Language of document : ECLI:EU:C:2011:509

ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

21 juillet 2011 (*)

«Accord d’association CEE-Turquie – Article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel – Clause de ‘standstill’ – Liberté d’établissement – Refus de renouvellement du permis de séjour d’un ressortissant turc ayant créé une entreprise en violation des conditions fixées par ce permis – Abus de droit»

Dans l’affaire C‑186/10,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) (Royaume-Uni), par décision du 31 mars 2010, parvenue à la Cour le 15 avril 2010, dans la procédure

Tural Oguz

contre

Secretary of State for the Home Department,

en présence de:

Centre for Advice on Individual Rights in Europe,

LA COUR (deuxième chambre),

composée de M. J. N. Cunha Rodrigues (rapporteur), président de chambre, MM. A. Arabadjiev, A. Rosas, A. Ó Caoimh et Mme P. Lindh, juges,

avocat général: Mme J. Kokott,

greffier: Mme L. Hewlett, administrateur principal,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 9 février 2011,

considérant les observations présentées:

–        pour M. Oguz, par MM. J. Walsh et P. Haywood, barristers,

–        pour le Centre for Advice on Individual Rights in Europe, par MM. S. Cox et C. Banner, barristers, ainsi que par Mme L. Barratt, solicitor,

–        pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M. S. Ossowski, en qualité d’agent, assisté de M. R. Palmer, barrister,

–        pour la Commission européenne, par MM. E. Paasivirta et M. Wilderspin, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 14 avril 2011,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 2760/72 du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO L 293, p. 1, ci-après le «protocole additionnel»).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Oguz, ressortissant turc, au Secretary of State for the Home Department (ministre de l’Intérieur, ci-après le «Secretary of State»), au sujet de la décision par laquelle ce dernier a refusé de renouveler le permis de séjour au Royaume-Uni de l’intéressé, en qualité de travailleur indépendant.

 Le cadre juridique

 La réglementation de l’Union

 L’association CEE-Turquie

3        Conformément à son article 2, paragraphe 1, l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé le 12 septembre 1963 à Ankara par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685, ci-après l’«accord d’association CEE-Turquie»), a pour objet de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les parties contractantes, y compris dans le domaine de la main-d’œuvre, par la réalisation graduelle de la libre circulation des travailleurs ainsi que par l’élimination des restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services, en vue d’améliorer le niveau de vie du peuple turc et de faciliter ultérieurement l’adhésion de la République de Turquie à la Communauté.

4        Le protocole additionnel qui, conformément à son article 62, fait partie intégrante de l’accord d’association CEE-Turquie arrête, aux termes de son article 1er, les conditions, modalités et rythmes de réalisation de la phase transitoire visée à l’article 4 dudit accord.

5        L’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel énonce une clause de «standstill» dans les termes suivants:

«Les parties contractantes s’abstiennent d’introduire entre elles de nouvelles restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services.»

 La réglementation nationale

6        La loi de 1971 relative à l’immigration (Immigration Act 1971) dispose:

«[...]

3.      Dispositions générales de régulation et de contrôle

1)      Sous réserve des dispositions contraires de la présente loi, ou prises en vertu de la présente loi, une personne qui n’est pas citoyen britannique

a)      n’est pas admise au Royaume-Uni sauf autorisation donnée conformément à la présente loi, ou prise en vertu de la présente loi;

b)      peut être admise au Royaume-Uni (ou, si elle y est déjà, autorisée à y séjourner) pour une durée limitée ou non;

c)      si elle a obtenu une autorisation temporaire d’entrer au Royaume-Uni ou d’y séjourner, cette autorisation peut être soumise à l’une ou à l’ensemble des conditions suivantes, à savoir:

(i)      une condition restreignant son emploi ou ses activités au Royaume-Uni;

[...]

2)      Le Secretary of State dépose périodiquement (et dès que possible) au Parlement les règles ou, le cas échéant, leurs modifications, qu’il a fixées quant à la démarche à suivre pour l’application de la présente loi en vue de l’admission et du séjour au Royaume-Uni de personnes tenues, en vertu de la présente loi, de solliciter leur admission, y compris toutes les prescriptions afférentes à la durée de l’admission et aux conditions qui s’y attachent dans différents cas; [...]

3)      Au cas où le droit d’entrer et de séjourner au Royaume-Uni est soumis à des restrictions:

a)      l’autorisation donnée à une personne peut être modifiée, pour en restreindre ou en prolonger la durée, ou la rendre illimitée, ou pour y ajouter des conditions, les modifier ou en retrancher mais, si la limite de durée est supprimée, toutes conditions liées à l’autorisation deviennent caduques;

[...]»

7        Les règles relatives au contrôle de l’immigration de 1972 (Statement of Immigration Rules for Control after Entry 1972, ci-après les «règles de 1972 en matière d’immigration») prévoyaient:

«Partie A. Modification de l’autorisation d’entrée ou de séjour

Section I. Dispositions générales

[...]

Considérations générales

[...]

4.      Les points suivants énumèrent les catégories principales de personnes susceptibles de se voir accorder une autorisation limitée d’entrer au Royaume-Uni et qui peuvent chercher à obtenir une modification de leur autorisation de séjour, ainsi que les principes qu’il y a lieu de suivre lors du traitement de leurs demandes ou de toute modification de leur autorisation de séjour. La décision à cet égard doit prendre en considération toutes les circonstances pertinentes. Le fait qu’un demandeur satisfait aux critères formels concernant les règles de séjour ou de prolongation de séjour, compte tenu de l’emploi qu’il entend exercer, ne constitue pas un élément décisif en sa faveur. Il sera, par exemple, pertinent de savoir si la personne en cause a observé les délais et conditions en fonction desquels elle a été admise au Royaume-Uni, si, compte tenu de son caractère, de sa conduite ou des personnes qu’elle fréquente, il n’est pas souhaitable de l’autoriser à rester, si elle représente un danger pour la sécurité nationale, ou si, une fois qu’elle aura été autorisée à rester pour la période pour laquelle elle le souhaite, il est possible qu’elle ne puisse pas être renvoyée dans un autre pays.

[...]

Entrepreneurs et personnes exerçant une activité indépendante

21.      Les personnes admises au Royaume-Uni comme touristes peuvent solliciter du Secretary of State l’autorisation de s’y établir en vue de créer une entreprise, soit à titre indépendant, soit en tant qu’associées d’une nouvelle entreprise ou d’une entreprise préexistante. Il convient d’examiner toute demande de ce type au regard de ses caractéristiques pertinentes. La délivrance d’une autorisation dépendra d’un certain nombre de facteurs, incluant la preuve que le demandeur consacrera à l’entreprise des actifs qui lui appartiennent, en proportion de ses intérêts dans ladite entreprise, qu’il sera en mesure de supporter sa part des engagements de l’entreprise, que la part qui lui revient sur les profits de l’entreprise sera suffisante pour assurer son existence et celle des membres de sa famille. La participation du demandeur dans l’entreprise ne doit pas constituer un emploi déguisé et il doit être clair qu’il ne devra pas compléter ses activités commerciales par un emploi pour lequel un permis de travail est requis. [...]»

8        Il est constant que les règles de 1972 en matière d’immigration, qui étaient en vigueur à la date à laquelle le protocole additionnel est entré en vigueur à l’égard du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, c’est-à-dire le 1er janvier 1973, constituent les dispositions applicables aux ressortissants turcs, lorsqu’ils sont en mesure d’invoquer l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel afin de bénéficier de la clause de «standstill» qui y est prévue. En effet, selon la juridiction de renvoi, lesdites règles sont plus favorables, en ce qui concerne le traitement des demandes d’autorisation de séjour de personnes ayant l’intention d’exercer, dans cet État membre, une activité économique indépendante, que les règles relatives au contrôle de l’immigration de 2008 (Statement of Immigration Rules 2008, ci-après les «règles de 2008 en matière d’immigration»), qui étaient en vigueur à la date des faits au principal.

 Le litige au principal et la question préjudicielle

9        M. Oguz a été autorisé à entrer au Royaume-Uni en tant qu’étudiant le 27 octobre 2000. L’autorisation de séjour de l’intéressé en cette qualité a fait l’objet de plusieurs renouvellements, le dernier permis de séjour accordé ayant expiré le 31 août 2006. Ces autorisations étaient subordonnées à la condition que M. Oguz s’abstienne «[d’]exercer une activité commerciale ou professionnelle sans le consentement du Secretary of State for the Home Department».

10      Le 18 août 2006, l’agence ministérielle qui examine les demandes de permis de travail au Royaume-Uni [Work Permits (UK)] a informé la Trade Link Company Limited (ci-après «Trade Link») qu’elle avait accepté la demande de cette société tendant à ce qu’une autorisation de travail soit délivrée à M. Oguz. Par la suite, ce dernier a bénéficié d’une prolongation de son autorisation de séjour pour une période de cinq années courant à compter du 29 août 2006, en sa qualité de titulaire d’un permis de travail. Cette nouvelle autorisation était soumise aux mêmes conditions que celles qui figuraient dans l’autorisation qui lui avait été délivrée lors de son arrivée au Royaume-Uni.

11      Le 16 novembre 2006, M. Oguz a été informé par Trade Link de son licenciement, avec effet immédiat, pour motifs économiques. Le 14 novembre 2007, une nouvelle demande de permis de travail, présentée par l’intéressé aux fins d’exercer les fonctions de directeur commercial d’un journal, a été rejetée par les autorités compétentes, au motif que les exigences relatives aux fonctions en cause avaient été formulées de façon trop restrictive et avaient pu dissuader des travailleurs résidents de postuler pour cet emploi.

12      Le 20 mars 2008, M. Oguz a sollicité une nouvelle autorisation de séjour au Royaume-Uni, en qualité de travailleur indépendant, sur la base des règles de 1972 en matière d’immigration.

13      Cette demande, qui visait l’exercice d’une activité de consultant en services financiers et en marketing, laissait apparaître que M. Oguz exerçait déjà une activité indépendante à cette date. L’intéressé a confirmé, ultérieurement, qu’il avait créé son entreprise au cours du mois de février 2008 et qu’il l’exploitait depuis le mois de mars de la même année. Toutefois, le 2 septembre 2008, il a informé les autorités compétentes qu’il avait cessé d’exercer son activité indépendante le 11 août 2008 et qu’il n’avait l’intention de reprendre cette dernière que lorsqu’il aurait été statué sur sa demande.

14      La demande de M. Oguz a été rejetée par une décision du Secretary of State du 21 octobre 2008, sur le fondement des règles de 2008 en matière d’immigration. En outre, l’autorisation de séjour dont l’intéressé était titulaire a été réduite au motif qu’il avait cessé de remplir les conditions auxquelles celle-ci était soumise.

15      Cette décision de rejet a été motivée par le fait que le requérant au principal avait entrepris une activité indépendante en violation des conditions auxquelles était soumise l’autorisation de séjour précédente dont il bénéficiait en tant que titulaire d’un permis de travail et qu’il n’avait pas informé le Secretary of State de la cessation de l’activité exercée auprès de Trade Link. De telles violations équivaudraient à une fraude ou à un abus qui lui interdirait de bénéficier de la clause de «standstill» figurant à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel.

16      Le requérant au principal a formé un recours contre ladite décision devant l’Asylum and Immigration Tribunal (tribunal de l’asile et de l’immigration) le 4 novembre 2008. Par une décision du 19 janvier 2009, l’Immigration Judge (juge de l’immigration) a rejeté ce recours. Il a constaté que M. Oguz n’avait pas agi frauduleusement et que le Secretary of State avait été informé de la cessation de sa relation d’emploi avec Trade Link le 1er juin 2007. Néanmoins, M. Oguz aurait violé les conditions auxquelles était soumise l’autorisation de séjour dont il bénéficiait en tant que titulaire d’un permis de travail, en créant et en exploitant une entreprise et, en raison de ce fait, il ne pourrait invoquer le bénéfice de la clause de «standstill».

17      M. Oguz a introduit une demande de réexamen de ladite décision. Par une décision du 26 juin 2009, le Senior Immigration Judge (juge senior de l’immigration) a considéré que l’Immigration Judge n’avait commis aucune erreur de droit et a, par conséquent, considéré que le rejet du recours de M. Oguz était fondé.

18      Le 11 novembre 2009, M. Oguz a été autorisé à se pourvoir en appel devant la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division). Le Centre for Advice on Individual Rights in Europe, organisme de bienfaisance dont l’objet consiste à fournir des informations et des conseils dans le domaine des droits de l’homme, a été autorisé à intervenir dans la procédure devant la juridiction de renvoi.

19      Cette juridiction s’interroge sur le point de savoir si la motivation retenue par la Cour de justice dans l’arrêt du 27 septembre 2001, Kondova (C‑235/99, Rec. p. I‑6427) est transposable à des faits tels que ceux en cause dans le présent litige au principal. Dans ces conditions, la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Un ressortissant turc, dont l’autorisation de séjour au Royaume-Uni est subordonnée à la condition qu’il n’entame aucune activité commerciale ou professionnelle, mais qui entreprend une activité indépendante en violation de cette condition et demande ensuite aux autorités nationales une prolongation de son autorisation de séjour sur la base de l’entreprise qu’il a aujourd’hui constituée, est-il en droit de bénéficier de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel [...]?»

 Sur la question préjudicielle

20      Par sa question, la juridiction de renvoi demande si l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel doit être interprété en ce sens qu’il est susceptible d’être invoqué par un ressortissant turc, dont l’autorisation de séjour dans un État membre est subordonnée à la condition qu’il n’entame aucune activité commerciale ou professionnelle, qui entreprend néanmoins une activité indépendante en violation de cette condition et demande ensuite aux autorités nationales une prolongation de son autorisation de séjour en se prévalant de l’entreprise qu’il a entre-temps créée.

21      Il ressort du dossier soumis à la Cour que, si M. Oguz n’était pas en mesure d’invoquer la clause de «standstill» prévue à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, sa demande de nouvelle autorisation de séjour en qualité de travailleur indépendant serait refusée d’emblée sur la base des règles de 2008 en matière d’immigration. En revanche, une éventuelle application de ladite clause de «standstill» obligerait les autorités compétentes à apprécier la demande du requérant au principal au titre des règles de 1972 en matière d’immigration.

22      L’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel s’oppose à l’adoption, à compter de la date de l’entrée en vigueur dans l’État membre d’accueil de l’acte juridique dont cette disposition fait partie, de toutes nouvelles restrictions à l’exercice de la liberté d’établissement ou de la libre prestation des services, y compris celles portant sur les conditions de fond et/ou de procédure en matière de première admission sur le territoire de l’État membre concerné des ressortissants turcs se proposant d’y faire usage desdites libertés économiques (voir arrêts du 20 septembre 2007, Tum et Dari, C‑16/05, Rec. p. I-7415, point 69, ainsi que du 29 avril 2010, Commission/Pays-Bas, C‑92/07, non encore publié au Recueil, point 47).

23      Selon une jurisprudence constante, ladite disposition a un effet direct dans les États membres, de sorte que les droits qu’elle confère aux ressortissants turcs auxquels elle s’applique peuvent être invoqués devant les juridictions nationales pour écarter l’application des règles de droit interne qui lui sont contraires. En effet, cette disposition établit dans des termes clairs, précis et inconditionnels une clause non équivoque de «standstill», laquelle comporte une obligation souscrite par les parties contractantes qui se résout juridiquement en une simple abstention (voir arrêts du 11 mai 2000, Savas, C‑37/98, Rec. p. I‑2927, points 46 à 54, ainsi que du 19 février 2009, Soysal et Savatli, C‑228/06, Rec. p. I‑1031, point 45).

24      Le droit de M. Oguz d’invoquer l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel devant les juridictions nationales en vue de se voir appliquer les règles de 1972 en matière d’immigration est contesté par le Secretary of State, au motif qu’une demande d’autorisation de séjour fondée sur une activité économique indépendante, précédée de la violation d’une condition attachée au séjour qui interdisait à l’intéressé l’exercice de cette même activité, serait constitutive d’un abus de droit. Un tel abus s’opposerait à ce que l’intéressé invoque l’application de la clause de «standstill».

25      Il résulte de la jurisprudence de la Cour que les justiciables ne sauraient se prévaloir frauduleusement ou abusivement des normes du droit de l’Union et que les juridictions nationales peuvent, au cas par cas, en se fondant sur des éléments objectifs, tenir compte du comportement abusif ou frauduleux des personnes concernées pour leur refuser, le cas échéant, le bénéfice des dispositions dudit droit. Toutefois, lesdites juridictions sont tenues, dans l’appréciation d’un tel comportement, de prendre en considération les objectifs poursuivis par les dispositions du droit de l’Union en cause (voir arrêts du 9 mars 1999, Centros, C‑212/97, Rec. p. I‑1459, point 25, ainsi que du 21 novembre 2002, X et Y, C‑436/00, Rec. p. I‑10829, point 42).

26      Il y a lieu de relever que l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel n’est pas de nature à conférer à un ressortissant turc un droit matériel, en l’occurrence le droit d’établissement, celui-ci restant régi par le droit national (voir, en ce sens, arrêt Soysal et Savatli, précité, point 47).

27      En effet, la clause de «standstill» figurant dans cette disposition vise à créer des conditions favorables à la mise en place progressive du droit d’établissement, par l’interdiction absolue faite aux autorités nationales d’introduire de nouveaux obstacles à l’exercice de cette liberté en aggravant les conditions existant à une date donnée, aux fins de ne pas rendre plus difficile la réalisation graduelle de celle-ci entre les États membres et la République de Turquie (voir arrêts Tum et Dari, précité, point 61, ainsi que du 9 décembre 2010, Toprak et Oguz, C‑300/09 et C‑301/09, non encore publié au Recueil, point 53).

28      Une clause de «standstill», telle que celle figurant à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, opère non pas comme une règle de fond, en rendant inapplicable le droit matériel pertinent auquel elle se substituerait, mais comme une règle de nature quasi procédurale, qui prescrit, ratione temporis, quelles sont les dispositions de la réglementation d’un État membre au regard desquelles il y a lieu d’apprécier la situation d’un ressortissant turc souhaitant faire usage de la liberté d’établissement dans un État membre (arrêt Tum et Dari, précité, point 55).

29      Cette clause de «standstill» se borne ainsi, dans l’affaire au principal, à déterminer les dispositions de la réglementation du Royaume-Uni relative à l’immigration à la lumière desquelles les autorités nationales seront appelées à se prononcer sur la demande de M. Oguz tendant à l’obtention d’une nouvelle autorisation de séjour en qualité de travailleur indépendant, sans préjuger en rien l’appréciation au fond de cette demande.

30      Dans ses observations écrites, le requérant au principal indique qu’un éventuel comportement abusif de sa part serait encore susceptible d’être pris en compte à un stade ultérieur dans le cadre des dispositions pertinentes du droit national, à savoir au stade de l’application des règles de 1972 en matière d’immigration. Lors de l’audience, le gouvernement du Royaume-Uni a confirmé que le paragraphe 4 de ces règles prévoit un mécanisme permettant de sanctionner les abus de droit.

31      La clause de «standstill» n’empêche donc pas les États membres de sanctionner les comportements abusifs en matière d’immigration dans le cadre du droit national.

32      L’intervention de la clause de «standstill» doit ainsi être comprise comme se situant à un stade préalable à celui de l’appréciation de l’affaire au fond, y compris de celle de l’éventuelle existence d’un abus de droit imputable à l’intéressé.

33      À cet égard, la Cour a déjà jugé que la question de savoir si, à la date à laquelle un ressortissant turc présente une demande d’établissement sur le territoire d’un État membre, son séjour dans cet État est régulier ou non est dépourvue de pertinence aux fins de l’application de la clause de «standstill» (voir arrêt Tum et Dari, précité, point 59).

34      Par conséquent, conformément à cette jurisprudence, la circonstance qu’une personne, telle que M. Oguz, n’a pas respecté les conditions auxquelles était soumis son permis de séjour n’est pas pertinente aux fins de l’application l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel.

35       La juridiction de renvoi s’interroge en outre sur l’application au litige au principal des considérations énoncées par la Cour dans l’arrêt Kondova, précité.

36      Dans cet arrêt, qui concernait l’accord européen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d’une part, et la République de Bulgarie, d’autre part, conclu et approuvé au nom de la Communauté par la décision 94/908/CECA, CE, Euratom du Conseil et de la Commission, du 19 décembre 1994 (JO L 358, p. 1, ci-après l’«accord d’association CE-Bulgarie»), la Cour a jugé que, s’il était permis aux ressortissants bulgares de présenter à tout moment une demande d’établissement dans l’État membre d’accueil, nonobstant une violation antérieure de la législation nationale relative à l’immigration, lesdits ressortissants pourraient être conduits à rester sur le territoire dudit État en situation d’illégalité et à ne se soumettre au système national de contrôle qu’une fois satisfaites les exigences de fond prévues par ladite législation (arrêt Kondova, précité, point 77).

37      La Cour a également souligné qu’une telle interprétation risquerait de priver d’effet utile l’article 59, paragraphe 1, de l’accord d’association CE-Bulgarie et de permettre des abus en entérinant des infractions aux législations nationales relatives à l’admission et au séjour des étrangers (arrêt Kondova, précité, point 79).

38      Sur la base de ces considérations, la Cour a conclu qu’un ressortissant bulgare qui, tout en ayant l’intention d’entreprendre une activité de travailleur salarié ou indépendant dans un État membre, déjoue les contrôles pertinents des autorités nationales, en déclarant faussement se rendre dans cet État à des fins de travail saisonnier, se place en dehors de la sphère de protection qui lui est reconnue sur le fondement dudit accord d’association (arrêt Kondova, précité, point 80).

39       En s’appuyant sur cette jurisprudence, le gouvernement du Royaume-Uni fait valoir que la clause de «standstill», prévue à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, devrait être interprétée en ce sens qu’elle ne peut être invoquée aux fins de contourner abusivement un système national de contrôle préalable. À l’instar de ce que la Cour a relevé dans l’arrêt Kondova, précité, s’il était permis aux ressortissants turcs de présenter à tout moment une demande d’établissement dans l’État membre d’accueil, ceux-ci pourraient se prévaloir de la clientèle et du fonds de commerce qu’ils auraient éventuellement constitués au cours d’un séjour illégal dans l’État membre d’accueil, ou des moyens financiers qu’ils auraient rassemblés dans celui-ci, y compris le cas échéant en exerçant une activité salariée, et se présenter ainsi aux autorités nationales en tant que travailleurs indépendants exerçant désormais, ou étant susceptibles d’exercer, une activité viable, et dont les droits devraient être reconnus en application de l’accord d’association CEE-Turquie.

40      Un tel argument ne saurait être retenu.

41      Tout d’abord, il doit être souligné que le cadre factuel du litige ayant donné lieu à l’arrêt Kondova, précité, présentait des différences importantes par rapport à celui de la présente affaire au principal.

42      En effet, contrairement à M. Oguz, qui a été légalement autorisé à entrer et à séjourner au Royaume-Uni et qui s’est trouvé dans une situation non conforme aux exigences fixées par la réglementation nationale seulement lorsqu’il a créé une entreprise, huit années après son entrée dans cet État membre, Mme Kondova avait admis que, en vue de son admission au Royaume-Uni, elle avait sciemment induit en erreur tant le fonctionnaire chargé d’examiner les demandes de permis d’entrée sur le territoire de cet État, qui lui avait délivré son visa en Bulgarie, que l’agent du service d’immigration qui l’avait interrogée à son arrivée au Royaume-Uni.

43      Ainsi, il était constant que, par ce comportement, Mme Kondova s’était rendue coupable d’une violation de la réglementation relative à la première admission de ressortissants de pays tiers sur le territoire de l’État membre concerné, dont la compétence relevait de cet État.

44      Par ailleurs, le cadre réglementaire en cause dans l’affaire Kondova était également différent. Contrairement à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, l’article 45, paragraphe 1, de l’accord d’association CE-Bulgarie constituait la règle de droit matériel sur la base de laquelle une demande d’établissement devait être appréciée au fond et dont la violation était reprochée à Mme Kondova. En vertu de cette dernière disposition, chaque État membre devait réserver aux ressortissants bulgares établis sur son territoire un traitement non moins favorable que celui accordé à ses propres ressortissants. Compte tenu de ces considérations et du fait qu’aucune clause de «standstill» ne figure à l’article 45, paragraphe 1, de l’accord d’association CE-Bulgarie, cette disposition doit être considérée comme étant d’une nature différente de celle de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel.

45      Dans ces conditions, ainsi que Mme l’avocat général l’a relevé aux points 58 et 59 de ses conclusions, il n’est pas surprenant que, dans l’arrêt Kondova, précité, la Cour ait admis que le bénéfice de ce droit matériel soit refusé en raison d’un abus de droit. La conclusion tirée dans cet arrêt n’est pas transposable à une clause de «standstill» telle que celle prévue à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, puisque cette clause n’institue ni un droit matériel d’établissement ni une égalité de traitement avec les ressortissants de l’État membre concerné.

46      Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel doit être interprété en ce sens qu’il est susceptible d’être invoqué par un ressortissant turc, dont l’autorisation de séjour dans un État membre est subordonnée à la condition qu’il n’entame aucune activité commerciale ou professionnelle, qui entreprend néanmoins une activité indépendante en violation de cette condition et demande ensuite aux autorités nationales une prolongation de son autorisation de séjour en se prévalant de l’entreprise qu’il a entre-temps créée.

 Sur les dépens

47      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit:

L’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 2760/72 du Conseil, du 19 décembre 1972, doit être interprété en ce sens qu’il est susceptible d’être invoqué par un ressortissant turc, dont l’autorisation de séjour dans un État membre est subordonnée à la condition qu’il n’entame aucune activité commerciale ou professionnelle, qui entreprend néanmoins une activité indépendante en violation de cette condition et demande ensuite aux autorités nationales une prolongation de son autorisation de séjour en se prévalant de l’entreprise qu’il a entre-temps créée.

Signatures


* Langue de procédure: l’anglais.