Language of document : ECLI:EU:C:2023:8

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN RICHARD DE LA TOUR

présentées le 12 janvier 2023 (1)

Affaires jointes C6/21 P et C16/21 P

République fédérale d’Allemagne (C6/21 P),

République d’Estonie (C16/21 P)

contre

Pharma Mar SA,

Commission européenne

« Pourvoi – Santé publique – Médicaments à usage humain – Règlement (CE) no 726/2004 – Refus d’autorisation de mise sur le marché du médicament à usage humain Aplidin – plitidepsine – Recours en annulation – Notion d’“entreprise pharmaceutique” – Conflit d’intérêts – Notion de “produit rival” »






I.      Introduction

1.        Dans le cadre des deux pourvois joints, la République fédérale d’Allemagne (affaire C‑6/21 P) et la République d’Estonie (affaire C‑16/21 P) demandent l’annulation de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 28 octobre 2020, Pharma Mar/Commission (2), par lequel celui-ci a annulé la décision d’exécution C(2018) 4831 final de la Commission européenne, du 17 juillet 2018 (3), refusant de délivrer à la société Pharma Mar SA une autorisation de mise sur le marché (AMM) du médicament à usage humain Aplidin – plitidespine.

2.        Conformément à la demande de la Cour, je n ’aborderai pas les questions de recevabilité des pourvois dans les présentes conclusions. Dans ces conclusions, j’exposerai les raisons pour lesquelles je propose à la Cour d’annuler l’arrêt attaqué et de renvoyer l’affaire devant le Tribunal.

II.    Le cadre juridique

A.      Le règlement (CE) no 726/2004

3.        Les considérants 7, 8, 13, 19, 23 et 24 du règlement (CE) no 726/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, établissant des procédures communautaires pour l’autorisation et la surveillance en ce qui concerne les médicaments à usage humain et à usage vétérinaire, et instituant une Agence européenne des médicaments (4), tel que modifié par le règlement (UE) no 1027/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 25 octobre 2012 (5), énoncent :

« (7)      L’expérience acquise depuis l’adoption de la directive 87/22/CEE du Conseil, du 22 décembre 1986, portant rapprochement des mesures nationales relatives à la mise sur le marché des médicaments de haute technologie, notamment ceux issus de la biotechnologie [(6)] a montré qu’il est nécessaire d’instituer une procédure communautaire centralisée d’autorisation obligatoire pour les médicaments de haute technologie, et en particulier pour ceux issus de la biotechnologie, afin de maintenir le haut niveau d’évaluation scientifique de ces médicaments dans l’Union européenne et de préserver en conséquence la confiance des patients et des professions médicales dans cette évaluation. Cela est particulièrement important dans le contexte de l’émergence de nouvelles thérapies, telles que la thérapie génique et les thérapies cellulaires associées, ou la thérapie somatique xénogénique. Cette approche devrait être maintenue, notamment en vue d’assurer le bon fonctionnement du marché intérieur dans le secteur pharmaceutique.

(8)      Dans l’optique d’une harmonisation du marché intérieur pour les nouveaux médicaments, il convient également de rendre cette procédure obligatoire pour les médicaments orphelins et tout médicament à usage humain contenant une substance active entièrement nouvelle, c’est-à-dire n’ayant pas encore fait l’objet d’une autorisation dans [l’Union], et dont l’indication thérapeutique est le traitement du syndrome d’immunodéficience acquise, du cancer, d’une maladie neurodégénérative ou du diabète. Quatre ans après la date d’entrée en vigueur du présent règlement, la procédure devrait également devenir obligatoire pour les médicaments à usage humain contenant une nouvelle substance active, et dont l’indication thérapeutique est le traitement des maladies auto-immunes et d’autres dysfonctionnements immunitaires ainsi que des maladies virales. [...]

[...]

(13)      Il convient, dans l’intérêt de la santé publique, que les décisions d’autorisation prises dans le cadre de la procédure centralisée le soient sur la base des critères scientifiques objectifs de la qualité, de la sécurité et de l’efficacité du médicament concerné, à l’exclusion de toute considération économique ou autre [...]

[...]

(19)      L’Agence [européenne des médicaments, ci-après l’“Agence” ou l’“EMA”)] devrait être principalement chargée de fournir un avis scientifique du meilleur niveau possible aux institutions de [l’Union] ainsi qu’aux États membres pour leur permettre d’exercer les compétences que leur confère la législation [de l’Union], dans le secteur des médicaments, en matière d’autorisation et de surveillance des médicaments. Ce n’est qu’à l’issue d’une évaluation scientifique unique du plus haut niveau possible de la qualité, de la sécurité et de l’efficacité des médicaments de haute technologie par l’Agence qu’une autorisation de mise sur le marché devrait être octroyée par [l’Union], au moyen d’une procédure rapide assurant une coopération étroite entre la Commission et les États membres.

[...]

(23)      La responsabilité exclusive de la préparation des avis de l’Agence sur toute question relative aux médicaments à usage humain devrait être confiée à un comité des médicaments à usage humain [(7)]. [...] Quant aux médicaments orphelins, cette tâche devrait relever du comité des médicaments orphelins institué par le règlement (CE) no 141/2000 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 1999, concernant les médicaments orphelins [(8)] [...]

(24)      La création de l’Agence permettra de renforcer le rôle scientifique et l’indépendance de ces comités, en particulier par l’instauration d’un secrétariat technique et administratif permanent. »

4.        Intitulé « L’Agence européenne des médicaments – Responsabilités et structure administrative », le titre IV du règlement no 726/2004 comporte un chapitre 1 relatif aux « [m]issions de l’Agence », lequel se compose des articles 55 à 66.

5.        L’article 62, paragraphe 2, de ce règlement prévoit :

« Les États membres transmettent à l’Agence le nom d’experts nationaux possédant une expérience confirmée dans l’évaluation des médicaments à usage humain [...] et qui, en tenant compte de l’article 63, paragraphe 2, seraient disponibles pour participer à des groupes de travail ou groupes scientifiques consultatifs des comités visés à l’article 56, paragraphe 1, en indiquant leurs qualifications et leurs domaines spécifiques de compétence.

L’Agence tient à jour une liste d’experts accrédités. Cette liste comprend les experts visés au premier alinéa ainsi que d’autres experts désignés directement par l’Agence. Cette liste est mise à jour. »

6.        Aux termes de l’article 63, paragraphe 2, dudit règlement :

« Les membres du conseil d’administration, les membres des comités, les rapporteurs et les experts ne peuvent pas avoir d’intérêt financier ou autre dans l’industrie pharmaceutique qui serait de nature à compromettre leur impartialité. Ils s’engagent à agir au service de l’intérêt public et dans un esprit d’indépendance et font chaque année une déclaration d’intérêts financiers. Tout intérêt indirect susceptible d’avoir un lien avec l’industrie pharmaceutique est déclaré dans un registre détenu par l’Agence et accessible au public, sur demande, dans les locaux de l’Agence.

Le code de conduite de l’Agence prévoit les mesures concrètes pour la mise en œuvre du présent article, en particulier en ce qui concerne l’acceptation de dons.

Les membres du conseil d’administration, les membres des comités, rapporteurs et experts qui participent aux réunions ou groupes de travail de l’Agence déclarent à chaque réunion, eu égard aux points à l’ordre du jour, les intérêts particuliers qui pourraient être considérés comme préjudiciables à leur indépendance. Ces déclarations sont rendues accessibles au public. »

B.      Le code de conduite de l’EMA

7.        La section 2.3.3., second alinéa, de l’European Medicines Agency Code of Conduct (code de conduite de l’[EMA]) (9), du 16 juin 2016, prévoit :

« Les restrictions qui s’appliquent [aux membres du conseil d’administration ou des comités scientifiques, aux rapporteurs et aux experts] en termes d’activités individuelles dans le contexte du rôle et des responsabilités de l’EMA dépendront des individus et de leur rôle particulier. Les détails des restrictions pertinentes sont fixés dans les documents d’orientation politique. »

C.      La politique de l’EMA

8.        Aux termes de la section 3.2.2., premier et quatrième points, de l’European Medicines Agency policy on the handling of competing interests of scientific committees’ members and experts (Politique de l’[EMA] concernant le traitement des intérêts concurrents des membres des comités scientifiques et des experts) (10), du 6 octobre 2016 :

« Par “produit rival” on entend : un médicament qui vise une population de patients identique avec le même objectif clinique (à savoir traiter, prévenir ou diagnostiquer une maladie spécifique) et constitue un concurrent commercial potentiel.

[...]

Par “entreprise pharmaceutique” on entend : toute personne physique ou morale ayant pour vocation de découvrir, mettre au point, produire, commercialiser et/ou distribuer des médicaments. Aux fins de la présente politique, la définition inclut les entreprises auxquelles des activités liées à la découverte, à la mise au point, à la production, à la commercialisation et à la maintenance des médicaments (qui peuvent aussi se dérouler en interne) sont confiées dans le cadre d’un contrat.

À cet égard, les organismes de recherche clinique ou les sociétés de conseil qui fournissent des avis ou des services relatifs aux activités susmentionnées relèvent de la définition d’une entreprise pharmaceutique.

Les personnes physiques ou morales qui ne relèvent pas de cette définition mais qui i) contrôlent (c’est-à-dire détiennent une participation majoritaire dans une entreprise pharmaceutique ou exercent une influence considérable dans les processus décisionnels d’une telle entreprise), ii) sont contrôlées par ou iii) sont placées sous le contrôle commun d’une entreprise pharmaceutique sont considérées comme des entreprises pharmaceutiques aux fins de la présente politique.

Les chercheurs indépendants et les instituts de recherche, y compris les universités et les sociétés savantes, sont exclus du champ de la présente définition. »

9.        La section 4.1. de la politique de l’EMA, intitulée « Objectifs de la politique », prévoit :

« Le principal objectif de cette politique est de garantir que les membres des comités scientifiques et les experts participant aux activités de l’Agence n’aient pas d’intérêts dans l’industrie pharmaceutique susceptibles de compromettre leur impartialité, conformément aux exigences du droit de l’Union. Il faut toutefois trouver un équilibre avec la nécessité d’assurer la meilleure expertise scientifique (spécialistes) pour évaluer et surveiller les médicaments à usages humain et vétérinaire. C’est pourquoi il est de la plus haute importance de rechercher un équilibre optimal entre le délai de réflexion pour les intérêts déclarés et le maintien de l’expertise scientifique.

Afin d’atteindre cet objectif et de trouver l’équilibre susmentionné, l’accent est d’abord mis sur la nature de l’intérêt déclaré avant de déterminer la durée d’application de toute restriction éventuelle. »

10.      La section 4.2.1.2. de ladite politique est libellée comme suit :

« L’implication de l’individu dans les activités de l’Agence est limitée en tenant compte de trois facteurs : la nature de l’intérêt déclaré, la période au cours de laquelle cet intérêt a existé, ainsi que le type d’activité. La méthodologie suivante est appliquée : on examine d’abord la nature de l’intérêt déclaré dans le cadre de l’activité spécifique de l’Agence, avant de déterminer la durée d’application de toute restriction.

En règle générale, un emploi [...] actuel dans une entreprise pharmaceutique ou des intérêts financiers actuels dans l’industrie pharmaceutique sont incompatibles avec la participation aux activités de l’Agence. Une exception à cette règle générale concerne le témoin expert. Les intérêts financiers actuels sont compatibles avec une implication en tant que témoin expert.

Les exigences relatives à l’appartenance aux organes de décision (c’est‑à‑dire les comités scientifiques) sont plus strictes que pour les organes consultatifs (c’est-à-dire les [groupes scientifiques consultatifs (11)] et les groupes d’experts ad hoc).

Les exigences sont également plus strictes pour les présidents/vice‑présidents des comités scientifiques que pour les présidents/vice-présidents des autres forums et que pour les membres des comités scientifiques et des autres forums. De même, les exigences sont plus strictes pour les rapporteurs (ou un rôle de direction/coordination équivalent) et les pairs examinateurs officiellement nommés que pour les autres membres des forums scientifiques.

La période à prendre en compte en fonction de l’intérêt direct ou indirect déclaré est soit la période actuelle, soit les trois dernières années, soit dans certains cas, comme indiqué précédemment, une période plus longue (voir section 4.2.1.1. pour plus de détails). Comme indiqué précédemment, la nature de l’intérêt déclaré est d’abord examinée avant de décider de la durée des restrictions éventuelles. Toutefois, une personne peut toujours déclarer un intérêt quelconque au-delà de ces périodes limitées dans le temps (c’est-à-dire dans la période actuelle ou au cours des trois dernières années). Elle peut toujours également restreindre de sa propre initiative son implication dans les activités de l’Agence à la suite d’une telle déclaration.

En outre, si un membre d’un comité scientifique/groupe de travail/GSC/groupe d’experts ad hoc a l’intention d’accepter (qu’il soit sollicité ou non) des activités professionnelles dans une entreprise pharmaceutique (comme un emploi) pendant la durée de son mandat (qu’un contrat de travail avec une entreprise ait été signé ou non), il doit immédiatement en informer l’Agence. L’Agence restreint totalement l’implication du membre dans les activités de l’Agence à partir de la date de la déclaration. L’autorité investie du pouvoir de nomination est informée par l’Agence que le membre ne peut plus participer aux activités de celle-ci [...]

Cas spécifiques des produits rivaux

Dans le cas particulier des produits rivaux (anciennement désignés produits concurrents), une approche à deux niveaux s’applique :

–        La notion de “produits rivaux” a trait aux situations dans lesquelles il n’existe qu’un très petit nombre (un à deux) de produits rivaux. La même chose s’appliquerait à une marque dominante lorsqu’un produit générique est examiné.

–        En ce qui concerne les indications larges, étant donné que de nombreux produits sont autorisés pour la même indication, le volume existant de concurrence dilue de manière adéquate de potentiels intérêts.

Dans des situations se caractérisant par un petit nombre seulement de produits rivaux, comme indiqué ci-dessus, les conséquences auront trait aux présidents et vice-présidents des comités scientifiques et des groupes de travail ainsi qu’aux rapporteurs et autres membres ayant un rôle de direction/codirection et aux pairs évaluateurs officiellement nommés. »

III. Les antécédents du litige

11.      Pharma Mar est une société active dans le domaine de la recherche sur l’oncologie. Le 16 novembre 2004, cette société a obtenu, en application des dispositions du règlement no 141/2000, la désignation du médicament Aplidin comme médicament orphelin pour le traitement d’une forme de cancer grave de la moelle osseuse.

12.      Le 21 septembre 2016, Pharma Mar a présenté à l’EMA une demande d’AMM de l’Aplidin. La procédure d’évaluation de cette demande par l’EMA a débuté le 27 octobre 2016.

13.      Dans le cadre de cette procédure, le CHMP, chargé, en vertu de l’article 5, paragraphe 2, du règlement no 726/2004, de formuler l’avis de l’EMA sur toute question concernant en particulier l’octroi d’une AMM d’un médicament à usage humain, a émis, le 14 décembre 2017, un avis négatif recommandant que la Commission rejette la demande d’AMM formulée par Pharma Mar, en considérant, à titre principal, que l’efficacité et la sécurité du produit n’étaient pas suffisamment démontrées et que, en conséquence, les bénéfices n’étaient pas supérieurs aux risques encourus.

14.      Le 3 janvier 2018, en application de l’article 9, paragraphe 2, du règlement no 726/2004, Pharma Mar a présenté à l’EMA une demande de réexamen de l’avis du CHMP du 14 décembre 2017. En outre, cette société a demandé à l’EMA de consulter, dans le cadre de ce réexamen, conformément à l’article 62, paragraphe 1, de ce règlement, un GSC.

15.      En conséquence, le GSC sur l’oncologie, composé de cinq membres principaux, de six experts additionnels et de deux représentants des patients, a tenu une réunion, le 7 mars 2018, afin de répondre aux diverses questions qui lui avaient été soumises.

16.      Le 22 mars 2018, le CHMP a confirmé son avis négatif, du 14 décembre 2017, sur la demande d’AMM présentée par Pharma Mar. Ce comité a élaboré concomitamment un projet de décision de la Commission rejetant cette demande d’AMM. Par conséquent, la Commission a adopté la décision litigieuse, refusant la demande d’AMM, conformément au règlement no 726/2004, de l’Aplidin. Cette décision a fait l’objet du recours devant le Tribunal qui a donné lieu à l’arrêt attaqué.

IV.    La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué

17.      Par acte déposé au greffe du Tribunal le 1er octobre 2018, Pharma Mar a introduit un recours en annulation de la décision litigieuse.

18.      Le Tribunal s’est prononcé sur la première branche du premier moyen, tirée du manque d’impartialité objective de deux membres du GSC (12) au regard des dispositions de la politique de l’EMA ou du principe plus général d’impartialité fondé sur l’article 41, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (13).

19.      Le Tribunal a examiné, dans un premier temps, l’allégation de conflits d’intérêts concernant les deux experts employés à la fois par un institut universitaire et un hôpital universitaire qui collaborent en matière de recherche et d’enseignement tout en partageant un personnel et des équipements, notamment en matière de recherche clinique.

20.      Le Tribunal a relevé que l’hôpital universitaire abrite un centre de thérapie cellulaire répondant à la définition d’« entreprise pharmaceutique » au sens de la politique de l’EMA, puisque ce dernier met à la disposition d’entreprises pharmaceutiques du personnel de recherche et des infrastructures, qu’il réalise des essais cliniques à leur demande et qu’il fabrique pour elles des médicaments en sous-traitance. Retenant que la politique de l’EMA prévoyait une extension de la définition d’« entreprise pharmaceutique » à la personne physique ou morale contrôlée par ou contrôlant une entreprise pharmaceutique, le Tribunal a jugé que l’hôpital universitaire contrôlant le centre de thérapie cellulaire devait lui-même être considéré comme une entreprise pharmaceutique et qu’il appartenait à la Commission d’apporter la preuve contraire.

21.      Le Tribunal a ajouté que ce centre de thérapie cellulaire est chargé de la réalisation d’essais cliniques et de la production d’un produit rival de celui examiné par le GSC qui est un médicament orphelin pour lequel il n’existe pas d’offre de traitement alternatif sur le marché. Or le second expert a déclaré, comme activités en cours, des activités de conseil à l’égard de ce produit rival, des activités de chercheur principal et de chercheur pour deux autres produits rivaux.

22.      Dans un second temps, le Tribunal s’est prononcé sur l’incidence des conflits d’intérêts allégués concernant les deux experts sur la régularité de la procédure.

23.      D’une part, après avoir rappelé que l’exigence d’impartialité à laquelle sont soumis les institutions, organes ou organismes de l’Union s’étend également aux experts consultés, le Tribunal a retenu que le GSC est intervenu dans la procédure, dans le cadre d’une garantie offerte à Pharma Mar, de réexamen de sa demande par un groupe d’experts hautement spécialisé dans le domaine du médicament, et que, son avis ayant été pris en compte par le CHMP, le GSC a pu avoir une influence sur le déroulement et l’issue de la procédure ayant abouti à la décision litigieuse.

24.      D’autre part, le Tribunal a relevé que le premier expert avait eu des responsabilités propres en tant que vice-président d’une réunion du GSC incluant celle de proposer les experts additionnels au nombre desquels se trouvait le second expert.

V.      La procédure devant la Cour et les conclusions des parties

25.      Par son pourvoi dans l’affaire C-6/21 P, la République fédérale d’Allemagne conclut à ce qu’il plaise à la Cour :

–        annuler l’arrêt attaqué ;

–        confirmer la décision litigieuse et rejeter le recours ;

–        à titre subsidiaire, renvoyer l’affaire devant le Tribunal, et

–        condamner Pharma Mar aux dépens.

26.      Par son pourvoi dans l’affaire C-16/21 P, la République d’Estonie conclut à ce qu’il plaise à la Cour :

–        annuler l’arrêt attaqué, et

–        condamner chaque partie à supporter ses propres dépens afférents au pourvoi.

27.      Pharma Mar conclut à l’irrecevabilité ou au rejet des pourvois et à la condamnation des parties requérantes aux dépens liés aux pourvois.

28.      Par décision du président de la Cour du 30 mars 2021, les affaires C-6/21 P et C-16/21 P ont été jointes aux fins des procédures écrite et orale ainsi que de l’arrêt.

29.      Par décision du 8 juillet 2021 et par ordonnance du 17 septembre 2021, les interventions respectives du Royaume des Pays-Bas et de l’EMA ont été admises au soutien des conclusions de la République fédérale d’Allemagne et de la République d’Estonie dans les deux procédures ayant fait l’objet d’une jonction.

VI.    Analyse

30.      Avant d’examiner les moyens du pourvoi, je souhaite rappeler brièvement que l’EMA dispose d’un large pouvoir réglementaire d’harmonisation.

31.      En effet, d’une part, le règlement no 726/2004, qui a institué l’EMA, a pour fondement, en particulier, l’article 95 CE, devenu l’article 114 TFUE, qui vise l’établissement du fonctionnement du marché intérieur et dont la Cour a déjà jugé qu’il donnait une marge d’appréciation au législateur de l’Union pouvant être utilisée « notamment afin de choisir la technique d’harmonisation la plus appropriée lorsque le rapprochement envisagé requiert des analyses physiques, chimiques ou biologiques ainsi que la prise en compte des développements scientifiques relatifs à la matière concernée » (14). De plus, le considérant 8 de ce règlement évoque « l’optique d’une harmonisation du marché intérieur pour les nouveaux médicaments ». Ainsi, l’EMA dispose d’un large pouvoir général d’harmonisation.

32.      D’autre part, une analogie peut être faite, concernant la politique de l’EMA (relative aux conflits d’intérêts), avec la politique élaborée par l’EMA relative à la transparence et à l’accès aux documents (15). En effet, selon la doctrine, cette politique peut être vue comme une mesure réglementaire mettant en œuvre le droit d’accès aux documents, tel que prévu à l’article 15, paragraphe 3, TFUE et à l’article 42 de la Charte (16). En outre, à plusieurs reprises, le Tribunal a jugé que, en application de l’article 73 du règlement no 726/2004, l’EMA a adopté les modalités d’exécution du règlement (CE) no 1049/2001 (17), ces modalités se traduisant par ladite politique (18). Comme pour la politique de l’EMA (relative aux conflits d’intérêts), la politique relative à la transparence et à l’accès aux documents prévoit un tableau des résultats mis à jour au fur et à mesure de l’expérience acquise par l’EMA en matière de demande d’accès aux documents (19).

33.      J’en déduis que le règlement no 726/2004 représente une traduction du principe de bonne administration ainsi que de l’article 42 de la Charte sur le droit d’accès aux documents et, dès lors que la politique de l’EMA a été adoptée sur le fondement de ce règlement, cette dernière peut être analysée également comme étant une mise en œuvre explicite et harmonisée du droit primaire.

34.      J’ajoute que ce large pouvoir d’harmonisation va de pair avec un large pouvoir d’appréciation en matière de prévention des conflits d’intérêts au profit de l’EMA. En effet, comme le rappelle cette dernière dans ses observations, l’article 63, paragraphe 2, du règlement no 726/2004, donnant compétence à l’EMA pour élaborer un code de conduite en matière de prévention des conflits d’intérêts, a été ajouté par le Parlement européen au cours de la discussion du projet aux fins « de prévoir le niveau approprié d’ouverture et de transparence, particulièrement nécessaire dans le domaine pharmaceutique. Un paragraphe supplémentaire concernant le code de conduite doit en outre être ajouté » (20).

A.      Sur le premier moyen dans les affaires C-6/21 P et C-16/21 P : la violation de la notion d’« entreprise pharmaceutique », au sens de la section 3.2.2. de la politique de l’EMA

1.      Argumentation des parties

35.      Dans leurs premiers moyens, la République fédérale d’Allemagne et la République d’Estonie soutiennent que le Tribunal, en assimilant l’hôpital universitaire dans son ensemble à une entreprise pharmaceutique dont les salariés ne peuvent être experts, a violé la section 3.2.2. de la politique de l’EMA et a méconnu le droit à une bonne administration, garanti par l’article 41, paragraphe 1, de la Charte. Elles estiment, soutenues par l’EMA, que cette dernière dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour élaborer un code de conduite sur l’indépendance des experts conformément à l’article 63 du règlement no 726/2004, puisqu’elle est l’autorité le mieux placée pour trouver le juste équilibre en matière de règles de gestion de conflits d’intérêts au regard de la nécessité d’avoir la meilleure expertise possible pour évaluer les médicaments à usage humain. Elles ajoutent que les hôpitaux universitaires, bien qu’hébergeant en leur sein un centre de thérapie cellulaire, lequel répond à la définition d’« entreprise pharmaceutique », sont inclus, en raison de leur mission de recherche, dans la catégorie des chercheurs indépendants et organismes de recherche, y compris les universités et les sociétés savantes, et, à ce titre, exclus de cette définition. L’EMA précise que cette exclusion des chercheurs indépendants et autres s’applique quel que soit le degré de contrôle ou de propriété de ceux-ci à l’égard d’une entreprise pharmaceutique. Elle ajoute que l’interprétation retenue par le Tribunal aurait des conséquences disproportionnées sur la qualité du conseil scientifique, alors même que les experts issus des hôpitaux ou des universités sont soumis à des règles déontologiques fortes. Le Royaume des Pays-Bas abonde dans le même sens en indiquant que l’interprétation retenue par le Tribunal restreindrait drastiquement la possibilité de recruter des experts indépendants et, en outre, ne jouerait qu’au détriment des experts d’un GSC nommés par l’EMA et non pour ceux participant à une réunion du GSC à la demande d’une entreprise pharmaceutique.

36.      À l’inverse, Pharma Mar fait valoir que la marge d’appréciation de l’EMA pour établir une politique de conflits d’intérêts n’est pas illimitée et que, si une hypothèse n’est pas prévue par cette politique (hôpitaux universitaires ou produits rivaux), il convient de faire application des principes jurisprudentiels relatifs au respect de l’exigence d’impartialité objective destinés à exclure tout doute légitime quant à un éventuel préjugé. Or, en l’espèce, le centre de thérapie cellulaire au sein de l’hôpital universitaire est impliqué dans le développement d’un produit rival de l’Aplidin, sans qu’un tiers observateur puisse facilement apprécier si l’impartialité objective est respectée, ce centre n’étant pas juridiquement distinct de l’hôpital universitaire, et sans que la Commission ait prouvé l’absence de contrôle entre l’hôpital universitaire et ce centre.

2.      Appréciation

37.      L’analyse de ce moyen nécessite de se prononcer sur deux éléments : d’une part, le champ d’application de la notion d’« instituts de recherche » mentionnés comme étant exclus de la définition d’« entreprise pharmaceutique » à la section 3.2.2., quatrième point, quatrième alinéa, de la politique de l’EMA et, d’autre part, l’application de la notion de « contrôle » prévue au troisième alinéa de ce quatrième point aux personnes entrant dans le champ d’application de l’exception à la notion d’« entreprise pharmaceutique ».

38.      Avant d’aborder ces deux éléments, je souhaite rappeler que l’ensemble des parties s’accordent pour admettre que le centre de thérapie cellulaire en cause en l’espèce est une entreprise pharmaceutique, au sens de la section 3.2.2. de la politique de l’EMA, et que, en conséquence, les personnes travaillant en son sein ne peuvent être nommées experts sur le fondement de la section 4.2.1.2., deuxième point, de cette politique.

39.      Premièrement, concernant le champ d’application de la notion d’« instituts de recherche », il est constant que les hôpitaux universitaires ne sont pas mentionnés en tant que tels dans la liste des organismes exclus de la définition d’« entreprise pharmaceutique » à la section 3.2.2., quatrième point, quatrième alinéa, de la politique de l’EMA, qui se contente de mentionner les « chercheurs indépendants et les instituts de recherche, y compris les universités et les sociétés savantes ». Toutefois, cet argument littéral ne me semble pas suffisant pour trancher la question.

40.      En effet, d’une part, l’objectif explicite de la politique de l’EMA est rappelé à la section 4.1. et consiste à garantir l’impartialité des experts par l’absence d’intérêts dans l’industrie pharmaceutique tout en préservant la nécessité d’obtenir la meilleure expertise scientifique spécialisée. Ainsi, cette politique se caractérise par une mise en balance entre l’absence de conflits d’intérêts et l’exigence d’une expertise scientifique de haut niveau. Il est indéniable que l’exception au profit des instituts de recherche, en ce compris les universités, est fondée sur cette exigence. En outre, la jurisprudence exige qu’un comité d’experts, pour qu’il puisse remplir sa mission, soit « composé de personnes possédant les connaissances scientifiques requises dans les différents domaines concernés ou [que] ses membres bénéficient du conseil d’experts possédant ces connaissances » (21).

41.      En ce sens, l’exigence de qualité scientifique justifierait de considérer les hôpitaux universitaires comme des instituts de recherche ou des universités.

42.      D’autre part, il existe une assimilation des hôpitaux universitaires, au même titre que les instituts de recherche, aux organismes de recherche au considérant 12 de la directive (UE) 2019/790 du Parlement européen et du Conseil, du 17 avril 2019, sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE (22), qui énonce que « [l]es organismes de recherche dans l’ensemble de l’Union englobent une grande variété d’entités dont l’objectif premier est d’effectuer des recherches scientifiques ou de le faire tout en assurant des services éducatifs. [...] Outre les universités ou les autres établissements d’enseignement supérieur et leurs bibliothèques, cette notion devrait également englober des entités telles que les instituts de recherche et les hôpitaux qui font de la recherche ». Ainsi, dans le domaine de la propriété intellectuelle, l’hôpital universitaire est considéré comme un institut de recherche.

43.      En conséquence, il est possible de tirer, de la finalité d’exigence de qualité scientifique et de la volonté du législateur de l’Union dans un autre domaine, la conclusion que les hôpitaux universitaires doivent être considérés comme des instituts de recherche, au sens de la section 3.2.2., quatrième point, quatrième alinéa, de la politique de l’EMA.

44.      Deuxièmement, l’étape suivante du raisonnement est de savoir si les instituts de recherche exclus de la définition d’« entreprise pharmaceutique » sont soumis au critère du contrôle ascendant, descendant ou commun prévu par la section 3.2.2., quatrième point, troisième alinéa, de la politique de l’EMA. En effet, cette disposition concerne les personnes physiques ou morales qui ne relèvent pas de la définition d’« entreprise pharmaceutique », mais qui contrôlent, sont contrôlées ou sont placées sous le contrôle commun d’une entreprise pharmaceutique et, à ce titre, sont considérées comme des entreprises pharmaceutiques.

45.      Cet alinéa vise des personnes qui ne répondent pas, en tant que telles, à la définition d’« entreprise pharmaceutique », mais dont le contrôle conduit à les considérer comme une telle entreprise en vue de prévenir les conflits d’intérêts. La section 3.2.2., quatrième point, quatrième alinéa, relatif aux chercheurs indépendants et aux instituts de recherche, prévoit la règle inverse, à savoir que des personnes ou entités qui pourraient être considérées comme des entreprises pharmaceutiques (y compris par voie de contrôle) sont exclues du champ d’application de cette définition.

46.      En l’espèce, lors de l’audience, la République d’Estonie a exposé que, si le critère du contrôle d’un centre de thérapie cellulaire conduisait à considérer l’hôpital universitaire comme une entreprise pharmaceutique, elle ne serait plus en mesure de maintenir les experts actuellement proposés à l’EMA, en vertu de l’article 62, paragraphe 2, du règlement no 726/2004, puisque toutes ces personnes dépendent de l’unique hôpital universitaire du pays. Or, cet hôpital comprend un centre de thérapie cellulaire au sein duquel travaillent 4 personnes, alors que l’hôpital emploie 4 800 personnes, dont 200 médecins et 197 internes (23). Ainsi, le critère du contrôle revient à exclure de la possibilité d’être expert pour l’EMA un très grand nombre de personnes en proportion du nombre de personnes travaillant réellement dans la structure qualifiée d’« entreprise pharmaceutique », et ce au détriment de l’exigence de qualification scientifique. En conséquence, l’exclusion de tout le personnel de l’hôpital, à l’instar de celle de tous les salariés d’une entreprise pharmaceutique, en raison de leur seule appartenance à une structure, semble aller au-delà de l’équilibre recherché par la politique de l’EMA en matière de conflits d’intérêts, alors même que l’hôpital universitaire n’a pas pour but principal la fabrication de médicaments, à la différence d’une entreprise pharmaceutique.

47.      En l’état du libellé de la section 3.2.2. de la politique de l’EMA, il ne me paraît pas possible de faire une distinction entre les différents types de contrôles énoncés par le quatrième point, troisième alinéa, de cette section, même si, en l’espèce, n’est en cause que le contrôle du centre de thérapie cellulaire, qualifié d’« entreprise pharmaceutique », par l’hôpital, et non le contrôle d’un hôpital par une entreprise pharmaceutique, par exemple. Par conséquent, juger que le critère du contrôle ne joue pas pour qualifier un hôpital universitaire d’« entreprise pharmaceutique » conduit à exclure tous les types de contrôle.

48.      Toutefois, cette interprétation ne conduit pas à l’absence de tout contrôle quant à un éventuel conflit d’intérêts pour le personnel d’un hôpital universitaire, employé en dehors du centre de thérapie cellulaire. En effet, individuellement, tout expert de l’EMA reste soumis aux règles régissant les conflits d’intérêts. Ainsi, l’équilibre entre la prévention du conflit d’intérêts et le niveau scientifique des experts est préservé.

49.      De la même façon, il me semble qu’il suffit que le service en cause soit distinctement identifiable ainsi que le personnel affecté en son sein, sans exiger une autonomie juridique. En effet, à partir du moment où toute la prévention des conflits d’intérêts, telle qu’organisée par l’EMA, repose sur les déclarations des experts, il ne paraît pas plus compliqué pour un tiers d’obtenir des informations sur le poste occupé par un salarié au sein d’un hôpital dont les services sont clairement identifiés qu’au sein d’un autre organisme. Il appartient à l’EMA de faire en sorte que les déclarations des experts fassent ressortir de façon apparente si la personne travaille dans une entreprise pharmaceutique au sens de sa politique.

50.      Je déduis de l’ensemble de ces considérations que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant que l’hôpital universitaire était une entreprise pharmaceutique du seul fait de son contrôle sur un centre de thérapie cellulaire, lui-même qualifié d’« entreprise pharmaceutique », au sens de la section 3.2.2. de la politique de l’EMA.

B.      Sur le deuxième moyen dans l’affaire C-6/21 P : la violation de la charge de la preuve

1.      Argumentation des parties

51.      Concernant le deuxième moyen dans l’affaire C-6/21 P, la République fédérale d’Allemagne estime que le Tribunal a inversé la charge de la preuve en reprochant à la Commission de ne pas avoir présenté de preuves de l’existence d’une structure juridique distincte hébergeant le centre de thérapie cellulaire et de l’absence de contrôle de l’hôpital sur celui-ci, alors que, en l’absence de preuve de ce contrôle, le Tribunal n’aurait pas dû qualifier l’hôpital universitaire d’« entreprise pharmaceutique ».

2.      Appréciation

52.      En raison de l’interprétation proposée de la section 3.2.2. de la politique de l’EMA lors de l’examen du moyen précédent, j’estime que le Tribunal a inversé la charge de la preuve en tirant de l’absence de preuve de l’absence de contrôle de l’hôpital sur le centre de thérapie cellulaire, l’existence d’un contrôle du premier sur le second. En tout état de cause, ce moyen peut être considéré comme étant inopérant, puisque le critère du contrôle n’est pas retenu en ce qui concerne les instituts de recherche.

C.      Sur le troisième moyen dans l’affaire C-6/21 P et le deuxième moyen dans l’affaire C-16/21 P : la violation de la notion de « produit rival »

1.      Argumentation des parties

53.      Le troisième moyen dans l’affaire C-6/21 P et le deuxième moyen dans l’affaire C-16/21 P sont tirés de la violation de la notion de « produits rivaux », au sens de la section 4.2.1.2. de la politique de l’EMA.

54.      Par la première branche de ces moyens, la République fédérale d’Allemagne et la République d’Estonie, soutenues par l’EMA, estiment que le Tribunal a commis une erreur de droit en ne constatant pas que le second expert n’était qu’un membre ordinaire du GSC, non concerné, à ce titre, par la règle de conflits d’intérêts liée à la participation au développement d’un produit rival. Elles précisent que, selon l’annexe 1 de la politique de l’EMA, les restrictions liées au développement d’un produit rival ne concernent que certaines personnes ayant des fonctions bien définies, notamment les présidents et vice-présidents des comités scientifiques, compte tenu de leur rôle déterminant dans le résultat de l’évaluation.

55.      Au contraire, Pharma Mar fait valoir que ces moyens portent sur un élément surabondant du raisonnement du Tribunal et qu’une erreur sur ce point serait sans conséquence. À titre subsidiaire, elle expose que la conclusion concernant le premier expert n’est pas contestée. Elle ajoute que cette branche est irrecevable comme visant seulement à obtenir un nouvel examen des faits. Elle conteste également le fait que le second expert était un membre ordinaire du GSC, puisqu’il a été désigné comme membre additionnel, en raison de la rareté de la maladie, et que, à ce titre, sa nomination aurait dû être entourée de plus de garantie que pour un membre ordinaire.

56.      La seconde branche des moyens critique l’erreur de droit commise par le Tribunal concernant la notion de « produits rivaux », au sens de la section 4.2.1.2. de la politique de l’EMA, et la mauvaise application de cette notion. La République fédérale d’Allemagne et la République d’Estonie, soutenues par l’EMA, précisent que la politique de l’EMA ne prévoit une règle de conflits d’intérêts pour l’expert participant au développement d’un produit rival que s’il existe un ou deux produits rivaux pour l’indication thérapeutique pour laquelle l’AMM est sollicitée. Elles ajoutent que c’est à tort que le Tribunal a relevé que, l’Aplidin étant un médicament orphelin, il n’existait que peu ou pas d’offre de traitement alternatif sur le marché. L’EMA précise qu’il existe au moins quinze médicaments pour l’indication thérapeutique sollicitée et que, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, elle estime que les médicaments orphelins doivent être soumis aux mêmes règles d’évaluation que les autres médicaments.

57.      Pharma Mar soutient que cette branche n’est pas fondée, puisqu’une vérification d’un potentiel conflit d’intérêts devait, dans le silence de la politique de l’EMA sur les médicaments orphelins, être plus rigoureuse s’agissant d’une AMM d’un tel médicament. À titre subsidiaire, elle conteste l’existence d’une erreur manifeste d’appréciation par le Tribunal concernant le nombre de produits rivaux de l’Aplidin.

2.      Appréciation

58.      À titre liminaire, il convient de préciser que, à la section 4.2.1.2. de la politique de l’EMA, la notion de « produits concurrents » a été remplacée par celle de « produits rivaux ».

59.      En outre, cette section énonce clairement que, lorsqu’il n’existe qu’un ou deux produits rivaux, les conséquences, en matière de conflits d’intérêts, « auront trait aux présidents et vice-présidents des comités scientifiques et des groupes de travail ainsi qu’aux rapporteurs et autres membres ayant un rôle de direction/codirection et aux pairs évaluateurs officiellement nommés ». Ainsi, le simple fait de travailler sur un produit rival ne suffit pas à qualifier un conflit d’intérêts. Dès lors, les moyens portent sur les deux conditions cumulatives de cette règle, à savoir, d’une part, la fonction de l’expert en cause au sein du groupe de travail et, d’autre part, le nombre de produits rivaux en cause.

60.      Premièrement, la politique de l’EMA ne prévoit de règles que pour certaines fonctions donnant à son titulaire, a priori, plus de poids dans la décision qu’à un simple membre. En outre, ce texte ne distingue pas les membres principaux des membres additionnels, tous considérés comme de simples membres. Dès lors, le second expert, membre additionnel du GSC, ne remplit pas la première condition pour que les règles relatives aux produits rivaux puissent s’appliquer.

61.      Il en résulte que le Tribunal a commis une erreur de droit en appliquant les règles spécifiques aux produits rivaux, alors que le second expert était simple membre du GSC.

62.      Deuxièmement, le seul fait que l’Aplidin soit un médicament orphelin ne suffit pas pour déclencher l’application des règles relatives aux produits rivaux, puisque la politique de l’EMA ne prévoit pas de règles spécifiques pour les médicaments orphelins, estimant, en vertu de son pouvoir d’appréciation résultant de son large pouvoir d’harmonisation (24), que ces derniers doivent être soumis aux mêmes exigences que n’importe quel médicament lors de l’examen préalable à sa mise sur le marché (25).

63.      À l’inverse, le seul fait que le CellProtect, médicament produit au sein du centre de thérapie cellulaire en cause et bénéficiant des conseils du second expert, réponde à la définition de « produit rival » prévue à la section 3.2.2., premier point, de la politique de l’EMA, ne suffit pas non plus à déclencher l’application de ces règles. Encore faut-il que ces produits rivaux n’existent qu’en très petit nombre, à savoir un ou deux. Or, il résulte des constatations même du Tribunal au point 69 de l’arrêt attaqué qu’il existe trois produits rivaux de l’Aplidin sur lesquels le second expert travaille (CellProtect, Daratumumab, Isatuximab). En outre, l’EMA rappelle que le rapport du CHMP relatif à l’Aplidin, soumis au Tribunal, indique que le paysage thérapeutique du myélome multiple comprend au moins quinze médicaments.

64.      Ainsi, en jugeant que le seul fait de travailler sur des produits rivaux, sans établir que ceux-ci n’étaient qu’au nombre d’un ou deux, mettait le second expert en situation de conflit d’intérêts, le Tribunal a commis une erreur de droit. Par ailleurs, en ne tenant pas compte du fait que quinze médicaments existaient pour l’indication thérapeutique sollicitée par Pharma Mar pour son médicament, le Tribunal a commis une erreur manifeste d’appréciation.

65.      Le troisième moyen dans l’affaire C-6/21 P et le deuxième moyen dans l’affaire C-16/21 P doivent donc être admis en totalité.

D.      Sur le quatrième moyen dans l’affaire C-6/21 P et le troisième moyen dans l’affaire C-16/21 P : la méconnaissance du rôle des experts et de leur influence sur le GSC et l’absence d’influence décisive du second expert

1.      Argumentation des parties

66.      Le quatrième moyen dans l’affaire C-6/21 P et le troisième moyen dans l’affaire C-16/21 P portent sur l’absence d’influence décisive des deux experts. La République d’Estonie expose que, à partir du moment où l’hôpital universitaire n’est pas considéré comme une entreprise pharmaceutique, le seul fait pour le premier expert, qui a présidé une réunion du GSC, en qualité de vice-président du groupe, d’être salarié de cet hôpital ne suffit pas à créer une situation de conflit d’intérêts. Concernant le second expert, la République fédérale d’Allemagne et la République d’Estonie font valoir que, en tant que membre ordinaire du GSC, il n’avait pas de rôle prépondérant, alors même que l’impartialité du GSC était garantie par la collégialité.

67.      À l’inverse, Pharma Mar conteste la qualité de membre ordinaire du second expert, puisqu’il a été nommé comme membre additionnel du GSC, en raison du besoin d’expertise spécifique.

2.      Appréciation

68.      Les raisons pour lesquelles l’impartialité des deux experts a été remise en cause par le Tribunal, à savoir être salariés de l’hôpital universitaire et, pour le second expert, avoir travaillé sur des produits rivaux, étant écartées au terme du raisonnement que j’ai proposé lors de l’analyse du premier moyen dans les affaires C-6/21 P et C-16/21 P ainsi que du troisième moyen dans l’affaire C-6/21 P et du deuxième moyen dans l’affaire C-16/21 P, il n’est pas nécessaire de se pencher sur le quatrième moyen dans l’affaire C-6/21 P et le troisième moyen dans l’affaire C-16/21 P.

69.      En conclusion, l’arrêt attaqué doit, selon moi, être annulé.

VII. Sur le renvoi de l’affaire devant le Tribunal

70.      Conformément à l’article 61, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, cette dernière, en cas d’annulation de la décision du Tribunal, peut soit statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d’être jugé, soit renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue.

71.      En l’espèce, j’estime que la Cour ne dispose pas des éléments nécessaires pour statuer définitivement sur le fond du recours, impliquant l’examen d’éléments qui n’ont été ni appréciés par le Tribunal dans l’arrêt attaqué ni débattus devant la Cour.

72.      Par conséquent, je considère nécessaire de renvoyer l’affaire devant le Tribunal, tout en réservant les dépens, pour que celui-ci statue sur le litige dans son intégralité.

VIII. Conclusion

73.      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de statuer de la manière suivante :

1)      L’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 28 octobre 2020, Pharma Mar/Commission (T‑594/18, non publié, EU:T:2020:512), est annulé.

2)      L’affaire est renvoyée devant le Tribunal de l’Union européenne.

3)      Les dépens sont réservés.


1      Langue originale : le français.


2      T‑594/18, ci-après l’« arrêt attaqué », non publié, EU:T:2020:512.


3      Ci-après la « décision litigieuse ».


4      JO 2004, L 136, p. 1.


5      JO 2012, L 316, p. 38, ci-après le « règlement no 726/2004 ».


6      JO 1987, L 15, p. 38.


7      Ci-après le « CHMP ».


8      JO 2000, L 18, p. 1.


9      EMA/385894/2012 rev.1.


10      EMA/626261/2014, Rev. 1, ci-après la « politique de l’EMA ».


11      Ci-après les « GSC ».


12      Ci-après, respectivement, le « premier expert » et le « second expert » ou, ensemble, les « deux experts ».


13      Ci-après la « Charte ».


14      Arrêt du 6 décembre 2005, Royaume-Uni/Parlement et Conseil (C‑66/04, EU:C:2005:743, point 46).


15      European Medicines Agency policy on access to documents (related to medicinal products for human and veterinary use) [Politique de l’[EMA] sur l’accès aux documents (concernant les médicaments à usages humain et vétérinaire)] (EMA/110196/2006), du 30 novembre 2010. Cette politique a été remplacée par l’European Medicines Agency policy on access to documents (Politique de l’[EMA] sur l’accès aux documents) (EMA/729522/2016), du 4 octobre 2018.


16      Voir Kim, D., « Transparency Policies of the European Medicines Agency : Has the Paradigm Shifted ? », Medical Law Review, Oxford University Press, Oxford, 2017, vol. 25, no 3, p. 456 à 483, en particulier, p. 463.


17      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2001 relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission (JO 2001, L 145, p. 43).


18      Voir arrêts du 5 février 2018, Pari Pharma/EMA (T‑235/15, EU:T:2018:65, points 58 et 59) ; du 5 février 2018, PTC Therapeutics International/EMA (T‑718/15, EU:T:2018:66, points 54 ainsi que 55) ; du 5 février 2018, MSD Animal Health Innovation et Intervet international/EMA (T‑729/15, EU:T:2018:67, points 39 et 40), ainsi que du 25 septembre 2018, Amicus Therapeutics UK et Amicus Therapeutics/EMA (T‑33/17, non publié, EU:T:2018:595, points 48 et 49).


19      Voir document EMA/127362/2006, Rev. 1, du 4 octobre 2018.


20      Voir projet de résolution législative du Parlement européen sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des procédures communautaires pour l’autorisation, la surveillance et la pharmacovigilance en ce qui concerne les médicaments à usage humain et à usage vétérinaire et instituant une agence européenne pour l’évaluation des médicaments [COM(2001) 404 – C5-0591/2001 – 2001/0252(COD)], intégré au rapport sur cette proposition, du 7 octobre 2002, disponible à l’adresse Internet suivante : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-5-2002-0330_FR.html. Voir, notamment, amendement 111 de ladite proposition.


21      Arrêt du 9 septembre 2010, Now Pharm/Commission (T‑74/08, EU:T:2010:376, point 76), s’agissant d’une procédure de désignation des médicaments orphelins.


22      JO 2019, L 130, p. 92.


23      De façon similaire, lors de l’audience, la République fédérale d’Allemagne a exposé que le plus grand hôpital universitaire allemand (la Charité à Berlin) emploie 20 900 personnes dont seulement 100 travaillent au sein d’une unité de fabrication de médicaments à visée commerciale.


24      Voir points 30 à 34 des présentes conclusions.


25      Voir considérant 8 et annexe, points 3 et 4, du règlement no 726/2004.