Language of document : ECLI:EU:C:1999:44

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TRADUCTION PROVISOIRE DU

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ANTONIO LA PERGOLA

présentées le 2 février 1999 (1)

Affaire C-260/97

Unibank A/S

contre

Fleming G. Christensen

(demande de décision préjudicielle formée par le Bundesgerichtshof)

«Convention de Bruxelles — Article 50 — Notions d'«actes authentiques reçus et exécutoires dans un État contractant» — Articles 32 et 36 — Juridiction territorialement compétente pour la requête visant à obtenir la formule exécutoire — Abandon du domicile par le débiteur au cours de la procédure sur recours»

1.
    Dans la présente affaire, la Cour est saisie de deux questions préjudicielles sur l'interprétation de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après la «convention de Bruxelles» ou la «convention») (2). La première concerne la notion d'«acte authentique», régi par l'article 50 de cette convention. La deuxième porte sur l'article 32, deuxième alinéa, de la convention, et précisément sur la nécessité éventuelle pour le débiteur de maintenir sa résidence dans l'État dans lequel la procédure a été introduite.

Cadre normatif et factuel de l'affaire au principal et questions préjudicielles

2.
    Les dispositions qui font l'objet de la demande d'interprétation sont, respectivement, l'article 50 et l'article 32 de la convention de Bruxelles, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (3), et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (4).

L'article 50 est ainsi formulé:

    «Les actes authentiques reçus et exécutoires dans un État contractant sont, sur requête, revêtus de la formule exécutoire dans un autre État contractant, conformément à la procédure prévue aux articles 31 et suivants. La requête ne peut être rejetée que si l'exécution de l'acte authentique est contraire à l'ordre public de l'État requis.

    L'acte produit doit réunir les conditions nécessaires à son authenticité dans l'État d'origine.

    Les dispositions de la section 3 du titre III sont, en tant que de besoin, applicables».

La première phrase du premier alinéa de l'article 50 précité a été modifiée comme suit par l'article 14 de la convention du 26 mai 1989 relative à l'adhésion du royaume d'Espagne et de la République portugaise (5):

    «Les actes authentiques reçus et exécutoires dans un État contractant sont, sur requête, déclarés exécutoires dans un autre

État contractant, conformément à la procédure prévue aux articles 31 et suivants».

A la suite de cette modification (6), l'article 50 de la convention de Bruxelles est désormais formulé en termes identiques à ceux de l'article 50 correspondant de la convention de Lugano du 16 septembre 1988 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après la «convention de Lugano») (7).

L'article 32, deuxième alinéa, de la convention de Bruxelles dispose:

    «La juridiction territorialement compétente est déterminée par le domicile de la partie contre laquelle l'exécution est demandée. Si cette partie n'est pas domiciliée sur le territoire de l'État requis, la compétence est déterminée par le lieu de l'exécution».

3.
    Les faits qui sont à l'origine du litige principal peuvent être résumés comme suit. Unibank A/S (ci-après «Unibank») est une banque de droit danois établie à Arhus, au Danemark. Elle a une créance contre M. Christensen, qui a signé en sa faveur, entre 1990 et 1992, trois titres de créance (Gældsbrev), d'un montant respectif de 270 000 DKK,

422 000 DKK et 138 000 DKK. Ces titres sont dactylographiés et portent la signature d'une troisième personne — un employé de la banque — intervenue en qualité de témoin de la signature du débiteur. Il est en outre expressément prévu dans les documents en question qu'ils peuvent constituer un titre approprié pour procéder à l'exécution forcée; à cet égard, il est fait mention de l'article 478 du code de procédure civile danois. Les montants dus sont exigibles, selon ce qui résulte de l'ordonnance de renvoi.

4.
    Lorsque les titres ont été établis, le débiteur résidait au Danemark. Par la suite, il s'est cependant installé à Weiterstadt, en Allemagne, où Unibank lui a notifié les trois titres de créance. A la demande de la banque créancière, le juge allemand — le Landgericht de Darmstadt — a autorisé l'exécution. M. Christensen a fait appel de cette décision, en faisant valoir, d'une part, l'extinction partielle de la dette, et, d'autre part, un accord pour le règlement fractionné du montant restant. Le débiteur a indiqué avoir quitté l'Allemagne, sans toutefois communiquer sa nouvelle adresse. La juridiction d'appel a modifié la première décision judiciaire et fait droit aux conclusions de M. Christensen: elle s'est appuyée en cela sur l'impossibilité de procéder à l'exécution en Allemagne, étant donné que le débiteur ne résidait plus dans ce pays.

5.
    A la suite de cet arrêt, Unibank a saisi le Bundesgerichtshof qui a estimé nécessaire de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1.    Un titre de créance - tel que le Gældsbrev du droit danois (article 478, paragraphe 1, point 5, du retsplejelov) -, qu'un débiteur a signé sans l'intervention d'un officier public ou ministériel, est-il un acte authentique au sens de l'article 50 de la convention de Bruxelles lorsque ce titre fait expressément mention qu'il peut servir de base à l'exécution forcée, et qu'en vertu du droit de l'État d'origine, il est de nature à constituer la base d'une exécution, étant toutefois entendu que le juge de l'exécution est en droit de rejeter une demande en ce sens formée par le créancier s'il ressort des objections soulevées contre la base de l'exécution que la poursuite de l'exécution est critiquable?

    S'il est répondu par l'affirmative à la première question:

2.    Une demande tendant à la reconnaissance d'une décision ou d'un acte authentique et formée devant une juridiction territorialement compétente, au sens de l'article 32, deuxième alinéa, de la convention de Bruxelles, devient-elle irrecevable ou non fondée au motif que le débiteur quitte l'État dans lequel la procédure a été introduite et que le lieu de sa nouvelle résidence est inconnu?»

Sur la première question préjudicielle

6.
    Par la première question, le juge de renvoi demande à la Cour des précisions sur la notion d'«acte authentique» au sens de l'article 50 de la convention de Bruxelles. En particulier, la Cour est appelée à préciser si un acte — pour pouvoir être qualifié d'authentique et donc bénéficier de l'exécution sur le territoire des autres États membres contractants — nécessite l'intervention d'un officier public, ou en tout cas de l'autorité publique, lors de la formation de cet acte.

Dans ses observations écrites, Unibank avance une réponse négative: à son avis, l'article 50 de la convention concerne tout acte que l'on peut qualifier de titre exécutoire en application du droit national d'origine. Il n'est pas nécessaire que l'acte soit rédigé par un officier public ou en tout cas avec sa participation. Cette thèse, en substance, fait prévaloir l'efficacité de l'acte — surtout l'effet exécutoire qui doit lui être reconnu dans l'ordre juridique d'origine — sur les règles qui régissent sa formation.

La thèse contraire est défendue par M. Christensen, la Commission ainsi que les gouvernements allemand et anglais. Ils sont d'accord pour dire que la notion d'actes authentiques, prévue par l'article 50 de la convention, exige que l'acte ait été authentifié par une autorité publique ou par une autre personne investie de cette compétence. Il faudrait

donc une opération d'authentification dont les modalités doivent être définies par l'ordre juridique de l'État dans lequel l'acte a été reçu.

7.
    A notre avis, c'est la thèse qui vient d'être exposée qui est exacte. Un premier élément, à caractère textuel, plaidant en faveur de cette solution se trouve dans la formulation de l'article 50: en effet, cette disposition fait référence aux «actes authentiques reçus et exécutoires dans un État contractant» (8). Le terme «reçus» rappelle l'idée d'un processus de formation de l'acte qui ne prévoit pas seulement la participation des parties intéressées, mais aussi d'une autre personne chargée, précisément, de recevoir l'acte et de lui conférer son caractère «authentique». Les termes de la disposition examinée - en particulier l'emploi de l'adjectif «reçus» — laissent donc supposer qu'elle vise une catégorie d'actes qui constitue le résultat de l'exercice de la fonction consistant à dresser les actes publics, répartie dans l'ordre juridique entre officiers publics et autres personnes dont la compétence est définie par la loi (9).

Cette conclusion nous semble en outre la seule à être compatible avec la ratio de la convention. Cette dernière est en effet destinée à

«faciliter, dans toute la mesure du possible, la libre circulation des jugements en prévoyant une procédure d'exequatur simple et rapide» (10). Or l'article 50 de la convention assimile aux décisions judiciaires les «actes authentiques reçus et exécutoires dans un État contractant». Ces actes peuvent donc, pour ainsi dire, «circuler» comme les décisions judiciaires, en ce sens qu'on leur reconnaît, en vertu de l'article 50 précité, un traitement préférentiel en ce qui concerne leur exécution dans d'autres États contractants. On peut même dire que le régime prévu par la convention pour les actes authentiques est plus favorable que celui réservé aux décisions judiciaires: en effet, comme le prévoit l'article 50, la demande d'exequatur d'un acte authentique ne peut être rejetée que si son exécution est contraire à l'ordre public de l'État requis, alors que, dans le cas des décisions, d'autres motifs de rejet peuvent être invoqués (11).

Compte tenu des conséquences qui découlent de la qualification d'un acte comme «acte authentique», il convient de définir avec circonspection la notion examinée. En effet, l'acte authentique est assimilé aux décisions judiciaires. Et cette assimilation est justifiée précisément dans la mesure où l'acte authentique résulte de l'activité

intellectuelle et appréciative d'un officier public, c'est-à-dire qu'il émane — bien que de façon indirecte et à des simples fins de documentation — des pouvoirs publics. Ainsi, c'est exclusivement par rapport aux caractéristiques de cette activité et à son exercice par des personnes particulièrement qualifiées — agents tels que des organes de l'administration ou des particuliers investis d'une fonction publique — que la convention prévoit que l'«acte authentique» produit ses effets particuliers. Ces effets se justifient donc seulement dans la mesure où ils sont liés à la présomption d'exactitude et de certitude liée aux opérations accomplies par des officiers publics spécialisés. Et c'est pour cette raison que la qualification d'«acte authentique» doit être réservée, non pas à tout acte de volonté indépendant, mais uniquement à ceux pour lesquels des procédures appropriées d'authentification sont prévues, qui justifient l'assimilation de la catégorie d'actes en question aux décisions judiciaires. Il ne serait par contre pas conforme à la finalité et à l'esprit de la convention que les États contractants doivent accorder à des actes privés, en l'absence de toute authentification, le même traitement que celui réservé aux décisions rendues par des organes juridictionnels.

8.
    On peut trouver une confirmation des précédentes considérationsdans le rapport Jenard-Möller (12) sur la convention de Lugano. A propos de l'article 50 de cette convention, qui correspond à la disposition objet

du présent litige et est formulée en des termes identiques en substance (13), le rapport précise en effet que l'«acte authentique», au sens de cette disposition, doit remplir les conditions suivantes:

    —    «l'authenticité de l'acte doit avoir été établie par une autorité publique,

    —    cette authenticité doit porter sur son contenu et non pas seulement, par exemple, sur la signature,

    —    l'acte doit être exécutoire par lui-même dans l'État dans lequel il a été établi» (14).

En conséquence, selon le rapport cité — qui constitue, de l'avis la doctrine aussi (15), une clef utile pour l'interprétation de l'article 50 de la convention de Bruxelles — l'acte authentique est uniquement l'acte parfait par l'intervention de l'autorité publique, appelée précisément à authentifier l'acte, dans le sens où elle lui confère ses caractéristiques de

certitude et d'authenticité, non seulement par rapport à ses éléments extrinsèques comme, par exemple, la date ou la signature, mais aussi eu égard à ceux relatifs au contenu de l'acte lui-même.

9.
    A la lumière des observations formulées plus haut, nous estimons donc devoir exclure qu'un titre de créance établi sans la présence d'un officier public — comme l'acte litigieux en l'espèce — puisse constituer un «acte authentique» au sens de l'article 50 de la convention. L'authenticité est, en effet, une condition essentielle des actes régis par la disposition visée; et — pour les raisons que nous avons exposées ci-dessus — requiert l'intervention de l'autorité publique lors de la formation de l'acte.

10.
    Il convient enfin de préciser un dernier aspect de la question posée par le juge de renvoi. Il ressort en effet de la teneur de la question préjudicielle que le juge de renvoi demande à la Cour si le simple caractère exécutoire de l'acte dans l'État d'origine suffit, en soi, à faire relever l'acte concerné du domaine d'application de l'article 50. La réponse doit à notre avis être négative: en application de la disposition visée, il ne suffit en effet pas que l'acte soit exécutoire; il faut en outre qu'il s'agisse d'un acte authentique, dans le sens que nous avons précisé plus haut. Cela exclut du domaine d'application de la disposition examinée les actes qui peuvent éventuellement constituer la base d'une

action exécutoire dans l'État d'origine, mais ne sont néanmoins pas des actes authentiques dans son ordre juridique (16).

Sur la deuxième question préjudicielle

11.
    La solution de la deuxième question préjudicielle n'est demandée par le juge de renvoi qu'en cas de réponse affirmative à la première; c'est-à-dire dans le cas où la Cour jugerait qu'un titre de créance établi sans la participation d'un officier public constitue un acte authentique au sens de l'article 50 de la convention. En conséquence, étant donné la réponse que nous estimons devoir donner à la première question, il ne serait pas nécessaire d'analyser la deuxième. Toutefois, pour être complet dans notre examen, nous nous arrêterons aussi sur cette question préjudicielle.

La question vise en substance à savoir si le recours utile à une action judiciaire dans un autre État contractant est subordonné au maintien par le défendeur de sa résidence dans l'État où la procédure a été introduite. La réponse doit à notre avis être négative. Il ressort des articles 31 et suivants de la convention qu'il appartient au créancier de

choisir dans quel État contractant présenter sa demande d'exequatur. En particulier, l'article 32, deuxième alinéa, précise que «la juridiction territorialement compétente est déterminée par le domicile de la partie contre laquelle l'exécution est demandée». Cette disposition ne précise pas à quelle date il faut faire référence pour appliquer la règle du forum debitoris. Il nous semble toutefois qu'il ne saurait y avoir de doutes sur le fait que cette date ne peut être que celle du dépôt de la demande, avec pour conséquence que d'éventuelles modifications intervenues postérieurement aux faits qui ont déterminé la compétence du juge saisi ne peuvent avoir aucune incidence sur la compétence ainsi établie. Le créancier doit en effet pouvoir se fier à la situation existant au moment de la présentation de sa demande. Dans le cas contraire, l'exigence fondamentale de sécurité juridique serait compromise. D'autre part, si la compétence du juge saisi devait disparaître du fait du changement de domicile du débiteur après le dépôt de la demande, le débiteur pourrait facilement se soustraire aux actions exécutoires simplement en déplaçant sa résidence ou son domicile. Pour ces raisons, nous estimons que le changement de domicile du débiteur, postérieurement au dépôt de la demande d'exequatur n'a aucun effet sur la recevabilité de cette demande.

Conclusions

12.
    A la lumière des observations formulées plus haut, nous suggérons à la Cour de répondre de la façon suivante aux questions posées par le Bundesgerichtshof:

«1)    L'article 50, premier alinéa, de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par le convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique, doit être interprété en ce sens qu'un titre de créance qui n'a pas été authentifié par l'autorité publique compétente ne constitue pas un «acte authentique reçu et exécutoire dans un État contractant».

2)    L'article 32, deuxième alinéa, de la même convention doit être interprété en ce sens qu'une demande d'exequatur ne devient pas irrecevable ou non fondée au motif que le débiteur quitte le territoire de l'État requis après avoir introduit un recours contre cette demande.»


1: Langue originale: l'italien.


2: —     JO 1972 L 299, p. 32.


3: —     JO L 304, p. 1.


4: —     JO L 388, p. 1.


5: —     JO L 285, p. 1.


6: —     Toutefois, cette modification n'est pas applicable aux faits de la cause parce qu'elle est entrée en vigueur en Allemagne en 1994, alors que les créances litigieuses datent de 1990 et de 1992.


7: —     JO L 319, p. 9.


8: —     Mis en italique par nos soins.


9: —     La doctrine comprend dans la notion d'actes authentiques ceux établis par des «officiers publics et ministériels, greffiers, notaires, officiers judiciaires...»: voir G.A.L. Droz, Compétence judiciaire et effets des jugements dans le Marché Commun, Paris, 1972, p. 391. L'auteur ajoute que «en fait les actes authentiques visés à l'article 50 seront surtout les actes notariés».


10: —     Voir arrêts du 2 juin 1994, Solo Kleinmotoren GmbH (C-414/92, Rec. p. I-2237, point 20) et du 2 juillet 1985, Deutsche Genossenschaftsbank (148/84, Rec. p. 1981, point 16).


11: —     Voir les dispositions combinées des articles 34, deuxième alinéa, 27 et 28 de la convention.


12: —     JO 1990 C 189 du 28 juillet 1992, p. 57.


13: —     Comme nous l'avons dit au point 2, à la suite des modifications apportées à la convention de Bruxelles lors de l'adhésion du royaume d'Espagne et de la République portugaise, l'article 50 de cette convention est formulée en termes identiques à la disposition correspondante de la convention de Lugano. Toutefois, même avant cette modification, les différences étaient très marginales et ne concernaient pas le contenu de la disposition: en effet, l'expression «revêtus de la formule exécutoire» a simplement été remplacée par les termes «déclarés exécutoires».


14: —     Point 72 (mis en italique par nos soins). Ce même point précise que «les lettres de change et les chèques» ne sont pas visés par l'article 50.


15: —     Voir H. Gaudemet-Tallon, Les conventions de Bruxelles et de Lugano, Paris, 1993, p. 417.


16: —     Voir, en ce sens, le rapport Jenard-Möller précité, point 72, où les auteurs excluent, à titre d'exemple, du domaine d'application de l'article 50 «les transactions intervenues hors d'un tribunal qui sont connues par la loi danoise et qui sont exécutoires selon cette loi...» (mis en italique par nos soins).