Language of document : ECLI:EU:C:2016:288

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 21 avril 2016 (1)

Affaire C‑221/15

Openbaar Ministerie

contre

Etablissements Fr. Colruyt NV

[demande de décision préjudicielle
formée par le hof van beroep te Brussel (cour d’appel de Bruxelles, Belgique)]

« Directive 2011/64/UE – Accises applicables aux tabacs manufacturés – Prix de vente au détail des tabacs manufacturés – Timbre fiscal – Prix minimaux – Libre circulation des marchandises – Restrictions quantitatives – Article 101 TFUE »





1.        Quatre décennies après l’adoption de la première directive sur l’harmonisation des accises sur les tabacs manufacturés (2), il peut paraître surprenant que les dispositions prévues par la directive la plus récente en la matière (3) nécessitent encore une interprétation par la Cour.

2.        Toutefois, comme les questions de la juridiction de renvoi en attestent, la compatibilité avec le droit de l’Union de mesures nationales réglementant le prix des produits du tabac sur le marché national continue à donner lieu à des difficultés et à nécessiter des clarifications. Ces difficultés concernent non seulement les dispositions de la directive susmentionnée, mais également l’applicabilité à ces mesures nationales des règles de l’Union relatives à la libre circulation des marchandises et à la libre concurrence.

3.        Dans la présente procédure, il est demandé à la Cour de clarifier si une loi nationale telle que celle en cause dans la procédure au principal est compatible avec l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2011/64, l’article 34 TFUE et l’article 101 TFUE lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, TUE.

I –     Cadre juridique

A –    Directive 2011/64

4.        La directive 2011/64 est une codification de trois directives antérieures concernant les taxes sur les tabacs manufacturés (4).

5.        Les considérants 3, 9 et 10 de la directive 2011/64 indiquent :

« (3) L’un des objectifs du traité sur l’Union européenne est de maintenir une union économique ayant des caractéristiques analogues à celles d’un marché intérieur comportant une saine concurrence. En ce qui concerne le secteur des tabacs manufacturés, la réalisation de ce but présuppose que l’application, au sein des États membres, des impôts frappant la consommation des produits de ce secteur ne fausse pas les conditions de concurrence et n’entrave pas leur libre circulation dans l’Union.

[…]

(9)      En ce qui concerne les accises, l’harmonisation des structures doit, en particulier, avoir pour effet que la concurrence des différentes catégories de tabacs manufacturés appartenant à un même groupe ne soit pas faussée par les effets de l’imposition et que, par là même, l’ouverture des marchés nationaux des États membres soit réalisée.

(10)      Les impératifs de la concurrence impliquent un régime de prix formés librement pour tous les groupes de tabacs manufacturés. »

6.        Selon l’article 1er de la directive 2011/64, cet instrument fixe les principes généraux de l’harmonisation des structures et des taux de l’accise à laquelle les États membres soumettent les tabacs manufacturés.

7.        L’article 15, paragraphe 1, de la directive 2011/64 dispose :

« Les fabricants ou, le cas échéant, leurs représentants ou mandataires dans l’Union, ainsi que les importateurs de pays tiers déterminent librement le prix maximal de vente au détail de chacun de leurs produits pour chaque État membre dans lequel ils sont destinés à être mis à la consommation.

La disposition du premier alinéa ne peut, toutefois, faire obstacle à l’application des législations nationales sur le contrôle du niveau des prix ou le respect des prix imposés, pour autant qu’elles soient compatibles avec la réglementation de l’Union. »

B –    Droit belge

8.        L’article 7, paragraphe 2bis, point 1, de la Wet betreffende de bescherming van de gezondheid van de gebruikers op het stuk van de voedingsmiddelen en andere producten (loi relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits), 24 janvier 1977 (5), indique ce qui suit :

« Il est interdit de faire de la publicité pour et du parrainage par le tabac, les produits à base de tabac et les produits similaires, ci-après dénommés produits de tabac.

Est considérée comme publicité et parrainage, toute communication ou action qui vise, directement ou indirectement, à promouvoir la vente, quels que soient l’endroit, le support ou les techniques utilisés. »

II – Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles

9.        Etablissements Fr. Colruyt NV (ci-après « Colruyt ») exploite plusieurs supermarchés en Belgique.

10.      Selon la juridiction de renvoi, Colruyt a vendu divers produits du tabac à un prix unitaire inférieur au prix mentionné sur le timbre fiscal apposé par le fabricant ou l’importateur, a appliqué tant une réduction générale temporaire qu’une réduction pour quantité à certains produits du tabac et a offert une réduction générale aux membres de mouvements de jeunesse. L’Openbaar Ministerie (ministère public) a considéré que, ce faisant, Colruyt avait violé la loi en cause étant donné, notamment, que la vente de produits du tabac à un prix inférieur à celui mentionné sur le timbre fiscal constitue une action qui vise, directement ou indirectement, à promouvoir la vente de ces produits.

11.      À la suite de la décision du correctionele rechtbank te Brussel (tribunal correctionnel de Bruxelles, Belgique) constatant l’existence d’une infraction, l’affaire a fait l’objet d’un appel devant le hof van beroep te Brussel (cour d’appel de Bruxelles).

12.      Devant cette juridiction, Colruyt a fait valoir que l’interdiction d’appliquer des prix de vente au détail inférieurs au prix mentionné sur le timbre fiscal est incompatible avec le droit de l’Union, à savoir l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2011/64, l’article 34 TFUE et l’article 101 TFUE lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, TUE.

13.      Ayant des doutes quant à l’interprétation de ces dispositions, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)       L’article 15, paragraphe 1, de la directive 2011/64/UE […], que ce soit ou non en combinaison avec les articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, s’oppose-t-il à une mesure nationale qui impose aux détaillants de respecter des prix minimaux en interdisant d’appliquer à des produits du tabac un prix inférieur au prix que le fabricant/l’importateur a indiqué sur le timbre fiscal ?

2)       L’article 34 TFUE s’oppose-t-il à une mesure nationale qui impose aux détaillants de respecter des prix minimaux en interdisant d’appliquer à des produits du tabac un prix inférieur au prix que le fabricant/l’importateur a indiqué sur le timbre fiscal ?

3)       L’article 4, paragraphe 3, [TUE] (6), lu en combinaison avec l’article 101 TFUE, s’oppose-t-il à une mesure nationale qui impose aux détaillants de respecter des prix minimaux en interdisant d’appliquer à des produits du tabac un prix inférieur au prix que le fabricant/l’importateur a indiqué sur le timbre fiscal ? »

14.      Des observations écrites ont été déposées par Colruyt, par les gouvernements belge, français et portugais ainsi que par la Commission européenne. Colruyt, les gouvernements belge et français ainsi que la Commission ont formulé des observations orales lors de l’audience du 17 février 2016.

III – Analyse

A –    Sur la recevabilité

15.      Les gouvernements belge et français contestent la recevabilité de la demande de décision préjudicielle pour deux motifs : d’une part, les questions concernent des dispositions du droit de l’Union qui sont dénuées de pertinence pour le litige au principal et, d’autre part, le hof van beroep te Brussel (cour d’appel de Bruxelles) n’a pas donné suffisamment d’informations sur le cadre juridique et factuel du litige au principal.

16.      Je ne suis pas convaincu par ces arguments.

17.      Premièrement, je ne pense pas que les dispositions du droit de l’Union auxquelles fait référence le hof van beroep te Brussel (cour d’appel de Bruxelles) puissent être considérées comme dénuées de pertinence pour le litige au principal. Cette juridiction cherche à déterminer si la disposition nationale que Colruyt a prétendument violée est conforme au droit de l’Union. Il est évident que si une telle disposition était incompatible avec le droit de l’Union, aucune sanction pénale ne pourrait être imposée à Colruyt pour l’avoir violée. Je dois signaler, dans ce contexte, que les dispositions pénales nationales qui prévoient des sanctions pour une conduite permise en vertu des règles du droit de l’Union ou exigée par celles-ci, ou qui priveraient ces règles de leur effet utile sont incompatibles avec le traité (7) et, par conséquent, devraient être écartées par la juridiction nationale (8).

18.      Deuxièmement, même s’il est vrai que la demande de décision préjudicielle peut être qualifiée de succincte, je considère que les éléments fournis sont suffisants pour répondre aux questions déférées. Cette demande est, par conséquent, conforme à l’article 94 du règlement de procédure de la Cour.

19.      À la lumière de ce qui précède, l’exception d’irrecevabilité est donc non fondée.

B –    Sur la première question

20.      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2011/64 s’oppose à une mesure nationale qui interdit aux détaillants de vendre des tabacs manufacturés à un prix inférieur à celui indiqué sur le timbre fiscal apposé par le fabricant ou l’importateur.

21.      D’emblée, je commencerai par rappeler que la directive 2011/64, comme ses prédécesseurs, vise à assurer le fonctionnement du marché intérieur et à favoriser une saine concurrence par l’harmonisation des régimes d’accises des États membres sur les produits du tabac. Le considérant 3 de la directive 2011/64 indique que ces objectifs doivent être réalisés en veillant à ce que les impôts frappant la consommation des tabacs manufacturés ne faussent pas les conditions de concurrence et n’entravent pas la libre circulation de ces produits dans l’Union européenne.

22.      Cela étant dit, j’examinerai à présent la compatibilité de la loi en cause à la lumière des dispositions de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2011/64.

1.      Article 15, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2011/64

23.      Cette disposition exige que les États membres laissent au fabricant ou à l’importateur la détermination du prix maximal de vente au détail des tabacs manufacturés. Il garantit ainsi que les fabricants et les importateurs soient en mesure de se faire concurrence sur les prix, tout en garantissant également que la détermination de l’assiette des accises proportionnelles soit soumise aux mêmes règles dans tous les États membres (9).

24.      Il me semble que la loi en cause ne présente aucune difficulté pour cette disposition. Elle empêche simplement que les détaillants vendent des produits du tabac à un prix inférieur à celui indiqué sur le timbre fiscal. Il est important de noter que le prix mentionné sur le timbre fiscal continue à être librement déterminé par les fabricants ou les importateurs, qui restent libres d’exploiter tout avantage concurrentiel qu’ils peuvent avoir sur leurs concurrents. Par conséquent, la loi en cause ne porte pas atteinte au droit des fabricants ou importateurs de fixer librement leur prix maximal de vente au détail.

25.      En ce qui concerne les détaillants, la directive 2011/64 ne les mentionne tout simplement pas et, a fortiori, ne prévoit pas de droit équivalent pour eux de déterminer librement les prix. J’ajouterai que ce silence s’explique par l’objectif de la directive, qui, comme je l’ai déjà indiqué, vise à harmoniser les accises et, par conséquent, vise à garantir des conditions équivalentes d’accès au marché aux importateurs et aux fabricants de produits du tabac.

26.      Cette appréciation semble confirmée dans l’arrêt que la Cour a rendu le 16 novembre 1977 dans l’affaire GB-Inno-BM (16/77, EU:C:1977:185). La mesure nationale dans cette affaire était, en fait, presque identique à la loi en cause et a été examinée à la lumière de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 72/464, le prédécesseur de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2011/64. Dans son arrêt, la Cour a jugé qu’une disposition nationale par laquelle un prix de vente, à savoir le prix inscrit sur la bandelette fiscale, est imposé pour la vente au consommateur de tabacs manufacturés importés ou nationaux n’est pas interdite, à condition que ce prix (c’est-à-dire celui inscrit sur le timbre fiscal) soit librement déterminé par le fabricant ou l’importateur (10).

27.      Toutefois, depuis l’arrêt GB-Inno-BM (13/77, EU:C:1977:185), la directive sur l’harmonisation des accises sur les tabacs manufacturés a fait l’objet d’une refonte et d’une codification et une jurisprudence abondante a fourni des clarifications quant à son interprétation. Cette jurisprudence a abordé, en particulier, la question des mesures nationales imposant des prix minimaux, qui, à leur tour, limitaient la capacité des fabricants ou importateurs de fixer librement des prix maximaux. Étant donné que la loi en cause aboutit de facto à ce que le prix maximal et le prix minimal de vente au détail soient un seul et même prix, je considère utile et nécessaire d’examiner cette loi à la lumière de ces développements plus récents sur la fixation de prix minimaux.

28.      Dans l’arrêt du 19 octobre, Commission/Grèce (C-216/98, EU:C:2000:571), une mesure par laquelle le prix minimal de vente au détail pour des produits du tabac était fixé par arrêté ministériel a été jugée contraire à l’article 9 de la directive 95/59 (un autre prédécesseur de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2011/64). La Cour a observé que la fixation d’un prix minimal par arrêté ministériel avait inévitablement pour effet de limiter la liberté des producteurs et des importateurs de déterminer leurs prix puisqu’ils n’étaient pas autorisés à fixer leur prix maximal de vente au détail en dessous du minimum obligatoire (11).

29.      Par la suite, dans l’arrêt Commission/France, une mesure par laquelle il était interdit que le prix minimal de vente au détail de produits du tabac soit inférieur à 95 % du prix moyen des produits du tabac pratiqué sur le marché a également été jugée contraire à l’article 9 de la directive 95/59 étant donné qu’elle avait pour effet de supprimer la concurrence sur les prix entre les fabricants et les importateurs (12).

30.      Dans ces deux affaires, les mesures nationales avaient pour effet de limiter la liberté des fabricants et des importateurs de fixer leurs prix dans des conditions normales de concurrence. En effet, un prix minimal, fixé soit unilatéralement par les autorités nationales, soit par référence à un prix moyen, empêche inévitablement les fabricants de fixer librement leur prix maximal de vente au détail : le prix maximal ne peut jamais être inférieur au prix minimal obligatoire.

31.      La jurisprudence susmentionnée m’amène à conclure que des mesures prévoyant des prix minimaux ne sont interdites que dans l’hypothèse où elles affectent la liberté des fabricants ou des importateurs de déterminer des prix maximaux et, en conséquence, éliminent tout avantage concurrentiel éventuel que les fabricants ou les importateurs peuvent avoir sur leurs concurrents.

32.      La loi en cause laisse les fabricants et les importateurs libres de déterminer leur prix maximal de vente au détail et n’affecte pas leur capacité à se faire concurrence sur les prix. Pour ces raisons, j’en conclus que l’article 15, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2011/64 ne s’oppose pas à une mesure telle que la loi en cause, par laquelle il est interdit à un détaillant de vendre des produits du tabac à un prix inférieur à celui mentionné sur le timbre fiscal apposé par les fabricants ou les importateurs.

2.      Article 15, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2011/64

33.      Nonobstant cette conclusion, il y a lieu de mentionner le fait que l’article 15, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2011/64 prévoit que le principe fixé au premier alinéa ne fait pas obstacle à l’application de « législations nationales sur le contrôle du niveau des prix ou le respect des prix imposés, pour autant qu’elles soient compatibles avec la réglementation de l’Union ».

34.      Ainsi que le libellé de cette disposition le précise, le second alinéa constitue une dérogation à la règle contenue au premier alinéa. En substance, en vertu du second alinéa, les États membres sont autorisés, sous certaines conditions, à prendre ou à maintenir certaines mesures nationales qui peuvent avoir un impact sur la capacité des fabricants et des importateurs à fixer librement les prix maximaux des produits du tabac.

35.      En principe, comme j’ai conclu que la loi en cause n’est pas incompatible avec l’article 15, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2011/64, il ne devrait pas être nécessaire de contrôler cette loi au regard du second alinéa de cette même disposition. La raison est évidente : vu que la loi en cause ne viole pas le principe fixé au premier alinéa, il est inutile de déterminer si la dérogation à ce principe peut s’appliquer.

36.      Néanmoins, eu égard au fait que les parties ont abondamment débattu de cette question, et seulement dans le souci d’être complet, j’expliquerai pourquoi je suis d’avis que la loi en cause ne relève pas du champ d’application de l’article 15, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2011/64.

37.      Cette disposition concerne deux catégories de mesures nationales : celles relatives au contrôle du niveau des prix et celles relatives au respect des prix imposés.

38.      En ce qui concerne la première catégorie, il est de jurisprudence constante que l’expression « contrôle du niveau des prix » renvoie seulement aux législations nationales de caractère général destinées à enrayer la hausse des prix (13). Cette expression couvre principalement les mesures générales destinées à limiter l’inflation des prix (14).

39.      En ce qui concerne la seconde catégorie (le respect des prix imposés), la Cour semble l’avoir interprétée très restrictivement. Dans l’arrêt GB-Inno-BM, la Cour a jugé que la disposition en cause ne permettait aux États membres d’imposer un prix de vente qu’à condition que ce prix ait été fixé librement par le fabricant ou l’importateur (15).

40.      Par la suite, dans l’affaire Commission/France (C-197/08, EU:C:2010:111), la question s’est posée de savoir si une mesure nationale fixant un prix minimal de vente au détail pour des produits du tabac à 95 % du prix moyen des produits pratiqué sur le marché pouvait être considérée comme une mesure pour « le respect des prix imposés » au sens de ce qui est devenu l’article 15, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2011/64. La Cour a rejeté, sans ambiguïté, cette possibilité étant donné que le régime français ne garantissait pas que le prix minimal imposé ne porte pas atteinte à l’avantage concurrentiel éventuel détenu par des fabricants ou des importateurs. Étant donné qu’il portait atteinte à la liberté des producteurs et des importateurs de déterminer leur prix maximal de vente au détail, garantie à l’article 15, paragraphe 1, premier alinéa, le régime imposant un prix minimal ne pouvait bénéficier de l’exception prévue au second alinéa de la même disposition (16). Dans d’autres arrêts, la Cour a, en substance, suivi la même approche, excluant la possibilité que la législation des États membres concernant la fixation des prix des produits du tabac soit considérée comme une mesure sur le respect des prix imposés au sens de l’article 15, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2011/64 (17).

41.      En fait, dans sa jurisprudence, la Cour a défini l’expression « respect des prix imposés » comme « désignant un prix qui, une fois déterminé par le fabricant ou l’importateur et approuvé par l’autorité publique, s’impose en tant que prix maximal et doit être respecté comme tel à tous les échelons du circuit de distribution, jusqu’à la vente au consommateur » (18).

42.      Cette jurisprudence m’amène à considérer que, en ce qui concerne les mesures sur le respect des prix imposés, l’article 15, paragraphe 1, second alinéa, ne contient plus d’exception, à supposer qu’il en ait jamais contenu une, au droit des fabricants ou des importateurs de fixer librement les prix. Il s’agirait plutôt simplement d’un rappel de ce qui découle déjà de la directive comme telle, à savoir que les États membres ont le droit de mettre en place des mesures pour garantir le respect, jusqu’à la vente finale au consommateur, du prix maximal de vente au détail fixé par le fabricant ou l’importateur (19). Cette possibilité garantit que l’intégrité du régime des accises ne soit pas mise à mal par le dépassement des prix imposés (20).

43.      Dans ce contexte, j’observe que la législation en cause n’est ni une mesure visant à limiter l’inflation ni une mesure destinée à garantir l’intégrité du régime des accises. Par conséquent, il me semble que, en toute hypothèse, la loi en cause ne relève pas du champ d’application de l’article 15, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2011/64.

3.      Les articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

44.      Enfin, la juridiction de renvoi a également demandé à la Cour d’interpréter l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2011/64 à la lumière de l’article 20 (« Égalité en droit ») et de l’article 21 (« Non‑discrimination ») de la charte des droits fondamentaux.

45.      Toutefois, la juridiction de renvoi n’explique pas pourquoi elle considère que ces dispositions pourraient être pertinentes dans la présente procédure. En outre, je n’aperçois pas comment la loi en cause peut être interprétée comme traitant des situations comparables de manière différente, ou comme introduisant une discrimination en fonction, entre autres, du sexe, de la race, de la religion et des opinions politiques.

46.      Un examen des articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux ne modifie, par conséquent, pas le résultat de mon appréciation.

47.      Pour conclure, l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2011/64 ne s’oppose pas à une mesure nationale qui impose aux détaillants de respecter des prix minimaux en interdisant l’application d’un prix pour des produits du tabac inférieur au prix indiqué sur le timbre fiscal, à condition que la mesure laisse le fabricant ou l’importateur déterminer librement le prix indiqué sur le timbre fiscal.

C –    Sur la deuxième question

48.      Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande si l’article 34 TFUE s’oppose à une mesure nationale qui impose aux détaillants de respecter des prix minimaux en interdisant l’application d’un prix pour des produits du tabac qui est inférieur au prix mentionné par le fabricant ou l’importateur sur le timbre fiscal.

49.      D’emblée, j’attirerai l’attention sur le fait que la juridiction de renvoi limite sa question à l’interdiction des promotions de prix des tabacs manufacturés. Si la même législation nationale semble également interdire la publicité et toutes autres formes de promotion, il se trouve que ces aspects de la législation ne font pas l’objet de la question de la juridiction de renvoi et, par conséquent, je ne les examinerai pas (21).

50.      L’article 34 TFUE interdit les restrictions quantitatives à l’importation ou les mesures d’effet équivalent. Selon une jurisprudence constante, toute réglementation commerciale des États membres susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce au sein de l’Union est à considérer comme mesure d’effet équivalant à des restrictions quantitatives aux fins de cette disposition du traité (22).

51.      Toutefois, dans la série d’arrêts initiée par l’arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C-267/91 et C-268/91, EU:C:1993:905), la Cour a jugé que l’application à des produits en provenance d’autres États membres de dispositions nationales qui limitent ou interdisent certaines modalités de vente ne constitue pas une telle entrave pourvu qu’elles s’appliquent à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national, et qu’elles affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et celle de ceux en provenance d’autres États membres. Dès lors que ces conditions sont remplies, l’application de réglementations de ce type à la vente des produits en provenance d’un autre État membre et répondant aux règles édictées par cet État n’est pas de nature à empêcher leur accès au marché ou à gêner leur accès davantage qu’elle ne gêne celui des produits nationaux (23).

52.      Dans ce contexte, je considère que l’aspect de la loi en cause qui, en substance, interdit la vente de produits du tabac à un prix inférieur à celui librement fixé par le fabricant ou l’importateur devrait être considéré comme une « modalités de vente » au sens de la jurisprudence Keck et Mithouard.

53.      En effet, les règles prévues par cette législation affectent non pas les caractéristiques que les produits du tabac doivent présenter pour être commercialisés en Belgique, mais uniquement les modalités selon lesquelles ceux-ci peuvent être vendus (24).

54.      Par conséquent, il y a lieu d’examiner si la loi en cause s’applique à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national et affecte de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et celle des produits en provenance d’autres États membres.

55.      Premièrement, il est constant que la loi en cause s’applique indistinctement à tous les produits du tabac, produits localement ou importés en Belgique. Cette législation ne semble pas placer une quelconque charge additionnelle sur les produits importés ou rendre l’accès de ceux-ci au marché belge plus difficile étant donné que les fabricants ou les importateurs d’autres États membres (ainsi que de pays tiers) demeurent totalement libres de fixer le prix de leurs produits comme ils l’entendent et sont donc en mesure de concurrencer les fabricants nationaux sur un pied d’égalité.

56.      Deuxièmement, bien que la capacité des détaillants à fixer les prix des produits du tabac soit sérieusement réduite, cette capacité n’est pas complètement éliminée. En effet, du moins en théorie, rien n’empêche les détaillants (en particulier, les gros détaillants) de négocier avec les fabricants ou les importateurs (y compris les importateurs parallèles) en vue de fixer un prix pour les produits inférieur à celui généralement pratiqué (25). À condition que le fabricant ou l’importateur accepte d’apposer un timbre fiscal avec un prix inférieur, la vente des produits du tabac à ce prix inférieur est, et devrait être, permise.

57.      À la lumière des considérations qui précèdent, la loi en cause relève de la notion de « modalités de vente » telle que définie par la Cour dans l’arrêt Keck et Mithouard (C-267/91 et C-268/91, EU:C:1993:905) et, traitant les produits du tabac locaux et les produits du tabac importés de la même manière, en droit comme en fait, elle ne relève pas de l’interdiction prévue à l’article 34 TFUE.

58.      La réponse à la deuxième question devrait ainsi être que l’article 34 TFUE ne s’oppose pas à une mesure nationale qui exige que les détaillants respectent les prix minimaux en interdisant l’application d’un prix pour les produits du tabac qui est inférieur au prix mentionné sur le timbre fiscal apposé par le fabricant ou l’importateur.

D –    Sur la troisième question

59.      Par sa troisième et dernière question, la juridiction nationale cherche à déterminer si l’article 101 TFUE, lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, TUE, s’oppose à une législation nationale telle que celle en cause.

60.      Je dois signaler que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, tandis que les articles 101 et 102 TFUE concernent uniquement le comportement des entreprises et ne visent pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des États membres, il n’en reste pas moins que ces articles, lus en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, TUE, imposent aux États membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d’éliminer l’effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises (26).

61.      La Cour a jugé, en particulier, qu’il y a violation de l’article 4, paragraphe 3, TUE et de l’article 101 TFUE lorsqu’un État membre soit impose ou favorise la conclusion d’ententes contraires à l’article 101 TFUE ou renforce les effets de telles ententes, soit retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d’intervention d’intérêt économique (27).

62.      Dans la présente procédure, rien n’indique que la situation dans la procédure au principal puisse relever de l’un de ces trois ensembles de circonstances.

63.      Premièrement, la loi en cause n’impose pas ou ne favorise pas la conclusion d’ententes contraires à l’article 101 TFUE. En effet, lorsqu’un prix minimal est imposé soit unilatéralement par les autorités publiques, soit par l’application de plein droit d’une règle juridique, rien ne permet de conclure qu’une loi telle que celle en cause impose aux importateurs, fabricants ou détaillants la conclusion d’accords anticoncurrentiels (28). C’est particulièrement le cas lorsque la réglementation nationale se suffit à elle-même et ne nécessite pas d’accords de mise en œuvre en vue de son application (29).

64.      Deuxièmement, la juridiction de renvoi ne laisse aucunement entendre que des ententes contraires à l’article 101 TFUE existaient lors de l’adoption de la loi en cause, ou sont entrées en vigueur après l’adoption de cette loi.

65.      Enfin, je ne vois rien dans les informations fournies par la juridiction de renvoi qui indiquerait que les autorités belges ont délégué un pouvoir à des opérateurs économiques privés.

66.      Il résulte des considérations qui précèdent que l’article 101 TFUE, lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, TUE, ne fait pas obstacle à une loi nationale telle que celle en cause.

IV – Conclusion

67.      Eu égard aux considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre comme suit aux questions déférées par le hof van beroep te Brussel (cour d’appel de Bruxelles) :

L’article 15, paragraphe 1, de la directive 2011/64/UE du Conseil, du 21 juin 2011, concernant la structure et les taux des accises applicables aux tabacs manufacturés, l’article 34 TFUE et l’article 101 TFUE lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, TUE, ne s’opposent pas à une disposition nationale interdisant les promotions de prix pour les tabacs manufacturés qui impose aux détaillants de respecter les prix minimaux en interdisant l’application d’un prix pour les produits du tabac qui est inférieur au prix mentionné sur le timbre fiscal apposé par le fabricant ou l’importateur.


1 – Langue originale : l’anglais.


2 – Directive 72/464/CEE du Conseil, du 19 décembre 1972, concernant les impôts autres que les taxes sur le chiffre d’affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés (JO 1972, L 303, p. 1).


3 – Directive 2011/64/UE du Conseil, du 21 juin 2011, concernant la structure et les taux des accises applicables aux tabacs manufacturés (JO 2011, L 176, p. 24).


4 – Directive 92/79/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, concernant le rapprochement des taxes frappant les cigarettes (JO 1992, L 316, p. 8) ; directive 92/80/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, concernant le rapprochement des taxes frappant les tabacs manufacturés autres que les cigarettes (JO 1992, L 316, p. 10), et directive 95/59/CE du Conseil, du 27 novembre 1995, concernant les impôts autres que les taxes sur le chiffre d’affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés (JO 1995, L 291, p. 40).


5 –      Moniteur belge, 8 avril 1977, p. 4501, ci-après la « loi en cause ».


6 –      Le hof van beroep te Brussel (cour d’appel de Bruxelles) mentionne l’article 4, paragraphe 3, TFUE, ce qui, à mon sens, est une simple erreur de plume étant donné que cette disposition n’est pas pertinente pour la question examinée.


7 – Voir, notamment, arrêts du 19 mars 2002, Commission/Italie (C‑224/00, EU:C:2002:185), ainsi que du 6 mars 2007, Placanica e.a. (C‑338/04, C‑359/04 et C‑360/04, EU:C:2007:133).


8 – Voir arrêts du 28 avril 2011, El Dridi (C‑61/11 PPU, EU:C:2011:268, point 55), ainsi que du 29 février 1996, Skanavi et Chryssanthakopoulos (C‑193/94, EU:C:1996:70, point 17).


9 – Voir arrêts du 4 mars 2010, Commission/France (C‑197/08, EU:C:2010:111, point 36), ainsi que du 19 octobre 2000, Commission/Grèce (C‑216/98, EU:C:2000:571, point 20).


10 – Voir arrêt du 16 novembre 1977, GB-Inno-BM (13/77, EU:C:1977:185, point 64).


11 – Voir arrêt du 19 octobre 2000, Commission/Grèce (C‑216/98, EU:C:2000:571, point 21).


12 – Voir arrêt du 4 mars 2010 (C‑197/08, EU:C:2010:111, point 41).


13 – Voir arrêts du 21 juin 1983, Commission/France (90/82, EU:C:1983:169, point 22), ainsi que du 19 octobre 2000, Commission/Grèce (C‑216/98, EU:C:2000:571, point 25).


14 – Voir arrêt du 4 mars 2010, Commission/France (C‑197/08, EU:C:2010:111, point 43 et jurisprudence citée).


15 – Voir arrêt du 16 novembre 1977 (13/77, EU:C:1977:185, point 64).


16 – Voir arrêt du 4 mars 2010, Commission/France (C‑197/08, EU:C:2010:111, points 41 à 44).


17 – Voir arrêts du 4 mars 2010, Commission/Autriche (C‑198/08, EU:C:2010:112, point 30), ainsi que du 4 mars 2010, Commission/Irlande (C‑221/08, EU:C:2010:113, point 41).


18 – Voir arrêt du 7 mai 1991, Commission/Belgique (C‑287/89, EU:C:1991:188, point 13 et jurisprudence citée).


19 – Voir arrêt du 4 mars 2010, Commission/France (C‑197/08, EU:C:2010:111, point 43 et jurisprudence citée).


20 – Voir arrêts du 4 mars 2010, Commission/France (C‑197/08, EU:C:2010:111, point 43), ainsi que du 19 octobre 2000, Commission/Grèce (C‑216/98, EU:C:2000:571, point 26).


21 – J’observerai simplement que la publicité pour les produits du tabac a fait l’objet d’une législation de l’Union, en particulier la directive 2003/33/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 mai 2003, concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de publicité et de parrainage en faveur des produits du tabac (JO 2003, L 152, p. 16), qui interdit la publicité transfrontalière pour les produits du tabac.


22 –      Voir arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville (8/74, EU:C:1974:82, point 5).


23 – Voir arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905, points 16 et 17). Voir également arrêt du 10 février 2009, Commission/Italie (C‑110/05, EU:C:2009:66, point 36).


24 – Voir arrêt du 30 avril 2009, Fachverband der Buch- und Medienwirtschaft (C‑531/07, EU:C:2009:276, point 20).


25 – Voir, en ce sens, arrêts du 7 mai 1991, Commission/Belgique (C‑287/89, EU:C:1991:188), ainsi que du 14 juillet 1988, Commission/Belgique (298/86, EU:C:1988:404).


26 – Voir, notamment, arrêts du 16 novembre 1977, GB-Inno-BM (13/77, EU:C:1977:185, point 31) ; du 5 décembre 2006, Cipolla e.a. (C‑94/04 et C‑202/04, EU:C:2006:758, point 46), ainsi que du 4 septembre 2014, API e.a. (C‑184/13 à C‑187/13, C‑194/13, C‑195/13 et C‑208/13, EU:C:2014:2147, point 28).


27 – Voir, notamment, arrêts du 5 octobre 1995, Centro Servizi Spediporto (C‑96/94, EU:C:1995:308, point 21) ; du 19 février 2002, Arduino (C‑35/99, EU:C:2002:97, point 35) ; du 5 décembre 2006, Cipolla e.a. (C‑94/04 et C‑202/04, EU:C:2006:758, point 47), ainsi que du 4 septembre 2014, API e.a. (C‑184/13 à C‑187/13, C‑194/13, C‑195/13 et C‑208/13, EU:C:2014:2147, point 29).


28 –      Voir arrêt du 29 janvier 1985, Cullet et Chambre syndicale des réparateurs automobiles et détaillants de produits pétroliers (231/83, EU:C:1985:29, point 17).


29 –      Voir arrêts du 17 novembre 1993, Meng (C‑2/91, EU:C:1993:885, point 15), ainsi que du 17 novembre 1993, Ohra Schadeverzekeringen (C‑245/91, EU:C:1993:887, point 11).