Language of document : ECLI:EU:C:2024:252

ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

21 mars 2024 (*)

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions en matière civile et commerciale – Règlement (UE) no 1215/2012 – Article 45 – Refus de la reconnaissance d’une décision – Article 71 – Relation de ce règlement avec les conventions relatives à une matière particulière – Convention relative au contrat de transport international de marchandises par route (CMR) – Article 31, paragraphe 3 – Litispendance – Convention attributive de juridiction – Notion d’“ordre public” »

Dans l’affaire C‑90/22,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie), par décision du 10 février 2022, parvenue à la Cour le 10 février 2022, dans la procédure

« Gjensidige » ADB

en présence de :

« Rhenus Logistics » UAB,

« ACC Distribution » UAB,

LA COUR (première chambre),

composée de M. A. Arabadjiev, président de chambre, MM. T. von Danwitz, P. G. Xuereb, A. Kumin (rapporteur) et Mme I. Ziemele, juges,

avocat général : M. N. Emiliou,

greffier : Mme R. Stefanova-Kamisheva, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 23 mars 2023,

considérant les observations présentées :

–        pour « Gjensidige » ADB, par Me G. Raišutienė, advokatė,

–        pour « Rhenus Logistics » UAB, par Mes V. Jurkevičius et E. Sinkevičius, advokatai,

–        pour le gouvernement lituanien, par Mmes V. Kazlauskaitė-Švenčionienė et E. Kurelaitytė, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par MM. P. Messina, S. Noë et Mme A. Steiblytė, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 14 décembre 2023,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 45, paragraphe 1, sous a) et sous e), ii), du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1), et de l’article 71 de ce règlement, lu, d’une part, en combinaison avec les articles 25, 29 ainsi que 31 dudit règlement et, d’autre part, à la lumière des considérants 21 et 22 du même règlement.

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant « Gjensidige » ADB, une compagnie d’assurance, à « Rhenus Logistics » UAB, une société de transport, au sujet du remboursement de l’indemnité que Gjensidige avait versée à « ACC Distribution » UAB au titre de la réparation d’un dommage subi par cette dernière dans le cadre de l’exécution d’un contrat de transport international conclu avec Rhenus Logistics.

 Le cadre juridique

 Le règlement no 1215/2012

3        Aux termes des considérants 3, 4, 21, 22, 30 et 34 du règlement no 1215/2012 :

« (3)      L’Union s’est donné pour objectif de maintenir et de développer un espace de liberté, de sécurité et de justice, entre autres en facilitant l’accès à la justice, notamment par le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et extrajudiciaires en matière civile. [...]

(4)      [...] Des dispositions permettant d’unifier les règles de conflit de juridictions en matière civile et commerciale ainsi que de garantir la reconnaissance et l’exécution rapides et simples des décisions rendues dans un État membre sont indispensables.

[...]

(21)      Le fonctionnement harmonieux de la justice commande de réduire au minimum la possibilité de procédures concurrentes et d’éviter que des décisions inconciliables ne soient rendues dans différents États membres. Il importe de prévoir un mécanisme clair et efficace pour résoudre les cas de litispendance et de connexité et pour parer aux problèmes résultant des divergences nationales quant à la date à laquelle une affaire est considérée comme pendante. Aux fins du présent règlement, il convient de définir cette date de manière autonome.

(22)      Cependant, pour renforcer l’efficacité des accords exclusifs d’élection de for et éviter les manœuvres judiciaires, il est nécessaire de prévoir une exception à la règle générale de la litispendance de manière à traiter de manière satisfaisante une situation particulière pouvant donner lieu à des procédures concurrentes. Une telle situation voit le jour lorsqu’une juridiction non désignée dans un accord exclusif d’élection de for a été saisie d’une procédure et que la juridiction désignée est saisie en second lieu d’une procédure ayant le même objet et la même cause entre les mêmes parties. Dans un tel cas de figure, la juridiction saisie en premier lieu devrait être tenue de surseoir à statuer dès que la juridiction désignée est saisie et jusqu’à ce que cette dernière juridiction déclare qu’elle n’est pas compétente en vertu de l’accord exclusif d’élection de for. Cela vise à faire en sorte que, dans une telle situation, la juridiction désignée ait priorité pour décider de la validité de l’accord et de la mesure dans laquelle celui-ci s’applique au litige pendant devant elle. La juridiction désignée devrait être en mesure de poursuivre la procédure, que la juridiction non désignée ait déjà décidé ou non de surseoir à statuer.

[...]

[...]

(30)      Une partie s’opposant à l’exécution d’une décision rendue dans un autre État membre devrait, dans la mesure du possible et conformément au système juridique de l’État membre requis, pouvoir invoquer, dans la même procédure, outre les motifs de refus prévus par le présent règlement, ceux prévus par le droit national, dans les délais fixés par celui-ci.

Toutefois, la reconnaissance d’une décision ne devrait être refusée qu’en présence d’un ou de plusieurs des motifs de refus prévus par le présent règlement.

[...]

(34)      Pour assurer la continuité nécessaire entre la [convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32, ci-après la “convention de Bruxelles”)], le [règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1)] et le présent règlement, il convient de prévoir des dispositions transitoires. La même continuité doit être assurée en ce qui concerne l’interprétation par la Cour de justice de l’Union européenne de la convention de Bruxelles de 1968 et des règlements qui la remplacent. »

4        Le chapitre II du règlement no 1215/2012 contient une section 6, intitulée « Compétences exclusives » et uniquement composée de l’article 24 de ce règlement. Cet article désigne les juridictions qui sont seules compétentes pour connaître des litiges dans les matières qu’il énumère, sans considération du domicile des parties.

5        Le chapitre II dudit règlement comprend également une section 7, intitulée « Prorogation de compétence ». L’article 25 du même règlement, qui fait partie de cette section, dispose, à son paragraphe 1 :

« Si les parties, sans considération de leur domicile, sont convenues d’une juridiction ou de juridictions d’un État membre pour connaître des différends nés ou à naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé, ces juridictions sont compétentes, sauf si la validité de la convention attributive de juridiction est entachée de nullité quant au fond selon le droit de cet État membre. Cette compétence est exclusive, sauf convention contraire des parties. [...] »

6        L’article 29 du règlement no 1215/2012 prévoit :

« 1.      Sans préjudice de l’article 31, paragraphe 2, lorsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence de la juridiction première saisie soit établie.

2.      Dans les cas visés au paragraphe 1, à la demande d’une juridiction saisie du litige, toute autre juridiction saisie informe sans tarder la première juridiction de la date à laquelle elle a été saisie conformément à l’article 32.

3.      Lorsque la compétence de la juridiction première saisie est établie, la juridiction saisie en second lieu se dessaisit en faveur de celle-ci ».

7        L’article 31 de ce règlement dispose :

« 1.      Lorsque les demandes relèvent de la compétence exclusive de plusieurs juridictions, le dessaisissement a lieu en faveur de la juridiction première saisie.

2.      Sans préjudice de l’article 26, lorsqu’une juridiction d’un État membre à laquelle une convention visée à l’article 25 attribue une compétence exclusive est saisie, toute juridiction d’un autre État membre sursoit à statuer jusqu’à ce que la juridiction saisie sur le fondement de la convention déclare qu’elle n’est pas compétente en vertu de la convention.

3.      Lorsque la juridiction désignée dans la convention a établi sa compétence conformément à la convention, toute juridiction d’un autre État membre se dessaisit en faveur de ladite juridiction.

[...] »

8        L’article 36, paragraphe 1, dudit règlement est ainsi libellé :

« Les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure. »

9        L’article 45 du même règlement prévoit :

« 1.      À la demande de toute partie intéressée, la reconnaissance d’une décision est refusée :

a)      si la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ;

[...]

e)      si la décision méconnaît :

i)      les sections 3, 4 ou 5 du chapitre II lorsque le preneur d’assurance, l’assuré, un bénéficiaire du contrat d’assurance, la victime, le consommateur ou le travailleur était le défendeur, ou

ii)      la section 6 du chapitre II.

[...]

3.      Sans préjudice du paragraphe 1, point e), il ne peut être procédé au contrôle de la compétence de la juridiction d’origine. Le critère de l’ordre public visé au paragraphe 1, point a), ne peut être appliqué aux règles de compétence.

[...] »

10      L’article 71 du règlement no 1215/2012 dispose :

« 1.      Le présent règlement n’affecte pas les conventions auxquelles les États membres sont parties et qui, dans des matières particulières, règlent la compétence judiciaire, la reconnaissance ou l’exécution des décisions.

2.      En vue d’assurer son interprétation uniforme, le paragraphe 1 est appliqué de la manière suivante :

[...]

b)      les décisions rendues dans un État membre par une juridiction ayant fondé sa compétence sur une convention relative à une matière particulière sont reconnues et exécutées dans les autres États membres conformément au présent règlement.

Si une convention relative à une matière particulière et à laquelle sont parties l’État membre d’origine et l’État membre requis détermine les conditions de reconnaissance et d’exécution des décisions, il est fait application de ces conditions. Il peut, en tout cas, être fait application des dispositions du présent règlement relatives à la reconnaissance et à l’exécution des décisions. »

 La CMR

11      La convention relative au contrat de transport international de marchandises par route, signée à Genève le 19 mai 1956, telle que modifiée par le protocole signé à Genève le 5 juillet 1978 (ci-après la « CMR »), s’applique, conformément à son article 1er, paragraphe 1, « à tout contrat de transport de marchandises par route à titre onéreux au moyen de véhicules, lorsque le lieu de la prise en charge de la marchandise et le lieu prévu pour la livraison [...] sont situés dans deux pays différents dont l’un au moins est un pays contractant [...] quels que soient le domicile et la nationalité des parties ».

12      La CMR a été négociée dans le cadre de la Commission économique pour l’Europe des Nations unies. Plus de 50 États, parmi lesquels tous les États membres de l’Union européenne, ont adhéré à la CMR.

13      Aux termes de l’article 31 de la CMR :

« 1.      Pour tous litiges auxquels donnent lieu les transports soumis à la présente [c]onvention, le demandeur peut saisir, en dehors des juridictions des pays contractants désignées d’un commun accord par les parties, les juridictions du pays sur le territoire duquel :

a)      le défendeur a sa résidence habituelle, son siège principal ou la succursale ou l’agence par l’intermédiaire de laquelle le contrat de transport a été conclu, ou

b)      le lieu de la prise en charge de la marchandise ou celui prévu pour la livraison est situé,

et ne peut saisir que ces juridictions.

[...]

3.      Lorsque dans un litige visé au paragraphe 1 du présent article un jugement rendu par une juridiction d’un pays contractant est devenu exécutoire dans ce pays, il devient également exécutoire dans chacun des autres pays contractants aussitôt après accomplissement des formalités prescrites à cet effet dans le pays intéressé. Ces formalités ne peuvent comporter aucune révision de l’affaire. 

[...] »

14      L’article 41, paragraphe 1, de la CMR stipule :

« Sous réserves des dispositions de l’article 40, est nulle et de nul effet toute stipulation qui, directement ou indirectement, dérogerait aux dispositions de la présente [c]onvention. La nullité de telles stipulations n’entraîne pas la nullité des autres dispositions du contrat. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

15      ACC Distribution avait conclu avec Rhenus Logistics un contrat pour le transport, par cette dernière, d’un chargement de matériel informatique depuis les Pays-Bas jusqu’en Lituanie (ci-après le « contrat de transport international en cause »).

16      Une partie des marchandises ayant été volée lors du transport, Gjensidige a, en vertu d’un contrat d’assurance, payé à ACC Distribution une somme de 205 108,89 euros à titre d’indemnité.

17      Le 3 février 2017, Rhenus Logistics a introduit devant le rechtbank Zeeland-West-Brabant (tribunal de la Zélande et du Brabant occidental, Pays-Bas) une action en constatation de la limitation de sa responsabilité.

18      ACC Distribution et Gjensidige ont demandé à cette juridiction de se déclarer incompétente pour connaître de cette action ou de surseoir à statuer au motif que ACC Distribution et Rhenus Logistics étaient convenues de la compétence des juridictions lituaniennes pour statuer sur les litiges nés de l’exécution du contrat de transport international en cause.

19      Par décision du 23 août 2017, ladite juridiction a rejeté la demande de ACC Distribution et de Gjensidige. À cet égard, elle a considéré que, en vertu de l’article 41, paragraphe 1, de la CMR, la convention attributive de juridiction conclue entre ACC Distribution et Rhenus Logistics était nulle et de nul effet dès lors qu’elle avait pour effet de restreindre le choix des juridictions compétentes en vertu de l’article 31 de la CMR.

20      Le 19 septembre 2017, Gjensidige a introduit devant le Kauno apygardos teismas (tribunal régional de Kaunas, Lituanie) une action récursoire, tendant à faire condamner Rhenus Logistics à rembourser le montant de 205 108,89 euros qu’elle avait payé à ACC Distribution à titre d’indemnité.

21      Par ordonnance du 12 mars 2018, le Kauno apygardos teismas (tribunal régional de Kaunas) a sursis à statuer jusqu’à ce que le rechtbank Zeeland-West-Brabant (tribunal de la Zélande et du Brabant occidental) rende une décision définitive.

22      Par décision du 25 septembre 2019, le rechtbank Zeeland-West-Brabant (tribunal de la Zélande et du Brabant occidental) a déclaré que la responsabilité de Rhenus Logistics envers ACC Distribution et Gjensidige était limitée et ne pouvait pas dépasser le montant de l’indemnité prévue à l’article 23, paragraphe 3, de la CMR. Cette décision n’a pas été frappée d’appel et a, partant, force de chose jugée.

23      En exécution de ladite décision, Rhenus Logistics a payé à Gjensidige une somme de 40 854,20 euros, majorée des intérêts, au titre de sa responsabilité ainsi limitée par rapport au dommage subi par ACC Distribution. En conséquence, Gjensidige a renoncé à due concurrence à sa demande indemnitaire à l’égard de Rhenus Logistics.

24      Par décision du 22 mai 2020, le Kauno apygardos teismas (tribunal régional de Kaunas) a rejeté l’action récursoire introduite par Gjensidige au motif que la force de chose jugée s’attachant à la décision du rechtbank Zeeland-West-Brabant (tribunal de la Zélande et du Brabant occidental), du 25 septembre 2019, s’imposait à lui dans l’affaire dont il était saisi.

25      Par ordonnance du 25 février 2021, le Lietuvos apeliacinis teismas (cour d’appel de Lituanie) a confirmé la décision du Kauno apygardos teismas (tribunal régional de Kaunas), du 22 mai 2020, au motif que, en l’occurrence, tant les dispositions du règlement no 1215/2012 que celles de la CMR étaient pertinentes pour statuer sur la question de la compétence. Or, en vertu de l’article 31, paragraphe 1, de la CMR, même si les parties au contrat de transport international en cause avaient conclu une convention attributive de juridiction, le litige né entre les parties pouvait être porté, au choix du demandeur, devant les juridictions compétentes en vertu du point a) ou du point b) de l’article 31, paragraphe 1, de la CMR.

26      Gjensidige a saisi le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie), la juridiction de renvoi, d’un pourvoi contre cette ordonnance. À l’appui de ce pourvoi, Gjensidige a fait valoir que, en cas de concours entre les règles de compétence de la CMR et du règlement no 1215/2012, l’article 25, paragraphe 1, de ce règlement doit prévaloir, cette disposition qualifiant d’exclusive la compétence que les parties conviennent d’attribuer à une juridiction déterminée d’un État membre.

27      En se référant, notamment, aux arrêts du 4 mai 2010, TNT Express Nederland (C‑533/08, EU:C:2010:243), du 19 décembre 2013, Nipponka Insurance (C‑452/12, EU:C:2013:858), et du 4 septembre 2014, Nickel & Goeldner Spedition (C‑157/13, EU:C:2014:2145), la juridiction de renvoi considère que les dispositions de la CMR, y compris l’article 31 de celle-ci, s’appliquent en principe aux questions de compétence internationale qui se posent dans le cadre de litiges tel que celui en cause dans l’affaire dont elle est saisie. Ainsi, une convention attributive de juridiction ne conférerait pas une compétence exclusive aux juridictions désignées par les parties, le demandeur demeurant libre de saisir l’une des juridictions compétentes en vertu de cet article 31. En outre, cette juridiction constate que, en l’occurrence, les actions introduites respectivement aux Pays-Bas et en Lituanie sont identiques, dès lors qu’elles ont la même cause et le même objet.

28      La juridiction de renvoi s’interroge cependant sur la compatibilité de l’article 31 de la CMR avec le règlement no 1215/2012, en ce que cet article permet d’écarter les conventions attributives de juridiction.

29      En effet, selon cette juridiction, si le règlement no 1215/2012 énonce une règle générale de litispendance fondée sur la priorité de la juridiction première saisie, l’article 31, paragraphes 2 et 3, de ce règlement prévoit une exception à cette règle dans les cas où une convention attributive de juridiction a été conclue. Il ressortirait du considérant 22 dudit règlement que cette exception viserait à renforcer l’efficacité des accords exclusifs d’élection de for et à éviter les manœuvres judiciaires.

30      Or, la juridiction de renvoi relève que la CMR et le règlement no 1215/2012 réservent aux conventions attributives de juridiction des traitements fondamentalement opposés. Selon cette juridiction, l’article 25, paragraphe 1, de ce règlement prévoit que l’attribution de compétence convenue par les parties au contrat est en principe exclusive. En revanche, en vertu de l’article 31 de la CMR, la juridiction désignée par la convention attributive de juridiction ne bénéficierait pas d’une compétence exclusive. Ainsi, le régime de compétence prévu à l’article 31 de la CMR ne ferait pas obstacle aux manœuvres judiciaires, voire les encouragerait.

31      La juridiction de renvoi fait observer que le règlement no 1215/2012 ne traite pas directement des conséquences juridiques d’une violation des règles de litispendance dans le cas où une convention attributive de juridiction a été conclue. En particulier, ce règlement ne prévoirait pas expressément de motif de refus de reconnaissance d’une décision de justice rendue dans un autre État membre en violation d’une telle convention.

32      La juridiction de renvoi se demande cependant si, eu égard, notamment, à la volonté du législateur de l’Union de renforcer l’efficacité des accords d’élection de for, les dispositions du règlement no 1215/2012 ne devraient pas être interprétées en ce sens qu’elles étendent la protection de tels accords à la reconnaissance et à l’exécution des décisions de justice.

33      En outre, la juridiction de renvoi fait observer que, lorsqu’une juridiction non désignée par une convention attributive de juridiction se déclare compétente, le défendeur risque de se voir pris au dépourvu tant par rapport au for saisi que, s’il échet, par rapport à la loi applicable au fond du litige.

34      Dès lors, la juridiction de renvoi doute qu’une telle situation, dans laquelle l’application des règles découlant d’une convention internationale telle que la CMR permet d’écarter l’accord des parties tant sur la compétence judiciaire que sur la loi applicable dans une seule et même affaire, soit compatible avec les principes fondamentaux du procès équitable et avec les objectifs poursuivis par le règlement no 1215/2012, si bien que des questions de conformité à l’ordre public se poseraient.

35      Dans ces conditions, le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’article 71 du [règlement no 1215/2012], lu à la lumière des articles 25, 29 et 31 ainsi que des considérants 21 et 22 de ce règlement, peut-il être interprété en ce sens qu’il permet d’appliquer l’article 31 de la [CMR] même lorsque les parties à un litige relevant des champs d’application de ces deux actes ont conclu un accord d’élection de for ?

2)      À la lumière de l’objectif du législateur [de l’Union] consistant à renforcer la protection des accords d’élection de for dans l’Union européenne, l’article 45, paragraphe 1, sous e), ii), du règlement no 1215/2012 peut-il être interprété de manière plus large, comme visant non seulement la section 6, mais aussi la section 7 du chapitre II de ce règlement ?

3)      Eu égard aux particularités du cas d’espèce et aux conséquences juridiques qui en découlent, la notion d’“ordre public” employée dans le règlement no 1215/2012 peut-elle être interprétée comme incluant un motif de non–reconnaissance d’une décision d’une juridiction d’un autre État membre lorsque l’application d’une convention particulière, telle que la CMR, donne lieu à une situation juridique dans laquelle, dans une seule et même affaire, ni l’élection de for ni le choix de la loi applicable ne sont respectés ? »

 Sur les questions préjudicielles

 Observations liminaires

36      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si une juridiction d’un État membre peut se déclarer compétente pour statuer sur une action introduite au titre d’un contrat de transport international, alors même que ce contrat contient une convention attributive de juridiction en faveur des juridictions d’un autre État membre.

37      En outre, par ses deuxième et troisième questions, la juridiction de renvoi s’interroge, en substance, sur la possibilité, pour une juridiction d’un État membre, de refuser de reconnaître une décision d’une juridiction d’un autre État membre qui s’est déclarée compétente malgré l’existence d’une telle convention attributive de juridiction.

38      À cet égard, il y a lieu d’examiner dans un premier temps si une juridiction d’un État membre pourrait effectivement refuser de reconnaître une décision d’une juridiction d’un autre État membre relative à une action introduite au titre d’un contrat de transport international au motif que cette dernière juridiction s’est déclarée compétente malgré l’existence d’une convention attributive de juridiction en faveur d’autres juridictions, et ce indépendamment du point de savoir si c’est à bon droit ou non que la juridiction de cet autre État membre s’est déclarée compétente.

39      Dans ce contexte, il importe de déterminer si cette question doit être appréciée à la lumière du règlement no 1215/2012 ou à celle de la CMR, étant donné que, en l’occurrence, il est constant que le contrat de transport international en cause relève du champ d’application tant de ce règlement que de cette convention.

40      Dans la mesure où le règlement no 1215/2012 a abrogé et remplacé le règlement no 44/2001, qui a lui-même remplacé la convention de Bruxelles, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de l’un de ces instruments juridiques vaut également pour celles des autres, lorsque ces dispositions peuvent être qualifiées d’équivalentes (arrêt du 16 novembre 2023, Roompot Service, C‑497/22, EU:C:2023:873, point 21 et jurisprudence citée).

41      Ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 78 de ses conclusions, en application de l’article 71 du règlement no 1215/2012, une convention relative à une matière particulière, telle que la CMR, prime ce règlement. En effet, l’article 71, paragraphe 1, dudit règlement dispose que celui-ci n’affecte pas les conventions auxquelles les États membres sont parties et qui, dans des matières particulières, règlent la compétence judiciaire, la reconnaissance ou l’exécution des décisions. En outre, l’article 71, paragraphe 2, second alinéa, première phrase, du même règlement prévoit que, si une convention relative à une matière particulière et à laquelle sont parties l’État membre d’origine et l’État membre requis détermine les conditions de reconnaissance et d’exécution des décisions, il est fait application de ces conditions. Ainsi, le législateur de l’Union a prévu, en cas de concours de règles, l’application de ces conventions (voir, par analogie, arrêt du 4 mai 2010, TNT Express Nederland, C‑533/08, EU:C:2010:243, points 46 et 47).

42      En l’occurrence, il convient de relever que, aux termes de l’article 31, paragraphe 3, de la CMR, lorsqu’un jugement rendu par une juridiction d’un pays contractant est devenu exécutoire dans ce pays, il devient également exécutoire dans chacun des autres pays contractants aussitôt après accomplissement des formalités prescrites à cet effet dans le pays intéressé, ces formalités ne pouvant, toutefois, comporter aucune révision de l’affaire.

43      Cela étant, d’une part, à supposer que l’article 31, paragraphe 3, de la CMR, qui traite de la force exécutoire, puisse également être qualifié de règle de reconnaissance devant être appliquée en vertu de l’article 71, paragraphes 1 et 2, du règlement no 1215/2012, il convient de relever que cet article 31, paragraphe 3, se limite à subordonner l’exécution d’un « jugement », au sens de cette disposition, à l’accomplissement des formalités prescrites à cet effet dans le pays intéressé, en précisant seulement, dans ce contexte, que ces formalités ne peuvent comporter aucune révision de l’affaire.

44      Dans ce contexte, il convient de prendre en considération l’article 71, paragraphe 2, premier alinéa, sous b), et second alinéa, seconde phrase, du règlement no 1215/2012, dont il ressort que les décisions rendues dans un État membre par une juridiction ayant fondé sa compétence sur une convention relative à une matière particulière doivent être reconnues et exécutées dans les autres États membres conformément à ce règlement, dont les dispositions peuvent en tout cas être appliquées même lorsque cette convention détermine les conditions de reconnaissance et d’exécution de ces décisions.

45      D’autre part, et en tout état de cause, il ressort de la jurisprudence de la Cour que si, conformément à l’article 71, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012, lorsque le litige relève du champ d’application d’une convention spéciale à laquelle les États membres sont parties, il convient en principe d’appliquer cette dernière, il n’en demeure pas moins que l’application d’une telle convention ne saurait porter atteinte aux principes qui sous-tendent la coopération judiciaire en matière civile et commerciale au sein de l’Union, tels que les principes de libre circulation des décisions en matière civile et commerciale, de prévisibilité des juridictions compétentes et, partant, de sécurité juridique pour les justiciables, de bonne administration de la justice, de réduction au maximum du risque de procédures concurrentes, ainsi que de confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union (voir, par analogie, arrêt du 4 mai 2010, TNT Express Nederland, C‑533/08, EU:C:2010:243, points 45 et 49).

46      Or, s’agissant spécifiquement du principe de confiance réciproque, la juridiction de l’État requis n’est, en aucun cas, mieux placée que la juridiction de l’État d’origine pour se prononcer sur la compétence de cette dernière, de sorte que le règlement no 1215/2012 n’autorise pas, en dehors de quelques exceptions limitées, le contrôle de la compétence d’une juridiction d’un État membre par une juridiction d’un autre État membre (voir, par analogie, arrêt du 4 mai 2010, TNT Express Nederland, C‑533/08, EU:C:2010:243, point 55 et jurisprudence citée).

47      Dans ces conditions, c’est à la lumière du règlement no 1215/2012 qu’il convient d’apprécier si une juridiction d’un État membre peut refuser de reconnaître une décision d’une juridiction d’un autre État membre relative à une action introduite au titre d’un contrat de transport international au motif que cette dernière juridiction s’est déclarée compétente malgré l’existence d’une convention attributive de juridiction en faveur d’autres juridictions.

48      Le règlement no 1215/2012 contient quant à lui, à son article 45, une disposition spécifique sur le refus de reconnaissance d’une décision de justice. C’est à cette disposition que se rapportent les deuxième et troisième questions, qu’il convient donc d’examiner ensemble et en premier lieu.

 Sur les deuxième et troisième questions

49      Par ses deuxième et troisième questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 45, paragraphe 1, sous a), et sous e), ii), du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’il permet à une juridiction d’un État membre de refuser la reconnaissance d’une décision d’une juridiction d’un autre État membre au motif que cette dernière juridiction s’est déclarée compétente pour statuer sur une action introduite au titre d’un contrat de transport international, en méconnaissance d’une convention attributive de juridiction, au sens de l’article 25 de ce règlement, faisant partie de ce contrat.

50      D’emblée, il convient de rappeler que l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union requiert de tenir compte non seulement de ses termes, mais également du contexte dans lequel elle s’inscrit ainsi que des objectifs et de la finalité que poursuit l’acte dont elle fait partie (arrêt du 22 juin 2023, Pankki S, C‑579/21, EU:C:2023:501, point 38 et jurisprudence citée).

51      S’agissant, d’une part, de l’article 45, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1215/2012, il ressort des termes de cette disposition que, à la demande de toute partie intéressée, la reconnaissance d’une décision est refusée si cette reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis.

52      Or, l’article 45, paragraphe 3, seconde phrase, du règlement no 1215/2012 précise, dans ce contexte, que le critère de l’ordre public visé à cet article 45, paragraphe 1, sous a), ne peut être appliqué aux règles de compétence.

53      Il résulte donc d’une lecture conjointe du paragraphe 1, sous a), et du paragraphe 3, seconde phrase, de l’article 45 du règlement no 1215/2012 que cet article 45, paragraphe 1, sous a), ne permet pas à une juridiction d’un État membre de refuser de reconnaître une décision d’une juridiction d’un autre État membre au motif que cette dernière juridiction s’est déclarée compétente malgré l’existence d’une convention attributive de juridiction en faveur des juridictions d’un autre État membre que celui dont elle relève.

54      En ce qui concerne, d’autre part, l’article 45, paragraphe 1, sous e), ii), du règlement no 1215/2012, cette disposition prévoit que, à la demande de toute partie intéressée, la reconnaissance d’une décision est refusée si cette dernière méconnaît la section 6 du chapitre II de ce règlement, relative aux compétences exclusives.

55      Cette section 6 est uniquement composée de l’article 24 du règlement no 1215/2012, lequel désigne les juridictions qui sont seules compétentes pour connaître des litiges dans les matières qu’il énumère, sans considération du domicile des parties.

56      C’est dans ce contexte que la juridiction de renvoi se demande s’il n’y a pas lieu d’interpréter plus largement l’article 45, paragraphe 1, sous e), ii), du règlement no 1215/2012, en ce sens que la reconnaissance d’une décision pourrait également être refusée si celle-ci méconnaît les dispositions de la section 7 du chapitre II de ce règlement, dont fait partie, notamment, l’article 25 de celui-ci, portant sur la prorogation de compétence par une convention attributive de juridiction.

57      À cet égard, le libellé clair et non équivoque de l’article 45, paragraphe 1, sous e), ii), du règlement no 1215/2012 permet à lui seul de conclure qu’une telle interprétation large de cette disposition est exclue, sous peine d’aboutir à une interprétation contra legem de celle-ci.

58      Selon la jurisprudence de la Cour, une interprétation d’une disposition du droit de l’Union ne saurait avoir pour résultat de retirer tout effet utile au libellé clair et précis de celle-ci. Ainsi, dès lors que le sens d’une disposition du droit de l’Union ressort sans ambiguïté du libellé même de celle-ci, la Cour ne saurait se départir de cette interprétation (arrêt du 23 novembre 2023, Ministarstvo financija, C‑682/22, EU:C:2023:920, point 31 et jurisprudence citée).

59      En tout état de cause, l’interprétation littérale de l’article 45, paragraphe 1, sous a), et sous e), ii), du règlement no 1215/2012, en ce sens que ces dispositions ne permettent pas à une juridiction d’un État membre de refuser de reconnaître une décision d’une juridiction d’un autre État membre au motif que celle-ci s’est déclarée compétente en méconnaissance d’une convention attributive de juridiction, est corroborée par le contexte dans lequel s’inscrivent lesdites dispositions ainsi que par les objectifs et la finalité que poursuit ce règlement.

60      Il convient en effet de relever que, conformément au principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et extrajudiciaires en matière civile visé au considérant 3 du règlement no 1215/2012, l’article 36, paragraphe 1, de ce règlement prévoit que les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure. Ce règlement vise, ainsi qu’il ressort du considérant 4 de celui-ci, à garantir la reconnaissance et l’exécution rapides et simples des décisions rendues dans un État membre.

61      En revanche, ainsi qu’il est souligné au considérant 30 du règlement no 1215/2012, la reconnaissance d’une décision ne devrait être refusée qu’en présence d’un ou de plusieurs des motifs de refus prévus par ce règlement. Dans ce contexte, l’article 45, paragraphe 1, dudit règlement énumère, de manière exhaustive, les motifs pour lesquels la reconnaissance d’une décision peut être refusée (voir, en ce sens, arrêt du 7 avril 2022, H Limited, C‑568/20, EU:C:2022:264, point 31).

62      Partant, d’une part, en ce qui concerne l’exception d’ordre public, visée à l’article 45, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1215/2012, celle-ci doit recevoir une interprétation stricte en ce qu’elle constitue un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux de ce règlement, de telle sorte qu’un motif de non-reconnaissance d’une décision tiré de la violation de l’ordre public de l’État membre requis ne doit pouvoir être utilement opposé que dans des cas exceptionnels (voir, par analogie, arrêt du 7 septembre 2023, Charles Taylor Adjusting, C‑590/21, EU:C:2023:633, point 32 et jurisprudence citée).

63      Si les États membres restent, en principe, libres de déterminer, en vertu de la réserve inscrite à l’article 45, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1215/2012, conformément à leurs conceptions nationales, les exigences de leur ordre public, les limites de cette notion relèvent de l’interprétation de ce règlement (voir, par analogie, arrêt du 7 septembre 2023, Charles Taylor Adjusting, C‑590/21, EU:C:2023:633, point 33 et jurisprudence citée).

64      Dès lors, s’il n’appartient pas à la Cour de définir le contenu de l’ordre public d’un État membre, il lui incombe néanmoins de contrôler les limites dans le cadre desquelles le juge d’un État membre peut avoir recours à cette notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d’un autre État membre (arrêt du 7 septembre 2023, Charles Taylor Adjusting, C‑590/21, EU:C:2023:633, point 34 et jurisprudence citée).

65      À cet égard, il est de jurisprudence constante que le juge de l’État membre requis n’est pas habilité à refuser la reconnaissance ou l’exécution de cette décision au seul motif qu’une divergence existerait entre la règle de droit appliquée par le juge de l’État membre d’origine et celle qu’aurait appliquée le juge de l’État membre requis s’il avait été saisi du litige. De même, le juge de l’État membre requis ne saurait contrôler l’exactitude des appréciations de droit ou de fait qui ont été portées par le juge de l’État membre d’origine (arrêt du 25 mai 2016, Meroni, C‑559/14, EU:C:2016:349, point 41 et jurisprudence citée).

66      Par conséquent, un recours à l’exception d’ordre public, prévue à l’article 45, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1215/2012, n’est concevable que dans l’hypothèse où la reconnaissance ou l’exécution de la décision rendue dans un autre État membre heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État membre requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental. Afin de respecter la prohibition de la révision au fond de la décision rendue dans l’État membre d’origine, l’atteinte devrait constituer une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État membre requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique (voir, par analogie, arrêt du 7 septembre 2023, Charles Taylor Adjusting, C‑590/21, EU:C:2023:633, point 35 et jurisprudence citée).

67      D’autre part, en ce qui concerne les règles de compétence prévues par le règlement no 1215/2012, l’article 45 de celui-ci ne permet de refuser la reconnaissance d’une décision au motif d’une violation de ces règles que dans les cas visés au paragraphe 1, sous e), de cet article.

68      Ainsi, outre la possibilité, visée à l’article 45, paragraphe 1, sous e), ii), du règlement no 1215/2012, de refuser la reconnaissance d’une décision si cette dernière méconnaît les dispositions de la section 6 du chapitre II de ce règlement, la reconnaissance d’une décision ne saurait être refusée, conformément à l’article 45, paragraphe 1, sous e), i), dudit règlement, qu’en cas de méconnaissance des dispositions des sections 3, 4 ou 5 du chapitre II du même règlement, lorsque le preneur d’assurance, l’assuré, un bénéficiaire du contrat d’assurance, la victime, le consommateur ou le travailleur était le défendeur. Cela est confirmé par l’article 45, paragraphe 3, du règlement no 1215/2012, lequel précise que, sans préjudice de l’article 45, paragraphe 1, sous e), de ce règlement, il ne peut être procédé au contrôle de la compétence de la juridiction d’origine dans le cadre de l’examen du refus éventuel de la reconnaissance de la décision adoptée par cette juridiction.

69      En l’occurrence, la juridiction de renvoi fait observer, premièrement, que le règlement no 1215/2012 vise, comme il ressort de son considérant 22, à renforcer l’efficacité des accords d’élection de for. Il semblerait donc paradoxal qu’une violation de la règle de litispendance dans le cas où un tel accord a été conclu reste sans conséquence quant à la reconnaissance de la décision prononcée.

70      Deuxièmement, la juridiction de renvoi indique que la méconnaissance d’une convention attributive de juridiction peut avoir pour effet de rendre applicable une loi autre que celle qui serait appliquée si cette convention était respectée. Ainsi, dans le cas où une juridiction non désignée se déclare compétente, le défendeur serait pris au dépourvu, tant par rapport au for saisi que, s’il échet, par rapport à la loi applicable au fond du litige.

71      Plus spécifiquement, en l’occurrence, le fait que le rechtbank Zeeland-West-Brabant (tribunal de la Zélande et du Brabant occidental) se soit déclaré compétent pour statuer sur l’action introduite devant lui le 3 février 2017 aurait eu pour conséquence que cette action a été jugée selon le droit néerlandais. Il en serait résulté pour Gjensidige, en tant que défenderesse dans cette procédure, un résultat moins favorable que si l’action avait été jugée selon le droit lituanien, c’est-à-dire selon le droit de l’État dont les juridictions ont été désignées compétentes dans la convention attributive de juridiction contenue dans le contrat de transport international en cause.

72      À cet égard, il importe néanmoins de rappeler que, ainsi qu’il a été relevé aux points 60 et 61 du présent arrêt, dans le système établi par le règlement no 1215/2012, la reconnaissance mutuelle constitue la règle alors que l’article 45, paragraphe 1, de ce règlement énumère, de manière exhaustive, les motifs pour lesquels la reconnaissance d’une décision peut être refusée.

73      Or, force est de constater que le législateur de l’Union a choisi de ne pas faire figurer la méconnaissance des dispositions de la section 7 du chapitre II du règlement no 1215/2012, portant sur la prorogation de compétence, parmi les motifs permettant de refuser la reconnaissance d’une décision. Ainsi, la protection des conventions attributives de juridiction, visée dans ce règlement, n’a pas pour conséquence que la violation de celles-ci constituerait, en tant que telle, un motif de refus de reconnaissance.

74      En outre, comme M. l’avocat général l’a relevé, en substance, au point 117 de ses conclusions, en ce qui concerne les conséquences concrètes de la reconnaissance de la décision du rechtbank Zeeland-West-Brabant (tribunal de la Zélande et du Brabant occidental), du 25 septembre 2019, rien dans le dossier dont dispose la Cour ne permet de conclure que cette reconnaissance heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique lituanien en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental, ainsi que l’exige la jurisprudence rappelée au point 66 du présent arrêt.

75      En particulier, le seul fait qu’une action ne soit pas jugée par la juridiction désignée dans une convention attributive de juridiction et que, par conséquent, il ne soit pas statué sur cette action selon le droit de l’État membre dont relève cette juridiction ne saurait être considéré comme une violation du droit à un procès équitable d’une gravité telle que la reconnaissance de la décision sur ladite action serait manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis.

76      Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux deuxième et troisième questions que l’article 45, paragraphe 1, sous a), et sous e), ii), du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’il ne permet pas à une juridiction d’un État membre de refuser la reconnaissance d’une décision d’une juridiction d’un autre État membre au motif que cette dernière juridiction s’est déclarée compétente pour statuer sur une action introduite au titre d’un contrat de transport international, en méconnaissance d’une convention attributive de juridiction, au sens de l’article 25 de ce règlement, faisant partie de ce contrat.

 Sur la première question

77      Eu égard à la réponse apportée aux deuxième et troisième questions, il n’y a pas lieu de répondre à la première question.

 Sur les dépens

78      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :

L’article 45, paragraphe 1, sous a), et sous e), ii), du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale,

doit être interprété en ce sens que :

il ne permet pas à une juridiction d’un État membre de refuser la reconnaissance d’une décision d’une juridiction d’un autre État membre au motif que cette dernière juridiction s’est déclarée compétente pour statuer sur une action introduite au titre d’un contrat de transport international, en méconnaissance d’une convention attributive de juridiction, au sens de l’article 25 de ce règlement, faisant partie de ce contrat.

Signatures


*      Langue de procédure : le lituanien.