Language of document : ECLI:EU:C:1999:115

ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)

4 mars 1999 (1)

«Articles 30 et 36 du traité CE - Règlement (CEE) n° 2081/92 relatif à la protection des indications géographiques et des appellations d'origine des produits agricoles et des denrées alimentaires»

Dans l'affaire C-87/97,

ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 177 du traité CE, par le Handelsgericht Wien (Autriche) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre

Consorzio per la tutela del formaggio Gorgonzola

et

Käserei Champignon Hofmeister GmbH & Co. KG,

Eduard Bracharz GmbH,

une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation des articles 30 et 36 du traité CE,

LA COUR (cinquième chambre),

composée de MM. J.-P. Puissochet (rapporteur), président de chambre, P. Jann, C. Gulmann, D. A. O. Edward et L. Sevón, juges,

avocat général: M. F. G. Jacobs,


greffier: Mme L. Hewlett, administrateur,

considérant les observations écrites présentées:

-    pour le Consorzio per la tutela del formaggio Gorgonzola, par Mes Günther Frosch et Peter Klein, avocats à Vienne,

-    pour Käserei Champignon Hofmeister GmbH & Co. KG et Eduard Bracharz GmbH, par Me Christian Hauer, avocat à Vienne,

-    pour le gouvernement autrichien, par Mme Christine Stix-Hackl, Gesandte au ministère fédéral des Affaires étrangères, en qualité d'agent,

-    pour le gouvernement hellénique, par M. Ioannis-Konstantinos Chalkias, conseiller juridique adjoint auprès du Conseil juridique de l'État, et Mme Ioanna Galani-Maragkoudaki, conseiller juridique spécial adjoint au service spécial du contentieux communautaire du ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agents,

-    pour le gouvernement français, par Mme Kareen Rispal-Bellanger, sous-directeur à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, et M. Frédéric Pascal, attaché d'administration centrale à la même direction, en qualité d'agents,

-    pour le gouvernement italien, par M. le professeur Umberto Leanza, chef du service du contentieux diplomatique du ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agent, assisté de M. Ivo M. Braguglia, avvocato dello Stato,

-    pour la Commission des Communautés européennes, par M. José Luis Iglesias Buhigues, conseiller juridique, en qualité d'agent, assisté de Me Bertrand Wägenbaur, avocat à Hambourg,

vu le rapport d'audience,

ayant entendu les observations orales du Consorzio per la tutela del formaggio Gorgonzola, représenté par Mes Günther Frosch et Peter Klein, de Käserei Champignon Hofmeister GmbH & Co. KG et Eduard Bracharz GmbH, représentées par Me Christian Hauer, du gouvernement hellénique, représenté par M. Ioannis-Konstantinos Chalkias et Mme Ioanna Galani-Maragkoudaki, du gouvernement français, représenté par Mme Christina Vasak, secrétaire adjoint des affaires étrangères à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agent, du gouvernement italien, représenté par M. Ivo M. Braguglia, et de la Commission, représentée par M. José Luis Iglesias Buhigues, assisté de Me Bertrand Wägenbaur, à l'audience du 24 septembre 1998,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 17 décembre 1998,

rend le présent

Arrêt

1.
    Par ordonnance du 18 juillet 1996, parvenue à la Cour le 27 février 1997, le Handelsgericht Wien a posé à la Cour, en application de l'article 177 du traité CE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30 et 36 du même traité.

2.
    Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige opposant le Consorzio per la tutela del formaggio Gorgonzola à Käserei Champignon Hofmeister GmbH & Co. KG (ci-après «Käserei Champignon») et à Eduard Bracharz GmbH (ci-après «Eduard Bracharz») au sujet d'une demande tendant à ce que la commercialisation d'un fromage à moisissures sous la dénomination «Cambozola» soit interdite en Autriche et à ce que la marque déposée correspondante fasse l'objet d'une radiation.

3.
    Le Consorzio per la tutela del formaggio Gorgonzola a initialement fondé sa demande sur des dispositions du droit international ainsi que sur la législation autrichienne.

Le droit international et la législation nationale

4.
    L'article 3 de la convention internationale sur l'emploi des appellations d'origine et dénominations de fromages, signée à Stresa le 1er juin 1951 (ci-après la «convention de Stresa»), réserve à titre exclusif les appellations d'origine qui font l'objet d'une réglementation nationale «aux fromages fabriqués ou affinés dans les régions traditionnelles, en vertu d'usages locaux, loyaux et constants». L'article 1er de cette même convention prohibe l'emploi de désignations de fromages contrairesà ce principe. Telle que complétée par le protocole qui lui est joint, elle désigne l'appellation «Gorgonzola (Italie)» comme appellation d'origine.

5.
    La convention de Stresa a été applicable sur le territoire autrichien à partir du 11 juillet 1955 et a cessé d'y produire ses effets à compter du 9 février 1996, à la suite de sa dénonciation par note du gouvernement autrichien du 30 novembre 1994.

6.
    L'article 2 de l'accord entre le gouvernement autrichien et le gouvernement italien relatif aux appellations géographiques d'origine et aux dénominations de certains produits, signé à Rome le 1er février 1952, prohibe l'importation et la vente de tous produits portant sur eux-mêmes ou sur leur conditionnement immédiat, ou dans les marques, les appellations et les dénominations contenues dans l'annexe qui seraient de nature à tromper le public sur l'origine, l'espèce, le caractère ou les qualités spéciales de ces produits ou marchandises. Le protocole additionnel audit accord, signé à Vienne le 17 décembre 1969, a étendu la protection prévue par l'accord à l'appellation «Gorgonzola», mais seulement pour le cas où la convention de Stresa serait abrogée ou modifiée.

7.
    L'article 2 du Gesetz gegen den unlauteren Wettbewerb (loi autrichienne contre la concurrence déloyale) proscrit la tromperie, en particulier sur les qualités, l'origine et le mode de production de marchandises et l'article 9 de cette loi prohibe l'utilisation abusive de dénominations d'entreprise.

Le droit communautaire

8.
    En vertu de l'article 2 et du titre A de l'annexe du règlement (CE) n° 1107/96 de la Commission, du 12 juin 1996, relatif à l'enregistrement des indications géographiques et des appellations d'origine au titre de la procédure prévue à l'article 17 du règlement (CEE) n° 2081/92 du Conseil (JO L 148, p. 1), l'appellation «Gorgonzola» constitue une appellation d'origine protégée au niveau communautaire à compter du 21 juin 1996. Les articles 13 et 14 du règlement (CEE) n° 2081/92 du Conseil, du 14 juillet 1992, relatif à la protection des indications géographiques et des appellations d'origine des produits agricoles et des denrées alimentaires (JO L 208, p. 1), fixent les conditions auxquelles est soumise la poursuite de l'usage d'une marque éventuellement incompatible avec une appellation d'origine qui a fait l'objet d'une demande d'enregistrement postérieure à l'enregistrement de la marque.

9.
    Aux termes de l'article 13, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 2081/92:

«1.    Les dénominations enregistrées sont protégées contre toute:

a)    utilisation commerciale directe ou indirecte d'une dénomination enregistrée pour des produits non couverts par l'enregistrement, dans la mesure où ces produits sont comparables à ceux enregistrés sous cette dénomination oudans la mesure où cette utilisation permet de profiter de la réputation de la dénomination protégée;

b)    usurpation, imitation ou évocation, même si l'origine véritable du produit est indiquée ou si la dénomination protégée est traduite ou accompagnée d'une expression telle que 'genre‘, 'type‘, 'méthode‘, 'façon‘, 'imitation‘ ou d'une expression similaire;

c)    autre indication fausse ou fallacieuse quant à la provenance, l'origine, la nature ou les qualités substantielles du produit figurant sur le conditionnement ou l'emballage, sur la publicité ou sur des documents afférents au produit concerné, ainsi que l'utilisation pour le conditionnement d'un récipient de nature à créer une impression erronée sur l'origine;

d)    autre pratique susceptible d'induire le public en erreur quant à la véritable origine du produit.

    ...

2.    Toutefois, les États membres peuvent maintenir les mesures nationales autorisant l'utilisation des expressions visées au paragraphe 1 point b) pendant une période limitée à cinq ans au maximum après la date de publication du présent règlement, à condition que:

    -    les produits aient été commercialisés légalement sous cette expression durant au moins cinq ans avant la date de publication du présent règlement,

    -    l'étiquetage fasse clairement apparaître l'origine véritable du produit.

    Cependant, cette exception ne peut conduire à commercialiser librement les produits sur le territoire d'un État membre pour lequel ces expressions étaient interdites.»

10.
    Aux termes de l'article 14, paragraphe 2, du même règlement:

«Dans le respect du droit communautaire, l'usage d'une marque correspondant à l'une des situations visées à l'article 13, enregistrée de bonne foi avant la date de dépôt de la demande d'enregistrement de l'appellation d'origine ou de l'indication géographique, peut se poursuivre nonobstant l'enregistrement d'une appellation d'origine ou d'une indication géographique, lorsque la marque n'encourt pas les motifs de nullité ou de déchéance prévus respectivement par la directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 septembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, à son article 3, paragraphe 1 points c) et g) et à son article 12 paragraphe 2 point b).»

11.
    Aux termes de l'article 3, paragraphe 1, de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1):

«Sont refusés à l'enregistrement ou susceptibles d'être déclarés nuls s'ils sont enregistrés:

...

c)     les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d'indications pouvant servir, dans le commerce, pour désigner l'espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique ou l'époque de la production du produit ou de la prestation du service, ou d'autres caractéristiques de ceux-ci;

...

g)    les marques qui sont de nature à tromper le public, par exemple sur la nature, la qualité ou la provenance géographique du produit ou du service;

...»

12.
    Aux termes de l'article 12, paragraphe 2, de la même directive:

«Le titulaire d'une marque peut également être déchu de ses droits lorsque, après la date de son enregistrement, la marque:

...

b)    est propre, par suite de l'usage qui en est fait par le titulaire ou avec son consentement, pour les produits ou les services pour lesquels elle est enregistrée, à induire le public en erreur notamment sur la nature, la qualité ou la provenance géographique de ces produits ou de ces services.»

Les questions préjudicielles

13.
    Après avoir, par une ordonnance de référé du 24 juin 1994, interdit aux défenderesses au principal de commercialiser, pendant la durée de la procédure au principal, un fromage à moisissures portant la dénomination «Cambozola», le Handelsgericht Wien s'est interrogé, à la suite de l'adhésion de la république d'Autriche à l'Union européenne, sur le point de savoir si les mesures qu'il lui était demandé de prescrire, et qui faisaient l'objet de son ordonnance de référé, étaient compatibles avec les règles communautaires relatives à la libre circulation des marchandises. Elles pourraient, en effet, constituer une mesure d'effet équivalantà une restriction quantitative au sens de l'article 30 du traité, mais, s'agissant de la protection d'une appellation de provenance géographique, une justification au titre de l'article 36 du traité serait néanmoins envisageable.

14.
    Estimant que la solution du litige nécessitait une interprétation de ces dispositions, le Handelsgericht Wien a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les deux questions préjudicielles suivantes:

«1)    En l'état actuel du droit communautaire, est-il compatible avec les principes de la libre circulation des marchandises (articles 30 et 36 du traité CE) qu'un fromage régulièrement fabriqué et désigné par la marque 'Cambozola‘ depuis 1977 dans un État membre, et qui est distribué dans un autre État membre depuis 1983, ne puisse être commercialisé dans cet État membre sous la dénomination 'Cambozola‘ en vertu d'une mesure nationale s'appuyant sur un accord bilatéral de protection des appellations de provenance et dénominations de certains produits (lequel accord protège la dénomination 'Gorgonzola‘) ainsi que sur une interdiction nationale de la tromperie?

2)    Le fait que l'emballage du fromage que désigne la marque 'Cambozola‘ porte une mention clairement visible indiquant l'État de fabrication ('Deutscher Weichkäse‘ [fromage allemand à pâte molle]) a-t-il une incidence sur la réponse à cette question, étant entendu que ce fromage n'est normalement pas présenté et vendu aux consommateurs sous forme de pièces entières, mais en portions et, pour partie, sans emballage d'origine?»

15.
    La protection de l'appellation d'origine «Gorgonzola» a été transférée dans le domaine communautaire à compter du 21 juin 1996, date d'entrée en vigueur de l'enregistrement de cette appellation, au titre du règlement n° 2081/92, par le règlement n° 1107/96. Ainsi, c'est dans le seul cadre des règles communautaires relatives à la protection des appellations d'origine des produits agricoles et des denrées alimentaires qu'il convient d'envisager les questions posées à la Cour.

16.
    En effet, même si, sur le plan formel, le juge de renvoi a limité ses questions à l'interprétation des articles 30 et 36 du traité, une telle circonstance ne fait pas obstacle à ce que la Cour fournisse à la juridiction nationale tous les éléments d'interprétation du droit communautaire qui peuvent être utiles au jugement de l'affaire dont elle est saisie, qu'elle y ait fait ou non référence dans l'énoncé de ses questions (voir notamment, en ce sens, arrêts du 12 décembre 1990, SARPP, C-241/89, Rec. p. I-4695, point 8, et du 2 février 1994, Verband Sozialer Wettbewerb, dit «Clinique», C-315/92, Rec. p. I-317, point 7).

17.
    Or, en l'espèce, il ressort clairement de l'objet des demandes formées au principal que toute discussion de l'état du droit antérieur à l'entrée en vigueur du règlementn° 1107/96 et à l'enregistrement de l'appellation d'origine protégée «Gorgonzola» qui en résulte serait inutile à la solution du litige dont il est saisi, ainsi qu'en témoigne d'ailleurs le libellé même qu'a retenu la juridiction nationale en interrogeant la Cour sur «l'état actuel du droit communautaire».

18.
    En ce qui concerne l'argument invoqué par la demanderesse au principal, selon lequel la protection accordée par un État membre à une appellation d'origine subsisterait, après l'enregistrement de cette appellation au titre du règlement n° 2081/92, pour autant qu'elle a une portée supérieure à celle de la protection communautaire, il est contredit par le texte même de l'article 17, paragraphe 3, du même règlement, qui ne permet aux États membres de maintenir la protection nationale d'une dénomination que jusqu'à la date à laquelle une décision est prise sur son enregistrement comme dénomination protégée au niveau communautaire (voir, en ce sens, arrêt du 9 juin 1998, Chiciak et Fol, C-129/97 et C-130/97, Rec. p. I-3315, point 28). Seul le régime juridique issu du règlement n° 2081/92 est donc pertinent, en complément des règles du traité, pour répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi.

19.
    Par ses questions, qu'il y a lieu d'examiner ensemble, le juge de renvoi demande, en substance, si le droit communautaire s'oppose à des mesures nationales tendant à interdire la distribution d'un fromage à moisissures sous le nom de «Cambozola» en vue d'assurer la protection de l'appellation d'origine «Gorgonzola», étant précisé que l'emballage du produit considéré comporte la mention de son origine véritable.

20.
    Les articles 30 et 36 du traité, qui ne s'opposent pas à l'application des règles édictées par une convention bilatérale entre États membres relative à la protection des indications de provenance et des appellations d'origine, pourvu que les dénominations protégées n'aient pas acquis un caractère générique dans l'État d'origine (voir arrêt du 10 novembre 1992, Exportur, C-3/91, Rec. p. I-5529, point 39), ne sauraient s'opposer, a fortiori, à ce que les États membres prennent les mesures nécessaires à la protection des dénominations enregistrées en vertu du règlement n° 2081/92 et qui, comme telles, conformément à l'article 3 de ce règlement, sont dépourvues de caractère générique. Il suffira donc en l'espèce, pour répondre utilement au juge de renvoi, de lui fournir l'interprétation des dispositions de la réglementation communautaire qui régissent la possibilité de maintenir en usage une marque telle que «Cambozola».

21.
    L'article 14 du règlement n° 2081/92 régit spécialement les relations entre les dénominations enregistrées au titre du règlement et les marques. Dès lors, si l'article 13, paragraphe 2, de ce même règlement permet, à titre d'exception, le maintien de mesures nationales autorisant l'utilisation de certaines expressions, pendant une période de cinq ans, cette disposition n'a pas pour objet de permettre le maintien de l'utilisation de marques. Contrairement à ce qui ressort des observations du gouvernement autrichien, l'article 13, paragraphe 2, dans sa versioninitiale aussi bien d'ailleurs que dans celle qui résulte de sa modification par le règlement (CE) n° 535/97 du Conseil, du 17 mars 1997 (JO L 83, p. 3), n'est donc pas applicable à une situation telle que celle de l'affaire au principal.

22.
    Il y a lieu tout d'abord de déterminer si, dans des circonstances telles que celles de l'affaire au principal, l'usage d'un terme tel que «Cambozola» correspond à l'une des situations visées à l'article 13, paragraphe 1, du règlement n° 2081/92.

23.
    Les défenderesses au principal soutiennent que tel n'est pas le cas et affirment en particulier qu'il n'y a pas «évocation» au sens de l'article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 2081/92 lorsqu'il n'y a qu'une association d'idées qui, dans le contentieux des marques, ne constituerait pas un risque de confusion (arrêt du 11 novembre 1997, SABEL, C-251/95, Rec. p. I-6191) ou lorsque le terme litigieux se borne à reprendre une partie d'une appellation protégée dont les composantes ne bénéficient pas en tant que telles de la protection communautaire (arrêt Chiciak et Fol, précité, point 39).

24.
    La demanderesse au principal, l'ensemble des gouvernements ayant présenté des observations écrites et la Commission conviennent que la situation en cause relève de l'article 13, paragraphe 1, du règlement n° 2081/92, le gouvernement italien faisant en outre observer qu'il appartiendra au juge national de se prononcer sur l'application de cette disposition aux circonstances précises dont il est saisi.

25.
    A cet égard, la notion d'évocation qui figure à l'article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 2081/92 recouvre une hypothèse dans laquelle le terme utilisé pour désigner un produit incorpore une partie d'une dénomination protégée, en sorte que le consommateur, en présence du nom du produit, est amené à avoir à l'esprit, comme image de référence, la marchandise bénéficiant de l'appellation.

26.
    Il peut en particulier, contrairement à ce que soutiennent les défenderesses au principal, y avoir évocation d'une appellation protégée en l'absence de tout risque de confusion entre les produits concernés, et alors même qu'aucune protection communautaire ne s'appliquerait aux éléments de la dénomination de référence que reprend la terminologie litigieuse, ainsi que le relève M. l'avocat général aux points 37 et 38 de ses conclusions.

27.
    S'agissant d'un fromage à pâte molle et à moisissures bleues, dont l'apparence extérieure n'est pas sans analogie avec celle du fromage «Gorgonzola», il semble légitime de considérer qu'il y a évocation d'une dénomination protégée lorsque le terme utilisé pour le désigner se termine par les deux mêmes syllabes que cette dénomination et comporte le même nombre de syllabes que celle-ci, d'où il résulte une parenté phonétique et optique manifeste entre les deux termes.

28.
    Dans ce contexte, il paraîtrait d'ailleurs pertinent que le juge national prenne en compte un document publicitaire édité par Käserei Champignon et versé au dossier de la procédure par la demanderesse au principal, document qui semble indiquerque l'analogie phonétique entre les deux dénominations n'est pas le fruit de circonstances fortuites.

29.
    L'article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 2081/92 dispose en outre de façon expresse que la mention éventuelle de l'origine véritable du produit sur son emballage ou d'une autre manière n'a aucune incidence sur sa qualification au regard des notions que cite cet alinéa.

30.
    Dès lors que l'usage d'une marque telle que «Cambozola» correspond à l'une des hypothèses dans lesquelles la protection des dénominations enregistrées trouve à s'appliquer, il convient d'examiner si les conditions posées par l'article 14, paragraphe 2, du règlement n° 2081/92 pour permettre le maintien de l'utilisation d'une marque antérieurement enregistrée sont satisfaites.

31.
    La marque doit en premier lieu avoir été enregistrée de bonne foi avant la date de dépôt de la demande d'enregistrement de l'appellation d'origine ou de l'indication géographique.

32.
    La demanderesse au principal soutient à cet égard que les dispositions qui dérogent à l'article 13 protégeant les appellations sont d'interprétation stricte et que l'enregistrement de la marque «Cambozola» en Autriche n'a pas pu être effectué de bonne foi au sens de l'article 14, paragraphe 2, puisqu'il a dès l'origine revêtu un caractère illicite. L'appellation «Gorgonzola» bénéficiait en effet en Autriche, en 1983, lorsque la marque «Cambozola» y a été déposée, d'une protection analogue en substance, bien que reposant sur d'autres fondements juridiques, à celle que lui garantit depuis 1996 le droit communautaire.

33.
    Le gouvernement italien relève également que les autorités autrichiennes auraient dû refuser l'enregistrement de la marque «Cambozola», contraire dès l'origine aux normes en vigueur, et qui ne peut dès lors être regardée comme ayant été enregistrée de bonne foi.

34.
    La Commission estime pour sa part que la mise en oeuvre du critère de l'enregistrement de bonne foi est du ressort exclusif du juge national, celui-ci devant, pour y procéder, vérifier d'abord que l'enregistrement a bien été effectué dans le respect des règles de droit en vigueur à l'époque.

35.
    La notion de bonne foi figurant à l'article 14, paragraphe 2, du règlement n° 2081/92 doit être envisagée en tenant compte de l'ensemble de la législation, nationale et internationale, applicable au moment où la demande d'enregistrement de la marque a été déposée. Le titulaire de la marque ne peut en effet bénéficier en principe d'une présomption de bonne foi si des dispositions alors en vigueur faisaient clairement obstacle à ce que sa demande puisse être légalement satisfaite.

36.
    Il n'appartient toutefois pas à la Cour, statuant sur l'interprétation du règlement n° 2081/92, de se prononcer sur l'effet des dispositions d'ordre international et national qui protégeaient les appellations d'origine en Autriche avant que cette protection soit assurée par des dispositions de droit communautaire ni, par conséquent, de chercher à en déduire les circonstances subjectives dans lesquelles la demande a pu être présentée. Une telle analyse ne peut être conduite, comme le relève à juste titre la Commission, que par la juridiction nationale saisie du litige.

37.
    La marque enregistrée de bonne foi doit en second lieu, pour pouvoir bénéficier d'un maintien de son usage, ne pas encourir les motifs de nullité ou de déchéance prévus par les dispositions pertinentes de la première directive 89/104.

38.
    La demanderesse au principal soutient à cet égard que la marque considérée est propre à tromper les consommateurs sur la nature, la qualité ou la provenance géographique du produit qu'elle désigne et encourt la nullité en vertu de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la première directive 89/104.

39.
    Le gouvernement italien estime également que l'aptitude de la marque à induire le consommateur en erreur empêche Käserei Champignon et Eduard Bracharz de se prévaloir de l'article 14, paragraphe 2, du règlement n° 2081/92.

40.
    La Commission relève que les règles figurant aux articles 3, paragraphe 1, sous c) et g), et 12, paragraphe 2, sous b), de la première directive 89/104 doivent être interprétées de manière restrictive, car elles constituent des exceptions, pour des motifs d'ordre public, à la multiplicité des types de marque. La Commission en infère que ni la marque «Cambozola» ni l'usage qui en est fait ne contiennent une référence assez précise à une origine géographique réelle pour pouvoir tromper le public ou l'induire en erreur sur la nature, la qualité ou la provenance géographique du produit. Selon la Commission, aucun des motifs énumérés aux articles 3 et 12 de la première directive 89/104 ne s'oppose par conséquent à l'usage de la marque en question.

41.
    A cet égard, il y a lieu de constater que le cas envisagé à l'article 3, paragraphe 1, sous c), de la première directive 89/104 ne trouve pas à s'appliquer en l'espèce. Dans le cadre des deux autres dispositions pertinentes de la même directive, les cas de refus d'enregistrement, de nullité de la marque ou de déchéance des droits du titulaire qui empêchent le maintien de son usage au titre de l'article 14, paragraphe 2, du règlement n° 2081/92 supposent que l'on puisse retenir l'existence d'une tromperie effective ou d'un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur (voir, sur cette notion, arrêts Clinique, précité; du 6 juillet 1995, Mars, C-470/93, Rec. p. I-1923, et du 26 novembre 1996, Graffione, C-313/94, Rec. p. I-6039, point 24).

42.
    Il appartient, ici encore, au juge national de mettre en oeuvre ces critères au vu des circonstances dont il est saisi. Si le terme «Cambozola», qui contient une évocation de l'appellation «Gorgonzola», ne peut pour autant à lui seul être considérécomme étant de nature à tromper le public sur la nature, la qualité ou la provenance de la marchandise qu'il désigne, l'appréciation à porter sur les conditions de son usage suppose un examen des faits de l'espèce ne relevant pas des compétences de la Cour au titre de l'article 177 du traité (voir, en ce sens, arrêt Graffione, précité, points 25 et 26).

43.
    Il y a donc lieu de répondre aux questions posées que, en l'état actuel du droit communautaire, le principe de la libre circulation des marchandises ne fait pas obstacle à ce qu'un État membre prenne les mesures qui lui incombent afin d'assurer la protection des appellations d'origine enregistrées en vertu du règlement n° 2081/92. A ce titre, l'usage d'une dénomination telle que «Cambozola» peut être qualifié, au sens de l'article 13, paragraphe 1, sous b), de ce règlement, d'évocation de l'appellation d'origine protégée «Gorgonzola», sans que la mention sur l'emballage de l'origine véritable du produit soit de nature à modifier cette qualification. Il appartient à la juridiction nationale de déterminer si les conditions posées par l'article 14, paragraphe 2, du règlement n° 2081/92 permettent en l'espèce que l'usage de la marque préalablement enregistrée soit poursuivi nonobstant l'enregistrement de l'appellation d'origine protégée «Gorgonzola», en se fondant notamment sur l'état du droit en vigueur au moment de l'enregistrement de la marque pour apprécier si celui-ci a pu avoir lieu de bonne foi et en ne caractérisant pas une dénomination telle que «Cambozola» comme constitutive par elle-même d'une tromperie du consommateur.

Sur les dépens

44.
    Les frais exposés par les gouvernements autrichien, hellénique, français et italien, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

statuant sur les deux questions à elle soumises par le Handelsgericht Wien, par ordonnance du 18 juillet 1996, dit pour droit:

En l'état actuel du droit communautaire, le principe de la libre circulation des marchandises ne fait pas obstacle à ce qu'un État membre prenne les mesures qui lui incombent afin d'assurer la protection des appellations d'origine enregistrées en vertu du règlement (CEE) n° 2081/92 du Conseil, du 14 juillet 1992, relatif à la protection des indications géographiques et des appellations d'origine des produitsagricoles et des denrées alimentaires. A ce titre, l'usage d'une dénomination telle que «Cambozola» peut être qualifié, au sens de l'article 13, paragraphe 1, sous b), de ce règlement, d'évocation de l'appellation d'origine protégée «Gorgonzola», sans que la mention sur l'emballage de l'origine véritable du produit soit de nature à modifier cette qualification. Il appartient à la juridiction nationale de déterminer si les conditions posées par l'article 14, paragraphe 2, du règlement n° 2081/92 permettent en l'espèce que l'usage de la marque préalablement enregistrée soit poursuivi nonobstant l'enregistrement de l'appellation d'origine protégée «Gorgonzola», en se fondant notamment sur l'état du droit en vigueur au moment de l'enregistrement de la marque pour apprécier si celui-ci a pu avoir lieu de bonne foi et en ne caractérisant pas une dénomination telle que «Cambozola» comme constitutive par elle-même d'une tromperie du consommateur.

Puissochet                    Jann

Gulmann

            Edward                Sevón

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 4 mars 1999.

Le greffier

Le président de la cinquième chambre

R. Grass

J.-P. Puissochet


1: Langue de procédure: l'allemand.