Language of document : ECLI:EU:C:2024:212

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. ANTHONY M. COLLINS

présentées le 7 mars 2024 (1)

Affaire C652/22

Kolin Inșaat Turizm Sanayi ve Ticaret A.Ș.

contre

Državna komisija za kontrolu postupaka javne nabave,

autres parties à la procédure :

HŽ Infrastruktura d.o.o.,

Strabag AG,

Strabag d.o.o.,

Strabag Rail a.s.

[demande de décision préjudicielle formée par le Visoki upravni sud Republike Hrvatske (cour administrative d’appel, Croatie)]

« Renvoi préjudiciel – Marchés publics dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux – Directive 2014/25/UE – Article 43 – Accès des opérateurs économiques établis dans un pays tiers n’ayant pas conclu d’accord international avec l’Union européenne en matière de marchés publics – Présentation des offres – Possibilité pour un soumissionnaire de fournir des preuves supplémentaires concernant ses qualifications techniques et professionnelles après l’expiration du délai de présentation des offres – Principe d’égalité de traitement »






 I.      Introduction

1.        Le présent renvoi préjudiciel du Visoki upravni sud Republike Hrvatske (cour administrative d’appel, Croatie) offre à la Cour de justice l’occasion de préciser les circonstances dans lesquelles, après l’expiration du délai de présentation des offres, les pouvoirs adjudicateurs peuvent demander des corrections ou des clarifications aux soumissionnaires. Toutefois, avant de saisir cette occasion, la Cour doit d’abord se prononcer sur deux questions de droit ayant trait à la recevabilité du renvoi préjudiciel. Les opérateurs économiques établis dans des pays tiers avec lesquels l’Union n’a pas conclu d’accord international en matière de marchés publics (2) ont-ils le droit de participer à des procédures de passation de marchés publics dans l’Union ? Dans l’affirmative, les États membres peuvent-ils déterminer les conditions de participation de ces opérateurs, ou cette question relève-t-elle de la compétence exclusive de l’Union ?

 II.      Le cadre juridique

 A.      Le droit de l’Union

 1.      La directive 2014/25/UE

2.        Le considérant 27, de la directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et abrogeant la directive 2004/17/CE (3) dispose :

« La décision 94/800/CE (4) du Conseil a notamment approuvé l’accord de l’Organisation mondiale du commerce sur les marchés publics (AMP). Le but de l’AMP est d’établir un cadre multilatéral de droits et d’obligations équilibrés en matière de marchés publics en vue de réaliser la libéralisation et l’expansion du commerce mondial. Pour les marchés relevant des annexes 3, 4 et 5 et des notes générales relatives à l’Union européenne de l’appendice I de l’AMP ainsi que d’autres accords internationaux pertinents par lesquels l’Union est liée, les entités adjudicatrices devraient remplir les obligations prévues par ces accords en appliquant la présente directive aux opérateurs économiques des pays tiers qui en sont signataires ».

3.        L’article 36, paragraphe 1, de cette directive, intitulé « Principes de la passation de marchés », énonce :

« Les entités adjudicatrices traitent les opérateurs économiques sur un pied d’égalité et sans discrimination et agissent d’une manière transparente et proportionnée.

[…] »

4.        Conformément à l’article 43 de la directive 2014/25, intitulé « Dispositions découlant de l’AMP et d’autres conventions internationales » :

« Dans la mesure où les annexes 3, 4 et 5 et les notes générales relatives à l’Union européenne de l’appendice I de l’AMP ainsi que d’autres conventions internationales liant l’Union européenne le prévoient, les entités adjudicatrices au sens de l’article 4, paragraphe 1, point a), accordent aux travaux, aux fournitures, aux services et aux opérateurs économiques des signataires de ces conventions un traitement non moins favorable que celui accordé aux travaux, aux fournitures, aux services et aux opérateurs économiques de l’Union. »

5.        L’article 76, paragraphe 4, de la directive 2014/25 dispose :

« Lorsque les informations ou les documents qui doivent être soumis par les opérateurs économiques sont ou semblent incomplets ou erronés, ou lorsque certains documents sont manquants, les entités adjudicatrices peuvent, sauf disposition contraire du droit national mettant en œuvre la présente directive qui sont applicables, demander aux opérateurs économiques concernés de présenter, compléter, clarifier ou préciser les informations ou les documents concernés dans un délai approprié, à condition que ces demandes respectent pleinement les principes d’égalité de traitement et de transparence. »

6.        L’article 86 de la directive 2014/25, intitulé « Relations avec les pays tiers en matière de marchés de travaux, de fournitures et de services », énonce :

« 1.      Les États membres informent la Commission de toute difficulté d’ordre général rencontrée et signalée par leurs entreprises en fait ou en droit, lorsqu’elles ont cherché à remporter des marchés de services dans des pays tiers.

2.      La Commission fait un rapport au Conseil le 18 avril 2019 au plus tard et ensuite de manière périodique, sur l’ouverture des marchés de services dans les pays tiers ainsi que sur l’état d’avancement des négociations à ce sujet avec ces pays, notamment dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

3.      La Commission s’efforce, en intervenant auprès du pays tiers concerné, de remédier à une situation dans laquelle elle constate, soit sur la base des rapports visés au paragraphe 2, soit sur la base d’autres informations, qu’un pays tiers, en ce qui concerne l’attribution de marchés de services :

a)       n’accorde pas aux entreprises de l’Union un accès effectif comparable à celui qu’accorde l’Union aux entreprises de ces pays tiers ;

b)       n’accorde pas aux entreprises de l’Union le bénéfice du traitement national ou les mêmes possibilités de concurrence que celles offertes aux entreprises nationales ; ou

c)       accorde aux entreprises d’autres pays tiers un traitement plus favorable qu’aux entreprises de l’Union.

4.      Les États membres informent la Commission de toute difficulté d’ordre général rencontrée et signalée par leurs entreprises en fait ou en droit, et résultant du non‑respect des dispositions internationales en matière de droit du travail visées à l’annexe XIV, lorsqu’elles ont cherché à remporter des marchés dans des pays tiers.

5.      Dans les conditions indiquées aux paragraphes 3 et 4, la Commission peut, à tout moment, proposer au Conseil d’adopter un acte d’exécution visant à suspendre ou à restreindre, pendant une période à déterminer dans ledit acte d’exécution, l’attribution de marchés de services :

a)       aux entreprises soumises à la législation du pays tiers concerné ;

b)       aux entreprises liées aux entreprises visées au point a) dont le siège social se trouve dans l’Union, mais qui n’ont pas un lien direct et effectif avec l’économie d’un État membre ;

c)       aux entreprises présentant des offres ayant pour objet des services originaires du pays tiers concerné.

Le Conseil statue à la majorité qualifiée dans les meilleurs délais.

La Commission peut proposer ces mesures de sa propre initiative ou à la demande d’un État membre.

6.      Le présent article est sans préjudice des engagements de l’Union à l’égard des pays tiers découlant des conventions internationales sur les marchés publics, en particulier dans le cadre de l’OMC. »

 2.      La directive 2014/24/UE

7.        L’article 59 de la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (5), intitulé « Document unique de marché européen », dispose :

« 1.      Lors de la présentation de demandes de participation ou d’offres, les pouvoirs adjudicateurs acceptent le document unique de marché européen (DUME) consistant en une déclaration sur l’honneur actualisée à titre de preuve a priori en lieu et place des certificats délivrés par des autorités publiques ou des tiers pour confirmer que l’opérateur économique concerné remplit l’une des conditions suivantes :

a)       il ne se trouve pas dans l’une des situations, visées à l’article 57, qui doit ou peut entraîner l’exclusion d’un opérateur ;

b)       il répond aux critères de sélection applicables qui ont été établis conformément à l’article 58 ;

c)       le cas échéant, il respecte les règles et critères objectifs qui ont été établis conformément à l’article 65.

Lorsque l’opérateur économique a recours aux capacités d’autres entités en vertu de l’article 63, le DUME comporte également les informations visées au premier alinéa, du présent paragraphe en ce qui concerne ces entités.

Le DUME consiste en une déclaration officielle par laquelle l’opérateur économique affirme que le motif d’exclusion concerné ne s’applique pas et/ou que le critère de sélection concerné est rempli et il fournit les informations pertinentes requises par le pouvoir adjudicateur. Le DUME désigne en outre l’autorité publique ou le tiers compétent pour établir les documents justificatifs et contient une déclaration officielle indiquant que l’opérateur économique sera en mesure, sur demande et sans tarder, de fournir lesdits documents justificatifs.

[…]

4.      Un pouvoir adjudicateur peut demander à des soumissionnaires et des candidats, à tout moment de la procédure, de fournir tout ou partie des documents justificatifs, si cela est nécessaire pour assurer le bon déroulement de la procédure.

Avant l’attribution du marché, le pouvoir adjudicateur exige du soumissionnaire auquel il a décidé d’attribuer le marché, sauf pour les marchés fondés sur des accords-cadres lorsque ces marchés sont conclus conformément à l’article 33, paragraphe 3, ou à l’article 33, paragraphe 4, point a), qu’il présente des documents justificatifs mis à jour conformément à l’article 60 et, le cas échéant, à l’article 62. Le pouvoir adjudicateur peut inviter les opérateurs économiques à compléter ou à expliciter les certificats reçus en application des articles 60 et 62. »

 3.      Le droit international

8.        Le 12 septembre 1963, l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie (ci-après l’« accord d’association ») a été conclu (6). Le 23 novembre 1970, la Communauté économique européenne et la Turquie ont signé un protocole additionnel (ci-après le « protocole additionnel ») (7). Si ces accords ne prévoient pas la participation des opérateurs économiques aux procédures de passation de marchés publics, en vertu de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, les parties contractantes s’abstiennent d’introduire entre elles de nouvelles restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services.

9.        Le 22 décembre 1995, le Conseil d’association CE-Turquie institué par l’accord d’association a adopté la décision no 1/95 relative à la mise en place de la phase définitive de l’Union douanière (8). L’article 48 de la décision no 1/95 prévoit que, dès que possible après la date de son entrée en vigueur, le Conseil d’association fixe une date pour le début des négociations en vue de l’ouverture réciproque des marchés publics respectifs des parties, puis procède chaque année à l’examen des progrès accomplis dans ce domaine.

10.      Le 11 avril 2000, le Conseil d’association a adopté la décision no 2/2000 sur l’ouverture de négociations visant à réaliser la libéralisation des services et l’ouverture réciproque des marchés publics entre la Communauté et la Turquie (9). Ces négociations n’ont pas encore abouti (10). Contrairement à l’Union européenne, la Turquie n’est pas partie à l’AMP.

 B :      Le droit croate

11.      L’article 3, paragraphe 8, du Zakon o javnoj nabavi (11) (loi sur les marchés publics) dispose :

« On entend par opérateur économique toute personne physique ou morale, y compris une succursale, ou entité publique, ou tout groupement de ces personnes et/ou entités, y compris toute association temporaire de celles-ci, qui offre la réalisation de travaux et/ou d’ouvrages, la fourniture de marchandises ou la prestation de services sur le marché ».

12.      Aux termes de l’article 4, paragraphe 1, de la loi sur les marchés publics :

« Dans le cadre de l’application de la présente loi, l’entité adjudicatrice est tenue de respecter, à l’égard de tous les opérateurs économiques, le principe de la libre circulation des marchandises, le principe de la liberté d’établissement et le principe de libre prestation de services, ainsi que les principes qui en découlent, tels que le principe de concurrence, le principe d’égalité de traitement, le principe de non‑discrimination, le principe de reconnaissance mutuelle, le principe de proportionnalité et le principe de transparence. »

13.      L’article 84 de la loi sur les marchés publics énonce :

« Dans le cadre des procédures de passation de marchés publics, l’entité adjudicatrice accorde aux opérateurs économiques des États signataires de l’Accord sur les marchés publics (AMP) ou d’autres accords internationaux liant l’Union européenne un traitement non moins favorable que celui accordé aux opérateurs économiques des États membres. »

14.      L’article 263, paragraphe 2, de la loi sur les marchés publics dispose que le pouvoir adjudicateur peut inviter les opérateurs économiques à compléter ou à expliquer les documents qu’ils reçoivent de ces opérateurs économiques. Conformément à l’article 293 :

« (1)      Lorsque les informations ou documents à fournir par les opérateurs économiques sont ou semblent incomplets ou erronés, ou lorsque certains documents sont manquants, le pouvoir adjudicateur peut demander aux opérateurs économiques concernés, dans le respect des principes d’égalité de traitement et de transparence, de compléter, clarifier, préciser ou soumettre les informations ou documents nécessaires dans un délai approprié d’au moins cinq jours.

(2)      Les actes pris en vertu du paragraphe 1 du présent article ne sauraient conduire à des négociations concernant les critères d’attribution du marché ou l’objet du marché envisagé. »

 III.      Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

15.       Le 7 septembre 2020, HŽ Infrastruktura d.o.o. (ci-après « HŽ Infrastruktura »), l’entité adjudicatrice, a lancé une procédure de passation de marché en vue de moderniser l’infrastructure ferroviaire entre deux villes de Croatie. L’appel d’offres exigeait que les soumissionnaires disposent d’un niveau minimal de capacités techniques et professionnelles. Pour satisfaire à ce critère de sélection, les soumissionnaires étaient tenus de présenter une liste des travaux qu’ils avaient achevés au cours de la décennie précédente, accompagnée d’une description détaillée de ceux-ci.

16.      HŽ Infrastruktura a conclu que 6 des 15 offres remplissaient les critères de sélection. Kolin Inșaat Turizm Sanayi ve Ticaret A.Ș. (ci‑après « Kolin »), société établie en Turquie, a présenté l’une des offres retenues. Le 25 janvier 2022, HŽ Infrastruktura a attribué le marché public à Strabag AG (ci-après la « décision d’attribution initiale »).

17.      À la suite d’une plainte de Kolin, la Državna komisija za kontrolu postupaka javne nabave (commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics, Croatie) a, le 10 mars 2022, annulé la décision d’attribution initiale. Elle a considéré que HŽ Infrastruktura n’avait pas justifié sa conclusion selon laquelle Strabag satisfaisait à l’exigence relative aux capacités techniques et professionnelles. Les seuls travaux mentionnés dans l’offre de Strabag, à savoir ceux que cette dernière avait réalisés sur la ligne ferroviaire Pragersko-Hodoš (Slovénie), ne remplissaient pas les conditions de l’appel d’offres.

18.      Le 6 avril 2022, HŽ Infrastruktura a demandé à Strabag de lui fournir une liste modifiée de travaux, accompagnée des certificats de bonne exécution correspondants. Strabag a fourni ce certificat pour les travaux réalisés sur la ligne ferroviaire Pragersko-Hodoš. Cette dernière a également saisi cette occasion pour faire état de travaux qu’elle avait réalisés sur l’autoroute de la vallée de Steyr (Autriche) en joignant les certificats y afférents. Après avoir examiné l’ensemble de ces documents, le 28 avril 2022, HŽ Infrastruktura a attribué le marché public à Strabag (ci-après la « décision d’attribution définitive »).

19.      Kolin a déposé plainte devant la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics contre la décision d’attribution définitive, en faisant valoir que HŽ Infrastruktura ne pouvait pas inviter Strabag à fournir des preuves supplémentaires de ses capacités techniques et professionnelles. Le 15 juin 2022, la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics a rejeté cette plainte au motif que, même si la référence aux travaux sur la ligne ferroviaire Pragersko-Hodoš ne satisfaisait pas à l’exigence relative aux capacités techniques et professionnelles de l’appel d’offres, rien n’empêchait HŽ Infrastruktura de tenir compte des travaux de la vallée de Steyr dans ce contexte.

20.      Kolin a introduit un recours devant le Visoki upravni sud Republike Hrvatske (cour administrative d’appel) tendant à l’annulation de la décision d’attribution définitive. Cette juridiction estime que, à la suite de l’annulation de la décision d’attribution initiale, HŽ Infrastruktura pouvait, voire devait, demander à Strabag des preuves supplémentaires concernant les travaux qu’elle avait réalisés sur la ligne ferroviaire Pragersko-Hodoš. Comme la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics l’avait constaté à juste titre, ces travaux ne démontraient pas que Strabag satisfaisait à l’exigence relative aux capacités techniques et professionnelles.

21.      Cependant, le Visoki upravni sud Republike Hrvatske (cour administrative d’appel) a des doutes sur le fait que Strabag puisse valablement faire référence à des travaux sur l’autoroute de la vallée de Steyr, puisque son offre initiale ne les mentionnait pas. Il souhaite savoir si l’arrêt de la Cour dans l’affaire Esaprojekt (12) pourrait, par analogie, fournir des indications à ce sujet (13). Dès lors, il a décidé de surseoir à statuer et de soumettre à la Cour de justice les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Les dispositions combinées de l’article 76 et de l’article 36 de la [directive 2014/25] autorisent-elles une entité adjudicatrice à prendre en compte des documents que le soumissionnaire a présentés pour la première fois après l’expiration du délai de dépôt des offres, alors que ces documents ne figuraient pas dans l’offre initiale et qu’ils prouvent des faits que le soumissionnaire n’avait pas mentionnés dans l’offre initiale ?

2)       En cas de réponse affirmative à la première question, les dispositions combinées de l’article 76 et de l’article 36 de la [directive 2014/25] doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce que, suite à l’annulation de la première décision d’attribution et du renvoi de l’affaire à l’entité adjudicatrice aux fins d’une nouvelle procédure d’examen et d’évaluation des offres, l’entité adjudicatrice demande à un opérateur économique de présenter des documents complémentaires prouvant le respect des conditions de participation à la procédure de passation du marché public qui ne figuraient pas dans l’offre initiale, tels que la liste des travaux réalisés complétée par une référence, laquelle n’était pas mentionnée dans la liste initiale des travaux ou ne faisait pas partie intégrante de l’offre initiale ?

3)       Les dispositions combinées de l’article 76 et de l’article 36 de la [directive 2014/25] doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce que, suite à l’annulation de la première décision d’attribution et du renvoi de l’affaire à l’entité adjudicatrice aux fins d’une nouvelle procédure d’examen et d’évaluation des offres, un opérateur économique présente à l’entité adjudicatrice des documents prouvant le respect des conditions de participation à la procédure de passation de marché public qui ne figuraient pas dans l’offre initiale, tels que la liste des travaux réalisés complétée par une référence, laquelle n’était pas mentionnée dans la liste initiale des travaux ou ne faisait pas partie intégrante de l’offre initiale ? »

22.      Kolin, Strabag, HŽ Infrastruktura, la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics, les gouvernements tchèque, estonien, français, croate et polonais, ainsi que la Commission européenne, ont déposé des observations écrites.

23.      Bien que les parties n’aient pas soulevé d’objections quant à la recevabilité de la demande de décision préjudicielle dans leurs observations écrites, en vertu d’une jurisprudence constante, la Cour doit examiner d’office si elle est compétente pour répondre à une demande de décision préjudicielle ou si cette demande est recevable (14). La Cour ayant des doutes sur le point de savoir si les opérateurs économiques de pays tiers non couverts sont habilités à participer aux procédures de passation de marchés publics régies par la directive 2014/25, elle a invité les parties visées à l’article 23, paragraphe 1, du statut de la Cour de justice à répondre par écrit à deux questions. Kolin, la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics, les gouvernements estonien, français, croate, autrichien et polonais, ainsi que la Commission, ont répondu à ces questions.

24.      Lors de l’audience du 21 novembre 2023, Kolin, HŽ Infrastruktura, la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics, les gouvernements croate, tchèque, danois et français, ainsi que la Commission, ont été entendus en leurs plaidoiries et ont répondu aux questions de la Cour.

 IV.      Appréciation

 A.      La recevabilité de la demande de décision préjudicielle

25.      La recevabilité d’une demande de décision préjudicielle dépend du point de savoir si la réponse de la Cour aux questions posées est nécessaire à la solution du litige que la juridiction de renvoi est appelée à trancher. Il s’ensuit que la réponse à des questions portant sur l’interprétation ou sur la validité de dispositions du droit de l’Union doit, d’une manière ou d’une autre, être applicable à la solution dudit litige (15).

 1.      La participation des opérateurs économiques de pays tiers non couverts aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union

–       Observations présentées

26.      La commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics et le gouvernement croate semblent considérer que l’application ratione personae de la directive 2014/25 inclut tous les opérateurs économiques, quel que soit leur pays d’établissement. Le gouvernement autrichien fait valoir que, bien que la directive 2014/25 ne s’applique pas, en principe, aux opérateurs de pays tiers non couverts, ces opérateurs peuvent se prévaloir de cette directive dès lors qu’un pouvoir adjudicateur a autorisé leur participation à une procédure de passation d’un marché public.

27.      Les gouvernements estonien, français et polonais soutiennent que les opérateurs économiques de pays tiers non couverts ne relèvent pas de l’application ratione personae de la directive 2014/25. Cela ressort, notamment, de l’article 43 de la directive 2014/25, qui, dans le cas contraire, serait privé d’objet.

28.      Selon la Commission, à l’exception des opérateurs économiques visés à l’article 43 de la directive 2014/25, les opérateurs économiques de pays tiers ne sont pas habilités à participer aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union et peuvent, dès lors, en être exclus (16). Kolin et la Commission estiment que, si aucun accord international entre l’Union et la Turquie ne régit les procédures de passation de marchés publics, les opérateurs économiques établis dans cet État peuvent faire valoir ce droit en invoquant la clause de « standstill » concernant l’introduction de nouvelles restrictions à la libre prestation des services figurant à l’article 41 du protocole additionnel.

–       Analyse

29.      En ce qui concerne les opérateurs économiques de pays tiers, l’article 43 de la directive 2014/25 prévoit que celle-ci s’applique aux opérateurs économiques établis dans un pays partie à l’AMP ou à une autre convention internationale sur l’attribution de marchés publics liant l’Union. Le texte de cette disposition semble donc suggérer que la directive 2014/25 ne s’applique pas aux opérateurs économiques de pays tiers non couverts.

30.      La seule autre disposition de la directive 2014/25 qui s’applique aux prestataires de services de pays tiers non couverts est l’article 86 (17), qui est reproduit au point 6 des présentes conclusions (18). Dès lors que cet article fait référence à la participation des opérateurs économiques de pays tiers non couverts aux procédures d’attribution de marchés publics dans l’Union, on peut en déduire qu’une telle participation est envisagée, à tout le moins, dans certaines circonstances (19). Lu en combinaison avec son article 43, l’article 86 de la directive 2014/25 suggère également que la participation des opérateurs économiques de pays tiers non couverts à des procédures d’attribution de marchés publics peut être déterminée au cas par cas (20).

31.      Il ressort du point 10 des présentes conclusions qu’aucune disposition du droit de l’Union, ni aucun accord international auquel l’Union et la Turquie sont parties, ne régit la participation des opérateurs économiques établis en Turquie aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union. La Commission et Kolin soutiennent néanmoins que ces opérateurs peuvent invoquer la clause de « standstill » figurant à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel dans ce contexte.

32.      La Cour a jugé de manière constante que l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel est rédigé en des termes tellement clairs, précis et inconditionnels qu’il a un effet direct (21). Cette disposition n’est toutefois pas de nature à conférer un droit de fournir des services dans l’Union aux opérateurs économiques établis en Turquie. Elle consiste en une interdiction d’introduire toute mesure nouvelle qui aurait pour objet ou pour effet de soumettre ces opérateurs à des conditions plus restrictives que celles qui étaient applicables lors de l’entrée en vigueur du protocole additionnel dans un État membre (22). Une clause de « standstill », telle que celle inscrite à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, opère comme une règle de nature quasi procédurale, qui prescrit, ratione temporis, quelles sont les dispositions de la réglementation d’un État membre au regard desquelles il y a lieu d’apprécier si une entreprise établie en Turquie peut faire usage de la liberté d’établissement dans cet État membre. Elle se substitue ainsi à toute règle de droit ultérieure visant à introduire une nouvelle restriction (23). Lorsque cette question s’est posée à l’audience, la Commission n’a pu identifier aucune disposition du droit en vigueur au moment de l’adhésion de la Croatie à l’Union qui accordait aux opérateurs économiques établis en Turquie un accès aux procédures de passation de marchés publics dans cet État membre.

33.      Il s’ensuit que les opérateurs économiques de pays tiers non couverts ne relèvent pas de l’application ratione personae de la directive 2014/25 (24). S’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier ce point, il semble ressortir des éléments dont dispose la Cour que la requérante se trouve dans cette situation. La requérante n’étant pas habilitée à participer à une procédure de passation d’un marché public régie par la directive 2014/25, elle ne saurait invoquer ses dispositions devant une juridiction d’un État membre. Dès lors, la juridiction de renvoi ne peut pas obtenir de réponse à une demande préjudicielle portant sur l’interprétation de ces dispositions, puisqu’une éventuelle réponse de la Cour à sa demande serait dépourvue d’effet contraignant. Cette raison suffit pour conclure à l’irrecevabilité du présent renvoi préjudiciel.

34.      On pourrait néanmoins soutenir que, si la réglementation de la participation des opérateurs économiques de pays tiers non couverts aux procédures de passation de marchés publics incombe aux États membres, lesdits opérateurs peuvent se prévaloir des droits conférés par le droit national, même si les mesures avaient été adoptées afin de transposer des dispositions du droit de l’Union. Pour analyser cette hypothèse, j’examinerai la seconde question soulevée d’office par la Cour.

 2.      Le pouvoir de réglementer la participation des opérateurs économiques de pays tiers aux procédures de passation de marchés dans l’Union

–       Observations présentées

35.      La plupart des parties à la procédure devant la Cour estiment que les États membres peuvent réglementer la participation des opérateurs économiques de pays tiers aux procédures de passation de marchés publics. Deux principaux arguments ont été invoqués à l’appui de cette analyse. Certaines parties considèrent qu’une telle participation relève des compétences partagées entre l’Union et les États membres (25). Si d’autres parties admettent que le pouvoir de réglementer une telle participation relève de la compétence exclusive de l’Union, elles soutiennent que les États membres peuvent néanmoins agir dans ce domaine (26).

36.      Sans indiquer expressément si la question relève d’une compétence exclusive de l’Union ou de celle qu’il partage avec cette dernière, le gouvernement croate fait valoir que le droit de l’Union ne contient aucune interdiction générale de participation des opérateurs économiques de pays tiers aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union (27). Il soutient que les orientations sur la participation des soumissionnaires de pays tiers (28) confirment cette thèse lorsqu’elles indiquent que les opérateurs économiques de pays tiers peuvent être exclus de ces procédures, sans exiger leur exclusion. La commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics fait valoir que les mêmes principes s’appliquent à tous les opérateurs économiques participant aux procédures de passation de marchés publics en Croatie, quel que soit leur pays d’établissement.

37.      Kolin soutient que la participation des opérateurs économiques de pays tiers aux procédures de passation de marchés publics relève d’une compétence partagée entre l’Union et les États membres. Tant que la première n’a pas prévu de disposition spécifique pour réglementer cette participation, les États membres restent libres d’agir. Dans le même ordre d’idées, le gouvernement polonais considère que l’application de la directive 2014/25 aux opérateurs économiques de pays tiers relève non pas de la politique commerciale commune, une compétence exclusive de l’Union, mais du marché intérieur, qui est une compétence partagée. Il s’ensuit que le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce que les États membres décident que le principe d’égalité de traitement s’applique à d’autres opérateurs économiques de pays tiers que ceux auxquels renvoie l’article 43 de la directive 2014/25.

38.      Le gouvernement estonien fait valoir que, dès lors que les dispositions du traité FUE relatives au marché intérieur constituent la base juridique de la directive 2014/25, les États membres peuvent prévoir des règles régissant la participation des opérateurs économiques établis dans des pays tiers aux procédures de passation de marchés publics. Les États membres peuvent limiter la participation des opérateurs de pays tiers à ces procédures, mais ils ne sont pas tenus de le faire.

39.      Si les gouvernements danois, français et autrichien considèrent que la participation des opérateurs économiques de pays tiers aux procédures de passation de marchés publics relève de la compétence exclusive de l’Union, ils soutiennent, pour des raisons différentes, que les États membres peuvent agir dans ce domaine.

40.      Le gouvernement autrichien admet que la réglementation de la participation des opérateurs économiques de pays tiers à de telles procédures relève de la politique commerciale commune. En l’absence de dispositions de la directive 2014/25 à cet effet, les États membres restent libres d’adopter des mesures à cette fin. Le gouvernement danois fait valoir que, lorsque l’Union n’exerce pas sa compétence exclusive pour conclure des accords internationaux en matière de passation de marchés publics, les États membres peuvent déterminer les modalités selon lesquelles les opérateurs de pays tiers peuvent participer à de telles procédures. Le gouvernement français estime également que les mesures visant à exclure les opérateurs économiques de pays tiers des procédures de passation de marchés publics dans l’Union relèvent de la politique commerciale commune. De ce fait, les États membres sont empêchés d’adopter des mesures générales relatives à la participation des opérateurs économiques de pays tiers à ces procédures, mais peuvent adopter des mesures dans des cas particuliers.

41.      La Commission affirme que les modalités selon lesquelles les opérateurs économiques de pays tiers peuvent participer aux procédures de passation de marchés publics organisées au sein de l’Union relèvent de la compétence exclusive de cette dernière, de sorte qu’elle seule peut adopter des actes juridiquement contraignants qui assurent l’égalité de traitement des opérateurs économiques de pays tiers (29).

–       Analyse

42.      L’article 3, paragraphe 1, sous e), TFUE prévoit que la politique commerciale commune est une compétence exclusive de l’Union. Conformément à l’article 207, paragraphe 1, TFUE, cette politique est fondée sur des principes uniformes et couvre les échanges de marchandises et de services (30). Étant donné que les traités ne mentionnent pas l’attribution de marchés publics, la question se pose de savoir si les procédures régissant ces attributions relèvent du marché intérieur, une compétence partagée entre l’Union et ses États membres (31), ou de la politique commerciale commune. Dans ce contexte, il est utile de rappeler que le marché intérieur régit les échanges entre les États membres, tandis que la politique commerciale commune concerne les échanges entre les États membres et les pays tiers (32). L’attribution de marchés publics peut donc avoir une dimension à la fois interne et externe.

43.      L’article 53 TFUE, relatif à la liberté d’établissement, l’article 62 TFUE, relatif à la libre prestation de services, et l’article 114 TFUE, relatif à l’adoption de mesures ayant pour objet l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur, constituent la base juridique de la directive 2014/25 (33). Il semble en résulter que la dimension intra-UE des règles régissant l’attribution des marchés publics, y compris la directive 2014/25, relève du champ d’application du marché intérieur.

44.      Une mesure destinée à promouvoir, à faciliter ou à régir les échanges internationaux et ayant des effets directs et immédiats sur ces échanges relève de la politique commerciale commune (34). Une mesure n’ayant que des implications accessoires sur les échanges internationaux ne relève pas de cette politique (35). Les modalités visant à faciliter la participation des opérateurs économiques de pays tiers aux procédures de passation de marchés publics au sein de l’Union relèvent-elles de la première ou de la seconde de ces catégories ?

45.      Dans son avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), la Cour a examiné la répartition des compétences entre l’Union et les États membres dans le contexte de conclusion d’un accord commercial envisagé avec la République de Singapour. Cet accord international contenait un chapitre consacré à la passation de marchés publics qui déterminait les modalités selon lesquelles les opérateurs économiques de chaque partie peuvent participer à la procédure de passation des marchés organisée par les pouvoirs publics de l’autre partie. Ce chapitre ayant des effets directs et immédiats sur les échanges de marchandises et de services entre les parties à cet accord international, il relevait de la politique commerciale commune (36). Cette décision semble ainsi conforter l’idée selon laquelle la dimension externe de l’attribution des marchés publics relève de la compétence exclusive de l’Union. Il s’ensuit que l’Union doit déterminer si, et dans quelles conditions, les opérateurs économiques de pays tiers peuvent participer aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union (37). L’article 207 TFUE indique que ce pouvoir inclut l’adoption de mesures unilatérales conformément à la procédure législative ordinaire et, le cas échéant, la négociation d’accords internationaux. C’est dans ce contexte que l’Union a annoncé son intention de créer des opportunités commerciales pour les entreprises qui y sont établies en cherchant à ouvrir les marchés publics des pays tiers sur une base réciproque (38).

46.      Conformément à l’article 2, paragraphe 2, TFUE, lorsque les traités attribuent à l’Union une compétence partagée avec les États membres dans un domaine déterminé, l’Union et les États membres peuvent légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants dans ce domaine. Les États membres peuvent exercer leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne. Les États membres peuvent donc exercer leur compétence dans la mesure où l’Union (i) ne l’a pas encore exercée ou (ii) cesse de l’exercer (39).

47.      Lorsque les traités attribuent à l’Union une compétence exclusive dans un domaine déterminé, seule l’Union peut légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants dans ce domaine (40), les États membres n’étant autorisés à le faire que s’ils sont habilités par l’Union, ou pour mettre en œuvre les actes de l’Union (41). Même lorsque l’Union n’a pas exercé sa compétence exclusive dans un domaine donné, un État membre ne saurait invoquer le défaut d’exercice par l’Union de sa compétence pour justifier l’adoption d’une disposition dans ce domaine (42). Une fois qu’une compétence exclusive a été attribuée à l’Union, la perte de compétence des États membres est immédiate et cette attribution intervient indépendamment de la question de savoir si l’Union a exercé ou non cette compétence (43). L’attribution d’une compétence exclusive à l’Union enlevant aux États membres toute compétence dans le domaine en question, toute activité des États membres dans ce domaine est, dès lors, a priori, en conflit avec les traités (44).

48.      Étant donné que l’article 2, paragraphe 1, TFUE n’habilite qu’exceptionnellement les États membres à agir dans un domaine qui relève de la compétence exclusive de l’Union (45), et que les exceptions sont habituellement interprétées et appliquées strictement, toute habilitation accordée à un État membre doit être spécifique (46), limitée et temporaire (47).

49.      Dans son arrêt Commission/Royaume-Uni (48), la Cour a examiné une situation dans laquelle un État membre avait adopté des mesures en raison de la carence de la Communauté économique européenne dans le domaine de la politique commune de la pêche (49). La Cour n’a pas exclu que, en raison de l’évolution des conditions biologiques et technologiques, les États membres puissent être amenés à modifier des mesures de conservation (50) et que, dans ces conditions, les États membres puissent agir comme gestionnaires des intérêts communs de l’Union (51). Toutefois, avant d’adopter de telles mesures, l’État membre concerné doit rechercher, de bonne foi, l’approbation de l’Union et ne pas adopter de mesures auxquelles celle-ci s’oppose ou soumet à des conditions (52). Selon cet arrêt, un État membre peut, à titre exceptionnel, adopter des mesures dans un domaine relevant de la compétence exclusive de l’Union lorsque celle-ci n’a pas agi, pour autant que ces mesures soient objectivement nécessaires, que l’État membre ait notifié ses intentions à l’Union et que celle-ci ne soulève aucune objection.

50.      S’agissant de la présente affaire, en adoptant l’article 43 de la directive 2014/25, l’Union a exercé sa compétence à l’égard des opérateurs économiques établis dans un pays partie à l’AMP ou à une autre convention internationale sur l’attribution de marchés publics liant l’Union. Comme cela a été expliqué au point 10 des présentes conclusions, les opérateurs économiques établis en Turquie ne rentrent pas dans cette catégorie. Bien que l’Union n’ait pas exercé sa compétence exclusive pour déterminer si les opérateurs économiques de pays tiers non couverts peuvent participer à de telles procédures, les États membres ne sauraient invoquer cette circonstance dans le but de récupérer la compétence pour agir dans ce domaine.

51.      Comme l’ont indiqué la commission nationale pour le contrôle des procédures de passation des marchés publics et Kolin, les autorités croates considèrent que l’article 3, paragraphe 8, de la loi sur les marchés publics, qui semble transposer en droit croate la notion d’« opérateur économique » figurant à l’article 2, paragraphe 6, de la directive 2014/25, doit être interprété en ce sens que les procédures de passation des marchés publics en Croatie sont ouvertes à tous les opérateurs économiques, indépendamment de leur lieu d’établissement, dans les mêmes conditions que celles qui s’appliquent aux opérateurs économiques d’autres États membres.

52.      Cette approche soulève au moins trois difficultés. Premièrement, les États membres ne sont pas autorisés à adopter une législation dans un domaine relevant de la compétence exclusive de l’Union, à moins qu’ils ne cherchent à mettre en œuvre le droit de l’Union ou que l’Union ne les ait habilités à le faire. Étant donné que l’Union ne semble pas avoir exercé sa compétence exclusive pour déterminer l’accès des opérateurs économiques de pays tiers non couverts aux procédures de passation de marchés publics, les États membres souhaitant prendre des mesures à cette fin peuvent informer les institutions compétentes de l’Union de leur projet d’action en vue d’obtenir l’habilitation requise. Rien dans le dossier de la Cour n’indique que la Croatie ait entrepris une telle démarche. Deuxièmement, une action unilatérale des États membres pourrait porter atteinte à la position de négociation de l’Union dans le cadre de ses efforts d’ouverture réciproque des marchés publics dans les pays tiers. Troisièmement, elle pourrait porter atteinte à l’application uniforme du droit de l’Union, puisque, dans de telles circonstances, l’application ratione personae de la directive 2014/25 pourrait varier d’un État membre à l’autre.

53.      Bien que la directive 2014/25 ne s’applique pas aux opérateurs économiques établis en Turquie, je vais maintenant examiner si les lois des États membres peuvent néanmoins s’appliquer à des situations qui ne relèvent pas du champ d’application de cette directive. Dans son arrêt rendu dans l’affaire Dzodzi, la Cour a examiné une situation dans laquelle le droit national avait étendu l’application des règles du marché intérieur de l’Union à des situations purement internes afin d’éviter une discrimination à rebours (53). Bien que le droit de l’Union ne s’applique pas à des situations purement internes (54), la Cour a jugé qu’il n’empêchait pas les États membres de le faire. Dans ces circonstances, la Cour a répondu aux questions préjudicielles afin d’assurer l’interprétation uniforme du droit de l’Union (55).

54.      Contrairement à la situation ayant donné lieu à cet arrêt, l’affaire soumise à la juridiction de renvoi n’est pas purement interne et ne relève pas d’une compétence partagée entre l’Union et les États membres. Étant donné que les questions posées en l’espèce concernent une compétence exclusive de l’Union, les États membres ne peuvent pas décider unilatéralement d’étendre le champ d’application des règles pertinentes de l’Union. J’attire donc l’attention de la Cour sur le fait qu’il n’est pas possible de répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi en se fondant sur l’arrêt Dzodzi.

55.      Étant donné que toutes les questions de la juridiction de renvoi portent sur l’interprétation de la directive 2014/25, qui, pour les raisons exposées en détail aux points 29 à 33 et 42 à 54 des présentes conclusions, ne saurait s’appliquer dans le cadre du litige dont elle est saisie, je suggère à la Cour de déclarer la demande de décision préjudicielle irrecevable dans son intégralité.

56.      Dans l’hypothèse où la Cour jugerait que le renvoi préjudiciel est recevable, je propose d’examiner chacune des questions posées par la juridiction de renvoi.

 B.      Le bien-fondé

 1.      Les première et deuxième questions

–       Les observations des parties

57.      Kolin, le gouvernement estonien et la Commission estiment que les articles 36 et 76 de la directive 2014/25 doivent être interprétés en ce sens que, après l’expiration du délai de réception des offres, le pouvoir adjudicateur ne peut pas demander de documents ou d’informations portant sur des questions qui ne figuraient pas dans l’offre initiale. Bien que le principe d’égalité de traitement ne s’oppose pas, en principe, à ce que les soumissionnaires corrigent ou complètent leurs offres, de telles informations ne peuvent pas modifier la substance d’une offre. Toute demande de clarification doit également être adressée à tous les soumissionnaires se trouvant dans une situation similaire. Kolin, le gouvernement estonien et la Commission soutiennent que les faits de l’espèce ne respectent pas ces exigences.

58.      Le gouvernement estonien ajoute que, selon lui, HŽ Infrastruktura a enfreint l’article 59 de la directive 2014/24. Cette disposition étant limitée à la clarification des informations contenues dans le DUME et à la présentation de documents justificatifs, elle ne prévoit pas la soumission de nouvelles informations (56). Étant donné que le DUME de Strabag ne mentionnait que les travaux effectués sur la ligne ferroviaire Pragersko-Hodoš dans son offre, toute demande de clarification et de pièces justificatives présentée par HŽ Infrastruktura devait se limiter à ces travaux.

59.      Les autres parties à la procédure devant la Cour font valoir que, après l’expiration du délai de présentation des offres, un pouvoir adjudicateur peut demander à un soumissionnaire de produire des documents relatifs à des circonstances non mentionnées dans l’offre initiale.

60.      Le gouvernement croate, soutenu par la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics, ainsi que par les gouvernements tchèque, français et polonais, fait valoir que les pouvoirs adjudicateurs peuvent inviter les soumissionnaires à clarifier ou à compléter des informations ou des documents, pour autant que cette invitation ne constitue pas une modification substantielle d’une offre. Dans ce contexte, il convient de distinguer les critères de sélection des critères d’attribution. Si les soumissionnaires ne peuvent pas modifier leurs offres en ce qui concerne les critères d’attribution, car cela constituerait une modification substantielle, ils peuvent compléter les informations ou les documents qui concernent les critères de sélection. Selon la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics et le gouvernement tchèque, la comparaison entre l’article 51 de la directive 2004/18, l’article 56, paragraphe 3, de la directive 2014/24, et l’article 76, paragraphe 4, de la directive 2014/25 (57), révèle que ces deux dernières dispositions ont été adoptées dans le but de donner aux pouvoirs adjudicateurs une plus grande latitude pour demander des renseignements ou des documents complémentaires afin de faciliter le choix de l’offre économiquement la plus avantageuse.

61.      Le gouvernement croate et la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics font également valoir que les règles régissant le DUME habilitent le pouvoir adjudicateur, à tout moment de la procédure, à demander aux soumissionnaires de présenter des pièces justificatives et de compléter ou de clarifier les documents qu’il avait déjà reçus. L’élément décisif pour savoir si un pouvoir adjudicateur peut recevoir de tels documents et les prendre en compte consiste à déterminer si les informations complémentaires demandées concernent des faits qui ont eu lieu avant l’expiration du délai de présentation des offres. Strabag s’étant référée à des travaux qu’elle avait achevés avant l’expiration du délai de présentation des offres, elle était en droit de les mentionner, même pour la première fois, après l’expiration de ce délai.

62.      La commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics, soutenue par le gouvernement tchèque, affirme également que, parce que le pouvoir adjudicateur l’a sélectionné, le soumissionnaire retenu ne se trouve pas dans la même situation que les soumissionnaires évincés. Il s’ensuit qu’une invitation demandant à ce soumissionnaire de fournir des informations complémentaires ne viole pas le principe d’égalité de traitement.

63.      Le gouvernement croate, soutenu par HŽ Infrastruktura, la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics, ainsi que par les gouvernements tchèque et polonais, fait également valoir que l’arrêt Esaprojekt n’est pas applicable par analogie. Cet arrêt portait sur la question de savoir si, compte tenu des réserves quant à ses aptitudes techniques, un soumissionnaire retenu pouvait présenter un nouveau document afin de se prévaloir d’un contrat exécuté par un autre opérateur, qui s’était engagé à mettre à la disposition du soumissionnaire retenu les moyens nécessaires à l’exécution du marché public en cause. Contrairement aux clarifications demandées dans l’affaire au principal, qui portaient sur des travaux que le soumissionnaire avait lui-même exécutés, le recours à ce marché avait une incidence sur un élément essentiel de l’offre, à savoir l’identité du soumissionnaire et ses capacités techniques.

64.      La commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics ajoute que, dans l’arrêt Manova, la Cour a jugé qu’un soumissionnaire pouvait ultérieurement fournir un document ne figurant pas dans son offre initiale, à savoir son bilan, pour autant que ce document ait existé avant l’expiration du délai de présentation des offres (58).

–       Analyse

65.      Par ses première et deuxième questions, auxquelles il peut être répondu conjointement, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 76 de la directive 2014/25, lu en combinaison avec le principe d’égalité de traitement consacré à l’article 36 de cette directive, doit être interprété en ce sens qu’il permet à un pouvoir adjudicateur de demander à un soumissionnaire de nouveaux documents relatifs à ses capacités techniques et professionnelles par référence à des travaux qui n’étaient pas mentionnés dans l’offre initiale, alors que la décision d’attribution initiale avait été annulée et l’affaire renvoyée pour réévaluation.

66.       J’observe d’emblée que le libellé de l’article 76, paragraphe 4, de la directive 2014/25, la directive sectorielle applicable, est rédigé en termes identiques à celui de l’article 56, paragraphe 3, de la directive 2014/24, la directive générale. Rien ne s’oppose, a priori, à ce que ces deux dispositions soient interprétées de la même manière. Dans la mesure où le considérant 6 de la directive 2014/25 indique qu’il convient d’interpréter la notion de passation de marché figurant dans cette directive d’une manière aussi proche que possible de celle appliquée dans la directive 2014/24, sous réserve des spécificités de la directive sectorielle, il confirme cette thèse. En outre, il a été jugé que la jurisprudence relative à l’interprétation de l’article 51 de la directive 2004/18 s’applique par analogie à l’article 56, paragraphe 3, de la directive 2014/24 (59).

67.      L’obligation, pour un pouvoir adjudicateur, de respecter les principes d’égalité de traitement des soumissionnaires et de transparence vise à promouvoir une concurrence saine et effective entre les entreprises participant aux procédures de passation de marchés et à assurer ainsi la libre circulation des services (60). Les principes d’égalité de traitement et de transparence s’opposent à toute négociation entre un pouvoir adjudicateur et un soumissionnaire dans le cadre d’une procédure de passation de marché public. Une fois l’offre soumise, elle ne peut pas être modifiée, que ce soit à l’initiative du pouvoir adjudicateur ou du soumissionnaire. Par conséquent, lorsqu’un pouvoir adjudicateur considère qu’une offre est imprécise ou non conforme à une spécification technique, il ne peut pas demander au soumissionnaire de clarifier ou d’expliquer son offre (61). Permettre au pouvoir adjudicateur de demander à un candidat dont il estime l’offre imprécise ou non conforme aux spécifications techniques pertinentes qu’il clarifie ou explique son offre risque de donner l’apparence que ce pouvoir adjudicateur négocie avec lui confidentiellement, violant ainsi le principe d’égalité de traitement (62).

68.      Le principe d’égalité de traitement ne s’oppose pas à ce qu’une offre puisse être corrigée ou complétée ponctuellement, lorsque cela est à l’évidence nécessaire pour remédier à des erreurs matérielles manifestes. Pour que cela puisse être admis, deux conditions doivent être remplies. Premièrement, une demande de clarification ne peut pas aboutir à une modification de l’offre qui soit telle que celle-ci apparaîtrait en réalité comme une nouvelle offre (63). Une demande de clarification ne saurait pallier l’absence d’une pièce ou d’une information requise par l’appel d’offres (64), sans laquelle un soumissionnaire doit être exclu (65). Deuxièmement, une telle demande doit être adressée à tous les soumissionnaires qui se trouvent dans une situation similaire (66).

69.      C’est à la lumière de ces principes qu’il convient d’examiner les première et deuxième questions posées par la juridiction de renvoi.

70.      La présentation de nouveaux documents relatifs aux capacités techniques et professionnelles d’un soumissionnaire en faisant référence à des travaux non mentionnés dans l’offre initiale n’équivaut pas à une correction, une clarification ou une explication. Elle constitue plutôt une modification importante de cette offre, sans laquelle celle-ci serait rejetée. Il ressort des pièces du dossier que la décision d’attribution initiale avait été annulée précisément parce que le soumissionnaire ne pouvait pas démontrer, par référence aux informations et aux documents figurant dans son offre initiale, qu’il avait satisfait aux exigences techniques et professionnelles de l’appel d’offres.

71.      Conformément à l’article 59, paragraphe 1, de la directive 2014/24, le DUME est une déclaration du soumissionnaire selon laquelle il remplit, entre autres, les critères de sélection applicables. Cette déclaration sur l’honneur constitue une preuve a priori en ce sens, en lieu et place de la condition imposant de produire des certificats délivrés par des autorités publiques ou des tiers (67). Le DUME a vocation à donner aux pouvoirs adjudicateurs une image précise et fidèle de la situation de chaque opérateur économique qui entend soumettre une offre (68). La réduction corrélative des lourdeurs administratives auxquelles sont confrontés les pouvoirs adjudicateurs et les opérateurs économiques doit néanmoins être conciliée avec l’objectif visant à promouvoir une concurrence saine et effective et l’application des principes d’égalité de traitement et de transparence (69).

72.      L’annexe 2, partie IV, du règlement d’exécution (UE) 2016/7 de la Commission, du 5 janvier 2016, établissant le formulaire type pour le document unique de marché européen (70) est intitulée « Critères de sélection ». Conformément au titre C, intitulé « Capacités techniques et professionnelles », un soumissionnaire doit à la fois énumérer et fournir un certain nombre de détails sur les travaux pertinents qu’il a exécutés. Si cette disposition permet ainsi à un soumissionnaire de fournir, sur demande, les certificats et documents justificatifs appropriés, elle ne lui permet pas de modifier les éléments essentiels sur la base desquels il a déclaré qu’il remplissait les critères de sélection applicables, à savoir l’exécution de travaux spécifiques, après l’expiration du délai de présentation de son offre.

73.      S’agissant de l’application du principe d’égalité de traitement à la présente espèce, la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics et HŽ Infrastruktura ont indiqué à l’audience que, sur les neuf offres rejetées pour non‑respect des critères de sélection, quatre d’entre elles contenaient des preuves insuffisantes des capacités techniques et professionnelles, tout en présentant prétendument d’autres insuffisances.

74.      Sans préjudice des limitations à la possibilité d’apporter des clarifications ultérieures, le principe d’égalité de traitement exige que le pouvoir adjudicateur adresse des demandes de clarification à tous les participants dont l’offre suscite des doutes sur le point de savoir s’ils respectent les critères de sélection, et qu’il ne limite pas ces demandes au soumissionnaire auquel il a choisi d’attribuer le marché. À l’audience, la commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics et HŽ Infrastruktura ont indiqué que, après avoir examiné les offres et en avoir rejeté neuf pour non‑respect des critères de sélection, HŽ Infrastruktura a examiné les six offres restantes au regard des critères d’attribution. On ne saurait donc exclure la possibilité que, si les neuf soumissionnaires initialement écartés pour non‑respect des critères de sélection avaient eu l’opportunité d’expliquer leur offre, l’un de ces soumissionnaires aurait pu être considéré comme ayant présenté l’offre économiquement la plus avantageuse. Toutefois, il s’agit là d’un point qu’il appartient en définitive à la juridiction de renvoi de vérifier.

75.      Ainsi que plusieurs parties l’ont relevé à juste titre, les faits ayant donné lieu à l’arrêt Esaprojekt diffèrent de ceux dont la juridiction de renvoi est saisie. Selon cet arrêt, le pouvoir adjudicateur ayant considéré que l’expérience du soumissionnaire ne répondait pas aux exigences de l’appel d’offres, il a demandé une clarification de cette offre. Le soumissionnaire a fourni un document qui faisait référence à l’expérience d’un sous-traitant qu’il avait mentionné dans l’offre initiale (71). L’arrêt de la Cour laisse entendre que la réponse à la demande constituait une modification substantielle de l’offre initiale, en ce qu’elle affectait l’identité et la capacité du soumissionnaire (72). Ces différences factuelles qui peuvent exister entre la situation ayant donné lieu à l’arrêt Esaprojekt et celle qui est examinée dans la présente affaire sont sans incidence sur les principes juridiques applicables exposés aux points 67 et 68 des présentes conclusions.

76.      Plusieurs parties à la procédure devant la Cour affirment que l’arrêt Manova étaye la thèse selon laquelle l’article 76, paragraphe 4, de la directive 2014/25 habilite un pouvoir adjudicateur à demander des documents ou des informations ne figurant pas dans l’offre initiale dans des circonstances similaires à celles de l’affaire soumise à la juridiction de renvoi. Je me permets de faire observer que cet argument repose sur une lecture erronée de cet arrêt. La Cour a bien déclaré qu’un pouvoir adjudicateur pouvait demander qu’une offre soit ponctuellement corrigée ou complétée, par exemple en sollicitant la copie d’un bilan publié avant la date limite de dépôt des offres. Elle a nuancé cette constatation en indiquant qu’une telle demande serait interdite si l’appel d’offres exigeait la présentation de cette pièce ou information manquante sous peine d’exclusion de la procédure de passation (73). Dans la présente espèce, la juridiction de renvoi indique que, en l’absence de la référence aux travaux sur l’autoroute de la vallée de Steyr, l’offre initiale de Strabag n’aurait pas satisfait aux critères de sélection et aurait été rejetée, ce qui correspondrait au nuancement introduit par la Cour dans l’arrêt Manova.

77.      Eu égard aux considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre aux première et deuxième questions que l’article 76 de la directive 2014/25, lu en combinaison avec le principe d’égalité de traitement consacré à l’article 36 de cette directive, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un pouvoir adjudicateur demande à un soumissionnaire de nouveaux documents relatifs à ses capacités techniques et professionnelles par référence à des travaux qui n’étaient pas mentionnés dans l’offre initiale, alors que la décision d’attribution initiale avait été annulée et l’affaire renvoyée pour réévaluation.

 2.      La troisième question

78.      Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande à la Cour si l’article 76 de la directive 2014/25, lu en combinaison avec le principe d’égalité de traitement consacré à l’article 36 de cette directive, doit être interprété en ce sens qu’il permet à un soumissionnaire de fournir d’office de nouveaux documents relatifs à ses capacités techniques et professionnelles par référence à des travaux non mentionnés dans l’offre initiale, alors que la décision d’attribution initiale avait été annulée et l’affaire renvoyée pour réévaluation.

79.      La plupart des observations soumises à la Cour n’abordent pas la troisième question séparément. Le gouvernement français fait valoir que, si un pouvoir adjudicateur peut inviter les soumissionnaires à fournir des clarifications après l’expiration du délai de présentation des offres, les soumissionnaires n’ont pas le droit de fournir des clarifications d’office. La Commission, en revanche, soutient que la directive 2014/25 empêche toute modification substantielle d’une offre après l’expiration du délai de réception des offres. Il est donc indifférent que le pouvoir adjudicateur ait demandé les clarifications ou que le soumissionnaire les ait fournies d’office.

80.      En vertu d’une jurisprudence constante de la Cour, dans le cadre de la procédure visée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer. En effet, dans le cadre de la procédure de coopération entre la Cour et les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence. Il n’est possible pour la Cour de refuser de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale que lorsque, notamment, les exigences concernant le contenu de la demande de décision préjudicielle figurant à l’article 94 du règlement de procédure de la Cour ne sont pas respectées ou lorsqu’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation d’une règle de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ou lorsque le problème est de nature hypothétique (74).

81.      En l’espèce, il ressort des pièces versées au dossier de la Cour que Strabag a fourni les documents et informations complémentaires à la demande du pouvoir adjudicateur. Il s’ensuit que la troisième question est fondée sur une hypothèse et qu’elle doit, pour cette raison, être déclarée irrecevable. Dans l’hypothèse où la Cour ne partagerait pas ce point de vue, pour les raisons exposées aux points 67 à 76 des présentes conclusions, je suggère de répondre à la troisième question que l’article 76 de la directive 2014/25, lu en combinaison avec le principe d’égalité de traitement consacré à l’article 36 de cette directive, ne permet pas à un soumissionnaire de fournir d’office de nouveaux documents relatifs à ses capacités techniques et professionnelles par référence à des travaux non mentionnés dans l’offre initiale, alors que la décision initiale d’attribution avait été annulée et l’affaire renvoyée pour réévaluation.

 V. Conclusion

82.      Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de justice de déclarer irrecevable la demande de décision préjudicielle présentée par le Visoki upravni sud Republike Hrvatske (cour administrative d’appel, Croatie) par décision du 10 octobre 2022.


1      Langue originale : l’anglais.


2      Appelés « opérateurs économiques de pays tiers non couverts ».


3      JO 2014, L 94, p. 243.


4      Décision du Conseil, du 22 décembre 1994, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, des accords des négociations multilatérales du cycle de l’Uruguay (1986‑1994) (JO 1994, L 336, p. 1).


5      JO 2014, L 94, p. 65.


6      JO 1977, L 361, p. 29.


7      JO 1972, L 293, p. 3.


8      JO 1996, L 35, p. 1.


9      JO 2000, L 138, p. 27.


10      La décision no 1/2006 du Comité de coopération douanière CE-Turquie, du 26 septembre 2006, portant modalités d’application de la décision no 1/95 du Conseil d’association CE-Turquie (JO 2006, L 265, p. 18) ne contient aucune disposition relative aux procédures de passation de marchés publics.


11      Narodne novine no 120/2016.


12      Arrêt du 4 mai 2017 (C‑387/14, ci-après l’« arrêt Esaprojekt », EU:C:2017:338).


13      La juridiction de renvoi relève que l’arrêt Esaprojekt a interprété l’article 51 de la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO 2004, L 134, p. 114), en ce qui concerne la possibilité d’inviter les soumissionnaires à fournir des documents venant s’ajouter à leur offre respective. La directive 2014/24 ayant abrogé cette directive, la juridiction de renvoi se demande si la jurisprudence de la Cour relative à la directive 2004/18 et à la directive 2014/24 peut s’appliquer par analogie aux situations régies par la directive 2014/25.


14      Arrêt du 22 mars 2022, Prokurator Generalny (Chambre disciplinaire de la Cour suprême – Nomination) (C‑508/19, EU:C:2022:201, point 59).


15      Arrêt du 27 avril 2023, Viagogo (C‑70/22, EU:C:2023:350, point 23).


16      La Commission invoque, par analogie, les conclusions de l’avocat général Rantos dans l’affaire CRRC Qingdao Sifang et Astra Vagoane Călători (C‑266/22, EU:C:2023:399). Elle renvoie également au considérant 10 du règlement (UE) 2022/1031 du Parlement européen et du Conseil du 23 juin 2022 concernant l’accès des opérateurs économiques, des biens et des services des pays tiers aux marchés publics et aux concessions de l’Union et établissant des procédures visant à faciliter les négociations relatives à l’accès des opérateurs économiques, des biens et des services originaires de l’Union aux marchés publics et aux concessions des pays tiers (Instrument relatif aux marchés publics internationaux – IMPI ) (JO 2022, L 173, p. 1 ; ci-après le « règlement IMPI »), ainsi qu’à la partie 1 de la communication de la Commission concernant les orientations relatives à la participation des soumissionnaires et des produits issus de pays tiers aux marchés publics de l’UE (JO 2019, C 271, p. 43 ; ci-après les « orientations sur la participation des soumissionnaires de pays tiers »).


17      Par souci d’exhaustivité, j’observe que l’article 85 de la directive 2014/25 concerne les produits originaires des pays tiers avec lesquels l’Union n’a pas conclu d’accord multilatéral ou bilatéral visant à assurer l’accès des opérateurs de l’Union aux marchés de ces pays. En vertu de cette disposition, les États membres peuvent rejeter les offres lorsque la part des produits originaires de pays tiers non couverts excède 50 % de la valeur totale de l’offre.


18      En vertu de cette disposition, l’Union peut suspendre ou restreindre l’attribution de marchés de services à des opérateurs économiques de pays tiers non couverts lorsque le pays dans lequel ils sont établis n’accorde pas aux opérateurs de l’Union un accès effectif dans les mêmes conditions que celles qui s’appliquent aux opérateurs nationaux. L’article 86, paragraphe 6, de la directive 2014/25 semble suggérer que cette disposition s’applique aux opérateurs de pays tiers non couverts, l’adoption de mesures unilatérales par l’Union pouvant entrer en conflit avec les obligations des parties à l’Organisation mondiale du commerce de régler les différends. Wang et Arrowsmith souscrivent à cette interprétation de l’article 86 de la directive 2014/25 : voir Wang, P., et Arrowsmith, S., « Trade Relations with third Countries in Public Procurement », dans Arrowsmith, S., The Law of Public and Utilities Procurement – Regulation in the EU and UK, volume 2, Sweet & Maxwell, 2018, p. 881 à 895.


19      Si le règlement IMPI ne s’applique pas aux faits de l’espèce ratione temporis, il envisage l’adoption de mesures visant à restreindre l’accès des opérateurs économiques de pays tiers, autres que ceux couverts par l’AMP ou par un autre accord international, aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union. Si les opérateurs économiques de pays tiers non couverts étaient autorisés à accéder aux procédures de passation de marchés publics en toutes circonstances, le règlement IMPI ne pourrait jamais s’appliquer en pratique. Il s’ensuit que le règlement IMPI corrobore la conclusion qui est retenue ici.


20      Les points 42 à 54 des présentes conclusions concernent l’exercice de cette compétence.


21      Arrêts du 11 mai 2000, Savas (C‑37/98, EU:C:2000:224, point 46) ; du 20 septembre 2007, Tum et Dari (C‑16/05, EU:C:2007:530, point 46), et du 24 septembre 2013, Demirkan (C‑221/11, EU:C:2013:583, points 37 et 38).


22      Arrêts du 11 mai 2000, Savas (C‑37/98, EU:C:2000:224, points 64 et 69) ; du 21 octobre 2003, Abatay e.a. (C‑317/01 et C‑369/01, EU:C:2003:572, point 66), et du 19 février 2009, Soysal et Savatli (C‑228/06, EU:C:2009:101, point 47).


23      Voir, en ce sens, arrêt du 20 septembre 2007, Tum et Dari (C‑16/05, EU:C:2007:530, point 55).


24      Dans ses conclusions dans l’affaire CRRC Qingdao Sifang et Astra Vagoane Călători (C‑266/22, EU:C:2023:399), l’avocat général Rantos est parvenu à la même conclusion en ce qui concerne l’application de la directive 2014/14 à un opérateur économique établi en Chine qui avait été exclu d’une procédure de passation de marché public dans l’Union.


25      Kolin, les gouvernements estonien et polonais.


26      Les gouvernements danois, français et autrichien.


27      Dans la mesure où il ne contient pas d’interdiction générale de participation des opérateurs économiques établis dans des pays tiers avec lesquels l’Union a pris des engagements en matière d’accès au marché dans le cadre d’un accord international, le règlement IMPI semble confirmer cette thèse.


28      p. 43.


29      Avis 2/15 de la Cour (Accord de libre‑échange entre l’Union européenne et la République de Singapour) du 16 mai 2017 [ci-après « avis 2/15 (Accord de libre‑échange avec Singapour) », EU:C:2017:376], et considérant 3 du règlement IMPI.


30      Le traité de Lisbonne a modifié l’article 207, paragraphe 1, TFUE pour préciser que le commerce des services est une compétence exclusive de l’Union, après avoir été auparavant partagée avec les États membres. On trouve une description de l’évolution de cette disposition et une analyse du champ d’application actuel de la politique commerciale commune dans Wouters, J., Hoffmeister, F., De Baere, G., et Ramopoulos, T., The Law of EU External Relations : Cases, Materials, and Commentary on the EU as an International Legal Actor, Oxford University Press, 2021, p. 230 à 288.


31      Article 4, paragraphe 2, sous a), TFUE.


32      Voir, en ce sens, arrêts du 18 juillet 2013, Daiichi Sankyo et Sanofi-Aventis Deutschland (C‑414/11, EU:C:2013:520, point 50), et du 22 octobre 2013, Commission/Conseil (C‑137/12, EU:C:2013:675, point 56).


33      Le considérant 2 de la directive 2014/25 énonce que celle-ci vise à garantir notamment la libre circulation des marchandises, la liberté d’établissement et la libre prestation de services. Les mêmes considérations découlent du préambule et du considérant 1 de la directive 2014/24.


34      Arrêts du 12 mai 2005, Regione autonoma Friuli-Venezia Giulia et ERSA (C‑347/03, EU:C:2005:285, point 75), et du 18 juillet 2013, Daiichi Sankyo et Sanofi-Aventis Deutschland (C‑414/11, EU:C:2013:520, point 51).


35      Voir, en ce sens, arrêt du 22 octobre 2013, Commission/Conseil (C‑137/12, EU:C:2013:675, points 57 et 76).


36      Avis 2/15 (Accord de libre‑échange avec Singapour), du 16 mai 2017 (EU:C:2017:376, points 75 à 77).


37      À l’appui de cette thèse, voir, par exemple, Wouters, J., Hoffmeister, F., De Baere, G., et Ramopoulos, T., The Law of EU External Relations : Cases, Materials, and Commentary on the EU as an International Legal Actor, Oxford University Press, 2021, p. 255.


38      Orientations sur la participation des soumissionnaires de pays tiers, partie 1.


39      Conclusions de l’avocat général Pitruzzella dans les affaires jointes Hessischer Rundfunk (C‑422/19 et C‑423/19, EU:C:2020:756, point 37).


40      En vertu de la jurisprudence de la Cour, même des actes d’un État membre dépourvus de force contraignantes peuvent empiéter sur une compétence exclusive de l’Union. Voir, en ce sens, arrêt du 18 février 1986, Bulk Oil (Zug) (174/84, EU:C:1986:60, point 9).


41      Article 2, paragraphe 1, TFUE.


42      Voir, en ce sens, arrêt du 26 janvier 2021, Hessischer Rundfunk (C‑422/19 et C‑423/19, EU:C:2021:63, point 53). Voir, également, conclusions de l’avocat général Pitruzzella dans les affaires jointes Hessischer Rundfunk (C‑422/19 et C‑423/19, EU:C:2020:756, point 44).


43      Arrêt du 26 janvier 2021, Hessischer Rundfunk (C‑422/19 et C‑423/19, EU:C:2021:63, point 54).


44      Conclusions de l’avocat général Pitruzzella dans les affaires jointes Hessischer Rundfunk (C‑422/19 et C‑423/19, EU:C:2020:756, point 38).


45      Conclusions de l’avocat général Szpunar dans l’affaire Commission/Conseil (Adhésion à l’acte de Genève) (C‑24/20, EU:C:2022:404, point 81).


46      Voir, en ce sens, arrêts du 15 décembre 1976, Donckerwolcke et Schou (41/76, EU:C:1976:182, points 29 et 32) ; du 17 octobre 1995, Werner (C‑70/94, EU:C:1995:328, point 12), et du 17 octobre 1995, Leifer e.a. (C‑83/94, EU:C:1995:329, point 12). Un exemple d’habilitation spécifique accordée par la législation de l’Union figure dans l’arrêt du 18 février 1986, Bulk Oil (Zug) (174/84, EU:C:1986:60, points 31 à 33).


47      Conclusions de l’avocat général Pitruzzella dans les affaires jointes Hessischer Rundfunk (C‑422/19 et C‑423/19, EU:C:2020:756, point 43).


48      Arrêt du 5 mai 1981, Commission/Royaume-Uni (804/79, EU:C:1981:93).


49      L’inaction était imputable au même État membre que celui qui avait adopté les mesures unilatérales, le Royaume-Uni, faisant obstruction au processus décisionnel du Conseil (ibid., point 9).


50      Ibid., point 22.


51      Ibid., point 30.


52      Ibid., points 27 et 31.


53      Arrêt du 18 octobre 1990, Dzodzi (C‑297/88 et C‑197/89, ci-après l’« arrêt Dzodzi », EU:C:1990:360, point 13).


54      Ibid., point 28.


55      Ibid., points 34 à 37.


56      Le gouvernement estonien soutient que, en vertu de l’article 80, paragraphe 3, de la directive 2014/25, l’article 59 de la directive 2014/24 s’applique aux procédures de passation de marchés publics qui relèvent du champ d’application de la directive 2014/25, telles que celle dont est saisie la juridiction de renvoi.


57      L’article 56, paragraphe 3, de la directive 2014/24 a remplacé l’article 51 de la directive 2004/18. L’article 56, paragraphe 3, de la directive 2014/24 et l’article 76, paragraphe 4, de la directive 2014/25 sont rédigés en termes identiques.


58      Arrêt du 10 octobre 2013, Manova (C‑336/12, ci-après l’« arrêt Manova », EU:C:2013:647).


59      Arrêt du 7 septembre 2021, Klaipėdos regiono atliekų tvarkymo centras (C‑927/19, EU:C:2021:700, point 93).


60      Voir, en ce sens, arrêts du 10 octobre 2013, Manova (C‑336/12, EU:C:2013:647, point 28), et du 11 mai 2017, Archus et Gama (C‑131/16, EU:C:2017:358, point 25).


61      Arrêts du 10 octobre 2013, Manova (C‑336/12, EU:C:2013:647, point 31), et du 7 avril 2016, Partner Apelski Dariusz (C‑324/14, EU:C:2016:214, point 62).


62      Arrêt du 11 mai 2017, Archus et Gama (C‑131/16, EU:C:2017:358, point 28).


63      Ibid., points 29, 31 et 37. Voir aussi, en ce sens, arrêt du 7 avril 2016, Partner Apelski Dariusz (C‑324/14, EU:C:2016:214, point 64), et du 28 février 2018, MA.T.I. SUD et Duemme SGR (C‑523/16 et C‑536/16, EU:C:2018:122, point 52).


64      Arrêts du 11 mai 2017, Archus et Gama (C‑131/16, EU:C:2017:358, point 33), et du 7 septembre 2021, Klaipėdos regiono atliekų tvarkymo centras (C‑927/19, EU:C:2021:700, point 93).


65      Voir, en ce sens, arrêt du 28 février 2018, MA.T.I. SUD et Duemme SGR (C‑523/16 et C‑536/16, EU:C:2018:122, point 49).


66      Arrêt du 11 mai 2017, Archus et Gama (C‑131/16, EU:C:2017:358, point 30).


67      Arrêt du 10 novembre 2022, Taxi Horn Tours (C‑631/21, EU:C:2022:869, point 48).


68      Ibid., point 49.


69      Ibid., points 56 et 57.


70      JO 2016, L 3, p. 16.


71      Arrêt du 4 mai 2017, Esaprojekt (C‑387/14, EU:C:2017:338, points 26 à 30 et 34).


72      Ibid., points 41 à 43.


73      Arrêt du 10 octobre 2013, Manova (C‑336/12, EU:C:2013:647, points 39 et 40).


74      Arrêt du 25 octobre 2018, Roche Lietuva (C‑413/17, EU:C:2018:865, point 23 ainsi que jurisprudence citée).