la directive dès lors que, en vertu de l'article 10, paragraphe 1, les droits d'accès aux infrastructures ne seraient accordés qu'aux regroupements internationaux d'entreprises ferroviaires, tels que définis dans la directive, et non à tout opérateur de transport souhaitant exploiter des trains. Elles ajoutent que, lorsqu'elle exerce ses pouvoirs au titre du règlement n° 1017/68, la Commission a, en outre, l'obligation de tenir compte des orientations fondamentales de la politique commune des transports, telles que définies par le Conseil. Le contrôle juridictionnel de l'appréciation par la Commission des accords ENS, en application de l'article 85 du traité, devrait donc s'exercer dans le contexte de la législation communautaire relative au secteur des transports ferroviaires, laquelle constitue le cadre législatif dans lequel la concurrence au sein de ce secteur est censée fonctionner.

163.
    En particulier, les éléments fondamentaux de la politique commune des transports de la Communauté dans le secteur ferroviaire seraient actuellement inscrits dans la directive 91/440, laquelle aurait, pour la première fois, introduit un certain degré de concurrence intramodale et viserait à la réalisation de l'objectif principal de la politique des transports ferroviaires, à savoir l'amélioration de l'efficacité des transports ferroviaires et de leur compétitivité par rapport aux autres modes de transport. Or, en vertu de la directive, les droits d'accès et de transit seraient accordés uniquement aux entreprises ayant le statut d'entreprises ferroviaires et aux regroupements internationaux de celles-ci. En outre, la directive ne concernerait que les droits d'accès à l'infrastructure et n'accorderait pas de droits relatifs à la fourniture de services ferroviaires tels que la fourniture de la traction (locomotives et équipages de transit). Elle ne contiendrait pas non plus de règles séparant la gestion des locomotives et des équipages de trains de l'exploitation des autres services ferroviaires, ni de règles concernant la répartition des services de traction et le paiement pour ces services, ce qui serait conforme à l'objectif de la directive,qui est de permettre aux entreprises ferroviaires de s'organiser selon des modalités commerciales et de s'adapter aux nécessités du marché, en créant notamment de nouveaux services.

164.
    Pour les raisons qui précèdent, la distinction faite par la Commission entre entreprises ferroviaires et opérateurs de transport constituerait ainsi une distinction artificielle car, pour des raisons relevant de la sécurité et de la responsabilité pour les risques du transport, seules les entreprises ferroviaires seraient autorisées à immatriculer des wagons et à transporter des personnes sur l'infrastructure ferroviaire. A part les entreprises ferroviaires et les regroupements internationaux qu'elles créent, aucune autre personne ne pourrait donc offrir au public des services de transport de voyageurs. Cela n'exclurait pas la possibilité pour une entreprise ferroviaire de mettre un train entier à la disposition, par exemple, d'une chaîne hôtelière, et même de donner les wagons en location, mais, même dans cette hypothèse, l'entreprise ferroviaire demeurerait l'opérateur de transport supportant tous les risques inhérents aux services de transport. Dans cet exemple, la chaîne hôtelière, de son côté, se limiterait à vendre au public des capacités en sièges ou en couchettes de train. D'après les requérantes, l'activité essentielle des entreprises ferroviaires n'est pas d'assurer un service de base consistant à faire circuler, à la demande des opérateurs de transport, des locomotives sur des réseaux ferroviaires, permettant ainsi à ces derniers d'attacher des wagons à une locomotive d'une entreprise ferroviaire et de les faire circuler sur une ligne donnée, mais de fournir directement au public des services intégrés de transport des passagers.

165.
    Par ailleurs, selon les requérantes, bien qu'ENS soit une entreprise commune créée par quatre entreprises ferroviaires, elle constitue en réalité un regroupement international d'entreprises ferroviaires au sens de l'article 3 de la directive 91/440, et non un «opérateur de transport». Il ressortirait de l'article 5, paragraphe 3, de la directive 91/440 que les entreprises ferroviaires sont libres de constituer avec «une ou plusieurs» autres entreprises ferroviaires un regroupement international sans imposer une forme juridique spécifique pour une telle association. La Commission ne saurait non plus inférer des accords d'exploitation conclus entre ENS et la SNCB qu'ENS constitue un opérateur de transport. En effet, ce serait sur une base volontaire que la SNCB aurait décidé, avant l'abandon définitif de la ligne Bruxelles-Glasgow/Plymouth, de fournir à ENS des «services ferroviaires indispensables», et non pas en raison d'une obligation quelconque découlant de la directive 91/440 ou du droit communautaire de la concurrence.

166.
    Il s'ensuivrait qu'ENS ne serait pas un opérateur de transport actif sur un marché en aval, différent de celui où opèrent ses fondateurs, mais, précisément, du fait de son statut de regroupement international d'entreprises ferroviaires, un instrument au moyen duquel ses fondateurs offrent des transports ferroviaires au public. Cette distinction du marché ferroviaire général en un marché en aval et un marché en amont, faite par la Commission pour démontrer qu'ENS est un opérateur de transport, serait d'autant plus artificielle que, en ce qui concerne le transport de voyageurs, de nombreux services de transport seraient fournis par des «trains àmotrice intégrée», la locomotive n'étant qu'une partie inséparable du reste du train, de sorte que, même d'un point de vue purement technique, il serait impossible de distinguer entre ces deux marchés.

167.
    De même, le fait qu'ENS doive se procurer la traction auprès d'entreprises ferroviaires pour offrir ses services ne la priverait pas de sa qualité de regroupement international au sens de l'article 3 de la directive, puisqu'il suffirait qu'ENS soit l'émanation de ces entreprises ferroviaires, lesquelles sont, par définition, en mesure d'assurer la traction. C'est à un tel regroupement que serait réservé le bénéfice des droits d'accès à l'infrastructure ferroviaire des Étatsmembres où sont établies ses entreprises fondatrices. Admettre la thèse de la Commission reviendrait, au contraire, à permettre à toute entreprise d'offrir des services de transport internationaux de passagers alors même qu'elle n'est pas l'émanation d'entreprises ferroviaires et n'est donc pas en mesure d'assurer la traction par leur intermédiaire.

168.
    Les requérantes ajoutent que la création de cette nouvelle catégorie d'opérateurs de transport, combinée au fait que les services ferroviaires indispensables sont considérés comme des «facilités essentielles», aurait pour effet de vider la directive 91/440 de sa substance, car, en sa prétendue qualité d'opérateur de transport, une entreprise ferroviaire pourrait en fait réclamer l'accès aux réseaux dans des États membres sans avoir à remplir les conditions requises par la directive, à savoir être établie dans l'un de ces États membres ou avoir constitué un regroupement avec une entreprise ferroviaire établie dans l'un de ces États membres.

169.
    Les requérantes soutiennent, en outre, que, en imposant aux entreprises ferroviaires de fournir des locomotives et leur équipage à des opérateurs de transport dans des conditions techniques et financières identiques à celles accordées à leur regroupement, la Commission aurait méconnu le fait que le droit d'accès à l'infrastructure est subordonné à la condition préalable de pouvoir assurer la traction, et donc d'avoir la qualité d'entreprise ferroviaire ou de regroupement d'entreprises ferroviaires. Une telle condition serait, en outre, incompatible avec l'objectif visé par la directive de garantir aux entreprises ferroviaires un statut d'exploitant indépendant, leur permettant de se comporter selon des modalités commerciales, de s'adapter aux nécessités du marché (troisième considérant) et, à cet effet, de leur assurer la liberté «de contrôler la fourniture et la commercialisation des services et d'en fixer la tarification» (article 5, paragraphe 3, de la directive 91/440).

170.
    Enfin, l'UIC et les NS soutiennent que la décision attaquée a comme résultat de compromettre le droit de constituer des regroupements internationaux dans la mesure où la Commission interprète l'article 85, paragraphe 1, du traité d'une manière telle que la création de tout regroupement international constituerait désormais une violation de cet article. Selon les requérantes, même si la création d'un regroupement international pouvait être exemptée de l'interdiction de l'article85, paragraphe 1, au titre de l'article 85, paragraphe 3, il n'en resterait pas moins que les conditions auxquelles la Commission a subordonné, en l'espèce, cette exemption, à savoir une durée limitée à sept ans et l'obligation de fournir à tout opérateur de transport des services ferroviaires indispensables aux mêmes conditions qu'à ENS, rendraient l'application de la directive 91/440 illusoires. Les conditions imposées par la Commission contraindraient indirectement les participants de regroupements internationaux à fournir à leur regroupement leurs «services ferroviaires indispensables» à des conditions non privilégiées, les privant ainsi de leur liberté de déterminer les conditions commerciales dans lesquelles elles fournissent leurs services aux tiers. Les parties à un regroupement pourraient ainsi se voir obligées de partager avec n'importe quel tiers le bénéfice de leur coopération, alors que ce dernier n'aurait contribué ni aux coûts de la mise en oeuvre d'un projet innovateur, ni aux risques commerciaux qui en découlent.

171.
    La Commission soutien t que l'argument selon lequel les règles de concurrence du traité CE ne s'appliqueraient pas aux transports ferroviaires est contraire à la jurisprudence en la matière et devrait par conséquent être rejeté (voir arrêt de la Cour du 4 avril 1974, Commission/France, 167/73, Rec. p. 359, et du 30 avril 1986, Asjes e.a., 209/84, 210/84, 211/84, 212/84 et 213/84, Rec. p. 1425).

172.
    Elle souligne que la participation combinée des quatre entreprises ferroviaires n'est pas, en l'espèce, indispensable pour exploiter les lignes concernées par les accords ENS. Elle considère que chaque ligne sur laquelle opère ENS pourrait être exploitée par un regroupement international constitué de deux entreprises ferroviaires établies respectivement dans l'État membre de départ et dans l'État membre de destination finale. Ainsi, la ligne Londres-Francfort/Dortmund pourrait être desservie par un regroupement composé de BR et de la DB, qui ont des droits d'accès aux infrastructures dans leur État d'établissement respectif et des droits de transit en Belgique, en France et dans le tunnel sous la Manche. De même, le service entre Londres et Amsterdam pourrait être exploité par un regroupement composé de BR et des NS, qui ont des droits d'accès au Royaume-Uni et aux Pays-Bas et des droits de transit en Belgique, en France et dans le tunnel sous la Manche.

173.
    Selon la Commission, cette analyse serait corroborée par trois éléments. En premier lieu, ENS ne serait pas une entreprise ferroviaire au sens de la directive, mais un opérateur de transport qui, pour fournir les services ferroviaires de nuit en question, achèterait les services ferroviaires nécessaires auprès des entreprises ferroviaires. La Commission rejette l'argument des requérantes selon lequel ENS ne serait qu'un instrument par lequel les entreprises fondatrices pourraient offrir, dans le cadre légal établi par la directive 91/440, des services internationaux de transport ferroviaire au public. En effet, ENS n'exercerait pas elle-même le droit accordé par la directive aux regroupements internationaux d'entreprises ferroviaires, à savoir le droit d'exploiter ses propres trains en fournissant sa propre traction ferroviaire, parce qu'elle doit acheter ces services à ses entreprises fondatrices et à la SNCB. Par conséquent, ENS échapperait au domaine couvertpar la directive, car elle n'est en réalité qu'une variante de la forme traditionnelle de coopération entre entreprises ferroviaires, et, contrairement aux affirmations des requérantes, ENS et les entreprises ferroviaires concernées n'opéreraient ainsi pas sur le même marché. Dès lors, l'argument selon lequel la décision serait en contradiction avec la directive et élargirait la catégorie des entreprises habilitées à accéder aux infrastructures ferroviaires serait dénué de pertinence. A l'appui de son argumentation, selon laquelle ENS et les entreprises fondatrices opèrent sur deux marchés distincts, la Commission invoque la jurisprudence selon laquelle, on doit, dans certains cas, distinguer entre deux marchés qui, tout en étant liés, n'en sont pas moins distincts (arrêts de la Cour du 6 mars 1974, Istituto Chemioterapico Italiano et Commercial Solvents/Commission, 6/73 et 7/73, Rec. p. 223, du 31 mai 1979, Hugin/Commission, 22/78, Rec. p. 1869, du 3 octobre 1985, CBEM, 311/84, Rec. p. 3261; arrêts du Tribunal du 10 juillet 1991, RTE/Commission, T-69/89, Rec. p. II-485, et BBC/Commission, T-70/89, Rec. p. II-535).

174.
    Quant à l'argument des requérantes selon lequel la distinction entre marché des services de transport et marché des services ferroviaires indispensables est d'autant plus injustifiée que bon nombre des services de transport dans le secteur du transport de voyageurs sont assurés par des «trains à motrice intégrée», dans lesquels la locomotive est une partie indissociable de l'ensemble du train, la Commission rétorque qu'ENS elle-même obtient seulement la locomotive de ses entreprises fondatrices et les voitures à part.

175.
    En deuxième lieu, la ligne Bruxelles-Glasgow/Plymouth serait exploitée par ENS bien que la SNCB ne soit pas partie à l'accord, ce qui démontrerait que la participation de chacune des quatre entreprises ferroviaires établies dans les États membres concernés n'est pas une condition sine qua non à l'exploitation des services en question.

176.
    En troisième lieu, BR, la SNCF et Intercontainer auraient formé une entreprise commune dénommée ACI, spécialisée dans le transport combiné de marchandises entre le Royaume-Uni et le continent, qui ne serait pas non plus une entreprise ferroviaire au sens de la directive, mais un opérateur de transport, ne comptant d'ailleurs parmi ses actionnaires que deux entreprises ferroviaires, et qui opérerait d'une façon analogue à ENS, c'est-à-dire en acquérant les services ferroviaires indispensables auprès des entreprises ferroviaires pour fournir des prestations de transport.

177.
    La Commission fait, en outre, valoir que les opérateurs de transport qui n'ont pas eux-mêmes le statut d'entreprise ferroviaire, et qui ne disposent donc pas de droits d'accès à l'infrastructure ferroviaire, doivent néanmoins pouvoir proposer des prestations de transport par chemin de fer en achetant auprès des entreprises ferroviaires les services de traction et les droits d'accès à l'infrastructure, à l'instar d'ENS et de l'ACI. Il en résulterait que le droit d'offrir des services de transportferroviaires de voyageurs ne pourrait être réservé à ENS. Le président d'ENS aurait d'ailleurs, par lettre du 13 avril 1994 adressée à la Commission (mémoire en défense, annexe 6), confirmé l'accord des entreprises ferroviaires pour fournir les services nécessaires aux concurrents sur les mêmes lignes. Selon la Commission, même avant la lettre précitée, ENS, par lettre du 4 juin 1992, l'aurait informée de la décision des parties notifiantes de fournir «sans condition» la traction et les autres services indispensables à des concurrents d'ENS opérant sur les lignes desservies par ENS.

178.
    La Commission considère par ailleurs que l'indépendance des entreprises ferroviaires n'est aucunement compromise par la condition imposée. Comme toutes les entreprises communautaires, ces entreprises seraient soumises à l'obligation de non-discrimination et aux règles du droit de la concurrence, ainsi qu'il résulterait des arrêts de la Cour Commission/France et Asjes e.a., précités.

179.
    Enfin, la Commission rejette le grief des requérantes selon lequel, d'une part, elle considère que tout regroupement international tombe dans le champ d'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité, et, d'autre part, elle impose aux parties notifiantes des conditions dissuasives compromettant les objectifs de la directive 91/440 et la création d'autres regroupements internationaux. L'encouragement à la constitution de ces regroupements n'impliquerait pas que tous les regroupements internationaux d'entreprises ferroviaires doivent, automatiquement, être considérés comme étant compatibles avec le droit communautaire de la concurrence.

Appréciation du Tribunal

180.
    Le Tribunal relève que, selon la décision attaquée, les entreprises ferroviaires concernées sont présentes sur deux marchés, un marché en amont, à savoir le marché de la fourniture des services ferroviaires indispensables, et un marché en aval, à savoir le marché de la prestation de services de transport de passagers. Sur ce dernier marché opéreraient non seulement les entreprises ferroviaires, mais aussi une autre catégorie d'entreprises, les opérateurs de transport qui, cependant, afin de pouvoir opérer sur ce marché, sont obligés d'acheter au préalable les services ferroviaires indispensables fournis par les entreprises ferroviaires sur le marché en amont. ENS constituerait, selon la Commission, un exemple concret de cette catégorie d'opérateur de transport, de sorte que tout traitement privilégié de ce dernier par les entreprises notifiantes devrait être également accordé à des tiers, qu'ils soient des groupements internationaux ou des opérateurs de transport, dans les mêmes conditions techniques et financières. Enfin, selon l'article 2 de la décision, les services indispensables en question concernent la fourniture de la locomotive, de son équipage et du sillon horaire, sur chaque réseau national ainsi que dans le tunnel sous la Manche.

181.
         Il convient, par conséquent, d'examiner si, en imposant aux fondateurs la condition que les services ferroviaires indispensables soient fournis non seulement à des regroupements internationaux, mais aussi à des opérateurs de transport, telsqu'ENS, la Commission aurait, comme le soutiennent les requérantes, appliqué les règles de concurrence en violation du cadre réglementaire créé par la directive 91/440, de sorte que la décision attaquée serait entachée soit d'un détournement de pouvoir, soit d'un défaut de compétence. Un tel examen implique qu'il soit au préalable répondu à la question de savoir si ENS constitue un opérateur de transport, comme le soutient la Commission, ou au contraire un regroupement international, au sens de la directive 91/440, comme le soutiennent les parties requérantes. C'est sur la base de la réponse à cette question qu'il y aura lieu d'examiner, également, le bien-fondé de l'analyse par la Commission desrestrictions à la concurrence entre fondateurs résultant du fait que chacune des entreprises ferroviaires partie aux accords ENS pourrait soit créer une entreprise spécialisée en qualité d'opérateur de transport, soit se mettre elle-même en situation d'opérateur de transport et concurrencer ENS en achetant aux entreprises ferroviaires concernées les mêmes services ferroviaires indispensables (voir ci-dessus points 147 et 148).

182.
    Le Tribunal relève que, selon l'article 3 de la directive 91/440, un regroupement international est défini comme «toute association d'au moins deux entreprises ferroviaires établies dans des États membres différents en vue de fournir des prestations de transport internationaux entre États membres». Cette disposition ne définit pas les formes précises qu'une telle association doit revêtir. En effet, l'élément essentiel qui se dégage de cette définition est qu'il doit s'agir d'une forme d'association permettant de rendre possible la fourniture des prestations de services de transport internationaux, indépendamment donc de la forme choisie à cet effet. Dans ces conditions, le Tribunal estime que, contrairement à la thèse défendue par la Commission, en l'absence d'une définition précise dans le texte de la directive 91/440, l'utilisation de la notion de «regroupement international» ne saurait être réservée aux seules formes d'association de type «coopératif» entre des entreprises ferroviaires («accords traditionnels d'exploitation en commun») à l'exclusion de toute autre forme de société, telle qu'une entreprise commune de nature coopérative, voire de nature concentrative.

183.
         Cette conclusion n'est pas infirmée par l'argument selon lequel, en vertu de l'article 2 de la directive 91/440, celle-ci s'applique aux seules entreprises ferroviaires, c'est-à-dire aux seules entreprises dont l'activité principale est le transport de marchandises et/ou de voyageurs par chemin de fer et qui assurent elles-mêmes la traction (article 3 de la directive 91/440), de sorte qu'ENS, dans la mesure où elle achète la traction aux entreprises notifiantes, ne pourrait se prévaloir des dispositions de la directive et de la qualité de regroupement international. En premier lieu, ainsi que la Commission l'a elle-même souligné dans ses écrits, lors de l'adoption de la directive 91/440, une déclaration conjointe avec le Conseil a précisé que la notion de traction n'impliquait pas nécessairement la propriété de celle-ci. S'il est vrai que de telles déclarations sont dépourvues de valeur juridique, il n'en reste pas moins que la Commission a déjà fait sienne la déclaration susmentionnée dans sa pratique décisionnelle en la matière, ainsi qu'il ressort dupoint 6 de sa décision 93/174/CEE, du 24 février 1993, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/34.494 - Structures tarifaires en transports combinés de marchandises) (JO L 73, p. 38), selon lequel, il «convient d'entendre par entreprise ferroviaire toute entreprise établie ou qui s'établira dans un État membre et qui dispose des moyens de traction ferroviaire, étant entendu que la notion de traction n'implique pas nécessairement la propriété du matériel de traction, ni l'utilisation de son propre personnel».

184.
    En deuxième lieu, dans la mesure où, ainsi qu'il vient d'être constaté, un regroupement international peut revêtir la forme d'une entreprise commune coopérative, tel qu'ENS, il résulte de la nature même d'une telle forme que les fondateurs, en leur qualité d'entreprises ferroviaires exerçant les droits que leur reconnaît la directive, peuvent, au lieu de doter directement leur entreprise commune du matériel et du personnel nécessaire pour exercer ses fonctions sur le marché, les lui fournir sur la base d'accords de coopération conclus avec celle-ci, sans qu'un tel choix d'organisation du fonctionnement de l'entreprise commune puisse affecter sa qualification juridique de regroupement international au sens de la directive 91/440. En effet, ainsi que les parties requérantes l'ont expliqué dans leurs réponses écrites aux questions du Tribunal et lors de l'audience, sans être contredites pas la Commission, le choix de fournir à ENS les locomotives et leurs équipages sur la base des accords d'exploitation était dû uniquement à des considérations d'ordre fiscal et non pas au fait qu'ENS était censée opérer sur le marché en tant qu'opérateur de transport. Le fait qu'ENS n'est pas enregistrée au Royaume-Uni comme une entreprise ferroviaire, ainsi que les requérantes l'ont fait savoir dans leurs réponses aux questions écrites du Tribunal, n'affecte en rien sa qualification juridique de regroupement international, car, ainsi que la Commission l'a elle-même déclaré lors de l'audience, les licences ferroviaires des entreprises fondatrices suffisent pour que les trains d'ENS puissent circuler sur les lignes concernées.

185.
    En troisième lieu, il ressort du dossier que, comme les parties requérantes l'ont fait valoir, l'activité d'opérateur de transport apparaît, dans le contexte économique du secteur ferroviaire, comme une activité inconnue en ce qui concerne le transport ferroviaire des passagers. D'ailleurs, ni dans la décision attaquée ni dans ses mémoires la Commission n'a fourni d'exemples d'une telle catégorie d'entreprises en matière de transport ferroviaire de passagers. La référence de la Commission à l'entreprise ACI n'est pas pertinente à cet égard. En effet, une telle référence méconnaît les spécificités du marché ferroviaire du transport de passagers, qui se distingue nettement du marché de transport combiné des marchandises dans lequel ACI opère effectivement en tant qu'opérateur de transport. Plus particulièrement, dans le marché du transport combiné de marchandises, les entreprises ferroviaires ne vendent pas de prestations de transport directement aux chargeurs, sauf à de très rares exceptions pour des envois importants. Dans ce marché, les prestations de transport combiné sont mises au point et vendues aux chargeurs par des opérateurs de transport combiné, qui sont, le cas échéant, des filiales des entreprises ferroviaires. Ces opérateurs sont des entreprises de transport quidisposent d'un matériel spécifique, à savoir des engins de manutention et des wagons spécialisés et qui, pour réaliser leurs prestations de services, doivent acheter les services de traction ferroviaire et l'accès aux infrastructures aux entreprises ferroviaires qui sont seules en mesure de les fournir [voir points 6 à 8 de la décision ACI, précitée, et décision 94/210/CE de la Commission, du 29 mars 1994, relative à une procédure d'application des articles 85 et 86 du traité CE (IV/33.941 - HOV-SVZ/MCN) (JO L 104, p. 34, points 10 à 12)].

186.
    Or, s'il est vrai que, à l'heure actuelle, le marché ferroviaire du transport combiné des marchandises est caractérisé par une certaine ouverture, en ce sens que les entreprises ferroviaires ne sont pas les seules à y opérer, il n'en est pas de même du marché du transport de passagers où seules opèrent les entreprises ferroviaires et, dans une certaine limite, les regroupements internationaux de celles-ci.

187.
    Il s'ensuit que la Commission ne saurait valablement se référer aux caractéristiques d'un marché séparé et distinct, à savoir le marché du transport combiné des marchandises, afin de justifier la qualification d'ENS comme opérateur de transport.

188.
    Cette conclusion ne peut pas non plus être infirmée par le fait qu'ENS devait initialement desservir la ligne Bruxelles-Glasgow/Plymouth, alors que la SNCB, de laquelle ENS avait obtenu le droit d'accès à l'infrastructure belge, ne compte pas parmi ses fondateurs. En effet, ainsi que les requérantes l'ont fait valoir, il s'agissait en l'espèce d'un accord de coopération traditionnel entre différents réseaux. En outre, la possibilité pour ENS, en tant que regroupement international au sens de la directive 91/440, de signer de tels accords avec des entreprises ferroviaires tierces pour obtenir un accès contractuel à leur infrastructure n'est pas mis en cause par ladite directive.

189.
    Le Tribunal estime, sans qu'il soit nécessaire d'examiner si la Commission a commis un détournement de pouvoir ou si la décision attaquée est entachée d'un défaut de compétence, qu'il résulte de ce qui précède que l'appréciation de la Commission concernant la qualification juridique d'ENS en tant qu'opérateur de transport est fondée sur des prémisses erronées. Par ailleurs, dans la mesure où, ainsi qu'il vient d'être constaté, l'activité d'opérateur de transport est une activité étrangère aux réalités actuelles du marché ferroviaire du transport des passagers, l'analyse de la Commission concernant les restrictions à la concurrence entre fondateurs liées au fait que chacun d'eux pourrait agir sur le marché concerné, en tant qu'opérateur de transport, en concurrence avec ENS et les autres fondateurs (voir ci-dessus point 147) repose, également, sur les mêmes prémisses erronées et ne saurait non plus être accueillie (voir ci-dessus point 148).

Sur le troisième moyen, tiré du caractère disproportionné et non nécessaire de la condition imposée dans l'article 2 de la décision attaquée

Arguments des parties

190.
    EPS, ENS et la SNCF soutiennent que la Commission, en imposant aux parties notifiantes l'obligation de fournir à d'autres regroupements internationaux et opérateurs de transport les mêmes services ferroviaires indispensables qu'elles fournissent à ENS, aurait procédé à une application erronée de la théorie des «facilités essentielles», dans la mesure où, à part la fourniture des sillons horaires imposée par la directive 91/440 à certaines conditions, aucun des services fournis à ENS ne saurait satisfaire aux conditions d'application de cette théorie. Les NS ajoutent, à cet égard, qu'une telle obligation aurait comme effet non seulement de compromettre les efforts fournis par les entreprises ferroviaires pour constituer des regroupements internationaux, mais aussi de les obliger à partager avec des tiers les fruits de leur coopération sans que ces derniers aient à supporter les risques commerciaux encourus. Selon les NS, les effets économiques d'une obligation pour les entreprises ferroviaires de fournir à des opérateurs de transport des services indispensables, dans des conditions qu'elles ne peuvent pas déterminer librement, équivaudrait à une expropriation.

191.
    Les requérantes font valoir, en outre, que la théorie des facilités essentielles ne s'applique que dans le cadre de l'article 86 du traité, et ce lorsqu'une entreprise refuse à des concurrents l'accès à des installations ou à des services qui sont essentiels tant pour la compétitivité du concurrent que pour l'existence de la concurrence.

192.
    En l'espèce, la Commission n'aurait pas fait de distinction entre les installations ou les services qui présentent simplement un avantage pour les concurrents et ceux qui sont essentiels pour le maintien de la concurrence. En particulier, cette dernière condition n'aurait pas été examinée, dès lors que, d'une part, si la possession ou la maîtrise de l'infrastructure peut être considérée comme une «installation ou service essentiel», l'accès à celle-ci est néanmoins garanti aux regroupements internationaux par la directive 91/440 et que, d'autre part, en ce qui concerne les locomotives utilisées pour les services de nuit via le tunnel sous la Manche et le personnel de conduite ou de gestion, la décision ne contient pas la moindre preuve que les entreprises ferroviaires y ont un accès exclusif ou que tout concurrent actuel ou potentiel aurait des difficultés à les obtenir. A cet égard, ENS et EPS font valoir que les locomotives conçues spécialement pour la traversée du tunnel sous la Manche ou susceptibles d'y circuler pourraient être acquises auprès des constructeurs ou louées à d'autres exploitants de services ferroviaires sur un marché libre. La Commission n'aurait pas, non plus, examiné la question de la disponibilité des locomotives ou du personnel de train et n'aurait pas démontré qu'il existe une pénurie de personnel ferroviaire qualifié. En outre, la condition imposée obligerait les entreprises ferroviaires à fournir les services ferroviaires nécessaires à desregroupements internationaux et à des opérateurs de transport sur leur réseau, c'est-à-dire au-delà et en dehors des itinéraires concernés.

193.
    Les requérantes considèrent ensuite que la condition imposée n'est pas nécessaire. D'une part, elle serait sans rapport avec la première restriction de concurrence identifiée dans la décision, à savoir celle qui existerait entre les parties du fait de la création de l'entreprise commune. D'autre part, elle n'aurait aucune justificationen ce qui concerne la restriction de concurrence à l'égard des tiers, résultant de la position dominante dont jouiraient les sociétés mères d'ENS dans la fourniture des services ferroviaires dans leur État membre d'origine. Tout d'abord, aucune des entreprises ferroviaires n'aurait établi de relation exclusive avec ENS, de sorte qu'elles seraient libres de faire bénéficier toute autre entreprise de leurs locomotives, de leur personnel et de toute voie ferrée sur laquelle elles auraient des droits. Par ailleurs, dans la mesure où les marchés des voyages d'affaires et des voyages de tourisme sur les itinéraires concernés sont également exploités par les transports aériens, l'autobus et la voiture, ENS n'occuperait pas une position dominante, et le refus de fournir à un tiers les services visés par la décision n'aurait donc pas d'effet sur la concurrence sur ces marchés en aval. Il en résulterait qu'il n'est pas indispensable qu'un futur prestataire de services de transport de voyageurs obtienne les services ferroviaires en cause pour être présent sur le marché, tel que défini dans la décision. En tout état de cause, la Commission n'aurait fourni aucune preuve provenant de tiers, notamment d'opérateurs actuels ou potentiels de services concurrents, à l'appui de son affirmation selon laquelle l'entreprise commune risque de placer les autres opérateurs dans une position défavorable. Le souci de la Commission serait donc purement hypothétique.

194.
    La Commission rappelle liminairement qu'une condition similaire a été imposée par la décision ACI, ACI étant une entreprise commune de BR, de la SNCF et d'Intercontainer pour le transport de marchandises entre le Royaume-Uni et le continent, et invoque le fait que cette décision n'a fait l'objet d'aucun recours de la part des entreprises fondatrices.

195.
    La Commission précise également que la condition imposée n'exige pas la fourniture aux tiers par les entreprises fondatrices d'ENS de l'ensemble des services que celles-ci fournissent à leur filiale commune (nettoyage, commercialisation) et, en particulier, qu'aucune obligation n'est imposée aux entreprises fondatrices d'ENS en ce qui concerne les wagons dont le coût d'achat constitue pourtant, selon les entreprises fondatrices elles-mêmes, l'obstacle principal à l'entrée sur le marché.

196.
    Elle fait valoir, par ailleurs, que l'accès à l'infrastructure ferroviaire est, à présent, contrôlé dans la plupart des cas par les entreprises ferroviaires en leur qualité de gestionnaires d'infrastructure et que l'accès à l'infrastructure constitue une barrière importante à l'entrée sur le segment ferroviaire du marché en cause. Dans la mesure où les gestionnaires d'infrastructure et les entreprises ferroviairesconstituent des entités distinctes, l'obligation découlant pour ces entreprises de la condition imposée serait donc sans effet.

197.
    S'agissant des locomotives spécialisées avec leur équipage, elle relève que, bien qu'elles puissent théoriquement appartenir à d'autres que les entreprises ferroviaires fondatrices d'ENS et pourraient, le cas échéant, être achetées ou louées par les opérateurs de transport, seules les entreprises ferroviaires fondatrices d'ENS les possèdent effectivement. Il existerait donc une impossibilité réelle et pratique de trouver une alternative pour les opérateurs de transport. Dans ces conditions, il serait indéniable que, sur le marché des services essentiels, les entreprises ferroviaires occupent une position dominante, ce qui, sur la base de la jurisprudence de la Cour et du Tribunal (arrêts Istituto Chemioterapico Italiano et Commercial Solvents/Commission, CBEM, RTE/Commission, et BBC/Commission, précités), justifierait la condition imposée.

198.
    Quant au grief tiré du caractère disproportionné de la condition imposée, elle fait valoir que le droit d'accès à l'infrastructure, réservé par la directive aux entreprises ferroviaires et aux regroupements internationaux de ces entreprises, ne signifie pas que d'autres opérateurs de transport ne puissent pas exploiter des services identiques à ceux proposés par ENS. Dès lors que seules les entreprises ferroviaires ont accès à l'infrastructure et que le nouvel entrant n'est pas habilité par la directive à demander lui-même un sillon horaire aux gestionnaires d'infrastructure concernés, les entreprises ferroviaires devraient fournir un sillon horaire aux opérateurs afin de leur assurer l'accès au marché. En outre, seuls les services ferroviaires indispensables pour entrer sur le segment ferroviaire des marchés pertinents seraient visés par la condition imposée, de sorte que celle-ci ne serait pas disproportionnée et permettrait d'assurer la présence de plusieurs opérateurs de transport ferroviaires afin d'intensifier la concurrence avec les autres modes de transport

199.
    La Commission conteste, par ailleurs, l'interprétation selon laquelle la condition imposée aux entreprises ferroviaires concernées les obligerait à fournir les services ferroviaires indispensables sur l'ensemble des réseaux, c'est-à-dire au-delà des lignes concernées. L'obligation en cause ne concernerait en effet que l'accès aux marchés identifiés dans la décision attaquée.

200.
    Enfin, la Commission soutient que le caractère non exclusif de l'accord entre les entreprises ferroviaires et ENS est dépourvu de toute pertinence. En effet, dès lors que, dans le cadre de l'accord, les entreprises ferroviaires partagent les pertes et profits d'ENS, il serait peu probable, selon la Commission, que ces mêmes entreprises souhaitent fournir des services à des concurrents potentiels.

201.
    Le Royaume-Uni, partie intervenante, soutient que la condition imposée ne pouvait être considérée comme indispensable dès lors que, au point 65 de sa décision, la Commission avait déjà estimé que les restrictions de concurrence étaient en l'espèce nécessaires. La justification invoquée, relative à la nécessité de garantir laprésence sur le marché d'opérateurs de transport ferroviaire concurrents d'ENS, serait, en outre, inappropriée dans la mesure où il n'existerait pas de tels opérateurs concurrents. De ce fait, la Commission aurait faussé les conditions de concurrence en encourageant des opérateurs, de manière artificielle, à pénétrer le marché, ce pour quoi elle ne serait pas compétente sur la base de l'article 13 du règlement n° 1017/68.

202.
    La décision litigieuse serait également entachée d'un défaut de motivation en ce qu'elle n'exposerait pas de manière adéquate et suffisante les motifs pour lesquelles la Commission a fait application de la théorie des «facilités essentielles». En tout état de cause, les conditions requises pour l'application de cette théorie ne seraient pas réunies. D'une part, les entreprises ferroviaires n'occupant pas une position dominante sur les marchés identifiés par la Commission dans sa décision, les services ferroviaires en cause ne sauraient être qualifiés d'essentiels pour l'entrée de concurrents sur ces marchés. La justification de la condition imposée fondée sur la segmentation des marchés concernés démontrerait d'ailleurs l'imperfection du raisonnement de la Commission, qui serait, à cet égard, en contradiction avec l'analyse du marché exposée dans la décision. D'autre part, dans la mesure où la Commission indique, dans sa décision, que les parties aux accords ENS doivent fournir les «services ferroviaires indispensables» aux nouveaux entrants si ces derniers ne sont pas capables de les fournir eux-mêmes, elle admettrait ainsi implicitement que les entreprises ferroviaires ne sont pas les seules à contrôler les installations et services auxquels l'accès est considéré comme essentiel, de sorte que la condition imposée serait injustifiée dans les faits.

203.
    En réponse au Royaume-Uni, la Commission rétorque, tout d'abord, que la constatation qu'un accord créant une entreprise commune comporte des restrictions de concurrence considérées comme nécessaires ne signifie pas que toutes les restrictions sont indispensables. La condition imposée serait précisément destinée à éviter que les restrictions de concurrence excèdent ce qui est indispensable. Par ailleurs, la condition imposée refléterait une préoccupation distincte de la théorie des «facilités essentielles», visant en l'espèce à permettre que les conditions d'exemption requises par l'article 85, paragraphe 3, du traité et par l'article 5 du règlement n° 1017/68 soient remplies.

204.
    Enfin, la Commission fait valoir que, sur un marché composite tel que celui défini dans la décision, il n'est pas nécessaire que les barrières à l'accès soient érigées sur tous les segments du marché. Si une telle approche était adoptée, la conséquence en serait que, en cas de prédominance d'un mode de transport sur un marché multimodal, seuls les obstacles à l'accès des tiers à ce mode de transport relèveraient de l'article 85 du traité, alors que les autres modes échapperaient à l'application du droit de la concurrence.

Appréciation du Tribunal

205.
    Le Tribunal relève que, selon le point 79 de la décision litigieuse, la condition visée par l'article 2 de son dispositif a été imposée afin d'«éviter que les restrictions de concurrence excèdent ce qui est indispensable».

206.
    Or, ainsi qu'il résulte de l'examen par le Tribunal des premier et deuxième moyens, la Commission doit être regardée comme n'ayant pas apprécié correctement et suffisamment, dans la décision attaquée, le contexte économique et juridique dans lequel s'inscrivent les accords ENS. Par conséquent, il n'est pas démontré que les accords ENS sont restrictifs de la concurrence, au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité et que, partant, ils nécessitent une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité. Dans ces conditions, en l'absence dans la décision attaquée des éléments d'analyse pertinents concernant la structure et le fonctionnement du marché sur lequel opère ENS, ainsi que le degré de concurrence prévalant sur ce marché, et, par conséquent, la nature et l'étendue des restrictions à la concurrence alléguées, la Commission n'était pas à même d'apprécier si la condition imposée par l'article 2 de la décision attaquée est ou non indispensable dans le cadre d'une exemption éventuelle au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité.

207.
    Toutefois, même dans l'hypothèse où la Commission aurait procédé à une appréciation suffisante et correcte des restrictions de concurrence en question, il conviendrait d'examiner si, en imposant aux parties notifiantes la condition selon laquelle les sillons horaires, les locomotives et leur équipage doivent être fournis aux tiers aux mêmes conditions qu'à ENS, au motif qu'il sont indispensables ou constituent, ainsi que les parties l'ont débattu dans leurs mémoires et lors de l'audience, des facilités essentielles, la Commission a fait une juste application de l'article 85, paragraphe 3, du traité.

208.
    A cet égard, le Tribunal relève qu'il résulte de la jurisprudence relative à l'application de l'article 86 du traité qu'un produit ou un service ne saurait être considéré comme essentiel ou indispensable que s'il n'existe aucun substitut réel ou potentiel (arrêt de la Cour du 6 avril 1995, RTE et ITP/Commission, C-241/91 P et C-242/91 P, Rec. p. I-743, points 53 et 54, et arrêt du Tribunal du 12 juin 1997, Tiercé Ladbroke/Commission, T-504/93, Rec. p. II-923, point 131).

209.
    Par conséquent, et s'agissant, comme en l'espèce, d'un accord portant création d'une entreprise commune, relevant de l'article 85, paragraphe 1, du traité, le Tribunal estime que les entreprises mères et/ou l'entreprise commune ainsi créée ne sauraient être considérées comme étant en possession d'infrastructures, de produits ou de services «indispensables» ou «essentiels» pour l'accès au marché pertinent que si ces infrastructures, produits ou services ne sont pas «interchangeables» et que, en raison de leurs caractéristiques particulières et notamment du coût prohibitif de leur reproduction et/ou du temps raisonnable requis à cette fin, il n'existe pas d'alternatives viables pour les concurrentspotentiels de l'entreprise commune, qui se trouveraient, de ce fait, exclus du marché.

210.
    C'est à la lumière des considérations qui précèdent, et par analogie à la jurisprudence susmentionnée (voir ci-dessus point 208), qu'il convient d'examiner,d'une part, si la Commission pouvait valablement qualifier en l'espèce la fourniture par les fondateurs à ENS a) des sillons horaires, b) des locomotives et c) de leurs équipages comme des services essentiels ou indispensables, devant être offerts à des tiers aux mêmes conditions qu'à ENS et, d'autre part, si, ce faisant, elle a suffisamment motivé sa décision. Enfin, c'est sur la base de cet examen qu'il convient également de vérifier le bien-fondé de l'analyse par la Commission des restrictions de concurrence alléguées à l'égard des tiers résultant des liens privilégiés entre les fondateurs et ENS (voir ci-dessus point 151).

211.
    En ce qui concerne, en premier lieu, les sillons horaires, il y a lieu de constater que, s'il est vrai que l'article 2 de la décision attaquée déclare que les entreprises notifiantes «fournissent [les sillons horaires] en tant que de besoin à tout regroupement international d'entreprises ferroviaires», il n'en reste pas moins que, selon la jurisprudence, le dispositif d'une décision doit être lu à la lumière des motifs qui lui servent de support, à savoir, en l'espèce, le point 81, de la décision attaquée. Or, il ressort dudit point 81 que les entreprises notifiantes ne «doivent pas [...] être tenues de fournir un sillon horaire si le demandeur intervient en qualité de regroupement d'entreprises ferroviaires au sens de l'article 10 de la directive 91/440/CEE et peut donc demander lui-même ce sillon aux gestionnaires d'infrastructures concernés». Par conséquent, une telle obligation n'est imposée par la décision attaquée qu'au cas où les tiers constitueraient non pas des regroupements internationaux mais, ainsi que la Commission le soutient, des opérateurs de transport, tels qu'ENS. Toutefois, d'une part, ainsi qu'il vient d'être constaté, ENS n'est pas un opérateur de transport, mais un regroupement international au sens de la directive 91/440. D'autre part, la notion d'opérateur de transport est une notion étrangère aux réalités actuelles du marché ferroviaire de transport des passagers. Par conséquent, la condition sous examen, dans la mesure où elle vise à obliger les fondateurs qui sont déjà en possession des sillons horaires à fournir à des tiers opérant sur le marché en tant qu'opérateurs de transport, étant fondée sur des prémisses incorrectes, est dépourvue de fondement.

212.
    En ce qui concerne, en deuxième lieu, la fourniture des locomotives, il y a lieu de rappeler que, comme il vient d'être souligné, pour que les locomotives soient considérées comme étant des facilités essentielles ou indispensables, il faut qu'elles le soient pour les concurrents d'ENS, en ce sens que, à défaut d'en disposer, ces derniers ne seraient en mesure ni de pénétrer le marché concerné ni de continuer à opérer sur celui-ci. Or, dans la mesure où, d'une part, la décision a défini le marché concerné comme étant le marché intermodal de transport des passagers qui voyagent pour des raisons professionnelles et celui, également intermodal, des passagers qui voyagent dans le cadre de leurs loisirs, et, d'autre part, sur ces deuxmarchés intermodaux la part de marché d'ENS ne dépasse pas 7 à 8 % selon la Commission, voire 5 % selon la notification des parties, l'on ne saurait admettre que le refus éventuel des entreprises notifiantes de fournir à des concurrents d'ENS des locomotives spécialisées pour le passage dans le tunnel sous la Manche ait comme effet de les exclure du marché concerné, tel que défini dans la décision attaquée. En effet, il n'est pas démontré qu'une entreprise ayant une part de marché si peu élevée puisse être en mesure d'exercer une influence quelconque sur le fonctionnement et la structure du marché concerné.

213.
    Ce n'est que si l'on se plaçait sur un tout autre marché, à savoir le marché intramodal du transport ferroviaire des hommes d'affaires et des touristes, sur lesquels les entreprises ferroviaires détiennent à l'heure actuelle une position dominante, qu'un refus de fourniture des locomotives pourrait, éventuellement, avoir un effet sur la concurrence. Toutefois, il convient de souligner que ce n'est pas ce marché intramodal qui a finalement été retenu comme pertinent par la Commission, mais le marché intermodal (voir points 17 à 27 de la décision attaquée). Ce n'est qu'au stade de la procédure écrite que la Commission s'est référée, pour la première fois, au marché intramodal des services ferroviaires en tant que segment du marché intermodal du transport des hommes d'affaires et des touristes en vue de justifier l'obligation de fourniture des locomotives à des concurrents d'ENS imposée aux entreprises notifiantes. Or, s'il ne saurait être exclu que l'analyse des effets d'un accord puisse être effectuée tant sur un marché principal que sur un de ses segments, il n'en demeure pas moins que aussi bien la distinction entre marché principal et segment(s) de ce marché que les raisons justifiant une telle distinction doivent ressortir de façon claire et non ambiguë d'une décision d'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

214.
    A supposer même que les explications fournies à cet égard par la Commission dans le cadre de la procédure écrite ne portent finalement pas redéfinition du marché pertinent, tel que défini aux points 17 à 27 de la décision attaquée, mais visent, plutôt, à clarifier davantage cette définition, il n'en reste pas moins que l'appréciation de la Commission est, en l'espèce, entachée d'un défaut de motivation.

215.
    En effet, ainsi que les parties requérantes l'ont fait valoir, la décision attaquée ne contient pas d'éléments d'analyse démontrant le caractère essentiel ou indispensable des locomotives en question. Plus particulièrement, la lecture de la décision attaquée ne permet pas de conclure que les tiers ne peuvent pas se procurer de telles locomotives soit directement auprès des constructeurs, soit indirectement, en les achetant ou en les louant à des entreprises tierces. Le dossier ne contient pas non plus de correspondance de la Commission avec des parties tierces, d'où il ressortirait que ces dernières sont dans l'impossibilité d'acquérir les locomotives en question sur le marché. Or, ainsi que les parties requérantes l'ont souligné, toute entreprise souhaitant exploiter les mêmes services ferroviaires qu'ENS en empruntant le tunnel sous la Manche peut librement acheter ou louerles locomotives en question sur le marché. En outre, il résulte du dossier que les contrats de fourniture des locomotives conclus entre les entreprises notifiantes et ENS ne contiennent aucune exclusivité en faveur d'ENS, chaque entreprise notifiante étant, par conséquent, libre de fournir les mêmes locomotives à des tiers et non pas seulement à ENS.

216.
    Il convient d'ajouter, à cet égard, que la Commission n'a pas contesté le fait que les tiers peuvent librement acheter ou louer les locomotives en question sur le marché, mais s'est limitée à considérer qu'il s'agit, en réalité, d'une possibilité purement théorique et que seules les entreprises notifiantes sont effectivement en possession de ces locomotives. Cet argument de la Commission ne saurait, cependant, être accueilli. Le fait que les entreprises notifiantes sont les premières à avoir acquis sur le marché les locomotives en question ne signifie pas qu'elles sont les seules à pouvoir les acquérir.

217.
    Il s'ensuit que l'appréciation par la Commission du caractère essentiel ou indispensable des locomotives spécialisées dans le passage du tunnel sous la Manche, et, partant, l'obligation imposée aux fondateurs de fournir de telles locomotives à des tiers, est entachée d'un défaut ou, tout au moins, d'une insuffisance de motivation.

218.
    Pour les mêmes raisons que celles exposées ci-dessus, l'obligation imposée aux fondateurs de fournir également à des tiers l'équipage des locomotives spécialisées dans le passage du tunnel sous la Manche est entachée des mêmes vices de défaut ou d'insuffisance de motivation.

219.
    Il s'ensuit que la décision attaquée, pour autant qu'elle impose aux requérantes l'obligation de fournir à des tiers, concurrents d'ENS, les mêmes «services indispensables» qu'elles fournissent à celui-ci, est entachée d'un défaut ou, tout au moins, d'une insuffisance de motivation.

220.
    Il résulte, également, de ce qui précède que l'analyse par la Commission des restrictions à la concurrence vis-à-vis des tiers, du fait des relations privilégiées des fondateurs avec ENS, n'est pas non plus fondée (voir ci-dessus points 150 et 151). En effet, dans la mesure où, ainsi qu'il a été démontré ci-dessus, ENS n'est pas un opérateur de transport, le marché ferroviaire ne peut finalement être scindé qu'en deux marchés de services distincts, à savoir un marché intégré de prestation de services de transport des passagers sur lesquels n'opèrent que des entreprises ferroviaires et leurs regroupements internationaux et un marché de l'accès et de la gestion de l'infrastructure, géré par des gestionnaires d'infrastructure, au sens de la directive 91/440 (voir ci-dessus cadre juridique, points 1 à 6). Il convient d'ajouter, à cet égard, que l'argument soulevé par la Commission lors de l'audience, selon lequel il résulterait du point 55 de l'arrêt du Tribunal du 21 octobre 1997, Deutsche Bahn/Commission (T-229/94, Rec. p. II-1689), que le marché des services ferroviaires constitue un sous-marché distinct du marché des transports ferroviairesen général, n'est pas fondé, la constatation du Tribunal dans cette affaire se rapportant au seul marché ferroviaire du transport combiné. C'est donc sur les deux marchés susmentionnés que l'analyse des restrictions à la concurrence vis-à-vis des tiers devait être effectuée.

221.
    Ainsi, concernant, tout d'abord, l'accès à l'infrastructure (sillons horaires), le Tribunal relève que, s'il est vrai que l'accès des tiers à celle-ci peut, en principe, être entravé lorsque se sont des entreprises concurrentes qui contrôlent cet accès, il n'en reste pas moins que l'obligation pour les entreprises ferroviaires qui sont en même temps gestionnaires de l'infrastructure, de donner accès à cette infrastructure dans des conditions équitables et non discriminatoires à des regroupements internationaux concurrents d'ENS est expressément consacrée et garantie par la directive 91/440. Par conséquent, les accords ENS ne peuvent pas, par définition, entraver l'accès des tiers à l'infrastructure. Quant à la fourniture à ENS des locomotives spécialisées pour le tunnel sous la Manche ainsi que de leurs équipages, le bénéfice par lui seul d'un tel service ne saurait entraver l'accès des tiers au marché en aval que si ces locomotives et leurs équipages devaient être considérés comme des facilités essentielles. Or, dans la mesure où les locomotives spécialisées et leurs équipages, pour les raisons exposées ci-dessus (voir points 210 à 215), ne peuvent pas être qualifiés de facilités essentielles, le fait que les accords d'exploitation des services des trains de nuit prévoient leur fourniture à ENS ne saurait être regardé comme entraînant une restriction de concurrence à l'égard des tiers. Dès lors, cette analyse par la Commission des restrictions de concurrence vis-à-vis les tiers n'est pas non plus fondée (voir ci-dessus points 150 et 151).

    

Sur le quatrième moyen, tiré du caractère insuffisant de la durée de l'exemption accordée

Arguments des parties

222.
    Les parties requérantes soulignent que les accords ENS portent sur un investissement important à long terme et que le rendement du projet repose sur l'obtention d'un financement avantageux, d'une durée de 20 ans, pour l'achat du matériel roulant spécifique, de sorte que la limitation de l'exemption à une durée de huit ans serait insuffisante. A cet égard, la référence, dans la décision, au délai jugé nécessaire par certaines entreprises ferroviaires pour assurer la viabilité d'un autre accord, relatif à des services de transport combiné de marchandises via le tunnel sous la Manche, serait dénuée de pertinence puisqu'il concerne une entreprise commune opérant dans un autre secteur qu'ENS, et dont aucune des parties notifiantes ne fait partie.

223.
    Quant à la justification invoquée au point 73 de la décision, selon laquelle la durée de l'exemption dépendrait notamment de la période pendant laquelle l'on peut raisonnablement considérer que les conditions de fonctionnement du marché ne subiront pas de modifications sensibles, les requérantes estiment que la Commissionne fournit aucun élément permettant de supposer que de telles modificationsinterviendront au terme de la période d'exemption, alors que les risques financiers seraient aggravés par la durée relativement courte de l'exemption.

224.
    Les requérantes ajoutent à cet égard que, dans sa pratique décisionnelle, la Commission a toujours considéré que les entreprises communes exigeant des investissements importants à long terme, et dont l'objet est de développer un produit nouveau, ont nécessairement besoin d'une longue période pour rentabiliser le capital investi. Elles estiment que la considération figurant dans la décision, selon laquelle l'acquisition du matériel en commun serait dissociable des modalités d'exploitation commerciales de celui-ci, serait dénuée de fondement en l'espèce, dès lors que le matériel roulant utilisé par ENS ne peut servir qu'à des liaisons entre le Royaume-Uni et le continent. Pour toutes ces raisons, les requérantes concluent que la décision attaquée est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation et/ou d'une absence ou d'une insuffisance de motivation.

225.
    La Commission expose que la durée d'une exemption doit être déterminée par rapport aux conditions du marché existant au moment où la décision est prise, en tenant compte des modifications, raisonnablement prévisibles, pouvant intervenir sur le marché en cause. Elle estime que, en l'espèce, la durée d'exemption accordée, soit dix ans à compter de la notification et huit ans à compter de la date d'adoption de la décision, permet de concilier des prévisions économiques réalistes, d'une part, et le besoin de sécurité juridique des entreprises, d'autre part. En effet, il résulterait de la notification des accords que les projections financières des entreprises ferroviaires concernées indiquaient que les services de nuit fournis par ENS généreraient des recettes suffisantes pour couvrir les dépenses dès la quatrième année d'exploitation (notification p. 35, paragraphe II.4.e.1.4, mémoire en défense, annexe 1). Selon la Commission, le fait que le financement de l'acquisition du matériel roulant s'étende sur une période de 20 ans ne justifierait pas l'octroi d'une exemption d'une plus longue durée, car l'acquisition de matériel en commun serait dissociable des modalités d'exploitation commerciale de celui-ci.

226.
    La Commission ajoute que, en tout état de cause, en vertu de l'article 13, paragraphe 2, du règlement n° 1017/68, l'exemption peut être renouvelée plus d'une fois, si les circonstances le justifient, et que le renouvellement est, en pratique, octroyé lorsque les conditions du marché n'ont pas sensiblement changé. A supposer que des changements appréciables interviennent, la Commission pourrait en outre renouveler sa décision en l'assortissant de conditions différentes de celles incluses dans la décision précédente.

227.
    Le Royaume-Uni, partie intervenante, soutient que la condition imposée aux entreprises ferroviaires et la durée de l'exemption altèrent la base financière sur laquelle les parties aux accords ENS se sont engagées à fournir les nouveaux services ferroviaires en question. L'ampleur de l'investissement consenti par les parties aurait dû, selon lui, être un élément essentiel de la détermination de la durée de l'exemption. Faute d'avoir pris en considération cet élément, la décisionserait incompatible avec la politique d'encouragement de la participation du secteur privé au développement des réseaux transeuropéens.

228.
    En réponse, la Commission rétorque que la durée de l'exemption octroyée est à la fois suffisante et justifiée et ajoute que, contrairement à ce que prétend le Royaume-Uni, sa décision est conforme à sa politique concernant le rôle du secteur privé dans le développement des réseaux transeuropéens.

Appréciation du Tribunal

229.
    Ainsi qu'il résulte de l'examen des premier et deuxième moyens, la Commission doit être regardée comme n'ayant pas correctement et suffisamment apprécié le contexte économique et juridique dans lequel s'inscrivent les accords ENS. Par conséquent, il n'est pas démontré que les accords ENS sont restrictifs de la concurrence, au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité, et que, partant, ils nécessitent une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité. Dès lors, la Commission n'était pas à même d'apprécier la durée appropriée d'une exemption éventuelle au titre dudit article.

230.
    A supposer même que l'appréciation de la Commission dans la décision attaquée concernant les restrictions de la concurrence soit suffisante et juste, le Tribunal considère que la durée d'une exemption accordée au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité ou, comme en l'espèce, au titre de l'article 5 du règlement n° 1017/68 et de l'article 53, paragraphe 3, de l'accord EEE, doit être suffisante pour permettre à ses bénéficiaires de réaliser les avantages qui justifient l'exemption en cause, à savoir, en l'espèce, la contribution au progrès économique et les avantages pour les utilisateurs résultant de la mise en place de nouveaux services de transport d'un niveau qualitatif élevé, ainsi qu'il est exposé aux points 59 à 61 de la décision attaquée. Par ailleurs, dans la mesure où ce progrès et ces avantages ne sauraient être atteints sans des investissements importants, la période nécessaire pour rentabiliser les investissements en cause constitue nécessairement un élément essentiel dans l'appréciation de la durée d'une exemption, d'autant plus que dans un cas comme celui de l'espèce il est constant qu'il s'agit de services totalement nouveaux, qui nécessitent des investissements considérables et impliquent des risques financiers importants, ainsi que la mise en commun du savoir-faire des entreprises participantes (points 63, 64 et 75 de la décision).

231.
    Dans ces conditions, le Tribunal estime que la considération figurant au point 73 de la décision selon laquelle «la durée de l'exemption dépend donc notamment de la période pendant laquelle il peut être raisonnablement considéré que les conditions de fonctionnement du marché ne sont pas sensiblement modifiées» ne saurait être tenue comme un élément déterminant, à lui seul, pour la fixation de la durée de l'exemption, sans tenir compte, aussi, de la période nécessaire pour permettre aux parties d'obtenir une rémunération satisfaisante de leur capital.

232.
    Or, le Tribunal relève que la décision litigieuse ne contient pas une évaluation circonstanciée de la période requise pour rentabiliser les investissements en cause dans des conditions de sécurité juridique, eu égard, notamment, au fait que les engagements financiers des parties pour l'achat du matériel roulant spécifique ont été souscrits pour une durée de 20 ans. A cet égard, l'affirmation de la Commission figurant au point 76 de la décision, selon laquelle, dans le domaine du transport combiné de marchandises, certaines entreprises ferroviaires lui avaient fait savoir qu'une période de cinq ans était nécessaire pour mettre en place et assurer la viabilité des nouveaux services, est dépourvue de pertinence dès lors qu'il s'agit, ainsi qu'il vient d'être constaté (voir ci-dessus points 185 à 187), d'une entreprise commune opérant dans un marché différent de celui où opère ENS.

233.
    Quant à la conclusion de la Commission contenue au point 75 de la décision attaquée, selon laquelle le montant des investissements ne saurait constituer un élément déterminant pour la fixation de la période de l'exemption parce que l'acquisition de matériel en commun serait dissociable des modalités d'exploitation commerciale de celui-ci, force est de constater que la décision ne contient aucun élément de nature à expliquer pourquoi l'exploitation commerciale de ce matériel serait ainsi «dissociable» de son acquisition, étant donné que le matériel roulant dont il est question a été acquis et les engagements financiers y afférents ont été entrepris dans le seul cadre des accords notifiés. En tout état de cause, la Commission n'a pas contesté l'affirmation des requérantes selon laquelle d'autres possibilités d'utilisation du matériel roulant concerné seraient très limitées.

234.
    Il en résulte que, en tout état de cause, la décision de la Commission de limiter à huit ans la durée de l'exemption accordée aux accords ENS est entachée d'un défaut de motivation.

235.
    Au vu de ce qui précède, le quatrième moyen des requérantes doit être déclaré fondé.

236.
    Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit nécessaire de se prononcer sur le moyen soulevé par la SNCF dans l'affaire T-384/94, tiré de la violation de l'article 3 du règlement n° 1017/68, que la décision attaquée doit être annulée.

Sur les dépens

237.
    Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé en ses conclusions et les parties requérantes ayant conclu en ce sens, il y a lieu de condamner la Commission aux dépens, y compris ceux exposés par la SNCF, partie intervenante dans les affaires T-374/94 et T-384/94.

238.
    Conformément à l'article 87, paragraphe 4, du règlement de procédure du Tribunal, le Royaume-Uni supportera ses propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (deuxième chambre)

déclare et arrête:

1)    La décision 94/663/CE de la Commission, du 21 septembre 1994, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CE et de l'article 53 de l'accord EEE (IV/34.600 - Night Services), est annulée.

2)    La Commission est condamnée aux dépens.

3)    Le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, partie intervenante, supportera ses propres dépens.

Kalogeropoulos
Bellamy
Pirrung

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 15 septembre 1998.

Le greffier

Le président

H. Jung

A. Kalogeropoulos


1: Langues de procédure: l'anglais et le français.