Language of document : ECLI:EU:T:2008:96

DOCUMENT DE TRAVAIL

ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

8 avril 2008 (*)

« Référé – Avis d’adjudication de marchés visant à encourager le développement économique dans la partie septentrionale de Chypre – Demandes de sursis à exécution – Défaut d’urgence »

Dans les affaires jointes T‑54/08 R, T‑87/08 R, T‑88/08 R et T‑91/08 R à T‑93/08 R,

République de Chypre, représentée par M. P. Kliridis, en qualité d’agent,

partie requérante,

contre

Commission des Communautés européennes, représentée par MM. P. van Nuffel et I. Zervas, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

ayant pour objet des demandes de sursis à l’exécution de plusieurs avis d’adjudication adoptés par la Commission et visant à encourager le développement économique dans la partie septentrionale de Chypre dans les secteurs de l’énergie, de l’environnement, de l’agriculture, des télécommunications, de l’éducation ainsi que de la gestion des récoltes et de l’irrigation,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE
DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

rend la présente

Ordonnance

 Cadre juridique

1        L’acte relatif aux conditions d’adhésion à l’Union européenne de la République tchèque, de la République d’Estonie, de la République de Chypre, de la République de Lettonie, de la République de Lituanie, de la République de Hongrie, de la République de Malte, de la République de Pologne, de la République de Slovénie et de la République slovaque, et aux adaptations des traités sur lesquels est fondée l’Union européenne (JO 2003, L 236, p. 33), comporte des protocoles qui, en vertu de son article 60, en font partie intégrante et parmi lesquels figure le protocole n° 10 sur Chypre (JO 2003, L 236, p. 955, ci-après le « protocole n° 10 »).

2        Le protocole n° 10 prévoit en son article 1er, paragraphe 1, que l’application de l’acquis communautaire est suspendue dans les zones de la République de Chypre où le gouvernement chypriote n’exerce pas un contrôle effectif (ci-après les « zones en cause »). Toutefois, aux termes de son article 3, paragraphe 1, rien dans ce protocole n’empêche l’adoption de mesures visant à favoriser le développement économique des zones en cause.

3        C’est pour atteindre cet objectif que le Conseil, en application de l’article 308 CE et donc statuant à l’unanimité, a adopté le règlement (CE) n° 389/2006, du 27 février 2006, portant création d’un instrument de soutien financier visant à encourager le développement économique de la communauté chypriote turque et modifiant le règlement (CE) n° 2667/2000 relatif à l’Agence européenne pour la reconstruction (JO L 65, p. 5).

4        Selon l’article 1er, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 389/2006, l’accent est mis sur l’intégration économique de l’île et l’amélioration des contacts entre les deux communautés, l’aide devant bénéficier, notamment, aux collectivités locales et aux instances remplissant des fonctions d’intérêt général dans les zones en cause, tandis que le paragraphe 3 de cet article prévoit expressément que l’octroi de l’aide ne constitue pas une reconnaissance d’une autorité publique autre que le gouvernement chypriote dans les zones en cause.

5        En vertu de l’article 2 du règlement n° 389/2006, l’aide est notamment utilisée pour favoriser la promotion du développement social et économique, plus particulièrement en ce qui concerne le développement rural, le développement des ressources humaines et le développement régional, ainsi que le développement et la restructuration des infrastructures, plus particulièrement dans les secteurs de l’énergie et des transports, de l’environnement, des télécommunications et de l’approvisionnement en eau. En outre, l’aide est destinée à favoriser la réconciliation, l’instauration d’un climat de confiance et le soutien à la société civile, ainsi que le rapprochement entre la communauté chypriote turque et l’Union européenne.

6        S’agissant des appels d’offres, l’article 9, paragraphe 4, du règlement n° 389/2006 énonce que les fournitures et matériaux acquis au titre d’un contrat financé dans le cadre dudit règlement doivent tous provenir, notamment, du territoire douanier de la Communauté européenne ou des zones en cause.

 Antécédents des litiges

7        En novembre et en décembre 2007, la Commission a lancé six avis d’appels d’offres pour l’attribution de marchés dans la partie septentrionale de Chypre, à savoir l’avis EuropeAid/125051/D/SUP/CY « Modernisation de la gestion du secteur de l’énergie – ‘Comptage de l’énergie et compensation d’énergie réactive’ », l’avis EuropeAid/126225/C/SER/CY « Assistance technique à des travaux de génie civil pour l’infrastructure de gestion des déchets et pour la restauration d’aires de dépôt », l’avis EuropeAid/125242/C/SER/CY « Assistance technique à la mise en œuvre du programme sectoriel relatif au développement rural », l’avis EuropeAid/126172/C/SER/CY « Développement et restructuration de l’infrastructure de télécommunications – ‘Formation, développement des capacités et gestion de projets’ », l’avis EuropeAid/126111/C/SER/CY « Assistance technique à la reforme en cours du secteur de l’enseignement primaire et secondaire » et l’avis EuropeAid/125671/C/SER/CY « Assistance technique à l’exploitation des récoltes et à l’aménagement pour l’irrigation ».

8        Chacun de ces avis comporte un calendrier pour le déroulement de la procédure d’attribution du marché.

9        En ce qui concerne l’avis EuropeAid/125051/D/SUP/CY faisant l’objet de l’affaire T‑54/08 R, la date limite de remise des offres ayant été fixée au 28 janvier 2008, le comité d’évaluation a déjà examiné les offres déposées par les soumissionnaires et conclu qu’aucune offre ne satisfaisait aux prescriptions de l’avis. Celui-ci a donc été déclaré infructueux et la procédure d’adjudication du marché s’est achevée le 22 février 2008 sans qu’aucun soumissionnaire n’ait été retenu.

10      S’agissant des autres avis, les manifestations d’intérêt pour présenter des offres devaient être communiquées à la Commission au mois de janvier 2008, et la présélection des opérateurs invités à présenter une offre était prévue vers le mois de février 2008. Le début de l’exécution des différents marchés est prévu vers les mois de mai et de juin 2008, de telle sorte que l’attribution des marchés et la conclusion des contrats auront probablement lieu au mois d’avril 2008.

11      Le point 5 de chaque avis prévoit que le pouvoir adjudicateur est « la Communauté européenne, représentée par la Commission, au nom et pour le compte de la communauté chypriote turque ».

12      Conformément au point 22 de l’avis faisant l’objet de l’affaire T‑54/08 R et au point 30 des autres avis, les avis sont tous fondés sur le règlement n° 389/2006.

13      Le point 23 de l’avis faisant l’objet de l’affaire T‑54/08 R et le point 28 des autres avis sont, en substance, rédigés comme suit :

–        le Guide pratique des procédures contractuelles dans le cadre des actions extérieures de la Communauté européenne, applicable au présent marché, mentionne les conventions de financement régulièrement signées par la Commission et le pays tiers bénéficiaire. Ces conventions de financement sont habituellement complétées par des conventions-cadres entre la Commission et le pays bénéficiaire. Ces deux conventions régissent les règles de base suivies pour la mise en œuvre de l’aide financière dans le pays bénéficiaire, notamment les règles relatives à l’établissement et au droit de résidence, aux privilèges et immunités, aux régimes douaniers et fiscaux, ainsi qu’à l’importation et à l’exportation d’équipement et d’autres biens ;

–        il n’y a aucune convention de ce type qui soit susceptible de s’appliquer à la communauté chypriote turque. Il n’existe pas de convention similaire avec la République de Chypre, qui est un État membre de l’Union européenne. Toutefois, le bénéficiaire accepte que :

–        l’attributaire soit exempté des droits de douane, des droits à l’importation, des redevances et de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ou de toute autre taxe grevant les biens qui entrent dans la partie septentrionale de Chypre dans le cadre du marché financé par l’Union européenne. Le bénéficiaire délivre à l’attributaire des lettres d’exemption de tous les droits et taxes d’importation pour tous les biens importés en vue d’être intégrés dans des ouvrages permanents. Il fournit à l’attributaire l’aide nécessaire pour obtenir toutes les exonérations fiscales applicables ;

–        l’attributaire établisse les documents nécessaires, notamment en matière d’exemption, conformément aux exigences fixées par les douanes et par les autres autorités compétentes et à toute autre exigence raisonnable fixée par le pouvoir adjudicateur. L’attributaire est entièrement responsable de la présentation des documents de dédouanement des biens et il sera réputé avoir respecté toutes les procédures applicables (avant de soumettre l’offre) ;

–        les biens importés qui ne sont pas intégrés dans le marché ou utilisés dans le cadre de ce dernier soient réexportés une fois le marché terminé. S’ils ne sont pas exportés ou s’ils sont affectés à d’autres marchés, ils sont soumis aux droits qui leur sont applicables, dont l’attributaire doit s’acquitter ;

–        le paiement et le remboursement des impôts et taxes soient effectués dans la nouvelle livre turque (TRY) ;

–        le soumissionnaire doive prendre connaissance du règlement de la Ligne verte et considérer les implications des mouvements de marchandises à destination et en provenance des régions qui ne sont pas sous le contrôle effectif du gouvernement chypriote : règlement (CE) n° 866/2004 du Conseil, du 29 avril 2004, concernant un régime en application de l’article 2 du protocole n° 10 de l’acte d’adhésion de 2003 (JO L 161, p. 128) ;

–        le bénéficiaire veille à ce que l’attributaire obtienne des certificats d’exemption de la TVA sur le montant du marché ;

–        les biens et matériaux importés via la République de Chypre soient soumis à la TVA conformément à la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de TVA (JO L 347, p. 1) ;

–        le bénéficiaire aide l’attributaire à obtenir les licences d’importation nécessaires pour importer des biens dans la partie septentrionale de Chypre. Le pouvoir adjudicateur et le bénéficiaire aident l’attributaire à obtenir les exemptions fiscales et à accomplir les formalités douanières ;

–        le personnel expatrié de l’attributaire, ses employés et ses ouvriers soient exemptés de droits de douane, d’impôt sur le revenu, de taxes et autres charges sur leurs effets personnels et ceux de leur ménage pour autant que, une fois le marché terminé, ils soient exportés ou utilisés dans la partie septentrionale de Chypre conformément à la législation locale. Cette exonération ne s’appliquera pas au personnel local de la communauté chypriote turque et l’attributaire sera tenu de s’acquitter de ses éventuelles obligations en matière de déduction fiscale ;

–        le pouvoir adjudicateur et le bénéficiaire aident l’attributaire à obtenir les autorisations nécessaires pour l’importation et la réexportation ultérieure de l’équipement professionnel nécessaire à l’exécution du contrat ;

–        le pouvoir adjudicateur aide l’attributaire à obtenir les autorisations nécessaires pour ses salariés affectés à la mise en oeuvre du marché et pour les membres de leur famille proche, afin qu’ils puissent accéder à la partie septentrionale de Chypre, s’y établir, y travailler et en repartir, conformément aux exigences résultant de la nature même du marché ;

–        lors de la préparation ou de l’exécution du marché, le soumissionnaire et/ou l’adjudicataire ne prenne aucune mesure susceptible d’impliquer la reconnaissance de toute autorité publique autre que le gouvernement chypriote.

14      Le 22 janvier 2008, la République de Chypre a contesté auprès de la Commission le contenu des avis en cause (ci-après les « avis » ou les « actes attaqués »), en demandant leur retrait et l’arrêt des procédures de passation des marchés.

 Procédure et conclusions des parties

15      Par requêtes déposées au greffe du Tribunal les 4, 18 et 22 février 2008, la République de Chypre a introduit des recours visant à l’annulation des actes attaqués ou, tout au moins, du point 5 de chaque acte attaqué, du point 23 de l’acte attaqué dans l’affaire T-54/08 R et du point 28 des actes attaqués dans les autres affaires (ci-après les « dispositions litigieuses »).

16      Par actes séparés, déposés au greffe du Tribunal les 7, 21 et 22 février 2008, la République de Chypre a introduit les présentes demandes en référé, dans lesquelles elle conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        à titre principal, suspendre les procédures d’adjudication et/ou interdire la signature des contrats faisant l’objet des actes attaqués jusqu’au prononcé des arrêts dans les procédures au principal ;

–        à titre subsidiaire, s’il apparaît que les marchés ont déjà été attribués et/ou que les contrats ont déjà été conclus, surseoir à l’exécution de ces contrats jusqu’au prononcé des arrêts dans les procédures au principal ;

–        ordonner, au titre de l’article 105, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal, que les procédures d’attribution des marchés ou que l’exécution de ceux-ci soient suspendues jusqu’à ce qu’il ait été statué sur les conclusions présentées ci-dessus à titre principal et subsidiaire ;

–        prendre toute autre mesure jugée adéquate ;

–        condamner la Commission aux dépens.

17      Dans ses observations écrites déposées au greffe du Tribunal le 25 février ainsi que les 3 et 7 mars 2008, la Commission conclut à ce qu’il plaise au président du Tribunal :

–        à titre principal, déclarer les demandes en référé irrecevables ;

–        à titre subsidiaire, les rejeter comme non fondées ;

–        condamner la République de Chypre aux dépens.

18      En date du 11 mars 2008, le juge des référés a posé certaines questions aux parties, qui y ont répondu par écrit dans le délai imparti.

 En droit

19      Il importe de souligner que l’article 242 CE pose le principe du caractère non suspensif des recours (ordonnance du président de la Cour du 25 juillet 2000, Pays-Bas/Parlement et Conseil, C‑377/98 R, Rec. p. I‑6229, point 44, et ordonnance du président du Tribunal du 28 juin 2000, Cho Yang Shipping/Commission, T‑191/98 R II, Rec. p. II‑2551, point 42). C’est donc à titre exceptionnel que le juge des référés ordonne un sursis à exécution sollicité par le requérant.

20      En vertu des dispositions combinées des articles 242 CE et 243 CE, d’une part, et de l’article 225, paragraphe l, CE, d’autre part, le juge des référés peut, s’il estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant lui ou prescrire les mesures provisoires nécessaires.

21      L’article 104, paragraphe 2, du règlement de procédure dispose que les demandes de mesures provisoires doivent spécifier l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue (fumus boni juris) l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent. Ainsi, le sursis à exécution et les mesures provisoires peuvent être accordés par le juge des référés s’il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’ils sont urgents en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts du requérant, qu’ils soient édictés et sortent leurs effets dès avant la décision au principal. Ces conditions sont cumulatives, de sorte que les demandes de mesures provisoires doivent être rejetées dès lors que l’une d’elles fait défaut [ordonnance du président de la Cour du 14 octobre 1996, SCK et FNK/Commission, C‑268/96 P(R), Rec. p. I‑4971, point 30]. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence (voir ordonnance du président de la Cour du 23 février 2001, Autriche/Conseil, C‑445/00 R, Rec. p. I‑1461, point 73, et la jurisprudence citée).

22      En outre, dans le cadre de cet examen d’ensemble, le juge des référés dispose d’un large pouvoir d’appréciation et reste libre de déterminer, au regard des particularités de l’espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre de cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit communautaire ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement [ordonnances du président de la Cour du 19 juillet 1995, Commission/Atlantic Container Line e.a., C‑149/95 P(R), Rec. p. I‑2165, point 23, et du 3 avril 2007, Vischim/Commission, C‑459/06 P(R), non publiée au Recueil, point 25].

23      Compte tenu des éléments des dossiers, le juge des référés estime qu’il dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur les présentes demandes de mesures provisoires, sans qu’il soit utile d’entendre, au préalable, les parties en leurs explications orales.

 Sur la jonction des affaires T‑54/08 R, T‑87/08 R, T‑88/08 R et T‑91/08 R à T‑93/08 R

24      Les parties, interrogées par le juge des référés, n’ont pas soulevé d’objections à ce que les six affaires en référé soient jointes aux fins de la présente ordonnance.

25      En considération du fait que les affaires T‑54/08 R, T‑87/08 R, T‑88/08 R et T‑91/08 R à T‑93/08 R portent sur des faits très similaires et ont un objet connexe, il y a lieu, en application de l’article 50, paragraphe 1, du règlement de procédure, d’ordonner leur jonction aux fins de la présente ordonnance.

 Sur les demandes en référé

 Arguments des parties

–       Sur la recevabilité

26      La Commission a des doutes sur la question de savoir si les avis et, notamment, les dispositions litigieuses peuvent être qualifiés d’actes d’une institution susceptibles de faire l’objet d’un recours en annulation et, par conséquent, d’une demande en référé. En effet, il ne serait pas certain qu’ils produisent des effets juridiques à l’égard de la République de Chypre. En tout état de cause, la Commission se réserve le droit d’exposer, dans le cadre des procédures au principal, son point de vue sur la recevabilité des recours en annulation.

27      La République de Chypre considère que ses recours en annulation sont recevables, car les avis sont des actes attaquables, à savoir des actes pris par une institution communautaire qui produisent des effets juridiques obligatoires (arrêt de la Cour du 6 mars 1979, Simmenthal/Commission, 92/78, Rec. p. 777) susceptibles d’affecter ses intérêts en modifiant sensiblement sa situation juridique. Elle ajoute qu’il est possible de demander l’annulation d’un avis de marché sans devoir attendre la décision d’attribution (arrêt de la Cour du 12 février 2004, Grossmann Air Service, C‑230/02, Rec. p. I‑1829, point 28). Enfin, le principe de protection juridictionnelle effective exigerait qu’un recours puisse être introduit à un stade où des infractions peuvent encore être corrigées. Une protection semblable devrait, par analogie, être accordée pour les marchés passés par les institutions communautaires.

–       Sur le fumus boni juris

28      La République de Chypre soutient que les dispositions litigieuses sont incompatibles avec le règlement n° 389/2006, avec le protocole n° 10 et avec l’article 299 CE ainsi qu’avec les obligations qui découlent de règles de droit international contraignant et des résolutions 541 (1983) et 550 (1984) du Conseil de sécurité des Nations unies. Dans les affaires autres que l’affaire T‑54/08 R, la République de Chypre ajoute que les actes attaqués n’ont pas été publiés au Journal officiel de l’Union européenne, contrairement aux prescriptions de l’article 90 du règlement (CE, Euratom) n° 1605/2002 du Conseil, du 25 juin 2002, portant règlement financier applicable au budget général des Communautés européennes (JO L 248, p. 1, ci-après le « règlement financier »).

29      La République de Chypre précise que les dispositions litigieuses traitent la communauté chypriote turque comme si elle était une entité étatique autonome dotée d’une personnalité juridique et susceptible de bénéficier de l’aide en cause, alors que cette communauté est une fraction de sa population, à laquelle la Constitution de 1960 donne le droit d’être représentée dans ses institutions. Le règlement n° 389/2006 ne permettrait aucune autre conclusion. Au contraire, l’article 1er, paragraphe 2, de ce règlement définirait les bénéficiaires potentiels de l’aide sans y inclure la communauté chypriote turque en tant qu’entité autonome.

30      La République de Chypre reproche à la Commission de traiter la communauté chypriote turque comme si elle constituait un pays tiers. Dans les dispositions litigieuses, la Commission qualifierait cette communauté de « bénéficiaire » des aides en cause, ce qui reviendrait à la considérer comme un pays tiers. En effet, en vertu de l’article 5 du règlement n° 389/2006, les actions relevant de ce règlement seraient mises en œuvre conformément au titre IV de la deuxième partie du règlement financier. Dans l’article 166, paragraphe 1, sous a), du règlement financier, le terme « bénéficiaire » serait défini comme étant soit un « pays tiers » soit un « organisme désigné par un pays tiers ». Partant, la communauté chypriote turque n’étant pas un organisme désigné par un pays tiers, force serait de conclure que la Commission la considère comme un pays tiers.

31      En outre, la Commission se comporterait comme si elle reconnaissait l’existence d’autorités publiques représentatives de la communauté chypriote turque sans être pour autant des autorités de la République de Chypre. En effet, les « autorités » visées aux dispositions litigieuses seraient celles de la prétendue « République turque de Chypre du Nord » (ci-après la « RTCN »), alors que cette dernière ne serait reconnue par aucun État, sauf la Turquie, et par aucune institution internationale, le Conseil de sécurité des Nations unies ayant, par ses résolutions 541 (1983) et 550 (1984), invité tous les États à ne pas reconnaître la RTCN, à respecter la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité territoriale et l’unité de la République de Chypre et à s’abstenir de faciliter ou d’aider, de quelque manière que ce soit, la RTCN, qu’il qualifie d’entité sécessionniste.

32      En vertu des dispositions litigieuses, l’attributaire serait exempté « des droits de douane, des droits à l’importation, des redevances et de la TVA ou de toute autre taxe grevant les biens qui entrent dans la partie septentrionale de Chypre ». En outre, ces mêmes dispositions indiqueraient que « le bénéficiaire délivre à l’attributaire des lettres d’exemption de tous les droits et taxes d’importation », que « l’attributaire établit les documents nécessaires, notamment en matière d’exemption, conformément aux exigences fixées par les douanes et par les autres autorités compétentes » et qu’il est créé un régime applicable aux importations et aux exportations de biens qui sont intégrés dans le marché ou utilisés aux fins de ce dernier, aux licences d’importation, aux taxes d’importation ainsi qu’à la fiscalité des revenus du personnel étranger et local de l’attributaire.

33      De même, la Commission semblerait reconnaître que, dans les zones en cause, où le marché sera exécuté, il y a une législation et une monnaie autres que celles de la République de Chypre alors que, en vertu de l’article 299 CE et du protocole n° 10, les zones en cause font partie du territoire de la République de Chypre et que, partant, la souveraineté sur ces zones est réservée à la République de Chypre. De ce fait, la communauté chypriote turque non seulement n’aurait pas la capacité juridique requise pour conclure une convention susceptible de produire des effets contraignants, mais n’aurait même pas qualité pour adopter des actes unilatéraux produisant des effets contraignants sur le territoire de la République de Chypre. Conformément au principe de souveraineté exprimé à l’article 2, paragraphe 1, de la charte des Nations unies, il appartiendrait en principe à chaque État de légiférer sur son territoire et, corrélativement, un État ne pourrait, en principe, unilatéralement imposer des règles obligatoires que sur son propre territoire (ordonnance du Tribunal du 3 juillet 2007, Commune de Champagne e.a./Conseil et Commission, T‑212/02, non encore publiée au Recueil, point 89).

34      De surcroît, aux termes des dispositions litigieuses, la Commission coopérerait avec les « autorités » du « bénéficiaire », c’est-à-dire avec la RTCN. Or, une telle coopération serait contraire aux résolutions 541 (1983) et 550 (1984) susmentionnées du Conseil de sécurité des Nations unies. La Communauté serait liée par les obligations qui découlent de la charte des Nations unies (arrêt du Tribunal du 21 septembre 2005, Yusuf et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission, T‑306/01, Rec. p. II‑3533, point 243). À cet égard, la résolution 550 (1984) exclurait toute forme de coopération avec les « autorités » de la RTCN ainsi que toute reconnaissance d’« actes » de ces « autorités », comme l’imposition de droits de douane, de taxes d’importation, de redevances, de TVA, et l’exploitation d’aéroports et de ports, etc. Dans son arrêt du 5 juillet 1994, Anastasiou e.a. (C‑432/92, Rec. p. I‑3087, point 40), la Cour aurait expressément exclu toute coopération avec les autorités d’une entité telle que celle établie dans la partie nord de Chypre. Dans son avis consultatif sur la Namibie, la Cour internationale de justice aurait, quant à elle, souligné que les États membres des Nations unies doivent s’abstenir « de tous actes et en particulier de toutes relations » susceptibles d’aider ou de renforcer des régimes illégaux [avis sur les conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, Rec. CIJ 1971, p. 16, point 133 (2)].

35      La Commission emploierait, dans les dispositions litigieuses, l’expression « biens et matériaux importés via la République de Chypre », laissant ainsi clairement entendre que les zones en cause ne feraient pas partie de la République de Chypre, ce qui serait contraire à la fois au droit international, selon lequel le territoire de la République de Chypre inclurait les zones en cause, et au droit communautaire primaire, à savoir l’article 299 CE et le protocole n° 10. En outre, la Commission ferait allusion au « personnel local de la communauté chypriote turque » et le distinguerait du « personnel expatrié ». En vertu de cette distinction, les Chypriotes grecs seraient des « expatriés », ce qui indiquerait forcément que, pour la Commission, la communauté chypriote turque a sa propre base étatique et sa propre nationalité.

36      Enfin, en prévoyant que le soumissionnaire doit « prendre connaissance du règlement de la Ligne verte et considérer les implications des mouvements de marchandises à destination et en provenance » des zones en cause, la Commission reconnaîtrait que des biens et des personnes physiques peuvent entrer dans les zones en cause et en sortir en passant par les ports et les aéroports qui opèrent illégalement dans ces zones. Ce faisant, la Commission manifesterait un manque de respect pour la souveraineté de la République de Chypre qui, dans l’exercice de ses droits souverains, d’une part, aurait déclaré en 1974 la fermeture des ports d’Ammochostos, de Karavostasio et de Keryneia situés dans les zones en cause et, d’autre part, aurait désigné comme seuls aéroports chypriotes ceux de Larnaca et de Paphos, de sorte que les aéroports créés dans les zones en cause fonctionneraient illégalement. De ce fait, la Commission violerait le droit international, en vertu duquel la réglementation de l’entrée dans les ports et aéroports constitue un droit souverain des États (arrêt de la Cour internationale de justice du 27 juin 1986 dans l’affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, Rec. CIJ 1986, p. 111, point 213).

37      Selon la Commission, il ne ressort nullement du texte des actes attaqués qu’elle reconnaît des autorités publiques autres que le gouvernement légitime de la République de Chypre dans les zones en cause. Au contraire, les dispositions litigieuses indiqueraient expressément que la Commission conclut habituellement des accords-cadres avec les gouvernements des pays bénéficiant d’une aide financière, mais qu’il n’existe pas d’accord avec les zones en cause. Cela prouverait clairement que la Commission ne reconnaît pas l’existence d’une entité pseudo-étatique distincte de la République de Chypre dans les zones en cause. En outre, les dispositions litigieuses imposeraient les mêmes obligations aux soumissionnaires qui participent aux procédures d’adjudication et aux éventuels adjudicataires.

38      Les moyens soulevés par la République de Chypre s’appuieraient essentiellement sur l’interprétation qu’elle donne des dispositions litigieuses. Or, cette interprétation serait manifestement erronée. En effet, les actes attaqués devraient être interprétés conformément au règlement n° 389/2006, aux termes duquel aucune autre prétendue autorité publique n’est reconnue dans les zones en cause.

39      Selon la Commission, il n’est pas possible de reconnaître de prétendues autres autorités publiques dans les zones en cause par le biais d’avis d’adjudication de marchés. Les dispositions litigieuses auraient simplement pour objet d’informer les soumissionnaires des conditions en vigueur dans les zones en cause, afin qu’ils soient en mesure d’évaluer avec précision leurs dépenses et de mieux préparer leurs offres. Parallèlement, la description complète des conditions locales protégerait la Commission, en tant que pouvoir adjudicateur, contre de futures complications juridiques en cas de mise en demeure de l’adjudicataire : celui-ci ne pourrait justifier ni un retard en invoquant que les conditions locales lui créent des obstacles insurmontables dans l’exécution du marché et que ces conditions locales constituent un événement de force majeure, ni une modification imprévue des conditions qu’il connaissait ou devait connaître lorsqu’il a signé le contrat. La simple description des conditions locales dans le texte d’un tel avis ne pourrait aucunement être considérée comme un acte juridique officiel de reconnaissance de prétendues autorités publiques dans les zones en cause.

40      À supposer même que la description des conditions locales faite dans les dispositions litigieuses soit erronée et ne donne pas une image exacte des difficultés que risque de rencontrer l’adjudicataire lors de l’exécution de ses obligations contractuelles, cela ne signifierait pas forcément que les avis sont contraires au règlement n° 389/2006 et aux autres dispositions mentionnées par la République de Chypre.

41      Enfin, s’agissant du moyen tiré dans les affaires autres que l’affaire T‑54/08 R de ce que les actes attaqués n’auraient pas été publiés au Journal officiel de l’Union européenne, la Commission allègue que ce moyen résulte apparemment d’un malentendu, lesdits actes ayant tous été publiés au Supplément au Journal officiel. À cet égard, elle renvoie aux copies jointes en annexe à ses observations déposées dans ces affaires.

–       Sur l’urgence et la balance des intérêts en présence

42      La République de Chypre estime qu’il existe un grave danger pour sa souveraineté, son indépendance, son intégrité territoriale et son unité que la Commission reconnaisse l’entité sécessionniste dans les zones en cause et/ou encourage sa reconnaissance et/ou la soutienne financièrement, alors que cette entité doit son existence à l’utilisation de la violence par la Turquie et à des actes sécessionnistes illégaux qui ont été condamnés par l’Organisation des Nations unies et par la Communauté. Cela pourrait constituer un précédent pour des actes analogues de reconnaissance et/ou d’encouragement et/ou de soutien accomplis en faveur de l’entité sécessionniste par certains États membres de l’Union européenne et/ou par des pays tiers.

43      Le préjudice éventuel serait irréparable, car non indemnisable, en ce qu’il ne pourrait faire l’objet d’une compensation financière ultérieure (ordonnance du président du Tribunal du 20 juillet 2000, Esedra/Commission, T‑169/00 R, Rec. p. II‑2951, point 44).

44      Selon la République de Chypre, toute réparation du préjudice deviendra impossible si la Commission peut attribuer les marchés et/ou en commencer l’exécution aux conditions décrites dans les dispositions litigieuses. L’intérêt général de la République de Chypre ne saurait se comparer à l’intérêt économique d’un soumissionnaire lésé par les conditions d’un avis de marché et dont le préjudice économique peut être compensé soit par une indemnisation financière soit en lui permettant de participer à une nouvelle procédure de marché. Partant, la jurisprudence selon laquelle il y a ni urgence ni préjudice irréparable en raison de la probabilité de l’exécution complète ou quasi complète du contrat (ordonnance du président du Tribunal du 27 juillet 2004, TQ3 Travel Solutions Belgium/Commission, T‑148/04 R, Rec. p. II‑3027, points 53 et 55) serait dénuée de pertinence en l’espèce.

45      Par ailleurs, étant donné la nature du préjudice éventuel et le fait que les marchés peuvent être attribués et même exécutés avant le prononcé des arrêts dans les affaires au principal, la République de Chypre fait observer que, si les mesures demandées ne sont pas adoptées, la pleine efficacité de ces arrêts sera compromise [ordonnance du président de la Cour du 25 mars 1999, Willeme/Commission, C‑65/99 P(R), Rec. p. I‑1857].

46      S’agissant de la mise en balance des intérêts, la République de Chypre fait valoir que l’exécution des marchés selon les dispositions litigieuses créerait des faits accomplis qui lui causeraient un préjudice grave et irréparable. En revanche, le pouvoir adjudicateur ne courrait aucun risque. Le préjudice éventuel, uniquement dans l’hypothèse où le pouvoir adjudicateur serait contraint de verser des indemnités aux candidats soumissionnaires, serait d’ordre financier et donc non comparable à celui que subirait la République de Chypre si les mesures provisoires n’étaient pas prises. En toute hypothèse, un tel préjudice ne se produirait pas, puisque, aux termes de l’article 101, premier alinéa, du règlement financier, le pouvoir adjudicateur pourrait, jusqu’à la signature du contrat, soit renoncer au marché, soit annuler la procédure de passation du marché, sans que les candidats ou les soumissionnaires puissent prétendre à une quelconque indemnisation.

47      La Commission estime que le préjudice allégué n’est ni grave ni irréparable. En tout état de cause, dans l’hypothèse où les arrêts dans les affaires au principal annuleraient les actes attaqués, la Commission serait tenue de prendre toutes les mesures nécessaires pour se conformer aux arrêts du Tribunal. Il s’ensuit, selon la Commission, que toute impression erronée qui aurait été donnée jusqu’alors sera définitivement dissipée et le préjudice causé à la République de Chypre sera pleinement réparé.

48      En ce qui concerne la balance des intérêts, la Commission soutient que l’octroi des sursis à exécution sollicités causerait un préjudice grave aux intérêts de tiers qui ne sont pas parties aux litiges et qui n’ont pas été entendus par le juge des référés, à savoir les habitants des zones en cause. Tout retard dans la mise en œuvre des mesures concernées par les contrats pérenniserait le sous-développement structurel et économique de ces zones et les conditions de vie difficiles de leurs habitants.

49      Or, il serait de jurisprudence bien établie que des mesures provisoires ne sont, en principe, pas accordées lorsque leur octroi peut avoir une incidence grave sur les intérêts de tiers qui n’ont pas été entendus par le juge des référés, de telles mesures ne pouvant se justifier que s’il apparaissait que, en leur absence, le requérant serait exposé à une situation susceptible de mettre en péril son existence même (ordonnances du président du Tribunal du 6 juillet 1993, CCE Vittel et CE Pierval/Commission, T‑12/93 R, Rec. p. II‑785, point 20, et du 17 janvier 2001, Petrolessence et SG2R/Commission, T‑342/00 R, Rec. p. II‑67, points 51 et 53 ; voir également ordonnance du président de la Cour du 22 mai 1978, Simmenthal/Commission, 92/78 R, Rec. p. 1129, points 18 et 19).

 Appréciation du juge des référés

–       Sur la recevabilité

50      Selon une jurisprudence constante, la recevabilité du recours au principal ne doit pas, en principe, être examinée dans le cadre d’une procédure de référé sous peine de préjuger l’affaire au principal. Ce n’est que quand l’irrecevabilité manifeste du recours au principal sur lequel se greffe la demande en référé est soulevée qu’il peut s’avérer nécessaire d’établir l’existence de certains éléments permettant de conclure, à première vue, à la recevabilité d’un tel recours [voir, en ce sens, ordonnance du président de la Cour du 12 octobre 2000, Federación de Cofradías de Pescadores de Guipúzcoa e.a./Conseil, C‑300/00 P(R), Rec. p. I‑8797, point 34 ; ordonnances du président du Tribunal du 15 janvier 2001, Stauner e.a./Parlement et Commission, T‑236/00 R, Rec. p. II‑15, point 42, et du 8 août 2002, VVG International e.a./Commission, T‑155/02 R, Rec. p. II‑3239, point 18], un tel examen de la recevabilité du recours au principal étant nécessairement sommaire, compte tenu du caractère urgent de la procédure de référé (ordonnance Federación de Cofradías de Pescadores de Guipúzcoa e.a./Conseil, précitée, point 35).

51      En effet, dans le cadre d’une demande en référé, la recevabilité du recours au principal ne peut être appréciée que de prime abord, et le juge des référés ne doit déclarer cette demande irrecevable que si la recevabilité du recours au principal peut être totalement exclue. En effet, statuer sur la recevabilité au stade du référé lorsque celle-ci n’est pas, prima facie, totalement exclue reviendrait à préjuger la décision du Tribunal statuant au principal (ordonnances du président du Tribunal Petrolessence et SG2R/Commission, point 49 supra, point 17 ; du 19 décembre 2001, Government of Gibraltar/Commission, T‑195/01 R et T‑207/01 R, Rec. p. II‑3915, point 47, et du 7 juillet 2004, Região autónoma dos Açores/Conseil, T‑37/04 R, Rec. p. II‑2153, point 110).

52      En l’espèce, la Commission, loin de dénoncer l’irrecevabilité manifeste des recours en annulation sur lesquels se greffent les demandes en référé, s’est bornée à exprimer ses doutes à cet égard, tout en se réservant le droit de soulever la question de la recevabilité dans le cadre des procédures au principal. Dans ces circonstances, et eu égard au contenu des actes attaqués, il n’y a pas lieu pour le juge des référés d’examiner dans le cadre de la présente procédure de référé les doutes avancés par la Commission au regard de la recevabilité des recours au principal (voir, en ce sens, ordonnance du président de la Cour du 17 mars 1986, Royaume-Uni/Parlement, 23/86 R, Rec. p. 1085, point 21).

–       Sur le fond

53      Il y a lieu de relever que les États membres sont responsables des intérêts considérés comme généraux sur le plan national, tels que ceux relatifs à la défense de leur souveraineté nationale. Par conséquent, ils peuvent, dans le cadre d’une procédure de référé, faire état d’un préjudice que la mesure communautaire contestée serait susceptible de causer à ces intérêts (voir, en ce sens, ordonnances de la Cour du 29 juin 1993, Allemagne/Conseil, C‑280/93 R, Rec. p. I‑3667, point 27, et du 12 juillet 1996, Royaume-Uni/Commission, C‑180/96 R, Rec. p. I‑3903, point 85).

54      En l’espèce, il est constant entre les parties que la République de Chypre est la seule entité étatique de l’île reconnue au niveau international et que les zones en cause font partie de son territoire et relèvent de sa seule souveraineté.

55      La République de Chypre considère néanmoins que les actes attaqués, notamment les dispositions litigieuses, ont, en substance, pour conséquence de traiter – en violation flagrante du droit international et du droit communautaire, notamment de l’article 299 CE, du protocole n° 10 et du règlement n° 389/2006 – la communauté chypriote turque de la même manière qu’une entité étatique indépendante. La République de Chypre estime que la Commission reconnaît ainsi au moins implicitement l’existence dans les zones en cause d’« autorités » qui ne relèvent pas du gouvernement chypriote ainsi que l’existence d’une législation et d’une monnaie autres que les siennes, tout en acceptant le transport de personnes ou de marchandises via des ports et des aéroports que, dans l’exercice de sa souveraineté, elle a déclaré fermés ou dont elle n’autorise pas le fonctionnement. Ce comportement de la Commission risquerait de compromettre sa souveraineté, son indépendance, son intégrité territoriale, son unité et son ordre constitutionnel.

56      Il s’avère donc que le préjudice invoqué par la République de Chypre, à savoir le risque d’une violation de sa souveraineté étatique, consiste précisément en la prétendue méconnaissance, par les actes attaqués, du droit international et du droit communautaire.

57      Eu égard à cette particularité du cas d’espèce, il convient d’examiner conjointement la condition relative à la présence d’un fumus boni juris et celle relative à l’urgence.

58      S’agissant de l’interdépendance entre ces deux conditions, il a certes été jugé que l’urgence doit d’autant plus être prise en considération que le fumus boni juris paraît sérieux (voir, en ce sens, ordonnance Autriche/Conseil, point 21 supra, point 110). Toutefois, la violation éventuelle d’une norme supérieure de droit par un acte ne saurait suffire à établir, par elle-même, la gravité et le caractère irréparable d’un éventuel préjudice causé par cette violation [voir, en ce sens, ordonnances du président de la Cour du 25 juin 1998, Antilles néerlandaises/Conseil, C‑159/98 P(R), Rec. p. I‑4147, point 62, et Pays-Bas/Parlement et Conseil, point 19 supra, point 45].

59      Par conséquent, il ne suffit pas pour la République de Chypre d’alléguer une atteinte flagrante au droit international et au droit communautaire pour établir la réunion des conditions de l’urgence, à savoir le caractère grave et irréparable du préjudice qui pourrait découler de cette atteinte, mais elle est tenue de prouver les faits qui sont censés fonder la perspective d’un tel préjudice [voir, en ce sens, ordonnance du président de la Cour du 14 décembre 1999, HFB e.a./Commission, C‑335/99 P(R), Rec. p. I‑8705, point 67 ; ordonnances du président du Tribunal du 15 novembre 2001, Duales System Deutschland/Commission, T‑151/01 R, Rec. p. II‑3295, point 188, du 25 juin 2002, B/Commission, T‑34/02 R, Rec. p. II‑2803, point 86, et du 7 juin 2007, IMS/Commission, T‑346/06 R, non encore publiée au Recueil, points 121 et 123, et la jurisprudence citée].

60      Compte tenu de ces considérations, il y a lieu d’examiner tour à tour les différents préjudices invoqués par la République de Chypre.

61      Premièrement, s’agissant du préjudice qui serait constitué par le fait que le texte même des actes attaqués exprime une reconnaissance illégale de la RTCN dans les zones en cause, la Commission a relevé, à juste titre, que ce préjudice s’est déjà produit de façon irréversible lors de la publication desdits actes. À supposer même que les actes attaqués enfreignent effectivement le droit international et le droit communautaire, les sursis à exécution demandés ne seraient donc pas de nature à supprimer rétroactivement le préjudice invoqué. Les mesures provisoires n’étant pas de nature à éviter ce préjudice, il ne saurait être question d’urgence (voir, en ce sens, ordonnance Autriche/Conseil, point 21 supra, points 112 et 113).

62      Deuxièmement, la République de Chypre affirme qu’elle risque de subir un préjudice du fait que le mauvais exemple donné par la Commission pourrait inciter des États membres de la Communauté ou des pays tiers à se comporter pareillement en adoptant, eux aussi, des actes de reconnaissance ou de soutien à l’égard de la RTCN.

63      À cet égard, il suffit de constater à l’instar de la Commission que, à supposer établie l’illégalité de son comportement, il s’agirait là d’un préjudice purement hypothétique, étant donné que sa survenance dépend d’événements futurs et incertains. Or, un tel préjudice ne saurait justifier l’octroi des sursis à exécution demandés (voir, en ce sens, ordonnance Government of Gibraltar/Commission, point 51 supra, points 101 et 105). La République de Chypre n’a produit aucun élément susceptible d’établir, avec un degré de probabilité suffisant, l’imminence des conséquences préjudiciables qu’elle craint. Elle a plutôt admis, en réponse à une question posée par le juge des référés, qu’aucun pays n’avait déclaré publiquement qu’il attribuait au texte des actes attaqués l’interprétation qu’elle lui donnait ou qu’il était disposé à suivre l’exemple supposé de la Commission.

64      Troisièmement, les demandes en référé visent le préjudice causé par la prétendue violation du droit international et du droit communautaire pendant le déroulement des procédures de passation des marchés en cause, notamment à la suite de l’attribution des marchés par la signature des contrats prévus à cet effet et au cours de la mise en œuvre de ces contrats selon les conditions décrites dans les dispositions litigieuses. Ce préjudice est caractérisé par l’application effective des dispositions litigieuses qui entraîne, selon la République de Chypre, un soutien matériel et la reconnaissance illégale, en pratique et à l’instigation de la Commission, de la RTCN et d’autorités ainsi que de réglementations autres que les siennes dans les zones en cause. S’agissant de ce préjudice, il ne saurait être prétendu qu’il s’est déjà irréversiblement produit, ni qu’il est de nature purement hypothétique.

65      Il y a donc lieu d’examiner si la République de Chypre est parvenue à établir, à suffisance de droit, que ce préjudice spécifique avait un caractère grave et irréparable et que la condition relative à l’existence d’un fumus boni juris était, à première vue, satisfaite en ce qui concerne la prétendue illégalité des dispositions litigieuses et de leur mise en œuvre.

66      À cet égard, il convient de rappeler que la Cour, résumant la situation juridique de l’île de Chypre dans son arrêt Anastasiou e.a., point 34 supra (points 40 et 47), a, d’une part, expressément exclu toute coopération administrative avec les autorités d’une entité telle que celle établie dans la partie nord de Chypre, qui n’est reconnue ni par la Communauté ni par les États membres, ceux-ci ne reconnaissant d’autre État chypriote que la République de Chypre, et, d’autre part, jugé que la Communauté n’avait pas le droit d’intervenir dans les affaires intérieures de la République de Chypre, les problèmes résultant de la partition de fait de l’île relevant exclusivement de celle-ci, seul État internationalement reconnu.

67      Or, ainsi que le fait valoir la République de Chypre, le fait pour une institution communautaire telle que la Commission de prévoir dans des textes officiels, destinés à être mis en œuvre dans le cadre d’activités déployées dans les zones en cause, que le pouvoir adjudicateur est la Communauté, représentée par la Commission, « au nom et pour le compte de la communauté chypriote turque » (point 5 de chacun des actes attaqués), pourrait, à première vue, être interprété comme reflétant un soutien à l’entité détentrice des pouvoirs politiques réels dans les zones en cause, d’autant plus que la communauté chypriote turque est considérée comme bénéficiaire de l’aide communautaire octroyée, et ce apparemment sur le modèle des pays tiers qui bénéficient normalement de ce type d’aide.

68      Il convient d’ajouter que les dispositions litigieuses paraissent prévoir que l’exécution, dans les zones en cause, des marchés attribués doit avoir lieu dans le respect d’une législation et d’une monnaie autres que celles de la République de Chypre, l’attributaire étant exempté des taxes grevant les biens qui entrent dans les zones en cause, ce qui revient à ce qu’un régime propre à la communauté chypriote turque et applicable aux importations et aux exportations de biens est pris en compte, tout comme d’ailleurs une fiscalité particulière des revenus du personnel étranger et local de l’attributaire dans les zones en cause. En outre, il est question d’autorités de cette communauté ainsi que de l’existence de certains actes, comme l’imposition de droits de douane et de taxes. Enfin, la mention de « matériaux importés via la République de Chypre » laisse, à première vue, entendre que les zones en cause ne font pas partie de la République de Chypre, alors que le droit international, l’article 299 CE et le protocole n° 10 prévoient que le territoire de la République de Chypre inclut les zones en cause.

69      Si l’argumentation de la République de Chypre peut donc apparaître suffisamment pertinente pour caractériser un fumus boni juris, on ne saurait, en revanche, affirmer à première vue que la Commission a commis une violation manifeste et grave du droit international et communautaire, de sorte que le prétendu préjudice résultant de cette violation ne saurait être qualifié de grave (voir, par analogie, ordonnance de la Cour du 29 juin 1994, Commission/Grèce, C‑120/94 R, Rec. p. I‑3037, points 91 et 92).

70      À cet égard, il convient de constater que les actes attaqués, malgré leur caractère officiel, n’ont pas de vocation politique intrinsèque et n’ont pas, notamment, vocation à aborder la problématique de l’éventuelle réunification de l’île de Chypre. Ils ne comportent pas non plus de déclaration par laquelle la Commission reconnaîtrait expressément la communauté chypriote turque ou la RTCN en tant qu’entité détentrice du pouvoir politique dans les zones en cause.

71      Il s’agit de textes de nature technique destinés à fournir aux soumissionnaires des informations utiles leur permettant de décider, en connaissance de cause, de leur participation à la procédure de soumission et de préparer leurs dossiers d’offre. Dans cette optique, il apparaît que les actes attaqués, en employant les formules critiquées ci-dessus, font état de la situation des rapports de force actuels, en vue d’informer les soumissionnaires de la manière la plus complète et fidèle possible, certes de façon ambiguë, mais sans pour autant révéler une atteinte délibérée et manifeste à la souveraineté de la République de Chypre.

72      En particulier, il importe de relever que les actes attaqués contiennent des déclarations expresses, univoques et inconditionnelles aux termes desquelles, d’une part, ces actes n’impliquent la reconnaissance d’aucune autorité publique autre que le gouvernement chypriote dans les zones en cause et, d’autre part, ils obligent les soumissionnaires et les adjudicataires de ne prendre aucune mesure susceptible d’impliquer une telle reconnaissance. Dans ces circonstances, il ne saurait, à première vue, être considéré que les actes attaqués constituent une atteinte grave à la souveraineté de la République de Chypre.

73      En outre, les actes attaqués étant tous explicitement fondés sur le règlement n° 389/2006, il y a lieu de rappeler que ce règlement prévoit, en son article 1er, paragraphe 3, que l’octroi du soutien financier en question ne constitue pas une reconnaissance d’une autorité publique autre que le gouvernement chypriote dans les zones en cause. De plus, ces actes rappellent que les soumissionnaires et les attributaires doivent être conscients des contextes politique, diplomatique et juridique caractérisant l’île de Chypre et s’abstenir de tout contact de nature politique avec les deux communautés.

74      Enfin, le règlement n° 389/2006 qui a été adopté à l’unanimité, et partant avec l’approbation de la République de Chypre, et dont la légalité n’a pas été remise en cause par celle-ci, emploie, quant à lui, l’expression « communauté chypriote turque » – notamment dans son titre, son considérant 2 ainsi que son article 1er, paragraphe 1, et son article 2, quatrième tiret – d’une manière ambiguë telle qu’il ne saurait être exclu, au moins à première vue, que cette expression, tenant compte de la situation des rapports de force actuels, vise à désigner la partie de la population chypriote regroupée dans les seules zones en cause. Or, le principe d’un soutien financier communautaire à destination de cette communauté n’est pas contesté par la République de Chypre. Par ailleurs, l’article 1er, paragraphe 2, du règlement n° 389/2006 prévoit expressément que ce soutien bénéficie, notamment, aux collectivités locales et aux instances remplissant des fonctions d’intérêt général dans les zones en cause, ce qui semble impliquer, au moins à première vue et compte tenu de la situation prévalant sur l’île, certains contacts avec des entités chargées de fonctions administratives dans la mise en œuvre dudit soutien.

75      S’agissant de l’invocation de l’arrêt Anastasiou e.a. aux points 34 et 66 ci-dessus qui interdirait toute coopération administrative avec la RTCN et toute ingérence dans les affaires intérieures de la République de Chypre, force est de constater que ce ne serait pas la Commission elle-même qui, lors de l’exécution des actes attaqués, procéderait à une coopération administrative directe avec l’une ou l’autre des « autorités » de la RTCN. Il ne saurait non plus être prétendu que ces actes interviendraient directement dans les affaires intérieures de la République de Chypre.

76      Il résulte de ce qui précède que les illégalités dénoncées par la République de Chypre dans le présent contexte n’entachent que la rédaction et la mise en œuvre des modalités du soutien financier visant à encourager le développement économique de la communauté chypriote turque, dans le cadre et au titre du règlement n° 389/2006, et que ces illégalités ne sauraient être qualifiées de graves.

77      Par conséquent, le préjudice causé par ces illégalités, à savoir la violation de la souveraineté de la République de Chypre, ne saurait non plus être considéré comme grave.

78      Du reste, ce préjudice n’apparaît pas irréparable. En effet, eu égard à la nature exclusivement morale du préjudice, le juge des référés estime qu’une éventuelle annulation des actes attaqués au terme des procédures au principal en constituerait une réparation suffisante. En effet, de tels arrêts d’annulation mettraient formellement en évidence que la Commission a fait preuve d’un comportement illégal en matière de passation de marchés en portant atteinte à la souveraineté de la République de Chypre, ce qui donnerait satisfaction à cette dernière.

79      Cette solution est confirmée par la mise en balance des intérêts en cause. Ainsi que la Commission l’a relevé à juste titre (voir points 48 et 49 ci-dessus), l’octroi des sursis à exécution sollicités porterait atteinte aux intérêts de tiers qui ne sont pas parties à la présente procédure et n’ont pas été entendus par le juge des référés. En effet, les mesures d’aide communautaire prévues par le règlement n° 389/2006 et lancées par le biais des actes attaqués – relatifs à l’assistance technique dans le domaine écologique, dans le secteur rural, en matière de télécommunications et dans le secteur de l’enseignement – sont d’une grande importance pour la qualité de la vie des habitants des zones en cause. Tout retard dans la mise en œuvre de ces mesures risquerait de pérenniser le sous-développement structurel et économique de ces zones et les conditions de vie difficiles de leurs habitants, d’autant plus que l’aide communautaire vise, aux termes de l’article 2 du même règlement, la promotion du développement social et économique, notamment rural, le développement des infrastructures ainsi que le rapprochement entre la communauté chypriote turque et l’Union européenne.

80      Au vu de tout ce qui précède, il y a lieu de conclure que la condition relative à l’urgence n’est pas remplie, de sorte que les présentes demandes en référé doivent être rejetées, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si la République de Chypre conserve un intérêt à demander le sursis à l’exécution de l’avis EuropeAid/125051/D/SUP/CY faisant l’objet de l’affaire T‑54/08 R, après que cet avis a été déclaré infructueux (voir point 9 ci-dessus).

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

ordonne :

1)      Les affaires T‑54/08 R, T‑87/08 R, T‑88/08 R et T‑91/08 R à T‑93/08 R sont jointes aux fins de la présente ordonnance.

2)      Les demandes en référé sont rejetées.

3)      Les dépens sont réservés.

Fait à Luxembourg, le 8 avril 2008.

Le greffier

 

       Le président

E. Coulon

 

       M. Jaeger


* Langue de procédure : le grec.